La Femme et la démocratie de nos temps/25

CHAPITRE XXV.


Ce que l’Angleterre avait le mieux soigné, c’était la science, que la France oubliait ainsi. Quand, en France, une justice brute était prêchée, à Londres une justice conventionnelle et savante faisait la force du pays. Le bas peuple votait ; mais une petite classe d’élite avait les terres et le soin de la politique. C’est cette classe qui a conduit si savamment et si glorieusement les affaires depuis que l’Angleterre joue un grand rôle.

Comme l’homme est rarement propre à voir les généralités, et que cela ne convient qu’à quelques esprits à part, cette aristocratie s’est divisée en deux partis : la vérité, dont chacun des partis soutient un côté, marche ainsi tout entière. On a intéressé fortement deux classes à l’ordre établi, l’aristocratie et le commerce, qui en ont le profit. Le peuple suit le char de ces classes ; s’il souffre dans les campagnes, c’est en vain, car il n’a pas de moyen d’agir. Son ambition dans les villes devient plus dangereuse.

En France, nulle classe ne trouve un immense profit à l’ordre, nulle ne le soutient passionnément ; la passion y est contraire ; il y a à la fois moins de force en haut et plus en bas.

En constituant l’État, les Anglais n’ont pas fait seulement la force du pays, protégé la conquête, agrandi le commerce, ils ont créé une science profonde, animée, avec le charme de la pensée et de l’action, et qui prête aux hommes une habileté qu’ils n’ont pas ; individuellement ils sont peu de chose : organes d’une doctrine, d’un parti, ils sont beaucoup ; des droits consacrés, appuyés sur les terres, une histoire derrière eux, une tradition qui leur sert d’école, donnent à leur langage l’importance : les formes ont agrandi les hommes.

Jetons un regard sur la dernière crise : le duc de Wellington a voulu, il y a un an, remettre au pouvoir les tories, effrayés des réformes qui menaceront tout à l’heure l’aristocratie même ; derrière le duc se serre un parti habile ; le duc, d’une main hardie, s’empare de l’administration, sous le poids d’une responsabilité formidable ; le premier ministre qu’il a désigné est en Italie ; on l’envoie chercher, sans savoir s’il acceptera ; l’Europe a les yeux fixés sur Rome, ou sir Robert Peel apprend, en sortant du bal, la crise de son pays et l’appel de son parti : il accepte. Fils d’un fabricant riche, parvenu aux affaires par sa fortune et ses talens, espoir et appui de l’aristocratie, la circonstance peint la constitution : une aristocratie recrutée chez le peuple riche et menée par le talent. Sir Robert Peel s’adresse d’abord, pour former une administration modérée, à cette fraction du dernier ministère que des scrupules religieux avaient fait sortir. Les yeux se fixent à l’instant sur M. Stanley, qui s’empare à lui seul de l’attention ; il refuse, et sir Robert Peel forme un ministère tory pur. Qui ne voit que l’éclat attaché successivement au nom du duc de Wellington, de sir R. Peel, de M. Stanley, n’est qu’un éclat emprunté tenant à l’importance des combinaisons politiques dans ce pays ? Sans doute ces hommes ont du talent, et les hommes n’attachent pas sans mérite leur nom à de si grandes machines. Un appel au pays est résolu ; selon la sagesse et la politique anglaise, rien ne justifiait un pareil appel ni le changement de l’administration, rien que le danger de l’aristocratie et l’audace du duc de Wellington. À présent, au moment où les institutions sont menacées, voyons-les se développer dans leur énergie et leur beauté ; voyons un peuple entier se réunissant sur tous les points pour exprimer son opinion, et trouver dans ses droits de quoi satisfaire sa violence et la calmer ; voyons une ancienne aristocratie en péril qui va, comme pour le meurtre de Tiberius Gracchus, prendre les bâtons et les bancs de bois du forum ; chacun s’agite ; une partie du commerce, fidèle à l’aristocratie, qui est à la fois sa pratique et sa garantie, vote pour elle ; les combats sont bien disputés, les deux partis considérables ; les forces se balancent ; et quand nous rions en France des espérances des tories, c’est faute de connaître l’influence qu’ils conservent. Et nous, avec nos élections tranquilles, nos cent soixante-dix mille électeurs bourgeois, avons-nous l’idée du peuple anglais déchainé dans ces crises ? N’est-pas l’aristocratie qui, imprimant la force au gouvernement, permet le développement des passions populaires ? Plus tard, cette île, privée de son appui, pourra-t-elle, sans être submergée, recevoir une si grande secousse ? Mille beautés ressortent de ces institutions : la science y laisse subsister l’énergie vulgaire ; la vitalité est partout ; la réforme s’opère sous l’égide de la loi ; l’orage gronde, mais Jupiter tient la foudre.

