Ernest Flammarion (p. 150-218).


vi

L’HÉROÏSME FÉMININ


L’humanité, la science, l’art, la politique, l’homme peut les préférer au bonheur. Et aussi quelques femmes exceptionnelles. Je n’écris pas ce livre pour les femmes exceptionnelles. Elles me pardonneront de dire que la grande masse de nos sœurs est indifférente aux abstractions. La nature le veut ainsi. Un mari, un amant, un enfant, ce ne sont pas des abstractions. Ce sont des êtres de chair qu’on embrasse, qu’on soigne, qu’on défend contre le chagrin, la maladie et la mort, qu’on préfère à tout, et qu’on ne distingue pas très bien de soi-même. L’héroïsme féminin est amour et non devoir, même chez Corneille.

Chimène demande au roi la tête de Rodrigue. Elle y est obligée par la loi de l’honneur, mais cette tête si chère, elle serait bien fâchée de l’obtenir. Elle est héroïque par force et ravie de ne plus l’être, quand elle peut enfin, décemment, épouser le meurtrier du comte Gormas.

Camille n’est pas héroïque à la façon de sa terrible famille. Rome n’est rien pour elle, au prix de son Curiace bien-aimé. À défaut du courage civique, (sentiment qui, chez la femme, est l’effet de l’éducation, et, si noble qu’il soit, toujours artificiel), Camille a le courage de l’amour. Elle brave son frère, en sachant bien qu’il la tuera. Ses cris de tigresse viennent de sa féminité, tout comme les fureurs d’Hermione et de Roxane.

À l’autre extrême, au degré le plus haut, il y a Jeanne d’Arc, la guerrière et la sainte. Mais Jeanne n’est pas une femme. Elle est une vierge. Toutes les victimes féminines des grandes causes, jeunes têtes dévouées à la mort, et dont aucun homme n’a dénoué les cheveux, sont des vierges. Vierge, Charlotte Corday, l’ange de l’assassinat. Vierges, les Vestales ; vierges, les druidesses ; vierges, les Sibylles. Dès que l’amour les saisit, le dieu qui les habitait les abandonne, Walkyries déchues.

L’héroïsme de la femme est d’un autre ordre, et je reviens à mon vieux Corneille. Il a, une fois, rejoint et dépassé Racine, dans la connaissance, ou l’intuition, du cœur féminin. Il a créé Pauline.

Les professeurs qui annotent le Théâtre classique à l’usage des lycéens, rappellent volontiers cette définition célèbre : « Pauline est une honnête femme qui n’aime pas son mari. »

Pauline aimait Sévère. Elle a épousé Polyeucte pour obéir à son père, et elle lui a donné, par devoir — dit-elle — l’amour qu’elle donnait à Sévère par inclination. Nous savons qu’elle est la droiture même. Elle ne ment à personne… excepté peut-être à son propre cœur.

Sévère reparaît. Elle n’a pas eu le temps de l’oublier. Elle le revoit, bien contre son gré, car elle craint

Ces surprises des sens que la raison surmonte…

Sa raison surmonte, par un pénible effort, la révolte de l’amour qui ne veut pas mourir. Elle aime Sévère. Elle le lui dit, en parlant au passé, par un détour délicat qui sauve la pudeur… Et cependant, elle affirme qu’elle aime aussi Polyeucte. Son inquiétude, sa sollicitude conjugale ont un accent déjà bien tendre. N’oublions pas que Polyeucte est jeune, noble, magnifique, qu’il a, dans l’âme, ce goût du sublime qui le rend singulièrement généreux — généreux jusqu’à l’imprudence, puisqu’il permet à Pauline de revoir Sévère. Il y a en lui du chevalier. Tous les autres personnages, et Sévère le premier, ratiocinent admirablement. Ils ont été à l’école des philosophes. Polyeucte est un poète. Sa foi nouvelle, son amour, l’angoisse du cœur et l’espérance du martyre, jaillissent de lui, comme un chant. Et ce sont les merveilleuses Stances.

À toute sa famille, à Sévère, à Néarque lui-même, il paraît excessif et même fou. Croyez-vous que Pauline l’estime moins parce qu’il extravague ? C’est à ce moment-là qu’elle commence à sentir ce qu’elle tâchait seulement de sentir, à penser ce qu’elle s’efforçait de penser. L’amour qui était dans sa raison, descend dans son cœur, envahit tout son être. Souvenez-vous qu’elle est mariée depuis quelques jours, qu’elle est devenue femme dans les bras de Polyeucte. Jusqu’à la fin, elle va le suivre dans son ascension spirituelle, sur un autre plan, sur le plan sentimental. Elle arrive à l’aimer, parce que la folie du chrétien, son intransigeance, son mépris de la mort, son exaltation, le grandissent surhumainement ; et aussi parce qu’elle doit le disputer à Dieu, parce qu’elle va le perdre, parce qu’il est abandonné de tous, parce qu’il n’a plus qu’elle au monde. L’instinct amoureux et maternel la possède tout entière. Quand elle parlait à Sévère de sa tendresse conjugale, cela nous semblait une ruse de la vertu, et une volonté d’auto-suggestion. Comment douter, quand elle dit :

Mon Polyeucte touche à son heure dernière.

Quel cri d’amour, ce possessif ! Et le reproche qui suit :

Vous en êtes la cause…

Pauline atténue. Elle ajoute :

Vous en êtes la cause… encor qu’innocemment.

Mais, l’aveuglante vérité, éclate dans les premiers mots : « Vous en êtes la cause… »

Quelques critiques ont été choqués par les expressions que cette femme désespérée emploie pour émouvoir, et troubler, le néophyte.

Voilà donc le dégoût qu’apporte l’hyménée.
Je te suis odieuse après m’être donnée…

On trouve que Pauline exagère, qu’elle manque de goût et même de pudeur ! Et ce ton-là, ce n’est plus tout à fait celui de la muse tragique. Mais c’est bien celui de la nature et de la vie. C’est le suprême argument de la femme qui fait lever des souvenirs brûlants et de brûlantes images, et qui appelle une ardente dénégation.

Polyeucte est homme. Il aime Pauline. Elle est encore neuve à ses sens. Cet enthousiaste frénétique devait être un amant passionné. Il frémit et il résiste. C’est Pauline qui est vaincue. La grâce divine fait son œuvre en elle, mais l’amour avait préparé la voie.

Polyeucte m’amène tout droit à la Princesse de Clèves. L’héroïne du célèbre roman est, bien plus justement que Pauline, le type de « l’honnête femme qui n’aime pas son mari », une honnête femme chrétienne, fille de Racine et qui est allée à l’école chez Corneille.

Pourquoi, dit le lecteur qui se souvient d’avoir bâillé sur les classiques — il les lisait trop tôt et par obligation ! — pourquoi revenir à ces vieux auteurs et à ces vieilles histoires ? Cher lecteur, les vieilles histoires que ces vieux auteurs nous ont racontées sont toujours nouvelles, parce qu’elles sont toujours vraies. Si je m’y reporte, c’est qu’on n’a pas fait mieux à notre époque, et aussi parce que je veux te donner l’envie de les relire, pour ton plaisir, maintenant que tu es loin du lycée et du bachot.

Le sujet de la Princesse de Clèves est de tous les temps. Une jeune femme très pure, « estime » son mari qui l’aime éperdument. Si elle l’aimait de même, leur passion se calmerait par l’habitude et la sécurité, car l’amour demeure à son paroxysme tant qu’il ne cesse pas de désirer ou de craindre. M. de Clèves, au début de son mariage, croit n’avoir rien à craindre, et cependant il a quelque chose à désirer. L’idée qu’il est aimé par devoir trouble sa joie. Il est heureux sans être content. Cependant, il est bien loin de la jalousie. Il respecte, il honore cette femme qu’il chérit, cette femme douce, aimable, soumise, trop soumise ; il croit, comme tous les maris, que la froideur de cette belle créature est un effet du tempérament, et que jamais l’amour n’échauffera ce cœur tranquille. Et puis… Mme de Clèves rencontre M. de Nemours.

Elle l’aime au premier regard, et sans se douter qu’elle l’aime.

Un homme et une femme se croisent, à un carrefour de la vie. Ils y sont arrivés par des routes bien différentes, et ce n’étaient pas l’un vers l’autre qu’ils croyaient aller. Intérêts, devoirs, affections, tout devait les retenir, ou les repousser violemment, en sens contraire. Ils se regardent, s’arrêtent, et leur destin est fixé.

Le monde dit :

« Quelle folie ! Ils ne se connaissaient pas tout à l’heure. »

Ils ne se connaissaient pas, mais ils se sont reconnus. C’est ce qu’on appelle « le coup de foudre », phénomène d’intuition si rapide qu’il échappe à la conscience. Ce que d’autres couples comprennent après une série d’émotions et de faits qui s’enchaînent et qu’on peut discuter en les subissant, cet homme et cette femme l’ont senti, dans un éclair. Les passions qui naissent ainsi ont un caractère de fatalité que l’on voudrait nier aujourd’hui, par défiance du romantisme, mais Mme de Lafayette, qui est si loin de Lélia, l’a très fortement exprimé : « Les passions qui nous viennent par le temps ne peuvent s’appeler de véritables passions. Il n’y a de passions que celles qui nous frappent et nous surprennent. Les autres ne sont que des liaisons où nous portons volontairement notre cœur. Nos véritables inclinations nous l’arrachent malgré nous. »

Et Mme de Clèves s’éprend de M. de Nemours, qui n’est pas supérieur au prince de Clèves. Ses mérites ne justifient peut-être pas la préférence irrésistible qu’il inspire. Mais la vie ne ressemble pas à une distribution de prix où le plus sage reçoit la couronne. L’amour est injuste pour les bons élèves, et il a une tendresse particulière pour les mauvais sujets. Ainsi Don Juan séduit, avec mille et deux autres, la pieuse et chaste Elvire.

M. de Nemours n’est pas Don Juan. Mme de Lafayette a voulu qu’il ait été séducteur, qu’il soit resté séduisant, et qu’ayant donné son cœur à Mme de Clèves, il ne puisse plus être séduit.

