La Femme et la Société française dans la première moitié du XVIIIe siècle/05

LA FEMME
ET
LA SOCIÉTÉ FRANÇAISE
DANS LA PREMIÈRE MOITIÉ DU XVIIe SIÈCLE

LA FEMME DANS LA FAMILLE[1]


II

Dans la psychologie de la vie conjugale que nous essayons d’esquisser, nous avons pu isoler deux choses, la cohabitation sans laquelle elle n’existerait pas, la fidélité à défaut de laquelle elle peut sans doute subsister mais dont la violation, trop souvent, trop outrageusement répétée, arrive, par la méconnaissance du premier de ses devoirs, à en relâcher, à en rompre le lien moral, à ne plus laisser au foyer que des cendres peu à peu refroidies. Mais il y a dans la vie des époux, est-il besoin de le dire, bien autre chose encore que l’existence sous le même toit, que le dualisme dans l’affection, il y a un échange de sentimens, de devoirs et d’efforts dont la complexité défie l’analyse. Ce n’est que dans son ensemble qu’on peut étudier cette collaboration pour arriver à une impression générale de l’association morale qu’elle établit. On réussirait peut-être, malgré la variété qui distinguait nécessairement les intérieurs de nos ancêtres de la première moitié du XVIIe siècle, à se rapprocher de cette impression en présentant plusieurs types de ces existences à deux fondues dans une unité composite. Dans les tableaux d’intérieur que nous allons mettre sous les yeux de nos lecteurs il ne sera question ni de la maternité ni de l’administration domestique. Nous avons fait comprendre dès le début que nous réserverions une place à part à la mère et à la maîtresse de maison. Nous reviendrons pour elles à la méthode analytique que nous ne délaissons en ce moment qu’à cause de l’indivisibilité qui existe dans les relations morales des époux.

Catherine de Meurdrac avait repoussé les partis que son père lui avait proposés et ne s’était réconciliée avec l’idée du mariage que le jour où M. de la Guette lui déclara directement ses sentimens et ses vœux. L’aimant bien vite autant qu’elle en était aimée, elle fut assez hardie pour l’épouser clandestinement de l’aveu de sa mère et contrairement à la volonté de son père ; mais elle unissait à cet esprit d’indépendance un assez grand respect de l’autorité paternelle et assez d’ingénuité pour se faire promettre par son futur de la traiter comme une sœur jusqu’au jour où le mariage aurait acquis par le consentement du père toute sa validité. Il fallut, pour qu’il fût consommé, que le protecteur de M. de la Guette, le duc d’Angoulême, fit comprendre la nécessité de le rendre par là indissoluble au moment où il se chargeait de l’annoncer à M. de Meurdrac et d’obtenir sa ratification. Catherine a cru pouvoir suivre le mouvement de son cœur sans s’arrêter devant une résistance que celui-là même qui la lui oppose déclare aussi peu motivée qu’invincible ; mais, en même temps qu’elle se montre pour sa mère, qui a donné raison à sa conduite, une fille excellente, elle reste inconsolable d’encourir encore, malgré l’intervention du duc d’Angoulême, la désapprobation de son père, la privation de le voir. Cela ne l’empêche pas de remplir les devoirs de la vie conjugale et d’en goûter les joies avec une droite et cordiale simplicité, avec une bonne humeur qui semblent avoir été les traits dominans de sa nature. Quand le mari est là, on est tous les jours à cheval pour chasser et pour rendre visite à la noblesse du voisinage. Est-il en campagne, les distractions sont plus rares. L’entrain un peu viril, que l’on remarque chez Mme de la Guette comme chez beaucoup de ses pareilles de la noblesse campagnarde, la rend pourtant empressée à s’associer aux parties de plaisir dont l’occasion se présente. C’est ainsi que, pendant une des absences de son mari, elle s’habille en homme, monte à cheval avec M. de Vibrac et va courre le cerf dans le parc pour gagner de l’appétit. Le soir ce sont des momons, des gentilshommes en masque qui viennent la surprendre et elle n’a pas encore quitté ses habits masculins quand elle les reçoit. On se met à jouer, puis les visiteurs ôtent leurs masques. On fait collation et les momons vont faire carême prenant avec leurs femmes « comme c’est la coutume en France. » M. de Vibrac et les autres invités de Mme de la Guette se mettent à table. Quand on a desservi, « on danse aux chansons, » c’est-à-dire sur une chanson que chacun chante à son tour, et c’est la maîtresse de la maison qui chante la sienne la première. Ici se produit un coup de théâtre. Arrive le mari qu’on croyait en Flandre ou sur le Rhin et qui a fait plus de deux cents lieues pour venir. La bonne chère recommence, on régale le bienvenu de grillades, de capilotades, de vins exquis, on porte force santés. Quand les époux sont restés seuls, « que de caresses de part et d’autre ! » nous dit Mme de la Guette qui saisit l’occasion de faire à ce sujet une profession de foi : « Je ne biaise point ici, car une femme ne saurait trop aimer son mari… je ne fais pas beaucoup de cas de celles qui font les sucrées parce qu’elles sont très sujettes à caution… » Le mari, qui certainement a profité de cette façon de penser, se souvient qu’il est père, il va voir son enfant qui est en nourrice à une lieue de là. Sa femme lui en donnera dix, cinq garçons et cinq filles. Quand il partira pour la campagne de Catalogne en 1648, il emmènera l’un de ses fils âgé de neuf ou dix ans, en qualité de cornette. Chargé par le prince de Condé, peu de temps avant la bataille de Nordlingen, en 1645, de porter une dépêche, il trouvait le moyen de s’arrêter chez lui le temps de faire manger les chevaux de poste pour embrasser Catherine. Son apparition inattendue causa à celle-ci une telle émotion qu’elle fut, nous dit-elle, trois mois entiers sans pouvoir dormir. Attachement respectueux aux parens, bien qu’il n’aille pas jusqu’à sacrifier une inclination raisonnable à une autorité arbitraire, abandon chaste et pourtant sans réserve à l’époux que le cœur a choisi, maternité féconde et courageuse qui n’essaie pas de soustraire un fils aux dangers auxquels le père va l’associer, entrain et bonne humeur dans les relations sociales, n’y a-t-il pas là tout ce qu’il faut pour nous rendre sympathique Mme de la Guette et son ménage et avec lui tous ceux des gentilshommes campagnards qui ressemblaient au sien ?

