Ernest Flammarion (p. 82-119).


iv

LE BONHEUR CONJUGAL


Les époux de Venise.

Dans le château de Belcaro qui fut en 1555 le quartier général du duc de Marignan, défenseur de Sienne contre Montluc, on voit, au plafond d’une salle, une belle fresque de Baldassare Peruzzi, représentant le Triomphe de Vénus. Aux quatre angles de la composition principale, sont quatre médaillons charmants où l’artiste a figuré, avec une intention satirique, les quatre moyens les plus efficaces de séduire la femme, même quand cette femme est une déesse.

Vénus caresse l’Amour, dans le premier médaillon, et cela signifie que la femme ne refuse rien à la beauté qui lui promet la tendresse et le plaisir.

Vénus se laisse caresser par le dieu Mars, dans le second médaillon, et cela signifie que la femme ne résiste pas à la Force virile incarnée en un beau militaire.

Dans le troisième médaillon, Vénus suit Mercure qui l’entraîne. Et cela signifie que la femme subit le prestige des gens très riches et des menteurs éloquents.

Dans le quatrième médaillon, Vénus cède à un vieillard implacable, qui est le Temps, armé de sa faux. Et cela signifie qu’en amour, comme en guerre, la victoire est à celui qui saura persévérer.

Mais nulle part, le peintre n’a montré Vénus aux bras de Vulcain, son mari. Sans doute pensait-il que le mariage n’a aucun rapport avec l’art de séduire, et n’empêche pas la quadruple séduction par l’amour, la force, l’or et le temps.


Je me rappelais cette peinture lorsque après avoir quitté Sienne et Florence, je m’étais arrêtée à Venise. L’hôtel où j’habitais ouvrait ses larges fenêtres juste en face de la Salute. L’odeur de l’eau qui sent le bouquet fané, se diluait dans le vif courant d’air du Grand Canal et n’était plus qu’une vague allusion à la mort, tout à fait convenable en ce temps de Toussaint, mais qu’on pouvait oublier. Les gens assis par couples, aux tables de la salle à manger, n’y pensaient guère, il me semble, car c’étaient de jeunes hommes et de jeunes femmes, en voyage de noces ou en voyage d’amour. Je ne compte que pour mémoire les autres touristes, Allemands au crâne rasé, vieux Anglais bien nets, aux figures rouges, et vieilles Anglaises chevalines, qui font partie du mobilier ordinaire des hôtels vénitiens, comme le nègre à plateau du vestibule et la vitrine où l’on expose des colliers de verre, des cuirs peints, des dentelles et des mosaïques.

L’amour légitime et l’amour contrebandier étaient vraiment les maîtres de cette maison. Presque chaque jour, un ménage arrivait. Il y en avait de toutes races et aussi de tout âge. On reconnaissait les légitimes à leur jeunesse. Les amants de vingt ans sont rarement assez riches pour faire le voyage vénitien. Ils se contentent de paradis plus proches. C’est plus tard, dans la vie, quand ils ont conquis la fortune et l’indépendance qu’ils peuvent partir pour les pays d’amour. Mais alors ils sont moins jeunes et ils ne s’envolent pas ensemble, car leur compagnon de pèlerinage, au cours de la route, a changé.

Les amoureux légitimes ont des parents qui font les frais du voyage, et leur ôtent le vulgaire souci de l’argent. Leurs passeports moraux sont visés. Leur conscience est en paix. Le verjus des vignes interdites n’agacera pas leurs dents. Pourquoi semblent-ils moins heureux que les autres, les contrebandiers ? Et que viennent-ils faire à Venise ?

Hélas ! ils sont à Venise, parce que dans leur monde français, anglais, suisse ou allemand, l’usage, quand on est d’un certain rang social, impose le voyage de noces en Italie, avec une halte à Venise. Ils ont suivi l’usage. Ils sont en service commandé.

Est-ce vraiment la ville de l’amour, cette Venise amphibie, déliquescente comme une verrerie oxydée par les éléments ou comme une opale qui va mourir ? L’air qu’on y respire est empoisonné de littérature. On y marche sur les amours célèbres, cadavres illustres, étalés dans les librairies, annoncés par les guides, proposés comme des modèles ou des aphrodisiaques aux couples qui ne savent pas être heureux tout seuls et tout simplement.

L’Amour-cérébral, nourri de livres et de musique, prend des forces en se couchant dans le lit de Byron, dans le lit de Musset, dans le lit de Wagner, dans le lit de la Duse. Il écoute le gondolier, dans la nuit, et se souvient de Casanova. Que ne peut-il se déguiser, pour un carnaval imaginaire, avec le masque blanc et le manteau noir ? Ses jouissances, alors, seraient plus vives.

L’Amour vrai n’a pas besoin de ces décors et de ces excitations. Il chante sa propre barcarolle, et ne se nourrit pas de citations, entre deux baisers. Il porte en lui-même sa féerie. Le souvenir qu’il garde de la vieille sirène mourante est jeune, tendre et léger. Au miroir adriatique qu’elle lui tend, il ne voit que son propre visage.

Mais le sentiment de ces couples associés par des intérêts de famille et selon des convenances sociales, ce sentiment qui aura besoin, pour s’épanouir et porter fleur, du climat paisible où il est né, que cherche-t-il ici, qu’y peut-il trouver, sinon une obscure inquiétude ?

