La Femme et la démocratie de nos temps/31

CHAPITRE XXXI.


Voici l’embouchure du Serchio, le temps est orageux, la mer se précipite au devant du fleuve, qui recule en courroux vers la terre ; le tonnerre gronde, la pluie tombe par torrens. Une frêle barque est à la mer et s’avance en péril vers le Serchio, où la poussent plus rapidement qu’elle ne voudrait le vent et les vagues ; quelques marins robustes s’emploient à préserver le bateau ; les passagers, inquiets, regardent le ciel, le rivage ; un d’eux s’écrie, s’agite, reproche aux autres leur calme, et laisse voir qu’il craint la mort : petit, pâle, blond, nerveux, son œil est vif, son air, fier, et sa terreur n’a pas détruit l’air de domination qu’il porte. Mais le vent s’apaise, le tonnerre se tait, la mer n’a plus qu’un courroux inégal, l’embouchure du Serchio est moins redoutable, la frêle barque trouve sa route dans le fleuve ; on aborde au rivage, et comme les voyageurs, à terre, reprochèrent à l’homme craintif sa terreur passée, il répondit : « Chacun sait la valeur de sa vie. »

Cet homme était Castruccio, alors simple gentilhomme ; guerrier intrépide, il devint seigneur de Lucques, de Pise, de Pistoïa, chef du parti Gibelin, maître de l’empereur Louis de Bavière : ce fut un héros qui mena les affaires de la Toscane et de l’Italie ; sa mort, sauvant Florence et le parti Guelfe, fit tressaillir ses concitoyens de Naples aux Alpes : il prévoyait cela dès le Serchio. Carrière de l’Italie au moyen âge, toute personnelle, gloire isolée, dont le pays ne profitait que par morceaux, et qui n’éleva Lucques que pour un jour.

Les Français, sous les ordres de Labourdonnaie, viennent de s’emparer de Madras. Un jeune Anglais, employé dans l’Inde, fils d’un procureur de campagne, appelé aux armes pour se défendre contre le bombardement des Français, les voyant vainqueurs, se déguise en maure et se sauve au fort Saint-David, à cent mille de Madras.

Ce jeune procureur, ce soldat, ce maure, était Clive, depuis enseigne, lieutenant-colonel, vainqueur et gouverneur des Indes. Habile et héroïque, il décida, étant lieutenant-colonel, qu’il fallait marcher, de Madras, au secours de Calcutta, n’ayant que vingt-quatre ans, 900 européens, 1,500 indiens et quelque force navale ; il reprit Calcutta, enleva Chandernagore aux Français[1], fonda l’empire des Anglais dans l’Inde, acquit à la compagnie depouillée le pouvoir d’investir les Nabobs dans le Bengale, dont il lui donna plus tard la souveraineté, traita généreusement l’empereur du Mogol, éleva en moins de dix ans la compagnie d’un mauvais fort de refuge à Calcutta à la souveraineté du plus riche des royaumes du monde, et écrasa enfin la France redoutable et rivale.

Marcher de Madras à Calcutta, soumettre le Bengale, dépouiller l’empereur du Mogol, Clive fit tout pour l’Angleterre ; gardant l’initiative de l’audace et de l’action, libre sous les tropiques, il rapporta sa conduite à un but unique, la puissance et la gloire de son pays.

Lui et Castruccio avaient pris des vues et des vertus différentes. À quoi Castruccio eût-il sacrifié son ambition ? où employer son énergie ? Et lord Clive eût-il daigné fonder pour lui un empire dans les Indes, faible, éphémère ? Il songeait à une grande nation, à la sienne ; il combattait sous ses ordres, pour un but certain ; en un seul jour il disposait de plus d’hommes, de villes, de trésors, que Castruccio n’en employa dans toute sa vie ; les sommes qu’il donne aux princes dépouillés sont prodigieuses ; il paie avec l’or des Indes l’asservissement des Indes. Le génie brut peut préférer l’existence de Castruccio ; mais le génie cultivé, qui voit loin, qui cherche la grandeur des résultats et de l’avenir, préfèrera la carrière de l’Anglais.

Dans nos temps nous n’avons plus de gloire isolée ; tout homme s’unit à son espèce, et travaille pour elle ; la pensée est désormais unie à l’action, car l’action bien comprise est à la fois utile et glorieuse.



  1. À seize milles de Calcutta. Il était né en 1725. Mort en 1775.