De Mme de la Guette et de son intérieur on peut rapprocher Mme de Cavoie et son intérieur. « Jamais femme n’a plus aimé son mari, » nous dit Tallemant, qui a prouvé par le vivant médaillon qu’il a fait d’elle et de lui que sa maligne complaisance à accueillir les commérages ne l’empêchait pas de voir le bien et de se plaire à le dire. Cavoie, qui aimait la jolie veuve à laquelle il donna son nom, la conquit d’un coup par une preuve d’amour bien significative. A la veille de se battre en duel, il fit un testament par lequel il l’instituait sa légataire universelle, en avertit une amie commune et supplia celle-ci de lui déclarer, s’il était tué, qu’il mourait son serviteur. La chose divulguée, on cherche Cavoie. Il était sorti sain et sauf et en vainqueur de cette rencontre. Celle qu’il aimait fut si touchée qu’elle l’épousa. Quand le service de son mari, qui était capitaine de la compagnie des mousquetaires de Richelieu, le tenait loin d’elle, elle avait toujours une lettre à donner pour lui à la première personne qui allait rejoindre la Cour et, cette lettre remise, elle en écrivait une autre et quelquefois une troisième. Elle ne se consola jamais de sa mort. Grâce à la protection du cardinal, elle put, quoique chargée d’une douzaine d’enfans, vivre honorablement. Tallemant ne nous introduit pas, à proprement parler, dans son ménage. Il nous permet toutefois de nous le représenter comme pénétré d’une chaude et cordiale affection, pas façonnière, bien gaillarde au contraire comme le prouvent les mots et les manières que rapporte l’indiscret chroniqueur et qui faisaient d’elle, pour la verdeur et la liberté des uns et des autres, une émule de Mme Pilou et de Mme Cornuel. Mme de la Guette, qui n’aimait pas les femmes « sucrées, » aurait aimé Mme de Cavoie.

C’est aussi parmi les unions fondées sur une intimité cordiale et sans complication sentimentale qu’il faut ranger celle de Madeleine d’Accosta et d’Antoine Brun, diplomate et magistrat au service de l’Espagne, qui nous appartient en qualité de Franc-Comtois. Four se faire une pareille idée de leur intérieur, il suffirait de la lettre que, de Ratisbonne où il représentait l’Espagne à la Diète de 1641, Antoine Brun adressait à sa femme. Après l’avoir louée de la générosité qui lui fait accepter de pénibles séparations et préférer ainsi le devoir et l’ambition à leur bonheur domestique, il lui déclare qu’il ne peut, quant à lui, les supporter plus longtemps et qu’il est résolu à l’emmener à l’avenir dans ses missions diplomatiques et, dès à présent, à la faire venir à Ratisbonne si la Diète se prolonge. Puis passant, pour lui dire adieu, au tutoiement et à la tendre familiarité à laquelle sa correspondante était habituée : « Adieu, chère Madelon, écrit-il, montre-toi aussi vaillante à mettre au monde ton enfant que Thérèse à enfanter ses dents, je la baise bien fort, la petite donzelle avec son polisson de frère, et mille fois la dame Ninon, de qui je suis parfaitement le très affectionné mari. »

Les relations conjugales du vicomte de Pompadour et de Marie Fabri ne paraissent pas avoir été très différentes de celles qui unissaient Antoine Brun et Madeleine d’Accosta. Le ton de leur correspondance révèle chez tous deux une tendresse très vive et très familière, une impatience très grande de se revoir quand ils sont séparés ; chez Marie Fabri, un dévouement actif aux intérêts communs, le vif désir d’éviter au vicomte des soucis d’argent, de le voir satisfaire sans scrupule ses fantaisies. Leur union avait associé un grand seigneur imprévoyant et prodigue coin me il y en avait beaucoup en ce temps-là et la fille d’un trésorier de l’extraordinaire des guerres, qui de ses origines tenait le goût de l’ordre. Tallemant représente Mme de Pompadour comme se compromettant jusqu’au scandale avec des subalternes de sa maison et des gens du dehors. Nous n’avons rien découvert qui justifie l’imputation du célèbre anecdotier et M. Clement-Simon qui a eu sous les yeux « les volumineuses correspondances, les papiers de famille » des Pompadour, n’y a rien trouvé non plus de nature à l’accréditer. Le seul document relatif à la conduite de Marie Fabri est une lettre de Pompadour à sa femme au sujet d’une missive galante à elle adressée. Cette lettre pourrait tout au plus la rendre suspecte d’un peu de coquetterie et les termes dans lesquels elle est conçue ne permettent pas, bien au contraire, de voir dans Pompadour un mari complaisant.