Imprudence des parents. Il fallait envoyer ces petits ménages à Paris, les jeter dans un tourbillon où ils n’auraient pas eu le loisir de regarder les autres, de comparer, de regretter.

Nous les voyons, ces jeunes couples, le jour de leur mariage, étourdis par les compliments et les baisers. Leur fatigue ressemble à l’accablement du bonheur, et les femmes mariées depuis dix ans, celles qui « savent » et n’ont pas eu le temps d’oublier, les observent avec un peu d’envie, quelquefois un peu d’aigreur, souvent un peu de pitié. Comment ne pas s’attendrir sur ces débutants, ignorants d’eux-mêmes, embarqués pour la grande aventure de la vie ? On souhaite qu’un bon vent souffle dans leurs voiles, et qu’ils abordent très tard au port tranquille de la vieillesse, après le périple ordinaire et prévu, où ils n’auront pas dû subir trop d’orages et jeter trop de leurs trésors à la mer.

On leur dit :

« Soyez heureux ! »

Et ils partent pour Venise.

Je regarde un de ces ménages, entre autres, ménage français, évidemment provincial. Cela se sent aux façons du mari, car il est, à vingt-six ou vingt-huit ans, déjà sérieux, avec cet air d’homme important, d’homme établi, que n’ont pas les Parisiens du même âge.

La jeune femme, en robe beige, est à peine majeure, et tellement ordinaire, qu’elle prend la valeur d’un type. Pas jolie, pas même laide, forte créature bien charpentée, à qui la première maternité fera une croupe de jument, elle n’est pas la « jeune fille moderne » classique, telle que les romanciers la peignent d’après quelques modèles pris à Paris, dans les milieux où l’on étudie et dans les milieux où l’on s’amuse. Elle est l’enfant de bourgeois qui ne sont pas encore ruinés ou de parvenus arrivés à la bourgeoisie ; pas du tout une snob, pas du tout une artiste, peut-être pas une fille nulle, à coup sûr une bonne fille. Il suffit de regarder ses yeux francs et sa bouche qui voudrait sourire. Il y a, par le monde, des milliers de filles comme celle-là.

Sur elle, comme en elle, tout est neuf : la robe, le manteau, le sac à monogramme d’or, le collier de perles, les bagues coûteuses et le chapeau imposé par la grande modiste de la ville, d’après le dernier modèle de Reboux.

Sous ce chapeau, la jeune figure sans fard ne doit rien qu’à la nature, et, vraiment la dette est légère parce que la nature n’a pas donné beaucoup. L’éclat du teint, un timbre de voix mélodieux, tiennent parfois lieu de beauté à des femmes qui eussent mérité d’être belles, car l’essentiel n’est pas d’être jolie, mais de le paraître, et de ne pas laisser à l’amour qui s’approche le temps de la réflexion.

L’amour, s’il s’est approché de la jeune femme à la robe beige, a bien eu le temps de réfléchir, et, gardant ses distances, il a cédé la place à ce trio qui préside aux mariages bourgeois : la Raison, l’Intérêt, la Coutume. Il suffit, pour tout comprendre, de regarder le mari.

C’est un monsieur. Il est né comme ça. Un monsieur. Pas un jeune homme. Pas un amoureux. Pas un amant. Un monsieur. L’on devine qu’il sait ce qu’il veut, qu’il ne perd jamais une heure, qu’il est probe et consciencieux, qu’il ne gâche pas son argent, qu’il gagnera tous ses grades, « au choix », et sera décoré, sûrement, vers la quarantaine. S’il trompe sa femme, ce sera discrètement. Ses aventures, sans lendemain, ne ruineront pas le ménage. Si sa femme est pieuse, il ne s’en plaindra pas. La dévotion, pensera-t-il, occupe l’esprit et calme le cœur inquiet des femmes. Cependant, méfions-nous des curés ! Tel est ce bourgeois, type indestructible d’une certaine catégorie sociale.

Qu’est-il venu faire à Venise ?

Quinze ou vingt jours de mariage, quinze ou vingt nuits. Songez à la rencontre de cet homme et de cette femme, réduits à eux-mêmes, dans leur vérité, dans leur nudité. Pour la fille la moins ignorante, l’initiation est toujours un choc moral et physique. Ce mystère ne s’accomplit pas comme on le voit dans les romans, où l’homme se rend maître, avec une facilité heureuse, d’une vierge ravie de ne plus l’être, et qui délire de volupté (!). Dans la vie réelle, c’est moins simple. Un tel événement comporte bien des possibilités de souffrance, de laideur, de brutalité, de ridicule. Pour que la femme se rappelle sans rancune les derniers moments de la vierge, il faut qu’elle ait trouvé un amant dans son jeune mari. Combien de jeunes maris savent leur métier d’amants ? Ceux qui l’ont appris, ou qui le connaissent, d’instinct, tendrement, ardemment, ceux-là peuvent emmener leur petite épouse à Venise.

