Ernest Flammarion (p. 47-59).


II

L’ÂGE INGRAT


Le printemps du calendrier n’est pas celui de la nature. Il y a, entre l’éclosion des perce-neige et la floraison des aubépines, une saison courte, irrégulière, décevante, où le soleil déjà chaud lutte contre le vent trop froid, où le bleu suave des matinées, les pointes vertes des bourgeons, un oiseau qui essaie un petit chant comme un écolier récite une fable qu’il ne sait pas tout à fait bien, vous donnent l’illusion que l’hiver est fini. Mais un bon rhume vous enlève cette illusion. Le vent devient aigre, la pluie fouette les jardins, les premières pousses ont gelé ! Et vous dites :

« Quelle vilaine saison ! »

C’est l’avant-printemps, l’âge ingrat de l’année.

Les enfants ont aussi leur âge ingrat, et surtout les filles.

Hier, cette enfant gardait encore la grâce animale du bébé, et cette plénitude de la chair, cette fraîcheur soyeuse qui faisait penser à la pulpe intacte de la rose blanche en bouton. En quelques mois, tout a changé. La fillette est sortie de la petite fille. Le corps allongé a de grands bras aux coudes pointus, de grandes jambes aux durs genoux. Encore un an, ou deux ans, des rondeurs se dessineront sur le thorax garçonnier. Le teint si pur se brouillera. Dans l’esprit, comme dans l’organisme physique, il y aura ces variations, ces giboulées de mars, qui inquiéteront les mères et feront dire aux médecins :

« Attention ! L’anémie menace les filles de cet âge. Il leur faut un travail mesuré, un sommeil réglé, une nourriture fortifiante, beaucoup d’air pur et d’exercice physique. »

Il faut encore autre chose à quoi ne pensent pas toujours les médecins : une sollicitude plus attentive que naguère, et une véritable thérapeutique morale que la mère doit connaître et appliquer.

Une éclosion se prépare, douloureuse, comme tous les événements de la vie physiologique de la femme. Tout fermente dans la fillette de douze ans. Des indices qui l’étonnent et qui l’éveillent, annoncent une révolution intérieure. Et l’âme où la mère croyait lire comme dans un livre très simple, toujours ouvert — ce qui était d’ailleurs une illusion — se rétracte pour se défendre.

Le goût, dans l’esprit et dans les sens, paraît se pervertir. C’est le temps où les filles manifestent un appétit bizarre pour des aliments indésirables, exagèrent d’absurdes pudeurs, se montrent timides ou insolentes sans raison, et mentent sans nécessité et sans excuses. Déséquilibre transitoire qu’il faut surveiller avec indulgence, avec patience.

À ce moment, bien des mères qui ne savent pas leur métier maternel, ne veulent ni voir, ni entendre, ni comprendre. Elles se fient aux ordonnances du médecin, aux fameux « fortifiants », et remarquent seulement que « les enfants d’aujourd’hui sont particulièrement désagréables ».

D’autres, qui n’ont pas perdu le souvenir de leur âge ingrat, sentent que leur fille commence à leur échapper, comme elles-mêmes, entre douze et quatorze ans, échappèrent à leur mère. Elles se souviennent que, tout en chérissant leur maman, elles avaient cessé de lui dire tout.

Pourquoi cette espèce de crainte et de méfiance ?

C’est un effet de l’inquiétude qui saisit la fillette, lorsqu’elle pressent des choses obscures, dont elle ignore les noms précis, au sujet desquelles les parents et les maîtres ne disent jamais l’exacte vérité, quand on ose les interroger… ce qu’on ne fait guère. Sur le grand secret de la vie, la petite a déjà reçu quelques notions déformées par son imagination, ou par l’imagination de ses compagnes et confidentes. Elle est, le plus souvent, assez loin de la vérité. Mais elle sait qu’il y a « quelque chose », que ce « quelque chose » la concerne, comme toutes les futures femmes. Et puisqu’on ne parle pas ouvertement de ce « quelque chose » cela signifie que c’est très vilain et même honteux, mais d’autant plus intéressant qu’on en a peur.

Et elle y pense ; elle y pense beaucoup sans en parler jamais aux personnes qui savent la vérité, qui ne veulent ou ne peuvent la dire.

Freud a publié un livre très curieux sur ce sujet délicat. Le Journal psychologique d’une petite fille est un document unique, qui révèle, avec la sincérité crue de l’innocence, l’état d’âme d’une enfant de douze ans, ses curiosités, ses répugnances instinctives, et sa manière de ruser avec elle-même pour sauver son naïf idéalisme.

L’auteur de ce Journal authentique, la petite Marguerite Lainer que ses parents appellent « Gretel », a dix ans lorsqu’elle commence ses cahiers. Elle a près de quinze ans lorsqu’elle les interrompt, et nous ne savons pas si elle les a repris.