Si ce n’est pas par l’abandon que se distinguaient les intérieurs protestans, c’était par une gravité, voire une austérité qui laissaient apparaître et comme jaillir à l’occasion une affection profonde. Tel fut, par exemple, le caractère de celui de Du Plessis-Mornay et de Charlotte Arbaleste, de celui du maréchal de La Force. Ce dernier mérite de nous arrêter quelques instans. On connaît le maréchal de La Force. Soldat heureux, n’ayant compté à la guerre que des succès, popularisé par sa bonhomie par ses longs états, de services prolongés jusqu’au-delà de quatre-vingts ans, sévère dans ses mœurs, Nompar de Caumont fut aussi un époux modèle. Sa première femme, Charlotte de Gontaut qui lui donna douze enfans, le suivait dans ses campagnes avec sa bru, dont le mari, le marquis de La Force, partageait les fatigues et les dangers de son père le maréchal. La femme de son petit-fils, le marquis de Boisse, se joignait à elles et toutes trois soignaient les blessés et veillaient à la bonne tenue des hôpitaux. Ce fut dans une de ses campagnes, à Metz, que mourut, en 1635, à soixante-quatorze ans, après cinquante-huit ans de mariage, Charlotte de Gontaut. Les lettres que le vieux maréchal écrivit à cette occasion témoignent d’une façon aussi touchante que discrète de sa douleur et de sa piété. Il faut tout dire. Ce patriarche, nourri de la Bible, se flattant peut-être de partager le privilège de la verdeur comme de la longévité de ceux dont les livres saints lui racontaient l’histoire, ne sut pas se contenter des consolations, des affections que lui réservait pour finir dignement ses jours, sa nombreuse postérité. Il épousa, à quatre-vingt-deux ans, malgré l’opposition de ses enfans, une fille de Du Plessis-Mornay, veuve de M. de la Tabarière. Exemple qui décida bien des vieilles gens encore hésitans à faire des mariages non moins ridicules. Veuf de nouveau après avoir rendu sa seconde femme aussi heureuse que la première, que faire ? Depuis qu’il avait atteint l’âge de quatre-vingt-six ans, il ne pouvait plus courre le cerf ; d’autre part, il n’avait plus de charge et ne voulait pas en solliciter de la nouvelle Cour. C’était sous Mazarin. Il ne se vit pas d’autre ressource que de se créer un troisième intérieur. Il épousa à quatre-vingt-neuf ans la veuve de Langherac, l’ancien ambassadeur des Provinces-Unies en France.

A côté des intérieurs protestans il faut mettre ceux où les époux étaient de religion différente. Les mariages mixtes, nous l’avons dit ailleurs, étaient fréquens. Malgré les engagemens pris devant l’Eglise et les consistoires au moment du mariage, chacun des conjoints cherchait souvent à élever les enfans dans sa religion. Le 11 avril 1610, Louis Paris, sieur de la Haie, faisait baptiser au temple, malgré sa femme, son fils nouveau-né. Le 22 avril, l’enfant était, par les soins de sa mère, présenté à l’église. Le 14 octobre 1647, Jeanne de Ségur profitait, pour faire ondoyer sa petite fille, de l’absence de son mari, Alain Filhiol, sieur de Paranchier, qui, contrairement à sa promesse de faire instruire ses enfans dans la religion catholique, avait fait entrer par le baptême ceux qu’il avait déjà dans la communion protestante. La paix du ménage était encore plus difficile à conserver quand l’un des conjoints abandonnait la religion qui leur était commune. Si Sam. Robert et sa femme firent, comme on l’a vu, mauvais ménage, ce fut beaucoup à cause du désir de celle-ci de se convertir au catholicisme. Bien peu de femmes surent s’y prendre comme Mlle de Neuvillars qui, convertie elle aussi après son mariage, réussit, à force de réserve, de tact, de déférence et de vertus, en pratiquant ses dévotions en secret, en ne parlant presque jamais à son mari de religion, à obtenir de lui pour ses nouvelles croyances une tolérance qui alla jusqu’à permettre que ses fils fussent élevés dans l’orthodoxie sous la direction de Pères Jésuites.

Sortons de ce milieu exceptionnel où les dissidences religieuses s’ajoutaient à tous les risques qui menacent le bonheur domestique, pour rentrer dans la vie commune, dans ce que cette vie commune a de plus ordinaire. C’est, en effet, parce qu’il ressemble beaucoup aux autres ménages de commerçans marseillais que leurs intérêts dans le Levant éloignaient de leur foyer, que nous nous arrêterons un instant devant celui de Jeanne Reynette et de Benoit Ferrenc. Jeanne entretient son mari de ses affaires, se plaint de son silence, se montre touchée des nouvelles qu’elle reçoit, prie beaucoup pour lui, fait dire des messes pour son retour, lui envoie du linge. Malgré la sobriété de l’expression, on sent dans sa correspondance une affection vraie, on devine une vie attristée par l’absence.