Ces gens du xviie siècle, qui aimaient tant faire des portraits, ne peignaient que des caractères. Saint-Simon excepté, et quelquefois Mme de Sévigné, ils nous montrent l’humeur, l’allure, et l’âme de leurs modèles, jamais les traits de leurs visages. Le front « bien coupé », les yeux « brillants », le sourire « engageant », la taille, les bras, la gorge « admirables » ne nous font rien voir du tout. Mme de Lafayette nous dit seulement que Mme de Clèves était blonde. Quant à Nemours, « il était fait de telle sorte qu’il était bien difficile de n’être pas surprise de le voir quand on ne l’avait jamais vu ». À chaque page, cependant, un détail délicat vient achever le dessin de cette figure qui est bien la figure de l’Amant que rêvent toutes les femmes.

On se souvient de la précaution que prend Mme de Clèves, lorsqu’elle a vu clair dans son cœur troublé. Elle se réfugie à la campagne, où son mari vient la rejoindre. Il veut la ramener à la cour. Elle s’en défend, et comme il insiste, elle se jette à ses pieds et lui avoue la vérité, en lui demandant de la secourir contre elle-même. « Plaignez-moi, dit-elle, aidez-moi et tâchez de m’aimer encore, si vous pouvez. »

Scène admirable, dans sa brièveté et sa simplicité. En quelques phrases, chacun dit ce qu’il doit dire. C’est la perfection classique. Qu’en pensèrent les contemporains ? Ils pensèrent que cet aveu gâtait, par son invraisemblance, un très bel ouvrage. Bussy-Rabutin, dans une lettre à Mme de Sévigné, le qualifia d’extravagant. Et il ajoutait : « Une femme dit rarement à son mari qu’on est amoureux d’elle, mais jamais qu’elle ait de l’amour pour un autre que pour lui. » Ce Bussy avait connu beaucoup de femmes, pour leur malheur et pour le sien. Il n’avait rencontré nulle part une Princesse de Clèves. Mme de Miramion, qu’il enleva de force et qu’il dut rendre, par force, était une sainte, et elle n’aimait pas son ravisseur.

Ce qui choquait les gens de goût, c’était la confusion des genres. On n’admettait pas qu’un mari pût aimer sa femme avec les ardeurs et les faiblesses d’un amant, et surtout qu’il écoutât des aveux qui mettaient sa dignité en péril. L’attitude de M. de Clèves semblait piteuse. Quelques dames durent penser que l’aimable et vertueuse princesse avait perdu la plus belle occasion de se taire, et qu’il est plus charitable de tromper discrètement son époux que de le placer dans une situation ridicule. Le type du mari amoureux, malheureux et sympathique n’était pas encore inventé.

Il y avait bien Polyeucte ! Mais Polyeucte savait en se mariant que Pauline avait aimé Sévère. Polyeucte n’est pas jaloux. Il vit dans le sublime, où Pauline le rejoint. M. de Clèves vit sur la terre, comme tout le monde. Il ne s’occupe pas de renverser des idoles et de braver le gouvernement établi. C’est un homme qui souffre et souffrira chaque jour davantage. Il a pardonné une infidélité de sentiment tout involontaire. Il a honoré, admiré la vertu de l’épouse chérie qui lui a brisé le cœur, et pendant une heure au moins il a touché au sublime. Il n’a pu s’y maintenir. D’abord, il a voulu connaître le nom de son rival et il l’a connu. Le connaissant, son imagination a travaillé sur des mots, sur des circonstances infimes. Il a interprété le hasard. Il a construit le drame de la trahison. Ses soupçons insensés sont devenus une certitude… Oui, croit-il, la princesse le trompe. Elle sera bien aise d’être délivrée de lui. George Sand a écrit l’histoire d’un autre mari, qui, dans les mêmes circonstances, se sacrifie au bonheur de sa femme en se tuant. M. de Clèves est trop bon catholique pour commettre un crime sur lui-même, mais il se laisse mourir.

« Pourquoi m’avouer votre passion pour un autre si vous n’aviez pas la force d’y résister ? Je vous aimais jusqu’à être bien aise d’être trompé. Je l’avoue à ma honte. J’ai regretté ce faux repos dont vous m’aviez tiré. Que ne me laissiez-vous dans cet aveuglement tranquille dont jouissent tant de maris ? J’aurais peut-être ignoré toute ma vie que vous aimiez M. de Nemours. »

À ce discours, Mme de Clèves répond par des larmes. Puis elle se justifie comme elle peut. M. de Clèves meurt un peu moins triste, mais, enfin, il meurt, et peut-être aurait-il vécu s’il avait eu bien envie de vivre.

Avant de désespérer un homme qu’on ne veut pas quitter, il faut y prendre garde, et se demander si tel aveu qu’on ne pourra jamais reprendre est indispensable.

Le romancier, ainsi que l’avocat, le médecin et le prêtre, est souvent pris pour confident par des amis, ou des inconnus. Des femmes qui « estimaient » leur mari et qui aimaient un autre homme, comme la princesse de Clèves, m’ont demandé conseil.

« Que dois-je faire ? Je sens que je suis en danger de succomber si je ne parle pas. Et si je parle, mon mari que j’aime tendrement, sans l’aimer d’amour, sera désespéré. »

J’ai répondu :

— Réfléchissez bien. Pour moi-même, je préfère la vérité au mensonge et même à l’équivoque. Cependant, elle est redoutable. N’infligez pas un fardeau si lourd à une âme trop faible pour le porter, afin d’en décharger le vôtre. Livrez vous-même votre combat. Si vous êtes croyante, trouvez un confesseur intelligent et bon. Ne « refoulez » pas vos sentiments. Libérez votre cœur par la confidence ou la confession… mais pas à votre mari, à moins que vous n’ayez résolu de le quitter.

— Je ne peux pas le quitter.

— Raison de plus pour l’épargner.

— Et si je n’ai pas la force de me défendre ?

— Hélas ! Je n’ai pas de recette pour vous sauver. Une femme se sauve toute seule avec l’aide de Dieu, si elle croit en Dieu ; par stoïcisme, si elle a des principes philosophiques (n’y comptons pas trop), et quelquefois tout simplement parce qu’elle n’a pas la force de rompre des liens très solides, de désoler un mari qu’elle aime plus qu’elle ne croyait l’aimer. Si elle a la force de se taire, peut-être s’apercevra-t-elle un jour que sa passion est passée. Il lui restera un souvenir secret, qu’elle chérira. Et elle n’aura rien détruit.

Une seule fois il m’est arrivé de donner un conseil exactement contraire. Ma « pénitente » n’était capable que d’une sincérité approximative et l’aveu n’était que relatif. Cela se passait dans une toute petite ville où les dames qui n’ont rien à faire occupent leurs loisirs à surveiller leurs voisines par le moyen de miroirs très bien dénommés « espions ». Une veuve, encore jeune et blonde comme le lin flamand, avait été trop peu farouche envers un monsieur trop hardi. Il avait disparu de son existence, mais les miroirs se souvenaient de les avoir vus, tendrement enlacés, au soir tombant, et la receveuse de la poste avait transmis des dépêches, en style convenu. qui sans rien préciser, laissaient tout comprendre…

Un second monsieur, nouveau venu dans le pays, vit la veuve aux cheveux de lin. Il l’aima. Il en fut aimé. Et la petite ville commença les cancanages pour lui faire échec.

— Comment sortir de là ? me dit un soir que j’étais de passage, la pauvre belle blonde, tout inquiète. Ces gens sont si méchants qu’ils vont me dénoncer à Lucien. Il recevra des lettres anonymes. Vous connaissez les mœurs d’ici.

Et elle pleurait de peur et de rage, et aussi parce qu’un début de grippe lui faisait des yeux larmoyants.

— Je crains, lui dis-je, que votre Lucien ne soit très vite averti par un ragot ou par une lettre non signée. Dans ce cas, que fera-t-il ?

— Il ne sera pas content.

Il vous accusera de l’avoir trompé par votre silence. Si vous devancez vos charmants compatriotes, si vous parlez franc, vous aurez les honneurs de la guerre. Lucien sera peiné. Il ne sera pas indigné. Et il pensera qu’une si belle franchise vous donne droit à sa confiance.

— Il le pensera.

— Et il vous pardonnera.

— Eh bien ! fit-elle, je lui dirai tout… presque tout… tout ce qu’on pourrait lui raconter… Ah ! c’est terrible ! Je pleurerai. Il pleurera… Mais (elle se regarda dans une glace à main), voyez comme ce rhume m’enlaidit ! J’ai les yeux battus. Je suis bouillie, bouffie, abominable !…

Elle poussa un grand soupir :

« Enfin ! Il croira que c’est le remords ! »

Et sur ces mots, qu’un homme n’inventerait pas, elle s’en alla, consolée.

Elle utiliserait sa grippe !

La logique des femmes.

Les femmes ont de ces expressions imprévues, qui résument, en raccourci, une situation. Elles déconcertent les hommes par un apparent illogisme, tandis qu’une femme, en les entendant, reconnaît la logique féminine.

Une dame qui avait passé plusieurs jours en Bretagne, avec un amant, rentre à Paris, en compagnie d’une amie. Pour justifier son retour tardif, elle avait prétexté un « chaud et froid » qui l’avait retenue au lit. Le mari l’attend à la gare. Il est — ou paraît — d’humeur bourrue. A-t-il des soupçons ? Est-il seulement contrarié par un changement de programme qui a troublé ses habitudes ? On ne sait. Il baise distraitement le front de son épouse, salue l’amie, et dit :

« Je vais chercher un taxi. »

Et il s’en va.