Mais ce monsieur, ce mari de la jeune femme en robe beige, il n’avait pas le don. Il n’était pas un amant. Et cela se voyait à sa mine, à son attitude, à la mine et à l’attitude de sa femme. Et aussi, à ce que le matin, il était toujours de mauvaise humeur. Il ne prenait pas le petit déjeuner dans sa chambre. Il descendait à la salle à manger, avec sa femme déjà toute prête pour sortir. Et quel air las et dégoûté ! Quels chipotages sur ce pain mal cuit, le lait trop bleu, le beurre trop jaune, le café trop pâle ! Un heureux amant, c’est un homme qui voit la vie en beau, qui s’amuse, comme un enfant, des petites disgrâces quotidiennes, qui est gai, par reconnaissance, et qui a, tout naïvement, grand appétit. La femme qu’il a charmée et comblée, l’admire. Elle le tient pour unique au monde, et se tient pour une privilégiée du sort. Ces deux êtres, d’où rayonnent la joie et la volupté comme un halo de lumière, si vous leur disiez le vers fameux de Lucrèce sur l’« animal triste », ils vous répondraient que le poète latin n’avait jamais connu l’amour, le vrai amour, leur amour à eux deux. Et ils riraient.

Il ne riait pas, le mari de la dame en beige. S’il avait osé exprimer sa plus profonde pensée, il eût avoué :

« Je n’ai pas assez dormi et je m’embête. »

La jeune femme parlait, toute seule, pour apaiser le dieu irrité, meubler le vide du dialogue et se réconforter le cœur. Pauvre petite ! Elle ignorait l’art de conduire un homme par les chemins où il passe sans s’en apercevoir, mené par une main légère qu’il ne sent pas. Elle était inexperte en tout et curieuse de tout, mais ce monsieur dont elle était la femme, pour la vie et pour l’éternité, ce monsieur qui couchait avec elle la nuit, ce monsieur qui allait lui faire — s’il ne lui avait déjà fait — un enfant, elle n’était pas bien à l’aise avec lui. Il l’intimidait.

Et lui, de jour en jour, se contraignait de moins en moins. Il se jetait sur le courrier qu’on lui apportait à table, comme un naufragé sur une bouée flottante. Il feuilletait le Guide bleu. Et puis, au repas de midi, au repas du soir, il posait à côté de son assiette, un tas de journaux de France, et il les couvait d’un regard dévorateur.

Il pensait à ses affaires. Il pensait à son bureau, à son usine, à son étude, à ses employés, à ses paperasses, à toute cette vie qui était sa vraie vie, hors de quoi il était un exilé, furieux de perdre son temps, contraint à jouer un rôle sentimental qui ne lui convenait pas, dans cette Venise puante et délabrée.

Et maintenant — après dix années, — j’imagine ce couple, tel qu’il est devenu probablement. Le mari est un mari convenable, un bon père, et sa femme n’est pas du tout malheureuse. Elle craint seulement d’engraisser. La vertu secrète du mariage, qui le fait durer, a si bien adapté ces deux êtres l’un à l’autre, que la femme a pris les idées, les opinions, les goûts et les dégoûts du mari. Elle est une dame, comme il est un monsieur. Elle remplit les contours de la figure conventionnelle de l’épouse. Tout ce qui était personnel à la jeune fille, ses pauvres petits désirs, ses pauvres petites aspirations, son pauvre petit trésor caché, méconnu, stérile, a disparu. Elle est solide, prosaïque, économe, ambitieuse pour ses enfants, dure aux jeunes hommes qui dilapident leur héritage et aux jeunes femmes qui ne se contentent pas d’un excellent mari comme le sien.

Quelquefois, elle parle du passé, du beau voyage qu’elle a fait en Italie. Les gens qui ne sont pas allés, qui n’iront jamais à Venise, lui disent :

« Comme vous avez dû être heureuse ! »

Elle murmure :

« Ah ! Venise !… Venise !… »

Et les jeunes filles, en l’écoutant, rêvent du Grand Canal, du Campanile, des gondoles où l’on s’étend, à côté d’un mari amoureux. Car il y a encore des jeunes filles sentimentales, comme il y a des femmes à longs cheveux. Elles existent, mais on n’en parle pas.

Croyez-vous que l’ancienne jeune femme en robe beige se souvienne de l’homme ennuyé qui lisait les journaux, sans mot dire, dans la salle à manger de l’hôtel ?

Non. À force de raconter le voyage d’amour qu’elle aurait voulu faire, elle croit réellement l’avoir fait. Ses souvenirs magnifiés composent une espèce de légende et cela suffit à cette femme raisonnable pour contenter le peu qui reste en elle de la jeune fille d’autrefois. Elle s’est inventé un roman qui s’appelle :

Le voyage de noces à Venise
ou
Le bonheur parfait.

C’est un bonheur pour les femmes que d’avoir un peu d’imagination sentimentale, et les éducateurs se trompent qui croient devoir éteindre ce petit feu, par prudence.

Sur l’album d’une jeune fille, j’ai lu quelques lignes d’un auteur dramatique célèbre qui a étudié le mariage à l’état de crise, c’est-à-dire dans le moment inévitable où la femme s’aperçoit que l’amour conjugal est un autre amour que l’amour.