Le moment serait venu, semble-t-il, de placer dans leur cadre matériel les figures dont nous aurions voulu faire les types de couples conjugaux appartenant à des milieux différons ; mais ce que nous aurions à dire de l’harmonie entre la vie morale des époux et la distribution des intérieurs sera, croyons-nous, mieux placé ailleurs. Nous nous bornerons ici à quelques observations. Le ménage des petits et même des moyens commerçans et artisans se contentait d’une installation étroite et sommaire. Charles Dieu, maître passementier à Troyes, couchait avec sa femme dans une chambre haute, où se trouvaient deux autres lits pour leurs sept enfans et où l’on faisait aussi la cuisine. Au rebours de cette promiscuité qui, en tant qu’elle consistait à faire coucher ensemble les enfans du même sexe, a encouru la censure de saint François de Sales, dans les ménages de la haute société on faisait habituellement lit à part et même chambre à part. L’importance morale et sociale du lit conjugal se manifestait par la façon dont il était isolé et abrité contre les intempéries et les indiscrets et en même temps abordable aux visiteurs. Souvent il était apporté en mariage par la fiancée, souvent la garniture, — rideaux, pentes, cantonnières, couverture de parade, etc., — était l’œuvre de ses mains. C’est sur le lit nuptial que la nouvelle mariée en grande toilette recevait, le lendemain des noces, les visites de félicitations. Ce n’est pas la seule circonstance où les visiteurs trouvassent la femme sur son lit. On pourrait donc ne voir dans les réceptions de la nouvelle mariée qu’un usage sans signification morale et sociale, à peine digne d’être relevé. Il faut y voir autre chose. Il y avait là un exemple de plus de la publicité dont étaient entourés les actes intimes de la vie domestique. Nous n’avons rien à ajouter à ce que nous avons dit ailleurs de celle des noces[2]. Celle des couches, la toilette de l’accouchée, les visites qu’on lui fait et où s’échangent des commérages comme ceux dont l’auteur des Caquets de l’accouchée s’est fait l’écho, sont présentées par l’avocat Ant. Arnauld comme une façon pour la mère de famille de rendre tout le monde témoin d’une fécondité dont elle doit être fière par opposition à la maternité inavouable et clandestine de la concubine. Le mariage était consommé. Les amis, les connaissances venaient en prendre acte et en féliciter la mariée de la veille. Le temps n’est pas encore arrivé où les nouveaux époux se déroberont par l’absence aux embarras de leur nouvelle situation. C’est qu’on n’est pas sensible à ces embarras. On le sera à la fin du siècle. L’usage que nous signalons indignera La Bruyère. Mme de Sévigné nous le présentera comme n’étant plus pratiqué que par les paysans. Dans la première moitié de ce même siècle on trouvait encore naturel de faire assister le public aux événemens qui intéressaient la famille. La première des familles françaises, celle qui donne l’exemple aux autres, la famille royale, ne devait-elle pas, parce qu’elle était celle de tout le monde, vivre aussi, plus qu’aucune autre, sous les yeux de tout le monde[3] ? En abordant les rapports de la mère et des enfans nous ne délaissons qu’en apparence ceux des époux. Les uns et les autres ont une intime corrélation.

Si, pendant la durée de l’union conjugale, la puissance paternelle masque et semble absorber l’autorité maternelle, celle-ci n’en est qu’éclipsée, elle subsiste en droit et s’exerce en fait, soit concurremment, soit toute seule en cas d’absence ou d’incapacité du mari. Le consentement de la mère était nécessaire aussi bien que celui du père pour la validité du mariage des enfans, de leur entrée en religion. En cas de désaccord, c’était, il est vrai, la volonté du père qui l’emportait, mais il arrivait aussi que les tribunaux donnassent la préférence à celle de la mère. En matière d’éducation, c’était elle qui avait la haute main, surtout quand il s’agissait de la première éducation et de celle des filles, et le père la lui abandonnait pour s’en tenir au rôle le plus souvent platonique de surveillant et d’arbitre. L’éducation faisait partie du régime intérieur de la famille. Or ce régime relevait de la femme, comme les occupations professionnelles regardaient le mari. Le mariage ne mettait pas fin à l’autorité morale de la mère. Jeanne du Laurens acceptait docilement les admonestations et les sermons maternels auxquels elle avait été habituée quand elle était jeune fille. La rudesse avec laquelle Marie Buatier gourmande sa fille au sujet de ses imprudences pendant sa grossesse, indique qu’elle n’avait rien perdu de ses droits. Il y avait, on le comprend, des circonstances où la mère pouvait être privée de l’éducation, soit qu’elle fût incapable de la diriger, soit qu’elle s’en rendit indigne ou qu’appartenant à la religion prétendue réformée, tandis que le père était catholique, la justice la lui retirât pour que les enfans fussent élevés dans l’orthodoxie. C’est au père, en sens inverse, quand il sera mal sentant de la foi, qu’on enlèvera les enfans. Catherine Arnauld, plaidant en séparation de corps contre son mari, Jean Lemaistre, obtint la garde et l’éducation de ses cinq fils, parce que leur père, au cours du procès, s’était déclaré protestant. Cette intervention de la justice ne se produisait guère qu’en l’absence d’arrangemens réglant la confession que devaient suivre les enfans.

La mort du père ne pouvait qu’accroître l’autorité maternelle. Celle que la veuve en acquérait n’était pas toujours pourtant pleine et entière. La volonté du défunt, la coutume elle-même lui imposaient parfois des limites. Ni celle qui s’applique à la personne ni celle qui s’applique aux biens ne s’exerçait toujours sans contrôle et sans partage. Bien que la jurisprudence se montrât, pour l’éducation, favorable aux droits de la mère et exigeât, pour qu’elle en fût privée, des causes graves, les dispositions prises à ce sujet par le père défunt prévalaient sur ces droits, et la coutume de Bretagne attribuait même le règlement de la question au conseil de famille. Pour le mariage, la volonté de la mère était bien plus souvent soumise à l’avis du tuteur et des plus proches parens. Au milieu du XVIIe siècle, le tuteur de Marie de Peschart fit opposition au mariage de sa pupille qui avait été fiancée par sa mère à un cadet de la maison de Maillé et, comme on avait passé outre, le fit annuler. En Normandie, le mariage dépendait beaucoup moins de la mère ou du tuteur que d’un conseil de famille formé de six parens de chaque ligne. Le pouvoir de la mère sur les biens était à plus forte raison soumis à certaines restrictions, mais elle n’en était pas moins presque toujours tutrice testamentaire, légitime ou dative.