Quelques élections eurent la plus grande importance ; en France, dès que les événemens sont importans, c’est qu’on est sorti de la légalité ; en Angleterre, l’importance est dans la légalité même. La session s’ouvre et commence par une défaite du ministère sur la nomination du président ; une défaite dès le premier jour. Le ministère espéra malgré cet échec ; les radicaux voulaient refuser les subsides, et déjà M. Hume se préparait, lorsque lord John Russel le fit prier d’attendre, et réunissant toutes les forces contre le bill d’Irlande, renversa le ministère sur cette question. Alors sir Robert Peel vint à la chambre résigner sa place avec un regret qu’il ne cacha pas.

Jamais l’Angleterre ne brilla d’un éclat semblable à celui qu’elle a de nos jours, avec un peuple qui s’éveille et une aristocratie menacée, la science aux prises avec la justice. Ici observons comme les institutions vigoureuses mènent loin l’intelligence et les passions des hommes. Les Anglais, comme les Romains, ont uni les plus grandes choses ; une existence civile très forte et des armées indomptables, le négoce et l’aristocratie, la liberté et la conquête. Bien plus ! à mesure que leurs forces se sont accrues dans les quatre parties du monde, le peuple s’est éclairé à l’intérieur. Quand les Romains eurent conquis l’univers, ils avaient perdu tout ressort pour se régénérer, et la république ne trouva pas d’institutions pour la monarchie. En Angleterre, au moment où les Indes se constituent, cinq cent mille électeurs de plus entrent dans la constitution, un parti radical se forme, la puissance au dehors marche avec l’énergie au dedans. La constitution anglaise a changé plus d’une fois de face. Si l’aristocratie fixa aux champs de Runnemede les droits du peuple, elle n’eut, ni avant ce temps-là, ni depuis, une grande autorité ; les Plantagenets et les Tudors furent absolus ; Elisabeth, comme ses prédécesseurs, s’efforça d’étouffer la voix du parlement ; les Stuarts firent couper les oreilles de ceux depuis 1688 que le jeu de la constitution s’est établi comme il est. L’aristocratie et le commerce ont pris toujours plus d’autorité ; bien qu’une partie de la grande aristocratie, d’abord infidèle aux Stuarts, se soit, en s’y rattachant, ruinée dans les élections contre le gouvernement, et ait vendu ses terres à une noblesse nouvelle, de banque ou de commerce (où M. Pitt choisit un trop grand nombre de pairs), cet accident commun aux aristocraties n’arrêta pas l’influence croissante ; l’aristocratie devint plus puissante et moins respectée, tandis que la boutique fut le rêve du peuple. La petite propriété étant négligée, les terres se réunirent dans des mains toujours moins nombreuses, et d’immenses charités secoururent la surabondance de population que l’accroissement des richesses produisait. Aujourd’hui, la population surabondante réclame une manière d’existence moins humiliante ; les habitans des villes veulent une plus grande portion d’action.