« Mademoiselle, lui disait-il, à peu près, on prétend que la jeunesse est l’âge du bonheur parce que c’est l’âge des illusions. N’en croyez rien. Les illusions sont les pires ennemies du bonheur. Perdez les vôtres le plus vite possible. La vie est terne. La vie est décevante. Il faut la voir dans sa vérité, et l’accepter dans sa médiocrité. »

La jeune fille, ainsi avertie, ne paraissait pas convaincue. Elle me demanda d’écrire, à mon tour, quelques-unes de ces pensées « sublimes » que tous les écrivains ont en réserve, à l’usage des albums. Je ne perdis pas cette occasion de contredire le donneur de conseils lugubres. Et j’écrivis, dans le feu de l’indignation :

« Mademoiselle, n’en croyez pas M. X… Il n’a plus d’illusions, encore qu’il ne soit pas vieux. C’est l’effet d’une disposition morale qui lui est particulière, et qu’on ne doit pas regretter puisqu’elle a produit de belles œuvres. Mais, au nom du ciel, Mademoiselle, qui avez des illusions, conservez-les, le plus longtemps possible, puisqu’elles vous montrent la vie belle et brillante, et vous donnent le courage d’y entrer gaiement. Quand elles seront fanées, laissez-en fleurir d’autres. Il en est pour toutes les saisons de la vie. Croyez que la jeunesse dure longtemps, et vous vieillirez moins vite. Croyez que l’amour existe, et vous le ferez naître. L’amour et le bonheur, ce sont les miracles de la foi. Les auteurs dramatiques et les romanciers sont tristes parce qu’ils n’ont plus la foi, et ils se croient très sages parce qu’ils sont tristes. Admirez leur talent, et méfiez-vous de leur expérience. Je vous souhaite de garder vos illusions renaissantes jusqu’à l’âge de cent ans. Vous n’en serez pas moins aimable et vous en serez plus heureuse. »

Les illusions ne sont dangereuses que si on les perd sans les remplacer et si la déception aigrit une âme inconsolable. Mais qu’est-ce qu’on entend par « illusions » ? Des idées fausses, le délire d’une imagination pervertie, un effort d’évasion hors de la réalité, ou bien une certaine lumière qu’on projette sur cette réalité, et qui l’embellit ? Le soleil méridional touche un mur de caserne ou un bureau d’octroi : il en fait deux choses dorées, magnifique volupté des yeux. Le passant regarde ce mur et ce bureau, objets naturellement antipathiques, et il est heureux sans savoir pourquoi, comme s’il vivait dans la féerie. La couleur de ses pensées reflète la merveille. Cependant ce n’est qu’un mur de caserne, ce n’est qu’un bureau d’octroi. Mais il y a le soleil dessus… Dira-t-on que l’or du soleil est illusoire parce qu’on ne peut pas le monnayer ? Il existe puisqu’on le voit. Il est bienfaisant, puisqu’il vous rend joyeux. Et tout le monde sait ça, d’Orange à Aigues-Mortes et de Toulouse à Menton, dans le pays où la vraie sagesse pousse comme la vigne et l’olivier. Entre ce qui paraît être et ce qui est, la différence est petite, s’il y en a une.

Après cela, je veux bien avouer qu’on peut vivre sans illusions, comme on vit sans soleil, et que le mariage est un pays où il y a beaucoup d’ombres. Je veux bien avouer que l’amour et l’amour conjugal sont deux divinités qui ne sont pas jumelles. Est-ce à dire que les mariées de vingt ans, quand elles partent pour Venise, y vont chercher l’amour conjugal, avec sa figure conjugale et son accent conjugal ?

Non. C’est l’amour tout seul qu’elles espèrent trouver. Elles ne font pas la différence. Si elles pouvaient la faire, auraient-elles tant de joie à se marier ?

Ne considérons pas les jeunes filles qui ont mené une vie de garçon — et même celles-là, si elles se marient, se monteront bien la tête, et se persuaderont qu’elles sont éprises pour la première et la dernière fois ! — Regardons les autres, plus nombreuses : comme elles ont envie d’aimer leur mari, de l’aimer d’amour et d’en être aimées d’amour ! Comme elles se plaisent à oublier que leur bonheur est légitime, et que l’Église et l’État les protègent ! Toutes ont le même plaisir puéril à dire :

« Mon chéri, nous n’avons pas l’air sérieux. Nous n’avons pas l’air mariés. On doit penser que je suis ta maîtresse… »

Plus elles sont jeunes et pures, et plus cette idée les ravit.

C’est qu’elles sentent, avec leur instinct infaillible, que l’amour a horreur de la contrainte. Il est gratuit et n’est pas obligatoire. C’est un dieu antisocial, anarchiste, hostile à l’idée du devoir, et qui se suffit à lui-même. Il n’a cure ni de morale, ni de sécurité, ni des intérêts du pays, ni de l’avenir de la classe bourgeoise, ni même de la nécessaire repopulation. S’il repeuple, c’est bien par hasard. L’amour est une espèce de loup qui craint le collier.

Le mariage lui passe un collier, en lui faisant croire que c’est léger !… Et le fauve devient un animal domestique. Mais il a le cou pelé.

Les jeunes mariées s’en apercevront toujours assez tôt. Ah ! qu’elles jouissent d’apprivoiser le dieu farouche ! Qu’elles oublient l’Hymen avec sa torche allumée aux autels de la Loi ! Qu’elles ne soupçonnent jamais que des casuistes et des magistrats ont inventé pour l’étreinte amoureuse le nom horrible de « devoir conjugal ». L’homme qui saura leur donner la fête des sens et du cœur, sera-t-il absolument sûr de les garder, toujours dévouées, toujours fidèles ? Hélas ! qui peut répondre de soi, à vingt ans ? Il arrive que des mariages délicieusement commencés, finissent mal… Mais ceux qui ont mal commencé et qui continuent mal, sont-ils plus enviables ?