— Avez-vous vu !… dit la femme, suffoquant d’une indignation très sincère… Quel égoïste ! Quelle brute !… Il ne m’a même pas demandé si j’avais beaucoup souffert, et si j’étais vraiment guérie !…

— Ah ! ma chère, dit l’amie, ne vous plaignez pas ! Vous voulez que votre mari s’attendrisse sur vous qui depuis huit jours…

L’épouse offensée ouvre tout grands des yeux clairs comme ceux d’un petit enfant :

« Mais, dit-elle, il ne sait pas. Alors !… »

Et l’amie convient qu’elle a raison. Le mari ne sait rien. Donc, il n’a aucun motif d’être désagréable. Donc, étant désagréable, il fait injure à sa femme. Donc, il est une brute égoïste. Donc…

Quand un homme entreprend de discuter avec une femme et qu’elle lui oppose un de ces arguments très bien construits, selon la logique féminine, il voit rouge et il a envie de tuer quelqu’un. Et pourtant, les trois quarts du temps, la femme a raison. Elle a raison sur le plan où elle s’est placée, qui n’est pas celui de l’homme.

Observez un homme et une femme — Jean et Jeannette — qui discutent sur un sujet quelconque. Ils sont du même avis. Pourtant ils continuent à discuter.

C’est que, dès la première phrase de Jean qui commençait une démonstration bien ordonnée, Jeannette a compris où il allait en venir — et elle y est venue, d’un seul bond de son esprit, en sautant par-dessus la série des syllogismes et des preuves. Jean souffrirait de laisser en panne la mécanique de son raisonnement. Il éprouve une satisfaction à mettre en marche ce bel engrenage, pour accomplir jusqu’au bout une opération intellectuelle sans utilité pratique, puisque Jeanne l’interrompt en lui répétant :

« Je sais, ne te fatigue pas !… »

Il ne se fatigue pas ; il la fatigue, et il ne s’en aperçoit pas. S’il s’en aperçoit, il ne comprend plus. Il dit qu’on ne peut pas discuter avec les femmes, qu’elles se dérobent, et sont de mauvaise foi. Il est tout près de trouver que Jeanne lui est inférieure par l’intelligence, tandis que Jeanne le trouve supérieurement pédant.

Une autre fois, ils sont d’avis contraires. Leur discussion est un duel où les deux adversaires ne pratiquent pas la même escrime. Jean se plaint que Jeanne lui porte, déloyalement, des coups irréguliers. Il s’irrite, finit par se fâcher, ou bien il abandonne le combat. Dans le premier cas, sa brutalité lui ôte le droit d’avoir raison, même s’il a raison.

Dans le second cas, Jeanne triomphe.

Il y a un troisième cas, où Jeanne, par gentillesse, feint d’être convaincue sinon vaincue. Mais elle n’a pas changé d’avis. Elle se tait. C’est déjà bien beau qu’elle se taise. L’homme naïf chante victoire :

« Je savais, dit-il, que tu finirais par comprendre… »

Le pauvre !…

C’est une grande naïveté de la part d’un homme intelligent que de discuter avec une femme comme si elle était une espèce d’homme. Et c’est bien pis lorsque la discussion est d’ordre sentimental. Si fin que soit un homme, la femme a souvent envie de lui souffler ce qu’il devrait dire, qui est très simple, et qu’il ne trouve pas tout seul. S’il le trouve et s’il le dit, il peut faire, après, tout ce qu’il veut. La femme reconnaît son maître.

Elle en est ravie, parce que si elle éprouve une délectation à dominer l’homme, c’est une délectation perverse : c’est la volupté de la revanche, la puérile joie de l’écolier qui fait la nique au professeur, le plaisir du braconnier qui a berné le gendarme. Mais le vrai bonheur de la femme, le seul bonheur complet qu’elle ressente, le seul qu’elle cherche à travers tous les essais d’amour, c’est une reddition volontaire et un don total à l’homme qu’elle peut admirer. Et elle n’admire pas l’homme qui ne voit pas clair en elle, ou qui prétend y voir clair quand il n’y comprend rien.

L’homme ne connaît bien la femme que s’il a dans sa sensibilité, une nuance légère de féminité et la femme n’est pour lui une amie complète et sûre que si elle a dans l’intelligence une nuance de virilité. C’est le secret des liaisons qui durent et des mariages heureux.

Une femme intelligente et cultivée a des idées personnelles, une conception de la vie qui lui vient de son expérience propre. Elle aime : aussitôt vous la voyez se dévouer aux idées de l’homme qu’elle chérit. A-t-elle modifié les siennes ? Elle le croit. Ce n’est pas sûr. Elle les a mises en sommeil, et elle les réveillera quand elle aura fini d’aimer. C’est une histoire qu’on a racontée cent fois, qui est toujours actuelle et qui le sera moins, à mesure que les femmes auront une action directe et plus importante dans la société. Mais leur tempérament et leur faculté d’assimilation les disposeront toujours au rôle de collaboratrices. Leur besoin d’admirer et de servir y trouve une satisfaction morale, qui dépasse de beaucoup la simple satisfaction professionnelle. Si leur chef ne mérite pas ou ne sait pas gagner leur sympathie, elles se dégoûtent de leur besogne, qu’un employé de l’autre sexe l’accomplit par esprit de discipline, quels que soient ses sentiments pour le patron.

D’autre part, une employée, si elle est jeune et très jolie, ne mesure jamais, comme son collègue masculin, la supériorité d’un chef. Sous la déférence imposée demeure le sentiment de la puissance du sexe, qui représente tant de possibilités pour les femmes très belles. Une fille faite comme Vénus se sent, sur un certain plan, l’égale de n’importe quel homme, fût-il un roi. La beauté crée un privilège redoutable à la femme qui l’a reçue en don, comme d’autres ont reçu le génie ou la fortune. Aussi, quand on enseigne aux jeunes filles qu’il importe peu d’être laide ou jolie pourvu qu’on soit vertueuse, font-elles semblant de l’admettre, mais elles n’en croient rien.

Le dévouement de la femme aux idées d’un homme se confond avec son dévouement aux intérêts de cet homme que lui-même, parfois, néglige. Et la femme, qui prend si facilement ses sentiments pour des opinions, change d’opinion quand elle change de sentiment. Il arrive aussi que les idées accaparent l’homme, et le disputent à l’amour. La femme n’y voit plus que des rivales, qu’elle exècre sourdement. C’est l’aventure du ménage Philibert.

Jalouse des idées, combien plus jalouse des êtres, la femme qui aime est une combinaison d’égoïsme et de dévouement passionné. Le dévouement l’emporte sur l’égoïsme, mais il ne le supprime pas. Encore faut-il définir cet égoïsme qui est réellement un réflexe de défense. L’amour féminin donne tout et veut qu’on ait besoin de ce qu’il donne. Sa pire torture est de sentir qu’il n’est plus nécessaire à l’être aimé, ou qu’autre chose est nécessaire, qui ne dépend pas de lui, qui n’est pas lui.

C’est par là qu’il rejoint l’instinct maternel. Pour l’amante et pour la mère, possession et don ne font qu’un, tandis que l’homme peut se satisfaire de posséder sans donner. Il n’a pas besoin d’agir sans cesse dans la vie de sa compagne. Il n’a même pas besoin qu’elle soit heureuse par lui, pourvu qu’elle ne soit pas heureuse par un autre. Il a d’autres fonctions, d’autres devoirs, qui peuvent être grands et nobles, dont la femme recueille indirectement le fruit ou l’honneur. C’est beaucoup pour elle. Ce n’est point assez. Elle souffre de se croire inutile. Le mot de l’amour vrai, c’est :

« Je veux faire quelque chose pour toi. »

C’est un mot de femme.

« Je veux faire quelque chose pour toi. Je ne peux pas être ta collaboratrice. Je suis trop ignorante, ou trop faible. Cependant, Je ne peux pas vivre sans te servir. Alors, je veillerai sur ta santé. Je préparerai les mets qui te sont agréables et salutaires. J’entretiendrai tes vêtements. Je fleurirai la pièce où tu travailles. Si tu es malade, je m’épuiserai à te soigner. Es-tu joyeux ? Je suis gaie. Es-tu chagrin ? Viens me dire ton souci. Voici mes bras pour t’enlacer, mon sein pour reposer ton front, ma bouche pour te caresser, tout mon corps pour ton plaisir. Et tout mon cœur. Et toute mon âme. Et quand je t’aurai tout donné, je te dirai merci. »

Ce don total, l’homme s’y accoutume, parce que c’est l’ordre naturel, et il entre quelque indifférence dans l’accoutumance. Quelquefois la sollicitude de la femme tombe à faux. Sollicitude maladroite qui gêne au lieu d’aider, qui a l’air d’un reproche ou d’une exigence.

Gina Lombroso, dans son admirable livre, l’Âme de la Femme, a très bien défini le caractère féminin, dont l’égoïsme est en réalité un alterocentrisme. L’homme peut supporter la solitude, et même la choisir et l’aimer. La femme, jamais. Elle a besoin que les autres aient besoin d’elle, et il est vrai que les autres en ont besoin. D’où son instinct sociable, et son influence civilisatrice. D’où sa véritable grandeur, et son inépuisable charité. D’où son énergie dans les désastres de la vie familiale, énergie bien souvent supérieure à celle de l’homme. Lorsque tout croule, fortune, situation, espérances, et même ces amitiés qui se dérobent devant le malheur, lorsqu’il faut renoncer au luxe et même au bien-être, et que la misère menace, la femme, hier encore insouciante et choyée, grandit tout à coup dans l’épreuve. Si le chef de famille désemparé fait défaut, elle le supplée, et s’il disparaît, elle le remplace. Pour nourrir ses enfants, pour sauver son foyer, elle travaillera, avec cette patience et cette ardeur qu’on voit aux abeilles dans la saison de la récolte, quand les butineuses, ne mesurant plus leurs forces, meurent à la tâche, les ailes éraillées par la quête du pollen.

Les défauts de la femme, que je n’ai pas dissimulés dans cette étude impartiale, et tout le mal qu’elle peut faire, lorsqu’elle sort de son rôle et méconnaît sa vocation, ne sont-ils pas mille fois rachetés par cet inlassable dévouement ?

La jalousie.