L’autorité de la mère survivante échappait à ces limitations légales quand le mari défunt, éclairé sur les vertus et la capacité de la mère par celles qu’il avait reconnues dans l’épouse, avait réglé de la façon la plus honorable et la plus avantageuse pour elle les rapports qui devaient exister entre sa veuve et ses enfans. Or cela arrivait communément et dans les pays de coutume et dans les pays de droit écrit. On voit beaucoup de pères de famille instituer leur femme survivante héritière universelle, avec dispense d’inventaire et de reddition de compte, lui laisser toute leur autorité sur leurs enfans, en faire le chef de l’hoirie dans ce qu’elle a à la fois de moral et de matériel. Les enfans n’étaient inscrits alors sur le testament qu’à titre de légataires. Tantôt cette hérédité comprend la pleine propriété qui est alors grevée de substitution au profit d’un ou de plusieurs des enfans, tantôt elle ne comprend que l’usufruit, soit jusqu’à la mort de l’héritière, soit jusqu’à la majorité de vingt-cinq ans des enfans, dont l’entretien et l’éducation sont, jusqu’à ce qu’ils l’aient atteinte, mis à sa charge. Le choix de l’enfant à qui passera le patrimoine, la liberté de prendre des dispositions qui tiendront compte des mérites de chacun lui sont quelquefois réservés. Ce règlement de biens, dans ce qu’il a d’essentiel et sous sa forme la plus usitée de succession usufructuaire, répondait si bien aux sentimens et aux habitudes que, dans les coutumes d’Orléanais, de Touraine, d’Anjou et du Maine, il était de droit pour les successions ab intestat et qu’un avocat pouvait dans un factum en parler en ces termes : «… Il n’y a point de cas plus favorable et commun en droit que celui d’un mari qui laisse à sa femme non pas simplement l’administration ou même l’usufruit entier de tous ses biens, mais, qui plus est, le pouvoir d’en laisser la propriété à l’un des enfans que bon lui semblera, dont il a même été jugé en ce cas, par arrêt solennel rendu en l’audience de la grande chambre le 7 juillet 1642, qu’elle n’était pas privée par un second mariage. » Ces dispositions testamentaires donnaient naissance à une indivision fondée, non seulement sur l’autorité et les devoirs de la mère, mais généralement aussi sur la solidarité des enfans, dont les cadets étaient confiés aux soins, placés sous le patronage de l’aîné.

On aperçoit tout de suite la forte constitution qu’un pareil régime successoral révèle dans la famille et qu’il lui assure, la confiance qu’il atteste chez le mari à l’égard de la femme, l’indépendance, le pouvoir et la dignité qu’il conférait à la mère. On en voudrait à Montaigne d’avoir méconnu la portée et la moralité sociale de ce mode de transmission héréditaire si au moraliste qui a visé à atteindre, sous ses multiples diversités, sous ses costumes de Grec, de Romain, de civilisé et de sauvage, l’homme en soi, il était légitime de demander de se préoccuper, tout comme un Montesquieu ou un Bonald, de l’adaptation de l’individu a la plus grande prospérité des sociétés. Montaigne nous apprend qu’il n’a pu voir sans scandale un officier de la Couronne, futur héritier de 50 000 écus de rente, mourir à cinquante ans dans la gêne, laissant une mère en possession, à l’âge de la décrépitude, de l’immense fortune de son mari. Ce délicieux compilateur de faits divers ne s’est pas demandé si ce n’était pas par sa faute que ce personnage, si bien placé pour s’assurer de larges moyens d’existence, était resté accablé de dettes. Et il prend occasion de ce cas particulier, qui serait peu concluant, même s’il était mieux circonstancié, pour nous donner ses vues sur la question. Ce qui lui paraît le plus raisonnable, c’est de laisser l’administration des biens à la mère tant que les enfans sont mineurs, surtout de ne pas la placer dans leur dépendance, de l’avantager plutôt à leur préjudice, particulièrement au préjudice des enfans mâles, parce que la gêne serait plus pénible pour elle que pour eux. Enfin il n’approuve pas qu’on s’en remette à elle du choix de l’enfant auquel sera attribué l’héritage. Ce choix, à ses yeux, ne peut être dicté que par le caprice.

Beaucoup de femmes jouissaient ainsi de la considération et des avantages matériels attachés à l’espèce de survivance par laquelle le défunt avait voulu se continuer lui-même dans leur personne et, ce que l’on aurait peine à croire si le fait n’était établi par l’arrêt solennel que nous mentionnions tout à l’heure, un second mariage ne les leur faisait pas toujours perdre. Parmi celles qui contractaient de nouvelles unions, il y en avait qui n’attendaient pas, pour le faire, l’expiration du délai légal, c’est-à-dire de l’an vidual. L’Eglise et la loi civile manifestaient bien leur désapprobation des secondes noces, la première en leur refusant sa bénédiction, la seconde en frappant la femme de certaines peines, surtout de certaines incapacités ; mais en cette matière la jurisprudence, toujours obligée de compter avec les mœurs, tendait à l’indulgence et l’arrêt que nous venons de signaler montre jusqu’où elle la poussait. En Provence, les secondes noces, même celles qui étaient célébrées prématurément, n’entraînaient que l’application des garanties justifiées par l’intérêt des enfans du premier lit. Le monde n’était pas plus sévère, mais le vulgaire ne voulait pas renoncer au droit de s’amuser aux dépens de ceux et de celles qui se laissaient tenter par le convoi. Aussi n’était-il pas facile, bien que l’Eglise et l’autorité civile, dans leur souci un peu chagrin de la décence publique, s’y employassent de concert, de lui faire perdre l’habitude des charivaris qui, sous le nom d’ouvoulé, de pelote, de chevet, etc., étaient souvent rachetés par des droits en nature auxquels les intéressés ne tenaient pas moins.

