La Femme et le pantin/Chapitre XII.

Slatkine reprints (p. 143-151).









XII

SCÈNE DERRIÈRE UNE GRILLE FERMÉE




Jamais elle n’avait pris ce ton, si ému et simple, pour m’adresser la parole. Je crus avoir enfin dégagé son âme véritable du masque ironique et orgueilleux qui me l’avait célée trop longtemps et une vie nouvelle s’ouvrit à ma convalescence morale.

(Connaissez-vous, au musée de Madrid une singulière toile de Goya, la première à gauche en entrant dans la salle du dernier étage ? Quatre femmes en jupe espagnole, sur une pelouse de jardin, tendent un châle par les quatre bouts, et y font sauter en riant un pantin grand comme un homme…)

Bref, nous revînmes à Séville.

Elle avait repris sa voix railleuse et son sourire particulier ; mais je ne me sentais plus inquiet. Un proverbe espagnol nous dit : « La femme, comme la chatte, est à qui la soigne. » Je la soignais si bien, et j’étais si heureux qu’elle laissât faire !

J’étais arrivé à me convaincre que son chemin vers moi n’avait jamais dévié ; qu’elle m’avait réellement abordé la première et séduit peu à peu ; que ses deux fuites étaient justifiées non pas par les misérables calculs dont j’avais eu le soupçon, mais par ma faute, ma seule faute et l’oubli de mes engagements. Je l’excusais même de sa danse indécente, en songeant qu’elle avait alors désespéré de vivre jamais son rêve avec moi, et qu’une fille vierge, à Cadiz, ne peut guère gagner son pain sans prendre au moins les apparences d’une créature de plaisir.

Enfin, que vous dire ? je l’aimais.

Le jour même de notre retour, je choisis pour elle un palacio[1] dans la calle Lucena, devant la paroisse San-Isidorio. C’est un quartier silencieux, presque désert en été, mais frais et plein d’Ombre. Je la voyais heureuse dans cette rue mauve et jaune, non loin de la calle del Candilejo, où votre Carmen reçut don José.

Il fallut meubler cette maison. Je voulais faire vite, mais elle avait mille caprices. Huit jours interminables passèrent au milieu des tapissiers et des emménageurs. C’était pour moi comme une semaine de noces. Concha devenait presque tendre, et si elle résistait encore, il semblait que ce fût mollement, comme pour ne pas oublier les promesses qu’elle s’était faites. Je ne la brusquai point.

Lorsque je crus devoir lui constituer d’avance sa dot de maîtresse-épouse, je me souvins de sa réserve le jour où elle m’avait demandé ce gage de constance future. Elle ne m’imposait aucun chiffre. Je craignis de répondre mal à sa discrétion et je lui remis cent mille douros qu’elle accepta d’ailleurs comme une simple piécette.

La fin de la semaine approchait. J’étais excédé d’impatience. Jamais fiancé ne souhaita plus ardemment le jour des noces. Désormais je ne redoutais plus les coquetteries des temps écoulés ; elle était à moi, j’avais lu en elle, j’avais répondu à son pur désir de vie heureuse et sans reproche. L’amour qu’elle n’avait pu me cacher pendant sa dernière nuit de danseuse allait s’exprimer librement pour de longues années tranquilles, et toute la joie m’attendait dans la blanche maison nuptiale de la calle Lucena.

Quelle devait être cette joie, c’est ce que vous allez entendre.


Par un caprice que j’avais trouvé charmant, elle avait voulu entrer la première dans sa nouvelle maison enfin prête pour nous deux, et m’y recevoir comme un hôte clandestin, toute seule, à l’heure de minuit.

J’arrive : la grille[2] était fermée aux barres.

Je sonne : après quelques instants, Concha descend, et me sourit. Elle portait une jupe toute rose, un petit châle couleur de crème et deux grosses fleurs rouges aux cheveux. À la vive clarté de la nuit, je voyais chacun de ses traits.

Elle approcha de la grille, toujours souriante et sans hâte :

« Baisez mes mains », me dit-elle.

La grille demeurait fermée.

« À présent, baisez le bas de ma jupe, et le bout de mon pied sous la mule. »

Sa voix était comme radieuse.