Il n’y a pas d’amour sans jalousie, et il y a des jalousies sans amour. Elles sont plus particulièrement masculines. Un homme qui adore une maîtresse est furieux d’être trompé par sa femme. Il est plus rare qu’une femme, éprise d’un amant, souffre beaucoup des infidélités d’un mari. Cela n’est pas impossible, parce que le mariage est autre chose que le mari, et qu’une femme qui ne tient guère au mari peut tenir au mariage.

Sentiment normal chez l’homme qui éprouve la fureur du propriétaire cambriolé et du maître bafoué. La femme le ressent tout autrement. Sa jalousie est une inquiétude. Elle se représente le foyer détruit et les enfants partagés. Son amour même hésite devant cette catastrophe. Il arrive qu’elle rompe avec un amant aimé, pour garder un mari qu’elle n’aime pas. C’est le mariage qu’elle aime.

Ce cas est moins exceptionnel qu’on ne pense. La femme n’est pas toujours très consciente des motifs qui la déterminent. Elle croit qu’elle revient à la vertu, tandis qu’elle obéit à l’intérêt et à la peur.

La vraie jalousie amoureuse ne connaît ni l’intérêt, ni la peur. Elle crée, lorsqu’elle dure, un état morbide de l’âme, où l’idée de la trahison se fixe comme un clou. Le clou est impur, et il infecte le tissu où il s’enfonce. Il n’est pas de souffrance morale comparable à celle-là, si cruelle que la douleur physique lui paraît une trêve bienfaisante. Qui l’a connue, comprend le geste libérateur de ceux qui se délivrent de l’obsession par le crime ou par le suicide. Ils n’ont pas su que pour guérir il suffisait d’attendre. Encore faut-il pouvoir attendre. Les malheureux qui s’évadent de leur enfer de jalousie dans la mort, s’ils avaient supporté leur torture quelques jours ou quelques semaines de plus, l’auraient sentie décroître. Entre leur capacité de résistance et leur douleur, l’équilibre s’est rompu.

« S’ils avaient réfléchi, disent les bonnes gens, s’ils avaient raisonné… »

La passion, au degré démentiel où la jalousie la pousse, est incapable de réfléchir et de raisonner. L’essentiel est de ne pas arriver à ce paroxysme, si l’on peut. Les anciens voyaient dans l’amour jaloux une vengeance des dieux, le désordre de l’âme obligée de chérir et de haïr le même objet, en se déchirant elle-même. Mais la plupart des hommes et des femmes qui parlent de la jalousie, sévèrement ou légèrement, n’en ont ressenti que les atteintes bénignes. L’amour les amuse et s’amuse d’eux, trop minces proies pour les flèches divines. D’autres sont des victimes de choix. Le dieu les marque, les enivre, les conduit sur le plus haut sommet de la vie et les abandonne devant un précipice solitaire. Étonnez-vous qu’ils aient le vertige !

Le bonheur d’appartenir à ce qu’on aime, et de posséder ce qu’on aime, est si grand qu’il rapetisse tous les autres, mais la vraie passion est rare, et l’on confond ordinairement le bonheur et le plaisir, qui ne sont pas du tout liés. L’amour veut le plaisir, et ne s’en satisfait. La volupté n’est que le sceau et le signe du bonheur qui lui survit et la dépasse. Ceux qui ne cherchent qu’elle, ne trouvent qu’elle. S’ils lui demandent ce qu’elle ne peut donner, elle leur répondra en leur présentant le visage du Vice, et ses cornes de bouc.

Ces amants que nous avons vus, se rencontrer et se reconnaître, à la lueur d’un éclair, ils sont, l’un pour l’autre, la promesse du bonheur, qui inclut la parfaite volupté. Le livre de leur vie, à cette page qu’ils tournent ensemble, leur tombe des mains, et ils ne lisent pas plus avant.

Questi che mai da me non fia diviso,
La bocca mi bacia tutto tremante…

Que l’orage infernal les emporte ! L’enfer même ne peut séparer Paolo et Francesca, unis pour l’éternité, dans le tournoyant essaim des âmes pécheresses.

Ce bonheur de l’amour comblé, des amants l’ont refusé par scrupule. C’est une haute vertu, qu’il faut louer d’autant plus qu’elle n’empêche pas les regrets. Ainsi des croyants augmentent leurs mérites devant Dieu. Mais les incroyants n’ont-ils pas le sentiment douloureux d’avoir fait un sacrifice stérile ?

Ceci nous ramène, par un assez long détour, à la Princesse de Clèves et à son auteur.

On connaît la fin du roman. : M. de Clèves est mort. Mme de Clèves, devenue veuve, continue d’adorer M. de Nemours qui l’adore. Vont-ils s’épouser ?

Non, Mme de Clèves se refuse.

« Je sais, dit-elle, que vous êtes libre, que je le suis, et que les choses sont d’une telle sorte que le public n’aurait peut-être pas sujet de vous blâmer, ni moi non plus, quand nous nous engagerions ensemble pour jamais. Mais les hommes conservent-ils de la passion dans ces engagements éternels ? M. de Clèves était peut-être l’unique homme du monde capable de conserver de l’amour dans le mariage. Peut-être aussi sa passion n’a-t-elle subsisté que parce qu’il n’en avait pas trouvé en moi. Je n’aurais pas le même moyen de conserver la vôtre. Vous avez eu déjà plusieurs passions ; vous en auriez encore ; je vous verrais pour une autre comme vous avez été pour moi. J’en aurais une douleur mortelle et ne serais même pas assurée de n’avoir pas le malheur de la jalousie… »

Le lecteur pense que Mme de Clèves raisonne trop bien et qu’elle raffine sur le scrupule. Pour comprendre ce dénouement, il faut éclairer la Princesse de Clèves par les autres ouvrages de Mme de Lafayette, qui précédèrent ce chef-d’œuvre.

Zayde, roman espagnol, est farci de naufrages, d’enlèvements, de bandits et de corsaires avec des ressouvenirs de M. d’Urfé et de Mlle de Scudéry. On y trouve encore, et ceci annonce la Princesse de Clèves, une saisissante étude de la jalousie.

Un certain Ximénès vit en solitaire « après avoir éprouvé ce que l’infidélité et l’inconstance des femmes peuvent offrir de plus douloureux », tel qu’aurait vécu M. de la Rochefoucauld s’il n’avait pas connu Mme de La Fayette. Ce Ximénès rencontre Bélasire, fille du comte de Guevarre. C’est une jeune femme qui a été follement aimée par un gentilhomme, le comte de Lare, mort à la guerre, « après avoir perdu l’espérance de l’épouser ». Elle a renoncé à l’amour et devient l’amie de Ximénès. Tous deux disent tant de mal de l’amour que l’amour se venge. Les voilà épris l’un de l’autre ! Ximénès, qui se croit bien guéri de sa manie de défiance, supplie Bélasire de lui conserver dans l’amour l’entière franchise qui est le privilège de l’amitié. Encouragée par lui, Bélasire raconte tous les témoignages d’amour qu’elle a reçus des gens qui l’ont aimée. Elle parle du comte de Lare et voilà Ximénès qui devient jaloux. Il presse Bélasire de questions ; il la soupçonne de déguiser la vérité ou de lui en taire une partie. Il ne lui montre plus ni passion, ni tendresse, étant incapable de lui parler d’autre chose que du comte de Lare. En même temps, il déplore de l’obliger à penser à ce rival défunt. Il trouve qu’elle a trop de mémoire pour les actions d’un homme qui lui a été indifférent, enfin « il fait poison de tout ».

Ainsi, la vérité sortie de la bouche d’une femme trop confiante, dévaste deux existences.

Une femme qui écrit des romans d’amour, se souvient qu’elle a aimé, et puis, si elle a le don d’observer et de recréer la vie, elle fait une œuvre objective. Elle dépasse la réalité qui est particulière pour atteindre à la vérité qui est générale. Néanmoins, il y a toujours, dans un ouvrage qui paraît imaginé, des places sensibles où le souvenir affleure et palpite, comme une artère sous la pression du doigt. Ce secret qui se trahit, prête un charme singulier aux confidences involontaires — bien loin de la mode d’aujourd’hui où l’auteur se montre tout nu. La curiosité du lecteur a quelque chose à découvrir et à conquérir, et elle prend une nuance plus tendre. C’est ainsi qu’il faut lire Mme de Lafayette. Elle a un secret. Il est dans son œuvre comme il est dans sa vie.

Une vie en clair-obscur, où l’amour n’est peut-être qu’une amitié plus exclusive, où l’amitié n’est peut-être que l’amour sans flèches, et sans ailes, pour parler le langage du temps. Tout y est sagesse, mesure, élégante harmonie, délicate pudeur. Pourquoi cette étude si attentive de la jalousie ? Pourquoi ce refus du bonheur à tous les amants, et même à ceux que rien ne sépare plus, rien qu’un scrupule ? Pourquoi cette conclusion pessimiste : que toujours un homme fait repentir sa femme ou sa maîtresse de l’imprudent aveu qu’il en a reçu ?

Toutes ces aventures du cœur finissent en catastrophes, ou ne finissent pas. Poèmes inachevés. La vie de l’auteur n’est-elle pas aussi un poème inachevé ?

La Rochefoucauld n’avait pas cinquante ans lorsqu’il commença avec Mme de La Fayette — plus jeune de vingt ans — une liaison d’amitié. Il n’était pas encore le goutteux, le podagre, qu’il devint par la suite. Il avait des restes de beau cavalier : les yeux noirs, les sourcils drus, les dents blanches, des cheveux bruns encore épais, la taille belle, les manières de la plus exacte civilité, surtout avec les femmes dont il goûtait extrêmement la conversation. Avec cela « quelque chose de fier et de chagrin dans la mine ». Il avait, disait-il, « renoncé aux fleurettes », et il paraissait ne plus même se souvenir qu’il avait aimé Mme de Longueville, jusqu’à en devenir un peu fou et tout à fait méchant. Il approuvait cependant les belles passions. « Elles marquent la grandeur de l’âme, et quoique dans les inquiétudes qu’elles donnent il y ait quelque chose de contraire à la sévère sagesse, elles s’accommodent si bien avec la plus austère vertu qu’on ne saurait les condamner avec justice » (Les passions qu’il a ressenties n’étaient donc pas « belles » ?) Il ajoute ceci qui donne à songer : « Moi qui connais tout ce qu’il y a de délicat et de fort dans les grands sentiments de l’amour, si jamais je viens à aimer, ce sera assurément de cette sorte ; mais, de la façon dont je suis, je ne crois pas que cette connaissance que j’ai me passe de l’esprit au cœur. »

Ce portrait qu’il trace de lui-même est un peu antérieur aux débuts de sa liaison avec Mme de La Fayette. Il reniait ses passions défuntes, et ne se croyait plus capable que d’un amour de tête. Est-ce par cet amour que commença une affection où l’amour passa de la tête au cœur, et, chemin faisant, prit le nom d’amitié ?