Sans être rare, la fidélité d’outre-tombe l’était assez pour attirer l’estime et presque l’admiration. Dans son livre de raison, un avocat au présidial de Soissons, Claude du Tour, parlant de son père qui venait de mourir le 3 mai 1648 âgé de soixante-sept ans, remarque qu’il est resté veuf jusqu’à sa mort, c’est-à-dire pendant plus de vingt-quatre ans, par fidélité à la mémoire de sa femme et par affection pour le fils unique qu’elle lui avait laissé. Montaigne présente Mme d’Estissac, à cause de sa longue viduité, des nombreux et brillans partis qu’elle avait refusés, de sa gestion épineuse et habile des intérêts de ses enfans, de l’impulsion qu’elle a donnée à leur fortune, comme le modèle des mères de son temps.

Que devenaient les rapports de la mère et des enfans quand la veuve, au lieu de perpétuer l’autorité et comme la personne du défunt, lui donnait un successeur ? Malgré les variations de la législation et de la jurisprudence, qui allait jusqu’à conserver à la veuve remariée la situation morale et pécuniaire que le mari défunt lui avait constituée, nous croyons pouvoir dire qu’en matière d’éducation le droit de la mère était si bien compris et si bien accepté que le convoi ne suffisait pas pour le lui faire perdre, il y fallait des circonstances graves, une suspicion légitime, il fallait qu’elle en mésusât, qu’elle s’en rendit indigne par son inconduite, par de mauvais traitemens. Il en était de même pour la tutelle, bien qu’à cet égard il n’y eût pas non plus uniformité. Ici, elle en était déchue de plein droit : là, elle ne lui était retirée que par le conseil de famille qui ne pouvait le faire que pour de sérieux motifs. En Bourgogne, la femme noble baillistre qui se remariait conservait le bail, et par analogie un arrêt du parlement de Dijon du 4 avril 1588 avait étendu cette disposition de la coutume à la tutelle roturière.

L’édit de juillet 1560, connu sous le nom d’édit des secondes noces, protégeait les enfans d’un premier lit contre les libéralités excessives que la femme aurait faites à leurs dépens à son nouveau mari. Elle ne pouvait disposer de ses meubles, de ses acquêts et de ses propres en faveur de celui-ci que dans la proportion d’une part d’enfant, si les parts étaient égales et, en cas d’inégalité, que jusqu’à concurrence de la part de l’enfant moins prenant.

On ne peut parler des rapports d’intérêt entre la mère et les enfans sans dire un mot des droits de celle-là sur la succession de ceux-ci. Dans la législation coutumière comme dans celle qui suivait la tradition romaine, la mère succédait à ses enfans concurremment avec les collatéraux les plus proches ou préférablement à eux. Mais la première de ces législations tenait compte, dans le règlement de cette succession, de la nature et de l’origine des biens, et appliquait le principe Propres ne remontent, qui était, sous une forme moins claire, celui qu’exprimait plus explicitement le brocard : Paterna paternis, materna maternis. Ces deux adages signifiaient que les biens dévolus au de cujus par succession ou donation ne pouvaient, dans la succession ab intestat, passera un héritier qui n’appartenait pas à la ligne d’où ils étaient provenus. Le droit écrit ignorait ces distinctions que toutes les coutumes elles-mêmes ne faisaient pas et suivait, pour ces successions, la novelle 118 de Justinien. Dans la région qui lui était soumise, les ascendans et les collatéraux qui représentaient la ligne paternelle, qui portaient le nom et les armes de la maison, se trouvaient évincés de biens qui, au lieu de soutenir le rang et l’éclat de cette maison, pouvaient être portés par la veuve dans une maison étrangère. Ce fut principalement de la noblesse de Guyenne, de Languedoc, de Provence et de Dauphiné, que partirent les réclamations qui obtinrent du gouvernement de Charles IX un édit destiné à assurer la conservation de l’aristocratie méridionale en étendant aux bassins du Rhône et de la Garonne la distinction des biens qui était propre à la région coutumière. Cet édit rendu à Saint-Maur en mai 1567, et vulgairement connu sous le nom d’Edit des mères, réserva les propres paternels de la succession des enfans à la ligne d’où ils tiraient leur origine en même temps qu’il attribuait à la mère l’usufruit de la moitié de ces biens. Mais l’édit n’intéressait qu’une minorité aristocratique et était contraire aux habitudes de la grande majorité de la population méridionale, à l’esprit égalitaire d’un pays qui ne connaissait pas le droit d’aînesse, au respect qui s’y associait pour la mère survivante à la persistance de la patria potestas. Voilà sans doute pourquoi il n’avait pas encore, en 1629, reçu d’application dans les ressorts des parlemens de Toulouse, de Bordeaux, d’Aix et de Grenoble, c’est-à-dire dans la plus grande partie des pays pour lesquels il avait été fait. Le code Michau, qui le sanctionna, n’était pas propre à lui donner une efficacité qui lui manqua à lui-même et il est probable que, lorsqu’il fut abrogé en 1729, il n’avait plus depuis longtemps qu’une existence nominale.

