CHAPITRE XI.


Combien les choses avaient changé dans notre asyle ! Un mois auparavant, je le regardais comme le temple du bonheur, mais bientôt les soucis, les inquiétudes nous assaillirent. Je n’avais pas assez du tourment que me causait Lavalé, il fallait encore que mon inquiétude fut au comble sur le sort de mon frère. Depuis plus de quinze jours nous n’avions reçu de ses nouvelles ; tous les soirs j’allais à la poste attendre le courrier. Cette pauvre Dorothée me cachait la peine qu’elle éprouvait, afin de ne pas augmenter la mienne ; nous nous regardions tristement, et nos larmes étaient nos seuls discours.

Lavalé fut encore deux jours à Paris. Dieux ! combien je souffris, et quel plaisir j’éprouvai quand je le vis ouvrir la grille de notre jardin ! Mes yeux étaient malgré moi toujours fixés de ce côté ; c’était aussi par-là que nous allions à la rencontre du courrier. Je fus soulagée de la moitié de mes maux par la présence de Lavalé. Mon trouble décela la position de mon cœur ; il m’aborda avec un respect qui me le fit chérir davantage ; il me prit la main en tremblant, et je la lui laissai avec confiance. Nous descendîmes lentement ; Lavalé me soutenait, j’en avais grand besoin. Il me demanda s’il trouverait M. Durand ; qu’il était bien aise de lui témoigner toute sa gratitude, mais il me cachait le véritable motif.

Madame Daingreville accueillit avec bonté notre jeune ami ; Dorimond s’enquit de tout ce qu’il avait fait pour lui. M. Durand vint un moment après ; Lavalé et lui furent se promener au jardin. Je les suivais de loin avec la fidelle Dorothée ; j’épiais tous leurs gestes. Un secret pressentiment me disait de me préparer à de grands malheurs. Je vis M. Durand, après avoir écouté un moment Lavalé, mettre sa tête dans ses deux mains, avec les marques de la plus vive douleur. J’étais prête de les joindre, Dorothée s’y opposa. Croyez, me dit-elle, que Lavalé vous dira la vérité aussitôt que vous la lui demanderez. Nous nous réunîmes tous dans le salon ; je cherchais à lire dans les yeux de Lavalé ; je ne rencontrais pas une seule fois ses regards, sans que son trouble n’augmentât ; j’aurais donné tout au monde pour lui parler en particulier, mais la crainte de confirmer les soupçons de madame Daingreville, me retint. J’étais sur les épines, je ne savais comment lui parler ; je voyais cependant qu’un secret lui pesait sur le cœur, et qu’il aurait désiré le déposer dans le mien. Ne pouvant plus tenir à mon impatience, j’emmenai Dorothée dans ma chambre, et j’écrivis à Lavalé que, lorsque tout le monde serait retiré, ma compagne et moi désirerions l’entretenir. Je chargeai Dorothée de remettre ce billet à son cousin, et nous rejoignîmes la compagnie. Dorothée s’acquitta fort bien de sa commission : personne ne s’aperçut de rien. Lavalé sortit pour lire ce que sa cousine lui avait remis. Il rentra un moment après, je le regardai, il me fit signe qu’il se rendrait à mes ordres. Je fus plus tranquille ; il trouva le moyen de dire à Dorothée, que malgré lui, il me ferait attendre, ayant promis à madame Daingreville de se rendre dans son appartement après le souper. Nous attendîmes en effet près d’une heure ; enfin Lavalé frappa doucement à notre porte. Quand il entra, un froid mortel s’empara de mes sens ; il avait lui-même un air fort triste. Nous fûmes plus de dix minutes sans rompre le silence. Dorothée me tenait la main, et ses larmes coulaient en abondance. Cette excellente fille m’a dit depuis, qu’elle avait un pressentiment si fort de ce que j’allais apprendre, que le récit de son cousin ne l’avait point étonnée.

Je demandai à Lavalé le sujet de son entretien avec M. Durand. Vos moindres désirs sont des ordres pour moi, mademoiselle, me répondit-il ; mon intention était pourtant de chercher à vous cacher le malheur qui m’arrive, connaissant la bonté que vous avez de prendre quelque intérêt à mon sort. M. Dorimond a été dénoncé à sa section ; j’ai cru devoir prendre sa défense, et je suis parvenu à le justifier ; mais son dénonciateur voyant qu’il avait échoué contre les bonnes raisons que j’avais alléguées, a tourné toute sa haîne contre moi ; il m’a dénoncé à mon tour, il a peint mes voyages, à la campagne, de marche contre-révolutionnaire, j’ai été épié ; on a su que je venais chez madame Daingreville : tout paraît suspect aux esprits soupçonneux. L’on a écrit à votre comité pour qu’il rendît compte de vos actions, des personnes que vous receviez, de votre moralité, et du genre de vos occupations. Heureusement, la lettre est tombée entre les mains de M. Durand, qui, sans perdre de tems, est venu lui-même rendre, de madame Daingreville, le meilleur témoignage ; a exalté la conduite de son neveu, qui avait équipé et défrayé vingt jeunes gens du village, lors de la réquisition, et était lui-même parti à leur tête. Que sa sœur (vous, mademoiselle) passait son tems à soulager les malheureux ; que tout récemment, vous aviez adopté une petite orpheline, dont vous aviez le plus grand soin ; enfin, il a détourné l’orage prêt à fondre sur votre tête. Je suis resté seul en but à la calomnie. Il a été décidé que, comme allié de M. Dorimond, qui avait acheté sa noblesse, j’étais très-suspect à la section ; et, qu’en conséquence, il fallait m’arrêter. Le président m’a fait avertir, et m’a envoyé un passeport pour rejoindre l’armée ; je l’ai fait viser à la municipalité, et j’ai pris la route de la Flandre. J’ai fait vingt lieues de traverse pour venir vous faire mes adieux. Je ne coucherai même pas ici ; je tremble qu’on ne me soupçonne d’y être venu. M. Durand m’attend à la grille du jardin ; il me donne asyle chez lui : j’aurai au moins, pendant quelques jours, le plaisir de vous voir, et de prendre vos ordres pour monsieur votre frère, mon intention étant de l’aller rejoindre.