Sa famille, nous la connaissons dès le début. Il y a Papa, fonctionnaire important, anobli par le gouvernement, ce qui enivre d’orgueil la petite fille. Il y a Maman, douce et bonne, mais toujours malade et qui mourra bientôt, après une grave opération. Il y a Oswald, le frère aîné, qui a presque de la moustache, et Dora, la grande sœur, âgée de quatorze ans, objet d’envie pour la cadette. Il y a les camarades de collège, l’amie préférée, Hélène, dite Hella, qui écrit aussi son journal. Il y a Madame la Directrice, la « Divine », idole des petites filles, astre de beauté, de vertu, de science, et si magnifiquement distinguée !… On l’adore de loin, d’en bas, avec un tremblement de bonheur quand on reçoit un regard, tombé comme un rayon, de ses yeux splendides. Il y a les professeurs : une demoiselle juive surnommée « la Noisette », qui enseigne les mathématiques en bafouillant, et M. Wilkes, professeur d’histoire naturelle, un être merveilleux : « Il est si grand, qu’il se cogne presque à la lampe quand il se lève vite, et il a une admirable barbe blonde qui est comme du feu, quand elle est éclairée par le soleil. Un dieu du soleil. « D. S. » et comme ça personne ne sait ce que ça veut dire quand nous en parlons. »

Car les petites filles sont femmes par le besoin de mystère.

Le professeur Wilkes est insensible à cette admiration qu’il ne soupçonne même pas. Et le cruel a osé dire à une dame qui l’a répété, combien ça l’assommait de faire la classe à des gamines (sic). Du coup, « les gamines » sont blessées au cœur.

« Il était si affectueux et si gentil avec nous, et en même temps, cette fausseté ! L’humanité est donc si fausse que ça », écrit Gretel, et elle conclut :

« D’ailleurs, je ne tiens plus à la vie. »

Elle a douze ans et demi, — n’oublions pas le « demi » car elle y tient beaucoup — et elle se vante de paraître plus âgée, parce qu’elle est impatiente de vieillir.

Tous ces personnages et quantité d’autres, apparaissent extraordinairement vivants, dans le récit décousu de Gretel, où il n’y a aucun effort vers la littérature. Gretel n’a rien d’un enfant prodige, d’une intellectuelle précoce. Elle est intelligente. Elle est sincère. Elle n’écrit pas pour être lue. Et cela fait la valeur de son témoignage.

Son petit cœur est excellent. Elle aime par-dessus tout Papa, qu’elle peint au naturel. Papa est très séduisant. Il a une barbe superbe. Gretel n’épousera jamais un monsieur non barbu. Encore moins un monsieur chauve. Pourtant, une de ses petites amies est amoureuse d’un monsieur chauve, et elle se met en colère quand on fait allusion à la calvitie de son bien-aimé :

« Calvitie ! Pas le moins du monde. Il a un superbe front de penseur. »

Toutes ces fillettes sont amoureuses. Les parents ne s’en doutent pas. Ils croient qu’elles pensent à leurs poupées, à leurs compositions, à des goûters, à des robes neuves, à des jeux.

Oui, certes — et elles pensent aussi à des messieurs qu’elles adorent en silence, et même à des messieurs chauves !

Cet amour est pur. Ah ! qu’il est pur ! Les bribes de vérité que ces filles attrapent çà et là, sur la vie sexuelle, les intéressent follement, mais n’ont aucun rapport apparent et conscient, avec le « sentiment sublime » de l’amour. L’amour, c’est une chose du cœur. Même quand la grande sœur Dora se laisse courtiser par un beau lieutenant, Gretel, — complice comme la Louison du Malade Imaginaire, — ne voit aucun mal dans une aventure romanesque où elle joue son petit rôle. Un jour, le lieutenant apporte un bouquet de roses admirables pour Maman dont c’est la fête, et, dans l’antichambre, il appelle Gretel « Ange tutélaire de notre amour ». Gretel en crève d’orgueil, et elle avoue qu’en cette circonstance « on peut se rendre compte que l’amour ennoblit ». Mais Papa a eu vent de cette affaire. Il est furieux. Il avertit Dora :

« Ne te mets pas ce petit farceur en tête. Il n’y a rien à faire, mais vous autres, fillettes, dès que vous voyez un uniforme, vous perdez la tête. »

Papa connaît bien le sexe féminin, car, un peu plus tard, Gretel écrit dans son journal, que son amie Hella s’est éprise d’un jeune Hongrois nommé Ernst.