La situation dont héritaient beaucoup de veuves donne l’idée la plus favorable des unions que la mort du mari était venue dissoudre. Rien ne peut attester davantage l’affection et la confiance que l’épouse et la mère avaient su obtenir de celui qu’elles venaient de perdre. L’idée que nous cherchons à nous faire de la vie conjugale dans la période réparatrice que nous étudions, en est singulièrement relevée, et il faut avouer qu’elle en avait besoin, après les exemples de mauvais ménages que la chronique scandaleuse et les archives judiciaires nous avaient fournis. Cette affection, cette confiance, les femmes les durent beaucoup à leurs mérites de ménagères, de maîtresses de maison, de gérantes du patrimoine commun, d’auxiliaires de la carrière du chef nominal de l’association domestique. C’est sous cet aspect qu’il nous reste à les envisager.


Il y a un principe qui domine le partage des attributions dans la vie des conjoints. Il vient de loin, puisque Aristote y a attaché son nom (Pol. III, II, 10) et c’est sous son empire que s’est constituée pendant longtemps leur collaboration. C’est celui qui attribue à l’époux la mission d’acquérir, à l’épouse celle de conserver. C’est par suite de cette conception que les biens acquis par elle après son mariage étaient présumés provenir de l’industrie du mari et qu’il incombait à sa compagne de faire la preuve, si cela était contesté, que l’acquisition lui en était due. Parmi les services qu’elle rendra aux intérêts communs, c’est d’abord les plus humbles, ceux de la ménagère qui vont nous occuper.

Nous avons établi, quand nous avons parlé de l’éducation[4], qu’après la formation morale et chrétienne qui en était le premier objet et dont ils ne séparaient pas les bienséances en rapport avec la condition sociale de la jeune fille, il n’y avait pas, pour nos ancêtres de la première moitié du XVIIe siècle, de partie plus importante dans la pédagogie féminine que les connaissances ménagères. C’était à quoi s’appliquait tout d’abord la sollicitude maternelle. Catherine de Meurdrac, que nos lecteurs, nous l’espérons, n’ont pas oubliée, était à peine sortie de la première enfance que sa mère lui donnait de petites tâches à remplir dans la maison et lui faisait rendre compte de la façon dont elle s’en était acquittée, et la fillette ne semble pas, jusqu’à l’Age de dix ou douze ans, s’être occupée d’autre chose. Mme de Brézal ne s’y prenait pas autrement que la mère de Catherine. Seulement ce n’était pas à des enfans qu’elle avait affaire, c’était à des jeunes filles, et ces jeunes filles elle n’en était pas la mère. Restée veuve a vingt-deux ans avec un seul enfant et décidée à ne pas se remarier, elle avait vendu son écurie et son équipage de chasse et employé le produit de la vente à assurer des moyens d’existence à des vieillards des deux sexes. Elle vivait entourée de cinq ou six demoiselles de qualité à qui elle enseignait l’économie domestique en assignant à chacune une besogne hebdomadaire et en l’interrogeant sur la manière dont elle s’en était tirée. Comme il s’agissait de grandes filles, ces exercices pratiques étaient naturellement plus difficiles que ceux qui avaient appris à Catherine et a ses contemporaines le b a ba du ménage. On ne s’étonnera pas que la petite école ménagère de Mme de Brézal fut assiégée de postulantes, surtout quand on saura qu’on y apprenait aussi les arts d’agrément et que, tout en étant réglée comme un couvent, on y recevait la bonne compagnie, on y donnait des sauteries et d’autres distractions. Elevée à la campagne par un oncle désireux de faire éclore chez elle les heureuses semences que sa mère y avait déposées, Madeleine de Scudéry apprit toute seule la cuisine, l’économie rurale et horticole, un peu de médecine, l’art de composer des remèdes, de distiller des parfums, des produits utiles et agréables. Vives, dans son De institutione feminæ christianæ, recommande à la maîtresse de maison d’avoir une petite pharmacie domestique, et il est probable que plusieurs fabriquaient elles-mêmes les drogues dont elle se composait. Nous n’avons pas à entrer ici dans le détail des habitudes pratiques que l’on donnait à la jeune fille. Ce serait nous répéter. Nous nous contenterons de rappeler que Mme Acarie et Françoise de Chantal les firent entrer dans l’éducation de leurs filles et de signaler l’expérience qui en était souvent le résultat précoce. La sœur de Pascal, Gilberte, qui devint Mme Périer, n’avait pas encore quinze ans qu’elle tenait la maison de son père, qui était veuf. A seize, Claude du Chatel, qui épousa plus tard Gouyon de la Moussaye, était capable aussi d’en tenir une. Dans les établissemens d’enseignement public destinés au peuple, c’était moins l’enseignement ménager que l’enseignement professionnel qu’on avait en vue. Chez les Ursulines et chez les Augustines qui, avec les Visitandines, firent l’éducation de presque toutes les filles de la classe moyenne et de la classe élevée, le travail ménager était un peu subordonné aux travaux d’aiguille mais, en revanche, on y enseignait les connaissances nécessaires à l’administration d’une maison et d’une fortune.