Lavalé aurait pu parler encore une heure sans que je l’interrompisse ; j’avais le cœur gonflé de douleur, j’étais si oppressée que je ne pouvais pleurer. Lavalé me prit les mains et les baigna de larmes ; il fit un mouvement pour nous quitter, qui me tira de l’espèce de léthargie où son récit m’avait jetée. Encore un moment, m’écriai-je, laissez-moi rasseoir mes idées. Je vous conjure de me laisser partir, reprit-il, une voix secrète me dit qu’en restant davantage, je vous compromettrais ; je vous jure que, dût-il m’en coûter la vie, je vous verrai demain. Il s’arracha d’auprès de nous, et fut rejoindre M. Durand, qui l’attendait patiemment depuis deux heures.

Lavalé avait raison de désirer de se retirer. À peine était-il rendu chez M. Durand, que le maire vint l’appeler ; il ne répondit pas sur-le-champ, afin de donner à Lavalé le tems de se cacher ; et à lui de se déshabiller, pour faire croire qu’il était couché. Il ouvrit enfin, et montra un visage très-calme. Le maire était accompagné d’un membre du comité. Monsieur le procureur-syndic, lui dit-il, voici un monsieur chargé de faire perquisition chez madame Daingreville, où l’on dit que M. Lavalé est caché. Monsieur a ordre de l’arrêter. Je crois, reprit M. Durand, que vos recherches seront vaines ; j’ai soupé chez madame Daingreville, je n’y ai point vu M. de Lavalé, qui y est venu fort peu depuis le départ de M. de Saint-Julien. Au surplus, monsieur, voyons vos ordres, je suis prêt à vous accompagner si vous êtes en règle. Monsieur les recherchant, exhiba ses ordres, et M. Durand se para de son écharpe pour venir faire perquisition chez nous.

À la voix de M. Durand, les portes s’ouvrirent sans difficulté ; un signe qu’il fit au jardinier, à qui il avait eu la précaution de recommander le secret, suffit pour lui imposer silence. Il posa une sentinelle à la porte de la maison, demanda une des domestiques, à qui il donna l’ordre d’aller réveiller madame Daingreville. Pendant ce tems, le membre du comité faisait l’inventaire de notre salon, et trouvait fort mauvais que des paysannes eussent des instrumens. — C’est sans doute des ci-devant ? Je l’ignore, dit M. Durand, je ne le crois même pas. Ce que je sais, c’est qu’elles font beaucoup de bien dans la commune. — Mais n’ont-elles pas recueilli un nommé Dorimond ? — Oui, il est parent de madame Daingreville : rien ne me paraît plus naturel que de donner asyle à un de ses parens, quand la loi lui ordonne de quitter son domicile. Pendant cette conversation, madame Daingreville s’habillait, et se disposait à descendre. Cécile (notre cuisinière) était venue me prévenir de ce qui se passait. Madame Daingreville aborda le membre du comité, avec un air fort tranquille. Je n’ai vu de ma vie quelqu’un vous en imposer comme notre tante, par un sang-froid inaltérable. Elle lui jura, sur son honneur, que M. de Lavalé n’était point chez elle ; elle exhiba même à l’instant une lettre qu’elle dit avoir reçue la veille, timbrée de Meaux, dans laquelle il lui mandait qu’il allait rejoindre son ami Saint-Julien à l’armée. Néanmoins monsieur, ajouta-t-elle, je n’exige point que vous ajoutiez foi à ma déclaration, vous pouvez visiter par-tout où bon vous semblera. Elle sonna à l’instant, et donna l’ordre qu’on conduisit ces messieurs où ils désireraient ; puis s’adressant à M. Durand, elle le pria de se ressouvenir qu’elle avait chez elle deux jeunes parentes, et qu’elle priait qu’on entrât, dans leur appartement, avec précaution.

Ces messieurs firent la visite la plus exacte : lorsqu’ils entrèrent dans ma chambre, je tenais ma petite Célestine dans mes bras, qui semblait prévoir ses malheurs, par les cris perçans qu’elle jetait. Voilà, monsieur, dit le bon Durand au membre du comité, la petite orpheline que mademoiselle a adoptée. Je n’osai lever les yeux sur ce vilain homme ; l’air de ma chambre me paraissait étouffant depuis qu’il le respirait avec moi. Enfin, après quatre heures de recherches et d’interrogations à tous nos domestiques en particulier, nous en fûmes débarrassés. Ils firent beaucoup d’excuses à madame Daingreville, et lui dirent que, dans leurs recherches, ils voudraient toujours trouver des personnes aussi irréprochables.