Les gâcheurs.


Il n’y a pas bien longtemps, une jeune femme vint gémir au coin de mon feu. (Ceci n’est pas une métaphore : ce « feu » était de bois flambant, et non pas une convention littéraire, usitée même chez des gens pourvus de radiateurs et privés de cheminées.) Donc, au coin de ce feu archaïque et gaspilleur de calories, mais propice aux confidences, ma jeune amie se plaignait.

Charlotte est ce qu’on appelait au siècle dernier « une honnête femme ». Entendez qu’elle n’a pas d’amant. Elle n’en a pas pour diverses raisons : parce qu’elle garde quelques « principes » hérités d’une austère lignée de provinciales ; parce qu’elle ne connaît que des hommes trop occupés, trop surmenés, pour jouer les tentateurs ; parce qu’elle est irrésolue ; parce que son heure n’a pas sonné ; parce que… j’allais écrire, en pensant au mari :

« Parce qu’il n’y a pas de justice. »

S’il y avait une justice, cet homme-là serait ce qu’il mérite d’être. Et il ne l’est pas.

Ce mari, quand il était fiancé, disait à sa future femme, qu’il était sûr de la rendre heureuse, parce que leur mariage différait beaucoup des mariages « modernes » où chacun va de son côté sans s’inquiéter du conjoint.

« Nous serons très unis, déclarait-il. Et d’abord, promettons-nous de ne jamais prendre un plaisir l’un sans l’autre. »

Charlotte fut ravie de cette amoureuse pensée. Elle promit. Et puis elle se maria. Et elle s’aperçut bientôt que son mari avait oublié, simplement, de l’avertir qu’il ne prenait, ni ne comptait prendre, aucune sorte de plaisir coûteux… Il n’aimait que les plaisirs économiques. Tels que les concerts par T. S. F., le cinéma de quartier, le théâtre à prix réduit (lorsque la salle, aux dernières représentations d’une pièce qui a eu un grand succès d’estime, est quasi vide), et surtout les conférences à la Sorbonne ou dans les mairies. Il y conduisait sa compagne, coiffée d’un chapeau et vêtue d’un manteau « tout aller », parce qu’on ne s’habille pas pour ces sortes de fêtes, « ce qui est bien agréable », disait Monsieur. Charlotte, elle, ne disait rien. Son majestueux mari, grand, gros, fort, coloré, un de ces hommes qui font l’admiration des femmes du peuple par leur physique, ne la terrorisait pas ; il la dominait. Elle l’admirait de bas en haut, comme un monument.

Cependant, avec les années, ces divertissements parurent monotones à Charlotte, d’autant plus que son mari était sérieux, économe, et mesuré en tout. Je dis « en tout », et vous avez compris. Les retours de conférences et la tasse de chocolat, figurant un souper d’amoureux, n’excitaient plus que rarement les sens de cet homme dépourvu d’imagination. C’est, dites-vous, une phase critique, une phase inévitable, de la vie conjugale.

Admettons cela comme vérité. C’est la « crise ». Elle se manifeste de cent manières, et souvent, très souvent, par le dégoût des plaisirs économiques et le goût des plaisirs coûteux. Un mari qui sait son métier de mari ne s’y trompe pas, ce qui est le moyen de n’être pas trompé.

Il avise à temps. Il renouvelle son personnage. Il fait la part du feu. Il satisfait le besoin de changement qui est naturel aux femmes comme aux hommes. Autrefois il eût proposé de déménager. Maintenant, il conseille de rafraîchir l’appartement, de chercher des couleurs nouvelles, des papiers inédits, des étoffes amusantes. Une femme qui s’inquiète d’assortir des soieries sur échantillon et qui chambarde les meubles de pièce en pièce, n’a jamais du vague à l’âme. Cela vaut un voyage pour les couples empêchés de voyager.

Le sage époux de Charlotte avait horreur des chambardements, et pour achever le malheur de ma jeune amie, la « crise » conjugale coïncidait justement avec la crise — la grande.

Aussi, Noël étant tout proche, l’homme sérieux dit à sa femme :

« L’année finit mal. Celle qui suivra va commencer plus mal encore. Soyons raisonnables : supprimons les étrennes. »

Et il ajouta :

« Nous nous connaissons assez pour n’avoir plus besoin de nous prouver notre affection réciproque par des cadeaux, à des dates prévues… »

Puis il embrassa sa femme muette, et s’en fut, content d’avoir bien parlé.

La façon de donner… oui, elle ajoute du prix à ce qu’on donne. Encore faut-il donner quelque chose, et n’est-il pas admirable que des gens déploient un véritable génie pour trouver la… façon de ne pas donner ?

Ces hommes qui voient mesquin sont des gâcheurs de bonheur. Il y en a bien d’autres. Il y a les maniaques, les tatillons, les indécis, les sans-gêne, et les fils à maman qui tremblent devant une mère effroyablement susceptible et jalouse de sa bru.

Mais il y a aussi des gâcheuses, et les femmes qui se plaignent sont, dans la moitié des cas, responsables de leur malheur. Je n’écris pas ce petit livre pour faire l’apologie des vertus féminines et crier haro sur l’homme. Il n’est pas meilleur que nous. Est-il pire ? Je crois bien que nous nous valons.

