La Femme et le pantin/Chapitre VII.









VII

QUI SE TERMINE EN CUL-DE-LAMPE PAR UNE CHEVELURE NOIRE




L’automne passa. L’hiver s’écoula tout entier ; mais mon souvenir ne s’effaçait point d’un détail et je sais peu d’époques aussi désastreuses dans ma vie, peu de mois aussi vides que ceux-là.

J’avais cru recommencer une existence nouvelle, j’avais cru fixer pour longtemps, peut-être pour toujours, mon intimité amoureuse et tout croulait avant les noces. Je ne gardais même pas dans la mémoire une heure d’union véritable avec cette petite ; non, pas un lien, pas une chose accomplie, rien qui pût me consoler même par la vaine pensée que, si je ne l’avais plus, du moins je l’avais eue et qu’on ne m’ôterait pas cela…

Et je l’aimais ! Oh ! que je l’aimais, mon Dieu ! J’en étais venu à croire qu’elle avait raison contre moi et que je m’étais conduit en rustre avec cette vierge de légendes. Si je la revois jamais, me disais-je, si j’ai cette grâce du Ciel, je resterai à ses pieds, jusqu’à ce qu’elle me fasse signe, dussé-je attendre des années. Je ne la brusquerai point : je comprends ce qu’elle éprouve. Elle se sait d’une condition où l’on prend ses pareilles comme maîtresses au mois, et elle ne veut pas d’un traitement inférieur à son caractère. Elle veut m’éprouver, être sûre de moi, et si elle se donne, ne pas se prêter. Soit ; je serai selon son désir. Mais la reverrai-je ? Et aussitôt je me reprenais à ma détresse.


Je la revis.

Ce fut un soir, au printemps. J’avais passé quelques heures au théâtre del Duque, où le parfait Orejón jouait plusieurs rôles, et en sortant de là, par le silence de la nuit, je m’étais longtemps promené dans la Alameda spacieuse et déserte.

Je revenais seul, en fumant, par la calle Trajano, quand je m’entendis doucement appeler par mon nom, et un tremblement me saisit, car j’avais reconnu la voix.

« Don Mateo ! »

Je me retournai : il n’y avait personne. Pourtant, je ne rêvais pas encore…

— Concha ! criai-je. Concha ! où es-tu ?

Chito ! voulez-vous bien vous taire. Vous allez réveiller maman.

Elle me parlait du haut d’une fenêtre grillée, dont la pierre était à peu près à la hauteur de mes épaules. Et je la vis, en costume de nuit, les deux bras drapés par les coins d’un châle puce, accoudée sur le marbre derrière les barres de fer.

« Eh bien ! mon ami, c’est ainsi que vous m’avez traitée », continua-t-elle à voix basse.

Mais j’étais bien incapable de me défendre…

« Penche-toi, lui dis-je. Encore un peu, mon cœur. Je ne te vois pas dans cette ombre. Plus à gauche, où éclaire la lune. »

Elle y consentit en silence et je la regardai, avec une ivresse absolue, pendant un temps que je ne puis mesurer.

Je lui dis encore :

« Donne-moi ta main. »

Elle me la tendit à travers les barreaux, et sur les doigts, et dans la paume et le long du bras nu et chaud, je fis traîner mes lèvres… J’étais fou. Je n’y croyais pas. C’était sa peau, sa chair, son odeur ; c’était elle tout entière que je tenais là sous mon baiser, après combien de nuits d’insomnie !

Je lui dis encore :

« Donne-moi ta bouche. »

Mais elle secoua la tête et retira sa main.

« Plus tard. »

Oh ! ce mot ! que de fois je l’avais entendu déjà, et il revenait, dès la première rencontre, comme une barrière entre nous !

Je la pressai de questions. Qu’avait-elle fait ? Pourquoi ce départ précipité ? Si elle m’avait parlé, j’aurais obéi. Mais partir ainsi, après une simple lettre et si cruellement !

Elle me répondit :

« C’est de votre faute. »

J’en convins. Que n’aurais-je pas avoué ! Et je me taisais.

Pourtant je voulais savoir. Qu’était-elle devenue depuis de si longs mois ? D’où venait-elle ? Depuis quand était-elle dans cette maison grillée ?


— Nous sommes allées d’abord à Madrid, puis à Carabanchel où nous avons des parents. De là, nous sommes revenues ici, et me voilà.

— Vous habitez toute la maison ?