Ce furent — de 1665 à 1672 — quelques années obscures, peut-être troublées. L’intimité de Mme de La Fayette et de M. de La Rochefoucauld fit parler les médisants d’autant plus que les deux amis étaient mariés. M. de La Fayette, depuis longtemps séparé de sa femme, ne comptait plus, et la duchesse de La Rochefoucauld ne comptait guère, bien qu’elle eût donné huit enfants à son mari, mais Mme de La Fayette représentait la sagesse et la raison, et le monde ne permet pas que l’on change de personnage.

Ces premiers chapitres du roman vécu, d’où sortirent les romans rêvés, nous ne pouvons que les conjecturer. La Rochefoucauld accepta-t-il, sans débat, le rôle d’amant platonique, sous le nom d’ami ? Mme de La Fayette se crut-elle assez aimée pour que le seul don du cœur pût suffire à retenir La Rochefoucauld, ou pas assez aimée pour risquer le don de tout le reste. Il y a souvent, dans la vertu des femmes, autant de prudence que d’orgueil.

En 1670, Mme de La Rochefoucauld est morte et M. de La Fayette existe toujours. Mme de Sévigné affirme que les deux amis vivent fort honnêtement. « Il n’y paraît que de l’amitié… La crainte de Dieu de part et d’autre, et peut-être la politique ont coupé les ailes à l’amour. » (Par politique, entendez le soin de ménager l’opinion publique.) Mme de La Fayette est seulement « la favorite et la première amie », dit la marquise en badinant. Les infirmités qui sont venues et s’accroissent par le temps, n’ont pas été inutiles au triomphe incontesté de la sagesse.

C’est l’amitié amoureuse, sentiment délicieux, quand les cœurs qui l’éprouvent ne sont plus en danger d’aimer ailleurs. Sainte-Beuve la croyait plus délicieuse encore et plus solide, lorsqu’elle était fixée par le « clou d’or » d’un souvenir voluptueux. Il disait qu’un homme et une femme ne connaissent pas la perfection de l’amitié, s’ils n’ont pas été amant et maîtresse. Chacun d’eux retrouve alors, dans les yeux de l’autre, une image secrète qui est leur trésor commun. Ils goûtent un délicat plaisir à se rappeler ensemble l’heure où se confondirent l’amour et l’amitié. À voir les anciens amants, l’on doit penser que ce raffinement sentimental est le privilège d’un bien petit nombre, et La Rochefoucauld répond, par avance, à Sainte-Beuve « qu’il y a peu d’amants qui n’aient pas honte de s’être aimés lorsqu’ils ne s’aiment plus ».

Pas de « clou d’or » dans le passé de M. de La Rochefoucauld et de Mme de La Fayette. L’a-t-elle regretté ? Si elle ne l’a pas regretté, pourquoi veut-elle tant de mal à ceux qui s’aiment ? Elle ne leur permet jamais, dans ses livres, le bonheur qu’elle n’a pas eu dans sa vie, et celui qu’ils pourraient avoir, elle l’empoisonne par la jalousie. Quelle galerie de jaloux dans ses romans ! Qu’ils sont vrais, qu’ils sont naturels ! Où a-t-elle pris ses modèles ? Chez M. de La Rochefoucauld ou dans son propre cœur ?

Voilà, me semble-t-il, le secret de son caractère : elle avait une âme ardente, une extrême facilité à souffrir et le désir de l’absolu. L’homme qu’elle aurait aimé, s’il était né dix ans plus tôt ou si elle était née dix ans plus tard, était incapable de lui donner le même amour qui avait été la part de Mme de Longueville. Mme de La Fayette, ne pouvant posséder cet amant passionné, l’imagina. Elle en fit M. de Nemours, et elle lui prêta toutes les grâces qu’il n’avait plus. Elle voulut qu’il aimât Mme de Clèves, qui était elle-même rajeunie, embellie, et toujours vertueuse, mais elle leur défendit d’être heureux.

C’est un cas de jalousie rétrospective qui peut exister dans une liaison chaste, et qui vient du cœur et de l’esprit sans émouvoir les sens. Même dans une passion où les sens ont suivi le cœur, la jalousie du passé n’est pas ordinaire aux femmes. Elles savent bien que leur mari ou leur amant a eu des maîtresses, et elles n’en souffrent guère pourvu qu’elles soient sûres d’être préférées. L’instinct de rivalité qui fait la femme impitoyable à la femme, dès que l’amour est en cause, y trouve même une satisfaction. Il y a les femmes qui plaignent une rivale malheureuse, et lui rendent justice. Elles ne sont pas innombrables.

Ce qui préserve la femme de la jalousie rétrospective, c’est qu’elle a peu d’imagination sensuelle. Elle vit trop dans l’instant pour subir l’assaut des images qui surgissent du passé. Elle s’étonne qu’un amant soit torturé par des actes qu’elle a commis avant de le connaître.

Elle dit sincèrement :

« Qu’est-ce que ça te fait puisque je n’y pense plus ? »

Il ne peut pas la croire. Il ne sait pas que la nature, si cruelle aux femmes, a eu pitié d’elles, en leur donnant une faculté d’oubli qui déconcerte les hommes. Si elles n’avaient pas cette puissance de se renouveler, recommenceraient-elles l’amour et la maternité après les déceptions sentimentales et les souffrances physiques ? Il faut bien, pour perpétuer la vie, qu’elles y soient toujours neuves.

Je ne veux pas dire que les femmes oublient à volonté l’amour ancien. L’oubli ne leur vient, et sans effort, que si elles commencent un nouvel amour. Alors, l’homme du passé, qui avait cru les posséder jusqu’au fond de la chair et de l’âme, est pour elles comme s’il n’était pas. Ce détachement incompréhensible à celui qui en est la victime, et même au bénéficiaire, explique la colère de Samson. Dans certains cas, il est, pour l’homme, comme le chiffon rouge devant le taureau, une provocation au meurtre, sinon une excuse.

Carmen affole don José, l’enivre de plaisir, le déshonore et le quitte. Il se venge. Et la salle applaudit.

Don José aurait dû savoir qu’on ne demande pas à Carmen la fidélité qui n’est pas dans sa nature. Carmen l’avait averti, en lui déclarant qu’elle ne mentirait jamais. Sa seule vertu, c’est cette franchise. Mais don José espérait qu’elle mentirait tout de même un peu.

Si Carmen acceptait de mentir, c’est qu’elle aurait encore une ombre de tendresse. La femme qui ose dire la vérité, sans restrictions, est perdue pour l’homme qu’elle quitte. Elle peut bien pleurer, avec lui, sur les ruines qu’elle a faites. Elle peut même être bouleversée par le chagrin, à la condition, pourtant, que l’homme ne prétende pas la retenir et la reprendre. Au péril même de sa vie, la femme, quand elle a dit : « C’est fini ! » est implacable. L’amant d’hier n’est plus que l’ennemi. Tous les moyens sont bons pour s’en défendre et pour s’en défaire. S’il menace, après avoir supplié, une haine sans nom, physique comme le désir, se lève contre lui, des entrailles de la femme. Sous le poing qui va s’abattre, sous le couteau qui va frapper, la plus fragile créature répétera le défi qui met le sang aux yeux de l’homme. « Non… non… jamais… ». Elle n’est plus qu’un refus vivant. Félin acculé à l’obstacle, elle fait face avec un courage qui surprend et parfois désarme l’adversaire. Si le geste meurtrier ne s’achève pas, quelle victoire pour la femme, et dans son rire, quel incommensurable mépris !

Il arrive que Carmen se sauve encore par la ruse. Elle garde son sang-froid et elle joue la partie dont sa vie est l’enjeu, en promettant ce qu’elle est bien décidée à ne plus donner, José qui se méfie, voudra des gages. Le chef-d’œuvre de Carmen est de n’en accorder aucun et de renverser si bien les rôles, qu’elle aura le salut, l’honneur et le gain.

Délivrée de José, qui va l’attendre sous l’orme éternel où il trouvera Boubouroche et bien d’autres, Carmen goûtera une jubilation intérieure à s’en évanouir de plaisir, et elle enverra José à tous les diables — la prison, le bagne ou la mort — d’un cœur sauvage et léger, en allant retrouver Escamillo. Quelque fois, Escamillo ne soupçonne pas l’existence de José, ce qui arrange bien les choses, et trois jours après, Carmen n’y pense plus. Elle a tué l’intolérable José dans sa pensée, dans sa mémoire. C’est une véritable crémation. De l’amour et de l’amant, il ne reste plus que cendre.

Avec une Carmen, Escamillo n’a que faire d’être jaloux rétrospectivement. L’avenir peut l’inquiéter. Le passé, non. Carmen vit la minute présente. Un jour, si quelqu’un parle de José, devant elle, elle dira de très bonne foi :

« Quel José ? »

Elle l’a aimé, sensuellement, et l’amour sensuel ne marque une femme que s’il n’est pas remplacé. On a construit des théories sur « l’empreinte » du premier possesseur, soi-disant inoubliable. Ce sont des hommes qui ont inventé cela. Les femmes mal mariées savent ce qu’il en est. Une femme se souvient de l’amour et de l’initiateur qui lui a révélé l’amour. Ce n’est pas forcément celui qui l’a prise vierge.