Pensez à tous les malheureux qui sont affligés de femmes laides, de femmes négligées, de femmes coquettes et dépensières, de femmes menteuses comme des diables, de femmes à prétentions, de femmes à crises de nerfs, de femmes jalouses, de femmes persécutées par elles-mêmes, de femmes incurablement stupides et de femmes qui ont toujours raison !

Aucun mariage ne va sans surprises, pour ne pas dire déceptions. L’entente conjugale suppose une mise au point qui n’est pas l’œuvre d’un jour. On épouse un fiancé et l’on vit avec un mari. Ce n’est plus le même homme. On épouse une jeune fille et l’on vit avec une femme qui change, dans son corps et dans son esprit, et devient une autre personne.

L’amour est la porte dorée du mariage. Il faut passer par cette porte pour entrer joyeusement au pays du bonheur conjugal. Et il faut y entrer seuls.

Osons l’avouer : presque tout le mal qui afflige les nouveaux ménages et les met en péril, leur vient de leurs familles.

En épousant un homme ou une femme qu’on chérit, on épouse des parents qu’on ne chérit pas. L’affection viendra plus tard, mais sauf exception, elle n’est pas encore venue et il y a, dans la famille étrangère où vous entrez, des personnes dont votre mariage trouble les habitudes, qui satisfont d’inconscientes rancunes sous couleur de vouloir votre bien. C’est une mère dont vous prenez le fils unique, et qui est torturée de chagrin parce qu’elle passe au second rang dans la vie, sinon dans le cœur de ce fils. C’est un père à qui vous enlevez sa fille. Ce sont des beaux-frères et des belles-sœurs qui ont toujours quelque petite ou grande raison de vous blâmer, et qui ne s’en privent pas. Pourquoi ces gens vous aimeraient-ils ? Ils vous connaissent à peine. Ils n’ont pas vos idées sur la politique et la religion. Ils n’admirent pas votre mobilier dont vous êtes fière. Le quartier que vous avez choisi d’habiter leur déplaît. La forme de notre nez leur semble ridicule. Vous avez une automobile et ils n’en ont pas. Vous êtes plus riche qu’eux, et ils vous jalousent, ou bien vous êtes plus pauvre et ils vous méprisent.

Ils ont le droit de se mêler de vos affaires, puisqu’ils deviennent vos parents. Ils ont le droit de connaître les défaillances de votre santé, vos manies, vos relations particulières ; ils ont le droit d’intervenir dans vos querelles conjugales. Ils ont le droit de vous horripiler à mort. Ils en usent.

Ayez donc la sagesse d’habiter seuls, même si vous devez être mal logés. Même si vous devez vous servir vous-même. Même si vous devez, à la fin du mois, par économie forcée, boire de l’eau pure et prendre les secondes classes dans le métro. Être seuls, être libres, être soi, première condition du bonheur.

Car le bonheur conjugal existe. On ne le trouve pas tout fait en se mariant. On le fait. À force de tendresse, d’indulgence, de patience et de bonne volonté, après bien des heurts inévitables, quand on a travaillé et souffert ensemble, on finit par s’accepter l’un l’autre.

Le mariage a rectifié la figure imaginaire que l’on avait créée, que l’on avait aimée d’abord. Et si l’on est arrivé à aimer la figure véritable, doucement éclairée encore par le reflet du jeune amour et l’illusion charmante des noces, on a des chances d’être heureux.



Conseils à une jeune épouse.


La mariée en question n’est pas d’aujourd’hui. Si par miracle, elle vivait encore, elle aurait quelque six cents ans. Il n’est plus que poussière ou « je ne sçais quels petits os », le corps « souëf » de cette dame. Et l’homme qui écrivit pour elle des avis charmants, l’auteur du Mesnagier de Paris, n’est plus, lui aussi, que cendre. Mais les conseils qu’il donna ont encore du suc et de la grâce. Les jeunes femmes de ce temps-ci auront profit à les lire, à les méditer, et à les suivre, en transposant pour notre époque, ce qui sent trop le xive siècle.

De même que le commandement évangélique : Aimez-vous les uns les autres, contient la loi et les prophètes, de même le début de l’exhortation contient, en une phrase, l’essentiel :

Vous devez être amoureuse de votre mari.

Et comment ?

Par-dessus toutes les créatures vivantes, car il est évident que tout homme doit aimer et chérir sa femme, et que toute femme doit aimer et chérir son homme.

Cet amour conjugal s’exprimera… par l’obéissance.

On voit bien qu’on est en 1393. Qui donc, Mesdames, oserait vous parler, sérieusement, d’obéissance ? Le mot est dans le Code. Vous jurez obéissance au monsieur que vous épousez, devant l’officier de l’état civil, mais personne ne prend au sérieux cet incroyable serment, ni vous, ni votre conjoint, ni le maire lui-même. Cette obéissance, c’est une politesse verbale, une clause de style. Si votre époux comptait sur cette formalité pour vous obliger à ne pas acheter le chapeau qui vous plaît et qui ne lui plaît pas, il passerait pour un tyran. Cependant, le vieux moraliste ose parler de cette sainte vertu, si rarement pratiquée et si peu praticable, croyez-vous. Il la conçoit, d’ailleurs, comme une aimable et adroite ruse.

