La Femme et la démocratie de nos temps/17
CHAPITRE XVII.
Si la richesse doit appartenir à la supériorité et lui être un instrument utile, loin de nous l’idée que la supériorité n’aura, qu’à être riche pour agir. Les grands hommes qui ne furent pas soutenus par la religion, les principes, une éducation forte, un pays sérieux, ou des institutions publiques, se perdirent, et, avant leur mort, s’abaissèrent aux yeux des hommes. Ainsi, on les vit commencer par l’austérité, la victoire, et finir par la débauche et la sottise. Ceux, au contraire, qui, agités par les questions religieuses, virent un Dieu dans la nature, ceux qui eurent une éducation forte et un pays illustre, ceux-là menèrent heureusement au port leur noble vaisseau. Salut, hommes antiques ; salut, chrétiens et philosophes qui étendîtes vos pensées par la vertu !
Le talent sans doute agit par inspiration, veut la guerre, le pouvoir, comme un effet de son existence ; mais, loin que les grands hommes soient en dehors des idées de leur pays, ils les adoptent souvent avec plus d’énergie que les autres hommes ; portant à l’excès ce qu’on leur enseigne, ils haïssent les Romains comme Annibal ; ils peuvent garder l’ancienne vertu ou se précipiter dans la corruption nouvelle. Les grands hommes ne descendent pas des nuages ; vivant sur terre, au milieu des hommes, s’ils sont penseurs il leur faut un long travail pour secouer les empreintes du passé. Les hommes d’action ont du caractère, mais les hommes de talent n’en ont pas toujours : chose singulière que la dépendance où les esprits distingués tombent parfois des esprits médiocres ! Des poètes, des écrivains, intimidés par le monde, s’en laissèrent dominer. Rousseau ne met-il pas la vertu de Julie à abandonner Saint-Preux, ’a tromper M. de Wolmar ? Elle pliait devant son père, là était sa vertu ; mais le père est haïssable, Wolmar est haïssable. Rousseau n’a rien présenté ainsi ; il n’a vu que le triomphe d’une passion et l’obéissance ; heureusement son génie se relève indompté, et Julie meurt comme elle eût dû vivre. Rousseau est un de ces exemples fameux que Bacon cherchait comme des flambeaux. Si ces hommes sont dans la solitude, n’écoutant que leurs instincts, ils rendent des oracles ; mais, vivant dans le monde, ils cèdent et s’égarent. Pourquoi la misère leur fut-elle une école utile ? Parce qu’à défaut de principes dignes d’eux, elle les préserva : nul aveuglement ni nulle douceur ne facilita ni n’égara leurs pas ; leur jeunesse éprouvée ne dut sa joie qu’à la nature ; un sort sévère leur montra les choses humaines dans leur caractère sérieux et vrai ; une pitié, chèrement apprise, les rendit accessibles aux maux de leurs semblables : la misère, qui écrase le vulgaire, renforce le talent, et son poids le prépare pour toutes les charges. Si bien des choses futiles peuvent amuser un homme, il n’en est pas tant qui puissent le consoler. Les hommes de talent se réfugièrent dans les lettres ; ils cherchèrent la philosophie, et, n’ayant ni richesse ni plaisir, ils aspirèrent à la vertu.
Suivons les pas errans de Dante ; voyons son orgueil résister à la proscription ; l’exil, excitant ses haines, le poussa vers un parti qui n’était pas le sien ; ce malheur, injuste, affreux, priva un citoyen de sa patrie, troubla l’harmonie que Dieu met entre le bonheur et la puissance morale. Mais quelle hauteur, quelle dignité Dante montra dans son malheur ! Quand on lui offrit de rentrer dans sa patrie à des conditions qu’il trouvait humiliantes, comment répondit-il ! avec quelle élévation soutint-il la dignité des lettres et de la philosophie ! A-t-on entendu de nos jours parler plus noblement !
« .......... Est-il généreux de me rappeler dans ma patrie, à de pareilles conditions, après un exil de trois lustres ? Est-ce là ce qu’a mérité mon innocence ? Est-ce là ce qui est dû à tant de veilles et de fatigues ? Ah ! loin d’un homme familiarisé avec la philosophie la stupide humilité de cœur qui le porterait à subir, en vaincu, la cérémonie que vous me proposez, comme l’a fait certain prétendu savant, comme l’ont fait d’autres misérables ! Loin de l’homme accoutumé à prêcher la justice, et qu’on a dépouillé, la bassesse de traiter ses ennemis comme des bienfaiteurs ! Non, mon père, ce n’est pas là pour moi le chemin de ma patrie. Si vous en connaissez un qui laisse intacts mon honneur et mon renom, me voici prêt à y marcher à grands pas. Que si, pour retourner à Florence, il n’en est pas d’autre, je ne retournerai point à Florence. Eh quoi ! ne puis-je pas partout contempler le soleil et les astres ? Ne puis-je pas me livrer partout à la douce recherche de la vérité ? Irai-je m’avilir dans la cité des Florentins ? Non certes ! non pas même pour avoir du pain ! »
Pétrarque, exerçant une influence énorme sur son siècle, éprouvait pourtant le préjugé du rang et de la naissance. Il le secoue, et, fort de son mérite, il quitte et salue cette maison Colonne qui l’avait protégé comme un plébéïen, en disant au prince Etienne Colonne : « Je veux la liberté, enfin, et je vais la chercher. »
Quelle modestie dans la vie des hommes illustres qui unirent la pauvreté aux études savantes ! Citerons-nous les artistes italiens, leurs mœurs simples et enjouées ? Donatello, laissant tomber les œufs, le pain, les fruits qu’il portait dans son tablier pour son déjeûner, en voyant le christ de Brunelleschi ? Racine, qui, après les plus grands succès, oublie durant des années la scène, et se renferme dans la vie domestique et les soins de la religion, puis reparaît pour faire Esther et Athalie ? Mme Dacier, qui devient, comme Héloïse, éprise de son maître, l’épouse, et passe de longs jours dans le bonheur et l’étude ? Vico, avec sa famille si pauvre, sa fille charmante et adorée, son amour pour l’Italie ? « Ma chère patrie m’a tout refusé, dit-il dans un sonnet, je la respecte et la révère. Utile et sans récompense, j’ai trouvé déjà dans cette pensée une noble consolation. Une mère sévère ne caresse point son fils, ne le presse point sur son sein, et n’en est pas moins honorée. »
D’autres, au pouvoir, nous montrent une vie aussi remplie : Charlemagne, Bacon, Montesquieu, Byron, surent étudier malgré leur fortune. Bacon et Byron payèrent cher la leur pourtant, et Montesquieu disait en quittant Paris : « Je retourne à la Brède pour rester citoyen. » — L’Angleterre, inspirant l’aristocratie par ses institutions, a montré des écrivains dans un haut rang ; mais le plus grand, Shakespeare, était un misérable, quoiqu’on ait voulu rattacher à la gentilhommerie cette gloire royale, et faire descendre César d’un baronnet, pour la joie de la muse, fille du ciel, qui s’est moquée avec les dieux de la grossièreté du nord.