L’oubli est facile aux femmes qui ont beaucoup de caprices. Vagues sur vagues, légère écume emportée au vent. Le plus bel exemple, en ce genre, est celui que rapporte le président Hénault, dans ses Mémoires.

Mme du Deffand, causant avec Mme de Prie, fit allusion à un M. d’Alincourt qui avait été du « dernier bien » avec la dame. Celle-ci protesta, très vivement, que c’était pure calomnie. Ayant bien protesté, elle s’étonna :

— Vous n’avez pas l’air convaincue.

— Je ne le suis pas, répondit Mme du Deffand.

— Sur quoi jugez-vous donc que M. d’Alincourt ait été mon amant ?

— Vous me l’avez dit vous-même !

— Ah ! c’est vrai. Je l’avais oublié, dit Mme de Prie.

Et elle parla d’autre chose.

Avait-elle oublié sa confidence ou sa liaison ? Les deux peut-être…

L’amour ôte la mémoire aux femmes… mais il la leur rend quand il s’en va, et pour celle qui a cessé d’aimer, le plus lointain passé ressuscite.

Juliette, ou l’Amour.

Ce n’est pas la Juliette de Shakespeare, c’est celle de Victor Hugo. Figure pathétique, à demi voilée encore, et qui entre lentement dans l’histoire et dans la légende. Ce que l’on sait de sa vie, ce que ses lettres révèlent de son âme, lui vaudront à jamais la tendresse de tous ceux qui sont allés, comme elle, jusqu’au bout de l’amour. Car elle est l’amour même, l’amour féminin, avec son enthousiasme et son humilité, sa patience et sa violence, sa raison et sa déraison, ses enfantillages et sa grandeur, sa puissance d’oublier tout ce qui n’est pas lui, dans le présent et dans le passé, sa joie de servir, sa jalousie torturante.

1833. Victor Hugo vient de donner Marion de Lorme. Il va donner Lucrèce Borgia. La jeunesse française salue en lui le roi des poètes vivants. À trente et un ans, il a déjà monté bien des degrés de cet escalier de Jacob où les Anges de gloire le conduisent, entre terre et ciel. C’est encore un jeune homme, bien qu’il soit marié depuis 1822 et qu’il ait deux fils et deux filles, qui ne l’envierait ? Et il n’est pas heureux !

À peine sort-il d’une crise conjugale dont ses amis les plus chers n’ont pas eu la confidence. Sainte-Beuve a passé dans le ménage du poète comme une limace venimeuse. La très belle et très bonne Adèle Hugo a été troublée par ce vilain être qui connaît le cœur des femmes, tandis que le grand poète, avec tout son génie, a l’inexpérience d’un homme marié vierge, à vingt ans. Victor Hugo a su la trahison de l’ami ; il a soupçonné la faiblesse de sa femme ; il a souffert, il a pardonné ; il a conservé une tendre affection pour son Adèle, mais c’en est fini de l’amour.

C’est alors, que, dans un bal d’artistes, il entrevoit Juliette Drouet, blanche avec des yeux noirs, couronnée de diamants, et si belle qu’elle lui met le feu dans l’âme. Il n’ose encore l’approcher. Il conserve, de son austère adolescence et de son mariage précoce, des idées très nobles et des préjugés très bourgeois. Cette Juliette a été l’élève, le modèle et la maîtresse du sculpteur Pradier, dont elle a eu un enfant. Elle a mené la vie de bohème, insouciante et besogneuse. Ce n’est pas une demoiselle à donner en exemple aux jeunes personnes bien élevées, mais ce n’est pas une courtisane, comme ses biographes l’écriront. Si elle appartient aujourd’hui au prince Demidoff, cela ne signifie pas qu’elle soit à qui veut la payer. Comme la suite le prouvera, elle a péché par caprice, par faiblesse, par insouciance, par pauvreté, jamais par vice. Elle a le cœur innocent.

Les hommes qu’elle a connus ne la valaient pas, bien qu’ils se crussent très au-dessus d’elle. Pradier, médiocre sculpteur, est un égoïste solennel, bizarre mélange de dandy, de Lovelace, de prédicant génevois et de Joseph Prudhomme. Il donne à Juliette des conseils d’économie et de prudence, mais il ne lui donne que cela, bien qu’elle doive élever leur fille Claire. Alphonse Karr, romancier exécrable qui eut pourtant de l’esprit, semble avoir fortement exploité l’amour de Juliette. Elle n’a trouvé d’affection vraie que celle du décorateur Séchan, et de protection généreuse que celle d’Anatole Demidoff.

Le souvenir de cette éclatante figure va poursuivre Victor Hugo. Dans l’orage de sa vie secrète, l’« Oiseau de flamme » a brillé, splendide et fugitif. Quelques mois plus tard, le 2 janvier 1833, le poète retrouve Juliette à la Porte Saint-Martin, où commencent les répétitions de Lucrèce Borgia. Elle a un tout petit rôle : celui de la princesse Negroni, qui ne fait guère que traverser le drame. Le 2 février, première représentation. La princesse Negroni porte une robe qui voudrait être « Renaissance » et qui est bien « Restauration ». On peut la voir, cette robe, devenue un objet de musée, dans la maison de Victor Hugo, place des Vosges. C’est un damas, entre le rose sombre et le violet rougissant, broché de fleurs argentées. Cent années ont jeté leur cendre sur les reflets endormis aux plis de la soie, plumage éteint de l’oiseau mort. On pense à la jeune femme, dont le corps tiède et souple anima cette robe qui lui survit, tandis que sous une dalle sans nom, au cimetière de Saint-Mandé, elle n’est plus que poussière. Des plumes et des chaînes de perles se mêlaient à ses cheveux nattés. Ses bras nus sortaient des vastes manches. Ses pieds, chaussés de souliers à bout carré, se révélaient, lorsqu’elle repoussait, d’un geste vif, la jupe traînante. Flamme qui brille, ardeur qui rit, mélancolie dans la gaieté, elle demandait à Maffio :

« Qu’est-ce qui remplit tout le cœur ? »

Elle, le savait bien, puisque son cœur était plein d’amour.

Six semaines plus tard, le 17 février 1833, Juliette se donne à Victor Hugo. Le surlendemain 19, dans la nuit du mardi-gras, ils célèbrent leurs noces d’amour, ces noces mystérieuses dont ils fêteront l’anniversaire chaque année, pendant un demi-siècle. Cinquante fois, sur un livre dédié au souvenir, s’inscrira une prose ou un poème et la date nuptiale brillera, feu lointain, jusque dans les ombres de la vieillesse, jusqu’à la nuit du tombeau.

Jamais Victor Hugo n’oubliera cette matinée où il sortit de chez Juliette, le cœur ébloui.

« Le jour naissait. Il pleuvait à verse. Des masques déguenillés et souillés de boue descendaient de la Courtille avec de grands cris et inondaient le boulevard du Temple. Ils étaient ivres, moi aussi. Eux de vin, moi, d’amour. À travers leurs hurlements, j’entendais un chant que j’avais dans le cœur. Je te voyais, douce ombre rayonnante dans la nuit, tes yeux, ton front, ta beauté, ton sourire aussi enivrant que tes baisers. Tout cela me revient en ce moment, au milieu de cette autre foule de masques qu’on appelle l’Assemblée Nationale, et qui sont, eux aussi, des fantômes… » (20 février 1849).

Le poète connaissait l’amour virginal et l’amour conjugal. Il découvre un autre amour, un autre monde : la passion.

Juliette a quitté Demidoff et le théâtre. De tout son luxe, elle n’a gardé que ses créanciers. La cage de l’Oiseau de flamme, c’est maintenant un petit logement dans une rue du Marais. Les deux amants sont pauvres. Victor Hugo, qui a de lourdes charges de famille, travaille pour payer les dettes de Juliette. Les beaux meubles ont été vendus, ou saisis. M. Guimbaud, qui a publié une très belle étude sur Juliette Drouet, nous apprend qu’il y avait, au Mont-de-Piété, 48 serviettes brodées, 48 chemises de batiste (estimées 500 francs) une montre en émail et or (estimée 450 francs), une croix en brillants (estimée 500 francs). Et Juliette manque de linge ! Elle manque aussi de feu, en hiver. Elle a de gros souliers, de gros bas, et deux robes seulement qu’elle ravaude pour les faire durer. Ses mains s’abîment, gercées d’engelures. Elle vit dans une complète réclusion, ne recevant personne, ne sortant jamais seule, ne lisant que le Moniteur ou les manuscrits de son amant qu’elle recopie, en fidèle secrétaire. Et Paris se demande où est la belle Juliette, ce que fait la belle Juliette, princesse enlevée par un enchanteur…

Ce qu’elle fait ? Elle expie !

Avec l’amour, la jalousie, l’atroce jalousie rétrospective a saisi le cœur et les sens du poète. Il est très jeune encore, plus jeune que son âge par son inexpérience de la femme, et il y a, dans ce romantique, un bourgeois, farci de préventions contre les comédiennes et les courtisanes. Il aime Juliette passionnément. Il découvre les beautés de cette âme née pour l’amour et digne du plus haut amour. Elle lui a dit ses fautes. Elle est toute loyauté, avec l’humilité la plus touchante. Sa vie passée est tombée d’elle, comme une tresse de cheveux coupés. Que pourrait-il craindre, celui qui est aimé ainsi ?

Il craint tout. Il craint les pensées qui deviennent des images, et qui prennent des noms — des prénoms —. Il craint la mémoire des sens, sinon la mémoire du cœur, et ces spectres, Pradier, Séchan, Karr, Demidoff, revenants du palais enchanté où il veut être seul avec Juliette. Il ne supporte pas que sa maîtresse parle à un autre homme que lui. Il ne supporte pas qu’elle reçoive des lettres ; qu’elle en écrive, qu’elle sorte seule. Il se persuade qu’elle a mené une vie « infâme », traînée à la boue du ruisseau. Et il finit par l’en persuader elle-même. Des scènes de violence, à tout propos, éclatent. Juliette, martyrisée, se révolte. Elle essaie de s’enfuir, et elle revient. En 1834, les deux amants, à bout de forces, décident de se séparer. Juliette part pour la Bretagne. Elle va chez sa sœur aînée, à Saint-Ronan. Mais Victor Hugo la rappelle, et, sur le chemin du retour, la rejoint. Désormais, leurs vies seront inséparables. Il prend Juliette, tout entière, avec son passé et leur avenir. Cependant, il veut qu’elle se « purifie » par « l’expiation », comme si l’amour sincère, qui se donne sans réserve et sans retour, n’était pas la purification suprême.