Elle reprit :

« C’est bien. Maintenant, allez-vous-en. »

Une sueur d’effroi coula sur mes tempes. Il me semblait que je devinais tout ce qu’elle allait dire et faire.

— Conchita, ma fille… Tu ris… dis-moi que tu ris.

— Ah ! oui, je ris ! je vais te le dire, tiens ! s’il ne te faut que cela. Je ris ! je ris ! es-tu content ? Je ris de tout mon cœur, écoute, écoute comme je ris bien ! Ha ! ha ! je ris comme personne n’a ri depuis que le rire est sur les bouches ! Je me pâme, j’étouffe, j’éclate de rire ! on ne m’a jamais vue si gaie ; je ris comme si j’étais grise. Regarde-moi bien, Mateo, regarde comme je suis contente !


Elle leva ses deux bras et fit claquer ses doigts dans un geste de danse.


— Libre ! je suis libre de toi ! libre pour toute ma vie ! maîtresse de mon corps et de mon sang ! oh ! n’essaye pas d’entrer, la grille est trop solide ! Mais reste encore un peu, je ne serais pas heureuse si je ne t’avais pas dit tout ce que j’ai sur le cœur.

Elle avança encore, et me parla de tout près, la tête entre les ongles, avec un accent de férocité.

— Mateo, j’ai l’horreur de toi. Je ne trouverai jamais assez de mots pour te dire combien je te hais. Tu serais couvert d’ulcères, d’ordure et de vermine que je n’aurais pas plus de répulsion quand ta peau approche de ma peau. Si Dieu le veut, c’est fini maintenant. Depuis quatorze mois, je me sauve d’où tu es, et toujours tu me reprends et toujours tes mains me touchent, tes bras m’étreignent, ta bouche me cherche. ¡ Qué asco ! La nuit, je crachais dans la ruelle après chacun de tes baisers. Tu ne sauras jamais ce que je sentais dans ma chair, quand tu entrais dans mon lit ! Oh ! comme je t’ai bien détesté ! comme j’ai prié Dieu contre toi ! J’ai communié sept fois depuis le dernier hiver pour que tu meures le lendemain du jour où je t’aurais ruiné. Qu’il en soit comme Dieu voudra ! je ne m’en soucie plus, je suis libre ! Va-t’en Mateo. J’ai tout dit.

Je restais immobile comme une pierre.

Elle me répéta :

— Va-t’en ! Tu n’as pas compris ?

Puis comme je ne pouvais ni parler ni partir, la langue sèche et les jambes glacées, elle se rejeta vers l’escalier, et une sorte de furie flamba dans ses yeux.

— Tu ne veux pas t’en aller ? cria-t-elle. Tu ne veux pas t’en aller ? Eh bien ! tu vas voir !

Et, dans un appel de triomphe, elle cria :

— Morenito !

Mes deux bras tremblaient si fort que je secouais les barres de la grille où s’étaient crispés mes poings.

Il était là. Je le vis descendre.

Elle jeta son châle en arrière et ouvrit ses deux bras nus.

— Le voilà, mon amant ! Regarde comme il est joli ! Et comme il est jeune, Mateo ! Regarde-moi bien : je l’adore !… Mon petit cœur, donne-moi ta bouche !… Encore une fois… Encore une fois… Plus longtemps… Qu’elle est douce, ma vie !… Oh ! que je me sens amoureuse !…

Elle lui disait encore beaucoup d’autres choses…

Enfin… comme si elle jugeait que ma torture n’était pas au comble… elle… j’ose à peine vous le dire, Monsieur… elle s’est unie à lui… là… sous mes yeux… à mes pieds…

J’ai encore dans les oreilles, comme un bourdonnement d’agonie, les râles de joie qui firent trembler sa bouche pendant que la mienne étouffait, — et aussi l’accent de sa voix, quand elle me jeta cette dernière phrase en remontant avec son amant :

« La guitare est à moi, j’en joue à qui me plaît ! »

  1. Hôtel privé.
  2. Les maisons espagnoles sont fermées par une grille à travers laquelle on voit, au delà d’un large passage, le patio, cour intérieure d’une architecture très ornée, avec une fontaine et des plantes vertes.