Les Danois, les Portugais, les Français ont eu dans les Indes des établissemens qui ont péri ou ne sont rien ; l’Angleterre a donné les siens à une compagnie qui a fait une fortune énorme et qui a conquis les Indes : aujourd’hui la compagnie est congédiée, l’Inde acquise. L’aristocratie a fait en quelque sorte pour l’Angleterre ce que la compagnie a fait pour les Indes ; doit-on, peut-on la congédier de même ? Cette nation qui entreprend des choses fortes a organisé tout fortement : défrichant les terres australes, elle y fonde la grande propriété, qui facilite la culture ; n’oublions pas la petitesse de l’île, ses travaux, sa discipline ; on ne fait les grandes choses qu’avec de grands efforts et de grands moyens ; la question est profonde : quand un héros s’est emparé de la France et, exerçant son génie guerrier avec le peuple le plus guerrier du monde, a soumis l’Europe, l’aristocratie anglaise, seule de taille aux circonstances, n’a pas plié ; les autres nations, préparées pour des résistances ordinaires, ont été broyées sous le char du soleil ; l’aristocratie anglaise, égale au prodige, a ranimé l’Europe, donné son sang, son or, fait ralentir l’univers de son courage et de son éloquence ; les flots qui baignent ses rivages ont bien secondé son génie, mais il faut attribuer plus encore à cette école savante et fière qui mit en avant la hauteur et l’habileté.

Cette île fragile occupe des postes sur tous les points du globe ; elle a préparé l’avenir, la politique, les lettres d’un continent ; maîtresse des îles importantes dans les quatre parties du monde, elle possède aux Indes un million de sujets, et en protége un autre million. Quand on soumit à l’aristocratie de Venise quatre millions de sujets dans le Levant, cette aristocratie, étonnée de sa conquête, y renonça et encouragea les entreprises particulières. L’aristocratie anglaise ne s’étonne de rien, ne refuse rien, suffit à tout. Active au dehors, tandis que ses marchands puritains ornaient les idoles de Jagrena et le char sous les roues duquel se précipitent les Indiens fanatiques, elle demandait les Açores à don Miguel, habitué à payer au dehors la puissance par la morale et le sang. Ici c’est le caractère avide et froid de la nation qui fait le triomphe ; l’absence de passion, de générosité, de sympathie ; le mépris, faute d’intelligence, ne sont pas les qualités de l’aristocratie seule, mais du pays entier ; et quand l’empereur Napoléon disait que l’aristocratie n’a pas d’entrailles, mais que la démocratie en a, il eût pu faire exception pour le peuple rigoureux de l’Angleterre. Au siége de son gouvernement, l’aristocratie occupe les terres, mais en conquérant ainsi en dehors pour sa nation, à laquelle elle assure l’empire des mers et la liberté. Tant qu’elle subsiste, aucun citoyen ne peut changer la loi ; c’est une raison d’État, c’est un sacrifice de chacun pour un corps qui assure la puissance et la constitution.

Hé bien ! ce portrait de l’aristocratie ne paraît vrai qu’à nous et à ses derniers partisans ; en l’écoutant, le peuple anglais secouerait la tête ; et quand une institution, malgré sa beauté, est frappée ainsi de réprobation par un peuple éclairé, il faut que l’injustice partielle dont on payait de si grands avantages l’emporte désormais sur le reste. Les changemens se feront-ils par les moyens légaux ? Y aura-t-il une révolution ? Question des plus belles en nos temps ! Si l’Angleterre passe sans révolution d’un état social à un autre, elle aura donné un exemple de sagesse et d’habileté sans pareil dans l’histoire.

Mais ce peuple, formé sous l’influence de l’aristocratie, en conservera-t-il l’ambition et l’esprit ? Conservera-t-il les colonies, les Indes, l’influence en Europe ? Si un géant nouveau se présente, saura-t-il le combattre et le vaincre ? Si vous détruisez l’aristocratie dans un pays marchand, où seront le désintéressement et la noblesse ? Si en France, chez une nation guerrière, nous nous défendons difficilement de l’industrie, que sera-ce d’un peuple mercantile qui ne connaît que le travail et le gain ? Eh ! comment pouvons-nous voir un moyen de conserver l’ancien ouvrage, sinon dans une aristocratie nouvelle renaissant de ses cendres, cette fois peu nombreuse, isolée, délivrée des préjugés où l’autre s’appuie ?