Ne soyez, dit-il, ni arrogante, ni répliquante. Il y a des femmes qui veulent glosser sur la raison et le sens de leur mari, et qui, pour faire les entendues et les maîtresses, agissent ainsi en public plus qu’autrement, ce qui est pis. Quand les maris se trouvent mieux obéis ailleurs qu’ils ne l’étaient dans leur maison, ils négligent leurs épouses… Celles-ci en sont ensuite fâchées, mais il est plus malaisé de reprendre son oiseau quand il est échappé de sa cage que de l’empêcher de s’envoler. Car il n’est si mauvais mari qui ne veuille être obéi et réjoui par sa femme.

Il faut donc plaire à son mari. C’est un devoir et ce peut être un plaisir, puisqu’une honnête coquetterie est recommandée. L’auteur a dû voir, dans son entourage, des dames négligentes et débraillées qui lui ont laissé un affreux souvenir, des dames qui sortaient le matin de leur chambre avec le col de leur chemise tout froissé « comme il arrive aux ivrognesses, aux folles, et aux sottes qui ne tiennent pas compte de leur tenue et de l’honnêteté de leur état et de celui de leur mari ; qui s’en vont les yeux levés, la tête fièrement dressée comme un lion, leurs cheveux sortant de la coiffe, les cols de leur chemise et cotte déplacés ; et marchent hommassement et se tiennent laidement devant les gens sans en avoir honte. » La jeune femme sera correcte en son vêtement et prudente en sa conduite. Elle ne fréquentera point « ces audacieux et oisifs jeunes hommes qui font trop grande dépense selon leurs revenus, et qui, sans terres et sans lignage, brillent comme beaux danseurs ». Sage conseil, qui donne à penser que l’espèce « gigolo » existait déjà et que les femmes étourdies s’y prenaient comme alouettes aux gluaux. Fuyez donc ces trop jolis messieurs, ô prude et vertueuse dame, et prenez soin d’accomplir les six œuvres de miséricorde qui sont de nourrir les pauvres, vêtir les nus, de prêter de l’argent aux nécessiteux, et de leur remettre leur dette s’ils ne peuvent l’acquitter ; de visiter les malades, d’héberger les sans-logis et d’ensevelir les morts, toutes choses faites pour l’amour de Dieu, sans ostentation et vaine gloire. Il ne faut pas, surtout, qu’une femme se pose en savante. Le mari, s’il n’est, par profession, ce qu’on n’appelait pas encore un « intellectuel » — mais la chose a précédé le mot — le mari, noble ou bourgeois du xive siècle, possède seulement des notions de grammaire et calcul, et, quelquefois il sait, tout juste, lire et écrire. Ce qui donne à penser que si sa femme, par hasard, a « des clartés de tout », ces clartés ne sont pas trop éblouissantes. Mais elle ne doit pas en aveugler son mari. Au contraire, c’est de lui qu’elle tiendra ses lumières. L’homme lui expliquera ce qu’elle a besoin de savoir, et il le fera en particulier. Ce serait une inconvenance si elle l’interrogeait devant le monde « par manière de domination ».

La récompense de cette modestie féminine c’est le bonheur domestique, dont l’auteur fait un charmant petit tableau. Il montre l’homme occupé au dehors, « allant, venant, courant, de-ci, de-là, par vent, pluie ou neige, un jour mouillé et l’autre sec, un jour suant, un jour transi, mal repu, mal hébergé, mal chauffé, mal couché ». Rien ne lui fait mal parce qu’au retour il sera très amoureusement accueilli, qu’il trouvera bon repas, linge blanc. bon feu, et, dans le lit conjugal, tendres baisers et caresses avant le sommeil bien mérité.

Et ceci me donne à penser que le vieux moraliste du Mesnagier avait beaucoup aimé les femmes, ce qui est la seule façon de les connaître, et qu’il avait surtout aimé la sienne. Un mari martyrisé — il y en a — ou un amant trompé — cela s’est vu — s’il est doué de génie, écrit des Maximes à la façon de La Rochefoucauld, mais il est incapable de rédiger les conseils du Mesnagier de Paris.



L’enfant paraît.


Les sociétés ne dureraient pas si tous les hommes pensaient par eux-mêmes, et se mettaient à examiner les conventions qu’on leur présente comme des vérités établies sur l’expérience. Conventions nécessaires, qui tiennent lieu d’idées à la majorité des gens, qui leur apprennent ce qu’ils doivent sentir, dire et faire, dans les circonstances importantes de leur vie ; conventions qui ont force de dogmes, et qu’on ne saurait discuter sans risquer aussitôt de passer pour bolcheviste !

Ces conventions ne m’inspirent aucun respect. Je ne confonds pas le mariage tel qu’il est avec l’idée qu’on doit avoir du mariage, et la maternité, telle que je l’ai vue, connue et comprise, avec l’idée qu’on doit avoir de la maternité.

Il est convenu que toutes les femmes, étant construites pour être mères, possèdent l’instinct maternel et que cet instinct infaillible a, chez toutes, même forme, mêmes tendances, mêmes exigences. Il est convenu qu’une jeune femme, en se mariant, doit désirer des enfants, et que si elle n’en désire pas, elle est un monstre. Il est convenu que la révélation de son état doit attendrir la femme enceinte, et qu’elle doit commencer aussitôt à chérir l’enfant à peine conçu. Il est convenu que la femme, désespérée par une grossesse catastrophique, et qui rêve d’une délivrance prématurée, est indigne d’être mère et sera une mauvaise mère. Il est convenu que le premier mouvement de l’enfant, dans le ventre maternel, et son premier cri, à sa naissance, font oublier aux mères leurs fatigues et leurs douleurs. Il est convenu qu’une femme aime son enfant d’autant plus qu’elle a aimé, plus tendrement, le père, et que la venue d’un enfant rapproche heureusement les époux.