« Il ira pour l’amour d’elle, dans les hussards, parce que les hussards lui plaisent le plus, à elle. Ils font terriblement la noce et sont extrêmement élégants. »

Gretel n’est pas encore « formée ». Elle sait bien qu’« une chose » doit se produire, sans savoir ce qu’est cette chose. Et elle fait des hypothèses extravagantes. « Cela commence à quatorze ans, et cela finit quand on a vingt ans. » Un peu plus loin, elle se montre mieux renseignée, mais effrayée, et déclare qu’elle ne fera jamais confidence à personne d’un événement aussi épouvantable. Non pas même pour acheter, dans un magasin, les objets de toilette nécessaires, dont elle ne veut pas même écrire le nom. « Jamais, même quand j’aurai quatre-vingts ans ! » Enfin, elle commence à deviner, avec l’aide d’Hella et quelques autres, les conditions de la maternité. Et elle écrit :

« À présent, je sais tout. »

Et voici ce qu’elle sait :

« C’est de là que viennent les petits enfants. Non, cela je ne le ferai jamais. Je ne me marierai pas, tout simplement, car, alors, il faut le faire. Cela fait terriblement mal, et cependant, il le faut. Quelle chance que je le sache déjà ! Mais je voudrais seulement savoir comment. Hella dit qu’elle ne le sait pas non plus d’une façon précise. Mais peut-être sa cousine le lui dira, car celle-là sait vraiment tout. Et cela dure neuf mois jusqu’à ce qu’on ait l’enfant, et pendant ce temps-là, un grand nombre de femmes meurent… Oh ! c’est effroyable ! C’est une jeune fille qui l’a dit à Hella, Hella l’a dit à Lizzi, et Lizzi a couru chez sa mère et lui a dit ce qu’Hella lui avait dit. Et sa mère a dit : « Ces enfants sont effrayants. Quelle génération corrompue ! » Et elle a donné à Lizzi une paire de gifles… »

Cette histoire est tout à fait caractéristique. On voit la petite qui déclare fièrement :

« Je sais tout. » Et puis la terreur : « Je ne me marierai pas ». Et enfin, la stupide réaction de la mère qui gifle la trop confiante Lizzi, au lieu de la rassurer avec tendresse et délicatesse. Cette mère, d’un type malheureusement trop commun, est une sotte et pis qu’une sotte. Elle manque à son devoir, par imbécile pruderie, et il est bien certain que sa fille ne lui dira plus jamais rien. Gretel, dont la maman est beaucoup plus intelligente, écrit bien :

« Une mère ne sait jamais ce dont ses enfants parlent entre eux. »

Et ailleurs :

« Tout cela est bien triste. Aussi, il n’y a qu’une chose à faire : il ne faut pas se marier. On peut, et il faut devenir amoureuse, mais on rompt tout simplement les fiançailles. Oui, c’est une porte de sortie, et ainsi, personne ne peut dire : Celle-là n’a pas trouvé d’homme. »

Décision qui rassure à la fois la pudeur et l’amour-propre.

Vers la fin du Journal, quand Gretel a quatorze ans, et qu’elle est presque une jeune fille, la curiosité incomplètement satisfaite se détourne du mystère physiologique, au moment où la vie sentimentale va commencer.

Car, dans cette naïve confession, il n’y a pas trace de vice. La petite Gretel est une fille d’Ève, et elle entend bien siffler tout bas le vieux serpent, mais elle ne comprend pas son langage. Elle est saine, d’âme et de corps, équilibrée, intelligente et sensible. À ses découvertes, qu’elle note avec une candeur si crue, elle mêle les événements de sa vie de lycéenne. L’instinct qui n’éveille encore que sa curiosité sans émouvoir ses sens enfantins, ne salit rien en elle, et s’il y a de l’amour qui s’ignore dans son culte pour Madame la Directrice, ce culte reste une adoration pleine de respect et de crainte, silencieuse et sans exigences qui s’attache aux toilettes de « Madame la D. » à ses dents « plombées en or », à sa science, à ses vertus. Et c’est ce que dans les écoles de filles, on appelle « une flamme ».

Je pense au film célèbre Jeunes Filles en Uniforme. Gretel, enfant choyée par ses parents, n’a pas l’exaltation maladive de Manuela.

Il y a des « flammes » qui ne brûlent pas sans fumée. La très légère, très innocente déviation de l’instinct peut s’accentuer dangereusement. Les mères auraient tort de n’y pas penser et de considérer leurs enfants comme des créatures angéliques. Elles n’auraient pas moins tort de prendre au tragique des troubles qu’il faut pourtant prendre au sérieux. L’aube de la féminité, comme toutes les aubes, se lève dans la brume. Et l’on peut s’égarer en cherchant sa route, mais le soleil levé, on voit le bon chemin. Et les « flammes » des adolescentes pâlissent dans cette grande lumière…

Je le sais. Il y a des « filles damnées » qui seront des « femmes damnées ». Il y en a peut-être plus qu’on ne croit, et moins qu’on ne le dit. Méfions-nous, à ce propos, de la contagion littéraire, de la puissance de suggestion qu’ont certains livres et certaines personnalités. Une véritable propagande s’exerce, ouvertement, depuis quelques années, pour le racolage des « amies ». À celles qui sont prédestinées par une erreur de la nature, et qu’il est difficile de juger parce qu’elles sont les « lamentables victimes » dont parle le poète, et les « âmes désordonnées » vouées au gouffre éternel, s’ajoute maintenant le troupeau des imitatrices, les snobinettes de Lesbos. Et sur ce sujet difficile, je n’en dirai pas davantage.