— Oui. Elle n’est pas grande, mais c’est encore beaucoup pour nous.

— Et comment avez-vous pu la louer ?

— Grâce à vous. Maman faisait des économies sur tout ce que vous lui donniez.

— Cela ne durera pas longtemps…

— Nous avons encore de quoi vivre ici honnêtement pendant un mois.

— Et après ?

— Après ? Est-ce que vous croyez sérieusement, mon ami, que je serai embarrassée ?

Je ne répondis rien, mais je l’aurais tuée de tout mon cœur.

Elle reprit :

— Vous ne m’entendez pas. Si je veux rester ici, je saurai comment faire ; mais qui vous dit que j’y tienne tant ? L’année dernière, j’ai couché pendant trois semaines sous le rempart de la Macarena. Je demeurais là, par terre, presque au coin de la rue San-Luis, vous savez, à l’endroit où se tient le sereno ; c’est un brave homme : il n’aurait pas permis qu’on s’approchât de moi pendant mon sommeil et il ne m’est jamais rien arrivé, que des aventures en paroles. Je puis retourner là demain, je connais ma touffe d’herbe : on n’y est pas mal, croyez-moi. Dans le jour, je travaillerais à la Fábrica ou ailleurs. Je sais vendre des bananes, sans doute ? Je sais tricoter un châle, tresser des pompons de jupe, composer un bouquet, danser le flamenco et la sevillana. Allez, don Mateo, je me tirerai d’affaire !


Elle me parlait à voix basse et pourtant j’entendais sonner chacun de ses mots comme des paroles sinaïtiques dans la rue vide et pleine de lune. Je l’écoutais moins que je ne regardais bouger la double ligne de ses lèvres. Sa voix tintait dans un murmure clair comme un carillon de cloches de couvents.

Toujours accoudée, la main droite plongée dans ses cheveux lourds et la tête soutenue par les doigts, elle reprit avec un soupir :

« Mateo, je serai votre maîtresse après-demain. »

Je tremblais :

— Ce n’est pas sincère.

— Je vous le dis.

— Alors pourquoi si tard, ma vie ? Si tu consens, si tu m’aimes…

— Je vous ai toujours aimé.

— … Pourquoi pas à l’heure où nous sommes ? Vois comme les barreaux sont écartés du mur. Entre eux et la fenêtre, je passerais…

— Vous y passerez dimanche soir. Aujourd’hui, je suis plus noire de péchés qu’une gitane ; je ne veux pas devenir femme dans cet état de damnation : mon enfant serait maudit, si je suis grosse de vous. Demain, je dirai à mon confesseur tout ce que j’ai fait depuis huit jours et même ce que je ferai dans vos bras pour qu’il m’en donne l’absolution d’avance : c’est plus sûr. Le dimanche matin, je communierai à la grand-messe et quand j’aurai dans mon sein le corps de Notre-Seigneur, je lui demanderai d’être heureuse le soir et aimée le reste de ma vie. Ainsi soit-il !

Oui, je le sais bien. C’est une religion très particulière ; nos femmes d’Espagne n’en connaissent pas d’autre. Elles croient fermement que le Ciel a des indulgences inépuisables pour les amoureuses qui vont à la messe, et qu’au besoin il les favorise, garde leur lit, exalte leurs flancs pourvu qu’elles n’oublient pas de lui conter leurs chers secrets. Si elles avaient raison, pourtant ! que de chastetés pleureraient, durant la vie éternelle, une vie terrestre insignifiante.

— Allons, reprit Concha, quittez-moi, Mateo. Vous voyez bien que ma chambre est vide. Ne soyez à cause de moi, ni impatient, ni jaloux. Vous me trouverez là, mon amant, dimanche soir, tard dans la nuit ; mais vous allez me promettre auparavant que jamais vous ne parlerez à ma mère, et qu’au matin vous me quitterez avant l’heure où elle s’éveille. Ce n’est pas que je craigne d’être vue : je suis maîtresse de moi, vous le savez ; aussi je n’ai besoin de ses conseils, ni pour vous, ni contre vous. C’est un serment juré ?

— Comme il te plaira.

— C’est bien. Soyez lié par ceci.


Et renversant la tête elle fit glisser entre les barreaux tous ses cheveux comme un ruisseau de parfums. Je les pris dans mes mains, je les pressai sur ma bouche, je me baignai le visage dans leur onde noire et chaude…

Puis ils s’échappèrent de mes doigts et elle ferma la fenêtre sonore.