Alors on tendra sans danger la main à ce peuple des campagnes, qui vit d’aumônes quand il voudrait vivre de travail : lui livrer les terres dont on lui livre le revenu n’est pas fort difficile ; alors on améliorera sans risque le sort des ouvriers, auxquels la variété des travaux et la prévoyance publique assureraient facilement un sort heureux ; l’influence de l’argent et du rang sera diminuée ; la richesse de l’Église, partagée plus également ; l’habileté se combinera avec des mœurs plus libérales ; les lettres prendront leur rang ; la condition des femmes qui ont tant de part aux lettres sera relevée ; la loi du divorce rendue plus douce, l’instruction, plus répandue ; un esprit plus humain, plus généreux, protégera la faiblesse, l’enfance, ôtera quelque chose aux riches pour le donner aux autres, inspirera la bonté et la pitié ; au lieu d’appuyer par les préjugés des lois politiques qui ont de vrais motifs, on les appuiera par ces motifs mêmes, comme on doit faire de toute chose à un âge avancé de la civilisation.

Jusqu’ici, en Angleterre, l’habileté s’est mise du côté de la force ; nul homme sorti du peuple n’a été fidèle au peuple, ou plutôt tout homme habile a compris l’intérêt du pays dans l’aristocratie ; aujourd’hui les hommes sortis du peuple lui resteront-ils fidèles ? De nouveaux intérêts feront-ils naître de nouveaux devoirs et une nouvelle habileté ?

L’aristocratie anglaise, quoique recrutée dans le peuple, a perdu sans doute de son éclat : sir Robert Peel et lord Lyndurst, deux plébéïens, la conduisent aujourd’hui avec talent ; mais pour quelques hommes de mérite, combien la chambre des Lords compte-t-elle d’hommes bornés et indignes de leur place ? Lord Brougham seul brille par un mérite original et une éloquence digne des beaux jours du parlement. Combien cette question de la naissance d’ailleurs paraît frivole et ridicule une fois qu’on l’a mise en doute ! Comme les vues philosophiques et universelles la méméprisent ! Ceux que l’aristocratie ne rend pas plus forts, elle les rend plus bêtes ; nous avons les deux extrêmes en Angleterre. Y a-t-il une société aussi ridicule, aussi petite ? Les grands hommes mêmes prennent là quelque chose de misérable et de risible ; vus de ce côté, les Anglais sont à la fois lourds et frivoles. John Bull est l’âne de la fable qui se lève sur ses pieds pour faire l’aimable et qui écrase les gens ; le Français, aimable et philosophe, laisse loin derrière lui ce gros peuple. Les Anglais brillent par d’autres qualités ; si le hasard et le bonheur concoururent à former leurs institutions, il faut attribuer beaucoup à ces hommes robustes, peu épris des délices de la vie, qui passent les nuits de leur jeunesse aux flambeaux à disputer sur les affaires publiques. Notre imagination ne peut contempler ce qui est beau sans vouloir l’imiter : parce que les Anglais n’aimaient pas le plaisir, qu’ils étaient propres aux passions politiques et aux liqueurs fortes, on a voulu en France les prendre pour modèles, et transporter chez nous, sans aristocratie, un gouvernement tout aristocratique. La France, qui cherchait à la voix de ses grands hommes à poser les principes du droit humain, avait-elle à suivre d’autres voies que les siennes ? Si son peuple entraîné avait occupé un moment le pouvoir et montré sa lourde ignorance, il n’était pas resté long-temps maître, et l’esprit avait reparu de toutes parts.

La France, obtenant plus par la philosophie que l’Angleterre par la religion, s’est constituée enfin selon une humanité inconnue à sa rivale chrétienne. Les Français sont frères et leurs fortunes petites ; nulle distinction ne sépare ici l’homme de son prochain ; une certaine familiarité unit toutes les classes ; la servitude même a perdu son amertume et sa honte. Certes si Jésus-Christ, renaissant tout à coup en Judée, où quelques Arabes l’attendent, traversait notre Europe, ce n’est pas la société anglaise qu’il appellerait sienne, mais plutôt celle où règnent les principes de son évangile.

Si notre légèreté concourut à nos lumières la force des Anglais vint aussi en partie de qualités négatives, force du Nord, force d’impuissance et de médiocrité. Le Midi et l’Orient se sont perdus vingt fois dans les délices et l’abandon, quand le Nord a suivi seulement sa route en songeant au pouvoir et à l’argent. Chose triste ! l’Angleterre a soumis les Indes, et le premier être créé par Brama s’enfuit au désert pour se plonger dans la méditation jusqu’à la fin des siècles ; neuf rischis, produits par un second effort de l’Éternel, se refusèrent de même à l’action…