Alors, commence une claustration qui durera près de douze ans. Juliette est retranchée du monde. Elle occupe ses journées à recopier des manuscrits en l’absence du dieu ; ses soirées à ravauder les vêtements du dieu, pendant qu’il travaille ; et quelquefois, ses nuits à pleurer le dieu qui s’en est allé, après une scène de jalousie. Il est véritablement un dieu pour elle, et elle se mortifie parce qu’il lui ordonne un étrange ascétisme amoureux. Elle renonce à la coquetterie qu’il déclare inutile à la beauté véritable, et elle perd, avec la coquetterie, un peu de cette beauté qu’elle néglige. Dans l’isolement total, repliée sur son cœur, livrée à l’idée fixe de l’amour, elle déraisonne quelquefois. Comme Victor est jaloux, elle est jalouse, lui, du passé, elle, du présent ; lui, de ce qui n’est plus ; elle, de ce qui pourrait être. Et ils sont, à la fois, les plus heureux des amants et les plus malheureux.

Ce qui aide Juliette à supporter cette existence de recluse, c’est le puissant instinct de la servitude amoureuse, ressort de tout grand amour féminin. Servitude volontaire, aux délices cachées, ignorées de l’homme ; servitude qui ne comporte ni abaissement, ni diminution ; mais servitude dangereuse parce que l’homme s’y accoutume trop bien, et n’y attache plus de prix. Juliette a compris que Victor Hugo — son « Toto », comme elle l’appelle puérilement — est fort mal soigné dans la maison conjugale. Indolente et désordonnée, Adèle Hugo ne s’occupe guère du ménage. Chez elle, la cuisine est mauvaise, les matelas rembourrés de têtes de clous, les chambres glaciales, les lampes fumeuses et les encriers desséchés. Victor a des bretelles de paysan et des bas percés. Ses souliers sont des écumoires. Ses gilets ne connaissent pas le dégraisseur. Sa redingote n’est jamais brossée. Juliette entreprend de donner à son « Toto » un peu du bien-être qu’il ne trouve pas chez lui. Adroite, comme les femmes pauvres et jolies, elle sait faire beaucoup avec peu de chose et quelque chose avec rien. Elle raccommode les bas, taille des gilets neufs dans les restes de ses robes de théâtre, nettoie les cravates de Victor et les revers d’habit. Elle lui écrit : « J’ai bien regretté de ne pas t’avoir fait mettre ton gilet de cachemire, cette nuit, quand tu es parti. Il était tout prêt et reprisé… À défaut de vous, je m’attache à vos nippes. Je les soigne et je les débarbouille, con amore. »

Vient-il chez elle, après une soirée au théâtre ? Elle lui a préparé un souper charmant ; de la volaille, du raisin — son fruit préféré — et « le dessus de la crème ». Est-il malade ? Elle le soigne, maternellement, et lui donne la becquée. Elle fait mieux : elle crée, pour lui, avec l’instinct nidificateur de la femme, le refuge propice au travail, qu’il ne peut avoir place des Vosges. Il a enfin une lampe qui ne fume pas, un encrier toujours rempli, une table disposée selon ses habitudes méthodiques. Pendant qu’il travaille, Juliette coud, ou bien, couchée la première, elle regarde l’homme qu’elle adore, et quelquefois, ne voulant pas rompre le silence, elle écrit de petits billets qu’il trouvera sur l’oreiller lorsqu’il viendra près d’elle :

« Je suis heureuse d’apercevoir même votre ombre sur la page que vous lisez… »

« Pendant que tu écris près de moi, je te donne ma pensée, mon cœur, mon admiration et mon amour. Tu trouveras tout cela, tout à l’heure, quand tu liras ce gribouillis. Tu trouveras encore mieux, si tu te couches près de moi : des baisers, des caresses, de l’adoration. Tâche de venir bien vite, mon bien-aimé. »

Sur une colline qui domine la vallée de la Bièvre, il est un village où l’on voit encore une maison, pareille à toutes les vieilles petites maisons campagnardes du pays. Longue, basse, sous un toit de tuiles grises coupé de mansardes, elle s’orne d’un pied de vigne qui brode sa façade, entre les volets verts. Tout près s’ouvre la grille d’une avenue. Derrière, des vergers en talus descendant jusqu’à la rivière. La vallée, entre ses coteaux bleuissants, ondule avec une nonchalante douceur. La maison, c’est la maison de Juliette. La vallée, c’est la vallée d’Olympio.

Combien, parmi les promeneurs qui ont appris au collège, et se rappellent encore, peut-être, des fragments, ou des vers épars du poème immortel, combien savent cette histoire ? Victor Hugo n’est plus à la mode, paraît-il. L’amour non plus. Bièvres, Jouy, les Metz, on y va en excursion. Allons-y en pèlerinage.

C’est en août 1834 que Victor et Juliette, après avoir déjeuné à l’Écu de France, de Jouy-en-Josas, gravirent la route « âpre et mal aplanie » qui monte le flanc de la colline. Ils cherchaient une maison — pas même : une chambre dans une maison — à louer, pour que Juliette s’y installât, discrètement, tout le temps que Victor serait, avec sa famille, chez M. Bertin, aux Roches. Ils trouvèrent ce qu’ils cherchaient. La maison appartenait à une Mme Labussière. Le loyer était de 92 francs par an.

Elle a vu, cette humble maison, dont on a fait un petit musée, les heures les plus douces que vécurent les deux amants, depuis la nuit du 17 février. Ici, la double jalousie s’apaisait dans la vaste sérénité de la nature. Paris, aujourd’hui si proche, était encore très loin. Juliette, échappée à sa prison, refleurissait. Il y avait, dans cette femme, née du peuple, un peu de la grisette et de la paysanne, le tour d’esprit libre et vif et la fraîche naïveté qui survivaient à toutes les aventures de sa jeunesse. Avec sa robe et sa capeline de paille d’Italie, la princesse de théâtre, le modèle de Pradier, n’était plus que Mimi Pinson. Dans les bois de l’Homme-Mort, au carrefour de la Cour-Roland, elle allait attendre son amant, assise sur la mousse épaisse et verte qui abonde aux pieds des chênes. Quelquefois, il avait passé par là, le premier, et il avait laissé pour elle, au creux d’un vieux châtaignier, une lettre qui était un poème. Une flûte invisible soupirait dans les vergers. Le vent frôlait, sous l’yeuse, le calme miroir d’un étang. Une grâce virgilienne descendait, avec les ombres allongées des collines, sur ce paysage d’Île-de-France. La poésie diffuse dans les choses, devenait vivante au cœur de la femme et sous le front penché du poète. Des bois, de la fontaine, de la borne du chemin, des grands chars gémissants au crépuscule, des âmes confondues dans l’amour comblé, Olympio composait déjà le miel amer de sa tristesse.

Les années suivirent les années.

D’autres vont désormais passer où nous passâmes.
Nous y sommes venus, d’autres y vont venir,
Et le songe qu’avaient ébauché nos deux âmes,
Ils le continueront, sans pouvoir le finir.

Deux fois, trois fois, à longs intervalles, Victor et Juliette revinrent à l’« heureuse vallée ». Puis, ils n’y revinrent plus.

Juliette avait obtenu de reparaître au théâtre, dans Marie Tudor. Elle n’y fut pas égale à elle-même, et la cabale aidant, elle renonça définitivement à son art. C’est ce que Victor désirait, en secret. Il était trop jaloux pour partager sa maîtresse avec le public.

Elle rentra dans sa solitude. On l’oublia. Elle se consola dans ce culte de son dieu qui était son unique raison de vivre. Tendre servante d’amour, seule, trop souvent, dans le temple désert. Cette vie anormale la fatigua et la vieillit. Avant l’âge, ses beaux cheveux grisonnèrent. Puis elle perdit sa fille. Elle pleurait, maintenant, toutes les nuits.

Car les nuits étaient bien froides pour elle. Celui qu’elle chérissait, de toute son âme ardente et de tout son corps ardent, se détachait d’elle. Il invoquait, pour ne plus la rejoindre, dans le logis dont elle avait fait un sanctuaire, toutes sortes de prétextes : sa santé, ses travaux, sa campagne académique, sa campagne politique. Elle le plaisantait, en riant, sur « leur atroce chasteté », mais il y avait bien des larmes dans ce rire. Une femme ainsi retranchée de la vie, qui n’a rien au monde que son amour, une femme de ce caractère et de ce tempérament, ne se résigne pas sans une déchirante douleur à ce délaissement qu’elle croyait impossible. Elle acceptera tout, elle supportera tout, pourvu qu’elle garde dans ses bras refermés, l’amant qu’elle voit toujours pareil à lui-même. Les liens de la chair et ceux de l’âme sont mêlés, jusqu’à ce que la vieillesse, lentement, les dénoue, mais cela doit arriver par degrés, et si doucement, que les couples, unis par une longue et fidèle passion, s’en aperçoivent à peine, parce que l’intimité du lit leur reste infiniment chère, même quand le désir s’est évanoui.

Rien ne fut épargné à Juliette de ce qu’elle avait redouté. En 1851, elle reçut un paquet de lettres qu’une femme lui envoyait. Ces lettres, datées de 1844 à 1851, avaient été écrites par Victor Hugo à Léonie Biard, la « duchesse Thérèse » une très jolie femme blonde, qui était sa maîtresse depuis sept ans.