Tout cela, qui est convenu, est conventionnel. C’est la simplification extrême d’une vérité plus complexe, d’une vérité qui appartient à la femme et que l’homme, moraliste et législateur, voit du dehors. Il l’accommode aux nécessités sociales, et la femme dit que c’est très bien ainsi. Elle a même fini par le croire.

Dans la réalité, les choses vont autrement. La femme, quand elle s’en avise, n’ose pas contredire l’opinion générale par sa modeste expérience particulière.

Chez les peuples primitifs, l’instinct maternel est tout animal. Il doit jouer comme une puissance élémentaire et souveraine, et il s’accorde avec l’intérêt de la femme qui vaut par sa fécondité. Malheur à la femme stérile ! Elle porte le poids d’une malédiction et ne mérite aucune pitié. Aussi, ne refuse-t-elle pas d’enfanter. Le nombre de ses fils fait sa force et sa gloire. Et elle n’est bonne qu’à cela.

L’instinct maternel existe chez la femme civilisée comme chez la primitive, mais, en devenant un sentiment, il s’est à la fois enrichi et restreint ; et plus la femme s’élève par l’intelligence, s’affine, se cultive, se complique, plus le sentiment maternel se dégage de l’animalité. Ce n’est plus la quantité qui le contente, c’est la qualité des enfants. À la fatalité aveugle de l’instinct, il oppose la volonté du choix. La femme n’accepte plus de n’être qu’un ventre condamné aux travaux forcés de la reproduction.

Louis Ménard, philosophe mystique et païen, a écrit que « l’amour c’est un enfant qui veut naître ». L’amour civilisé laisse volontiers l’enfant dans les limbes pour quelques années. Tant que dure la passion, dans sa force souveraine, ceux qui l’éprouvent vivent en un monde fermé. Ils sont si heureux d’être deux qu’ils n’ont pas envie d’être trois. Le tiers détruirait une harmonie à peine créée. Il en créerait une autre, mais bien plus difficilement que s’il arrivait à l’heure favorable, lorsque l’égoïste et nécessaire ardeur s’apaiserait en une tendresse plus grave, lorsque l’amour, moins enivré, trouverait, dans la paternité, un enrichissement sentimental.

Mariage, c’est adaptation. Pour la jeune femme, c’est une épreuve physique, puis une lente conquête jusqu’au mystérieux accord qui scelle l’union. Pour le jeune homme, c’est la révélation de ce qu’est l’être féminin, dans sa vie physiologique ; c’est l’apprentissage de la bonté virile qui doit défendre et protéger. Pour tous deux, c’est l’étude réciproque des caractères, et la création du nid. Cette adaptation ne se réalise pas en quelques semaines. Tant de choses la gênent ou la ralentissent ! Entre les époux les plus tendres, que de malentendus, que de sacrifices nécessaires ! On se méconnaît, on se querelle, on s’explique, on se réconcilie, le nuage se dissipe, et l’on retrouve pour une heure le paradis de la lune de miel.

Si les familles veulent bien ne pas s’en mêler, car elles gâtent tout, ces jeunes gens qui s’aiment passent, sans trop de secousses, de la passion à l’état conjugal. Et puis, le moment vient où la jeune femme regarde les autres jeunes femmes qui se penchent sur des berceaux. Une aube blanche se lève dans son âme. Elle dit :

« Si nous avions un enfant, ce serait gentil. »

Le mari est flatté par ce désir où il voit un hommage amoureux. Il ne sait pas encore qu’on lui demande de se donner un rival. Il ne sait pas que les femmes aiment, dans leur enfant, l’enfant lui-même, prolongement de leur être, et que le père n’a presque pas d’importance, en tant que géniteur. La femme d’un méchant homme peut adorer l’enfant de cet homme, d’autant plus follement qu’elle n’a que lui à chérir. Qui n’a connu de ces mauvais ménages, où une femme élève ses enfants comme des complices, et, dans sa passion maternelle, cherche inconsciemment, une revanche ? Ce sentiment est si fort qu’elle en est aveuglée et ne voit même plus les ressemblances du fils bien-aimé au père exécrable. Et combien de femmes assurent très naïvement que toutes les veuves ne sont pas à plaindre : avoir des enfants et pas de mari, c’est une forme du bonheur.

Même dans les plus heureux mariages, l’amour pour le mari et l’amour pour les enfants restent distincts, et ils peuvent entrer en conflit. Presque toujours, l’instinct maternel et le sentiment maternel, — qu’il ne faut pas confondre — dominent l’amour conjugal. Certaines femmes ont un instinct maternel faible ou tardif. Elles aiment leur mari, vivent pour lui, rapportent tout à lui, attendent tout de lui, et ne se soucient pas de reproduire la race de ce mari tant aimé. La venue d’un enfant qui va peut-être les rendre laides et souffrantes, qui exigera d’elles toutes leurs forces et tous leurs soins, les consterne. Mais que vienne le petit enfant « indésiré », l’instinct se rééduquera, et la femme sentira qu’elle aussi a des entrailles de mère.