La Femme et la démocratie de nos temps/40

CHAPITRE XL.


Entre les passions, il en est une qu’on nomme la passion, comme la première de toutes : le vent gronde, le ciel est chargé, l’ame s’est éveillée sur la terre, proportionnons la force de nos voiles à la hardiesse du voyage et des découvertes. Et nous, reportons-nous en arrière, et disons si rien peut donner ce que la passion donne : « Ô souvenir immortel de cet instant d’illusion, de délire et d’enchantement, jamais, jamais tu ne t’effaceras de notre ame ! » Vous qui l’avez connu avec sa tristesse, sa fierté, sa jalousie, ses impressions royales, vous n’y pensez jamais sans des larmes, sans le regret inconsolable qu’inspire ce qui est au dessus de tout et qu’on ne retrouvera plus. Où est l’abattement profond, l’espoir sans bornes, la joie tendre et glorieuse ; comment s’est reposé ce corps brisé, qui a consolé un cœur déchiré ? Vous vouliez mourir, vous erriez dans les campagnes, éperdu, désolé, hors de vous-même. Qui essuya vos pleurs éternels, qui calma votre raison égarée, votre désespoir auguste, votre force qui n’avait de valeur que devant Dieu couché ? Tranquille, vous avez continué de vivre, et après une existence suprême, vous avez accepté cette existence philosophique où la pensée préside. Dans des pleurs secrets, saluez du moins ces années de douleur et d’orage qui ont emporté tant de richesses ; espérez qu’en Dieu, qu’au ciel, qu’ailleurs ces douleurs vous seront payées.

Il faut l’avouer, si la passion est fondée sur des motifs réels, si elle s’appuie comme les grands sentimens de l’homme sur de hautes convictions, elle vient du ciel et y retourne ; son cortége de rêveries, de soupirs, de voluptés, ses impressions de l’infini et de l’immortalité, suivent une route obscure dont nous ignorons les secrets. Ce n’est pas la vertu seule et l’affection qui nous donnent le trouble enchanteur, les ravissemens, les langueurs, les vues de Dieu, le désordre puissant et saint qui nous porte aux dernières limites de votre énergie et de nos sensations. Pleurs que la passion fait répandre, vagues pressentimens ; sombres chimères où nous nous perdons comme pour vous faire du mal, susceptibilité cruelle qui nous expose à mille blessures, qui nous fait nous désespérer d’un mot comme d’un ciel couvert, d’un vent glacé, d’une longue pluie, du langage muet par lequel la nature parle tristement aux cœurs passionnés, si nous sommes nés pour vous nous vous cherchons : notre énergie est dans notre désir ; la perfection pour vous, c’est vous. Mais si nous possédons la passion, la lutte est avec elle, la force s’emploie à souffrir, le désir est rempli par des tourmens : mystères étranges et sublimes que l’homme accablé reçoit passagèrement pour révélation, qui nourrissent et épuisent sa jeunesse, qu’il oublie dans sa légèreté et qui ont passé sur sa tête comme ces catastrophes dont la terre est sortie ignorante, portant les marques du feu, du déluge et de la fécondité, sans savoir dire comment elle : les a reçues !

Si la passion échappe à notre volonté, elle n’échappe pas à ceux qui savent la respecter, et une lueur éternelle peut rester d’une telle lumière. Quand une passion éprouvée et douloureuse (mais toute passion est douloureuse) arrive au repos, où nous mènent toutes nos fatigues, il est doux de contempler ensemble la route qu’on a faite ensemble : qui peut mieux nous comprendre que celui qui a souffert avec nous ? La fièvre sacrée est passée, la regretterons-nous ? Son souvenir nous effraie, nous attriste et nous lie.

Pour que la femme atteigne cette hauteur, il faut que l’homme soit convaincu comme elle : le temps finit où les plus faibles soutinrent seuls le poids de la morale mondaine ; l’homme ne peut aborder la poésie, la tragédie, l’éloquence, que par les femmes, comme par elles seules il obtient le bonheur domestique et la dignité privée : la passion est la source de tout un ordre d’idées, de lois, de puissances et d’honneurs ; quelques grands écrivains et quelques femmes supérieures l’ont bien décrite, laissant loin l’antiquité ; ils ont dit que peu de personnes y peuvent prétendre ; la passion sera la garde de ces personnes comme elle en sera le délice et l’effroi ; elle trouvait sa place ici, moyen de vertu pour l’aristocratie naturelle et pour la femme.