Juliette ne mourut pas de douleur. Elle courut à travers les rues de Paris, comme une folle, répandant son cœur et ses larmes sur le pavé. Puis elle écrivit une lettre où se montre la sublime générosité de l’amour vrai, prêt au sacrifice. Le poète se souvint alors. Il compara l’abnégation de Juliette à la férocité de Mme Biard. L’affreuse action de la jeune femme pesa sur lui comme un crime personnel, et quand se furent achevées les semaines d’« épreuve », voulues par Juliette, il revint à son vieil amour.

Mais le Démon de midi est entré dans sa vie.

À quarante ans passés, académicien, pair de France, reçu familièrement chez le roi, il aspire à devenir un conducteur de peuples et un prêtre de l’humanité, et voici que le Démon déchaîne en lui le grand Faune des bois du Parnasse. Le désir de la femme (ce que Juliette appelle « la plaie de la femme ») va brûler sa chair, rançon de la jeunesse trop sage et de l’amour trop jaloux. Entre les deux amants, le conflit continuera, avec des trêves et de courts apaisements, jusqu’à l’extrême vieillesse où ils arriveront tous deux.

Leur vie, après le coup d’État et dans l’exil, n’est plus qu’à demi secrète. Les fils mêmes du poète savent, et Mme Hugo ne l’ignore pas, que Juliette a traversé Paris sous les fusillades pour rejoindre et sauver Victor Hugo. Elle l’a suivi dans l’exil. Sa maison n’est pas très loin d’Hauteville House. Elle ne cesse de veiller sur le bien-être et la santé de son dieu. Sa litanie d’amour quotidienne ne s’est jamais interrompue, pauvre amoureuse en cheveux blancs !

L’Empire tombé, ils rentrent en France, non pas tous, car Mme Hugo est morte en 1868, et Juliette, enfin, sort de l’ombre. Elle est bientôt, presque officiellement, admise dans la maison de Victor Hugo, comme une épouse morganatique. Le couple septuagénaire a le bon goût de ne pas contracter un de ces mariages tardifs qui semblent une concession un peu ridicule à la respectabilité bourgeoise. Juliette n’y tient pas. Elle ne tient qu’à l’amour de son grand homme qui est toujours son « Toto ». Heureuse, elle pourrait l’être si les sens du poète, ou son cœur à elle, avaient vieilli. Elle ne se résigne pas à voir son ami courir des aventures indignes « de la majesté de son âge et de son génie ». Elle ne comprend pas que cette verdeur extraordinaire est un privilège exceptionnel dont il a l’orgueil. Elle souffre. Elle souffrira jusqu’à son dernier jour, et elle aimera, comme elle aimait dans la nuit du 17 février 1833, comme elle aimait dans la vallée de Bièvres. Les lettres de sa vieillesse sont aussi touchantes que celles de sa jeunesse.

« Si tu es bien, je suis bien. Si tu as bien dormi, j’ai bien dormi, et si tu m’aimes, je t’adore, écrit-elle le 3 mars 1876. Les oiseaux sentent déjà l’approche du printemps… Moi-même, mon grand bien-aimé, je sens refleurir en moi tous les souvenirs de notre jeune amour et mon vieux cœur battre plus fort en pensant à toi dans ce moment-ci… Où tu es attaché, il faut que je t’aime ; c’est le sort commun de la femme et de la chèvre, heureuses quand la corde qui les lie est assez longue pour atteindre quelques tendres bourgeons et quelques heures de bonheur… »

« Cher bien-aimé, mon âme vibre encore, tout émue de tes bons adieux, pendant que mes yeux s’emplissent de larmes de ne plus le voir et que mon cœur se gonfle de regret de n’avoir pu te suivre jusqu’au Sénat, comme autrefois. J’ai beau lutter de courage, de souffrance et d’amour, je sens que la vie ne veut plus de moi et que je perds du terrain à chaque minute qui s’écoule. Bientôt, je ne serai plus pour toi qu’un souvenir, hélas ! bien mélangé de bien et de mal, de bonheur et de désenchantement, résultat fatal de l’imperfection de ma nature, et si ce désenchantement doit avoir pour conséquence forcée l’oubli complet de notre amour mutuel en cette vie, je supplie Dieu de me donner à la fois la mort du cœur et celle de l’âme en me rendant au néant d’où je suis sortie. » (Juin 1878.)

Malade d’un cancer, devenue cette frêle figure de cire et d’argent qu’a peinte Bastien-Lepage, elle cache ses souffrances pour ne pas importuner celui qui est toujours son bien-aimé. Le 1er janvier 1883, elle écrit la dernière des vingt mille lettres où elle répète, depuis un demi-siècle, le même cri de passion :

« Cher adoré, je ne sais pas où je serai l’année prochaine à pareille époque, mais je suis heureuse et fière de te signer mon certificat de vie pour celle-ci par ce seul mot : Je t’aime.

« Juliette. »

Et la plume lui tombe des mains. Trois mois plus tard, le 13 mai, on la conduit au cimetière de Saint-Mandé près de sa fille Claire. La dalle de sa tombe ne porte aucun nom.

On a fait de Mlle de Lespinasse et de Marceline Desbordes-Valmore, des « saintes » de l’amour profane. Juliette Drouet ne mérite-t-elle pas ce nom, autant, et peut-être mieux, que ces deux femmes célèbres ? Elle n’avait pas l’intelligence cultivée de la première, et l’admirable génie poétique de la seconde. La qualité littéraire de ses lettres n’égale pas la beauté du sentiment qui les inspira. Mais ce qui est sans prix, dans ce témoignage, c’est le naturel, la vérité du cœur, tout nu.

L’amour, dans le mariage, subit les modifications qu’entraîne la vie conjugale, la maternité, la présence des enfants, les intérêts d’une carrière, le souci d’une fortune, car le mariage est un acte social et religieux. De là, son caractère particulier et sa haute noblesse. Mais il peut exister sans contenir de passion amoureuse, et s’il la contient, ses influences si complexes la transforment ou la détruisent.

Hors du mariage, l’amour, entre un homme et une femme libres d’eux-mêmes, doit compter aussi avec les nécessités étrangères ; avec la fonction ou le métier, surtout si la femme exerce une profession qui la rend indépendante de l’homme, avec les tentations, les possibilités d’aventure, le goût du renouvellement qui existe chez la femme, comme chez l’homme.

Dans le cas de Juliette Drouet, ces influences sont annihilées par les conditions de sa vie. Elle est l’amour ; elle n’est que l’amour ; elle est tout l’amour. Sa tendresse maternelle est dissociée de cette passion, puisque sa fille n’est pas la fille de Victor Hugo. L’amitié lui est interdite. Sa vie intellectuelle, resserrée dans l’œuvre hugolienne, ne peut ni s’étendre, ni se nourrir d’aliments nouveaux. La décision sans appel du maître condamne son corps et sa pensée à la réclusion. Il ne lui est permis que d’aimer.

Aussi l’amour, la jalousie inséparable de l’amour, et la servitude passionnée, apparaissent-ils, à nu, chez Juliette. Le fond primitif du Féminin s’y révèle. Il existe, dans les autres femmes, travaillé, cultivé, recouvert, dénaturé. Le voilà dans sa simplicité dépouillée.

Rencontre singulière : un romancier, égal à Victor Hugo par le génie, a trouvé, une fois, dans son œuvre immense, ce Féminin essentiel, et il a créé une figure qui rappelle, par certains traits, celle de Juliette Drouet. La courtisane amoureuse, la maîtresse de Rubempré, Esther, est aussi une fille du peuple. Elle a roulé beaucoup plus bas que Juliette, et véritablement, dans la boue. Cependant son âme est restée intacte, avec toutes ses puissances d’amour qu’elle ignore. Et voici le miracle : ces puissances se révèlent, lorsque paraît Lucien de Rubempré, conduit en secret et en sourdine par Vautrin. Esther rejette les haillons de sa vie et se donne tout entière. Elle accepte de vivre cloîtrée dans sa maison, cloîtrée dans une pensée unique, vouée au culte de son amant, dont elle a fait son dieu. Tout intérêt, tout désir, tout sentiment étrangers à son amour sont supprimés de sa vie. Elle est, comme Juliette, l’amour exclusif, réduit à lui-même, se nourrissant de lui-même.

L’histoire a semblé, ami lecteurs de 1842, une invention romanesque.

Bien probablement, Balzac savait ce que tout le monde savait des amours de Victor Hugo : peu de chose. Y a-t-il pensé en créant l’admirable figure d’Esther ? Ce n’est guère probable.

Il y a parenté d’un ordre différent, entre Juliette et cette martyre du génie masculin : la comtesse Tolstoï. Celle-là aussi, jeune et belle — et virginale — s’est donnée totalement à un homme qui dépasse l’ordinaire humanité. Elle a vécu dans son ombre, pour le soigner et le servir. Elle a été jalouse jusqu’à la folie ; et l’âge même n’a pas diminué, dans le dieu qu’elle adorait, de bestiales exigences physiques. Cependant, quelles différences et s’il fallait décider qui, de l’une ou de l’autre femme, a eu la meilleure part, la réclusion amoureuse de Juliette paraîtrait un paradis, comparé à l’esclavage conjugal de la comtesse Tolstoï. Condamnée à la reproduction perpétuelle, toujours grosse, nourrice, ou malade, cette malheureuse femme devait encore subir la rancune du prophète de la chasteté qui regardait le lit conjugal comme une étable immonde et lui-même comme un porc. En ce qui le concernait, il avait raison. L’amour, dès qu’on le croit impur, est impur. Un mariage strictement fidèle, si l’idée du péché le contamine, aussitôt se corrompt et pourrit la vie des deux époux. C’est une déviation morale spécifiquement russe. Victor Hugo voulait aussi que l’amour se purifiât par l’« expiation », mais cette idée romantique comportait un hommage à la beauté divinisée de l’amour. Juliette ne s’y trompait pas. Si des querelles éclataient entre eux, les réconciliations étaient belles. Les larmes versées faisaient fleurir des poèmes immortels. Et tant qu’à payer par de cruelles douleurs la gloire d’inspirer un chef-d’œuvre, à la Sonate à Kreutzer toutes les femmes préféreront la Tristesse d’Olympio.