Même dans la bourgeoisie, la femme ne dédaignait pas les soins les plus humbles du ménage. Celle d’André du Laurens, afin d’assurer ù son mari, qui était médecin, la liberté d’esprit et le bien-être dont il avait besoin pour ses études, se faisait su servante. C’est aux femmes qu’il appartenait presque toujours de procéder aux recouvremens, de délivrer les quittances, d’apurer les comptes, de faire les emplettes ménagères et même, à la campagne, les ventes et les achats qui se rapportent à l’exploitation agricole. Mme de Charmoisy, la Philothée de saint François de Sales, occupait une partie de son temps, pendant les absences fréquentes de son mari, à classer, à coter de su main, à étudier les papiers d’affaires. Quand Antoine Arnauld, dans un plaidoyer dont nous nous sommes déjà servi, présente l’administration domestique comme l’une des attributions distinctives de l’épouse légitime par opposition à la concubine, le clavier qu’elle porte à la ceinture comme le symbole de son autorité dans cette administration, il allègue Festus et Cicéron et évoque la matrone romaine, mais il pense à ses contemporaines et c’est pour elles qu’il parle.

Cette vocation était si bien établie que la maîtresse de maison était de droit investie d’un mandat tacite et général du mari pour gérer les affaires du ménage, et que de ce chef elle obligeait celui-ci sans avoir besoin de-procuration spéciale. Le mari était tenu de payer les dettes contractées pur elle dans cet intérêt, et le premier président de la Chambre des comptes, Antoine Nicolaï, fut déclaré redevable de toutes les fournitures faites à crédit à la présidente, Marie Amelot, qu’il laissait sans argent.

Il y a peut-être lieu de distinguer, au point de vue de la responsabilité maritale, entre les dépenses purement ménagères et celles qui intéressent le patrimoine et, par exemple, le domaine rural. Le juriste Bouvol décide que, pour celles-ci, la femme ne peut engager son conjoint, mais tout à l’heure, quand nous la présentions comme capable d’agir au nom de celui-ci pour les besoins d’un faire valoir aussi bien que pour ceux du ménage, c’était l’opinion de Coquille que nous reproduisions. L’étendue de ses pouvoirs, la solidarité du mari dans ses actes d’administration domestique, peuvent être rangées parmi les matières controversées. Si le désaccord que nous venons de signaler à cet égard entre Coquille et Bouvot ne nous inclinait pas à le faire, nous y serions conduit par le plaidoyer d’un avocat qui soutient que Mme de Chemeraut avait qualité, sans autorisation maritale, pour recevoir un dépôt et s’obliger valablement à le restituer parce qu’elle était exceptée, comme toutes celles de son rang, de la rigueur de la coutume qui exige cette autorisation. De cette argumentation, il faudrait conclure, d’une part, que ceux de ces actes qui ne se rapportaient pas exclusivement aux besoins domestiques n’étaient valables qu’en vertu d’une autorisation particulière, de l’autre, que les femmes de qualité avaient le privilège d’être affranchies de cette condition. En fait, le mari tirait rarement parti de ces distinctions juridiques. Plus il se sentait rassuré dans sa dignité et ses intérêts par la situation prépondérante que lui faisaient la loi et l’opinion, plus il abandonnait complaisamment à celle dont il avait éprouvé le savoir faire et le dévouement, la conduite de sa maison et même la gestion de son patrimoine. Plus d’un, pour se soustraire à la tentation de s’en mêler, donnait à sa compagne une procuration générale. On ne compte pas les ménages où l’ordre a été assuré, défendu tout au moins par la maîtresse de maison. Que de grands seigneurs généreux, prodigues, dédaigneux d’une comptabilité sévère eurent à s’applaudir d’avoir fait de leur femme l’intendante de leur fortune ! Quand Marie-Félice des Ursins épousa, à dix-sept ans, Henri II de Montmorency, ce n’était pas seulement au chef d’une des plus illustres maisons du royaume qu’elle confiait sa destinée, c’était à un gentilhomme aussi imprévoyant et aussi peu ordonné que brave et séduisant. La maison du duc ne pouvait recevoir la nouvelle duchesse sans que le train s’en trouvât augmenté. Ce fut elle qui choisit le personnel nouveau. Elle le voulut peu nombreux et se contenta pour elle de six pages. Elle voulut aussi réduire à douze les vingt-quatre qui servaient son mari, mais celui-ci se refusa à cette diminution en disant galamment qu’ils seraient à elle comme à lui et suppléeraient au petit nombre de ceux qu’elle avait pris à son service. Le duc avait remis entre ses mains la conduite de sa maison. Elle se rendit compte du revenu et des charges, et ayant établi pour l’ensemble l’actif et le passif, elle entreprit de convaincre son mari qu’il fallait faire des économies et qu’elles étaient urgentes. Ici, nous voyons une femme lutter contre les prodigalités de son conjoint. Le ménage de Philibert de Pompadour et de Marie Fabri nous fait assister au même spectacle. Seulement, dans ce cas, c’est la femme, c’est l’ordre et la préservation du patrimoine qui l’emportent. Ce résultat ne fut pas obtenu sans peine. Le gentilhomme dont Marie Fabri va partager la vie n’a jamais voulu voir un livre de recettes et de dépenses et ne veut pas entendre parler d’épargne. La domesticité, celle surtout qui est affectée à la chasse, dépasse les besoins et est aussi mal payée que surabondante. Les intérêts du maître sont abandonnés sans contrôle à un homme d’affaires qui laisse tout aller au hasard. La nouvelle vicomtesse prend tout de suite en mains l’administration. Le vicomte se rebiffe un peu contre certaines économies, se plaint qu’on veuille restreindre les frais de l’hospitalité seigneuriale, retrancher sur ce qu’il doit à une clientèle qui n’en finit pas, où, comme le dit un intendant qui, lui, n’est guère moins dévoué que bon administrateur, « chaque saint demande sa chandelle et son suffrage, » c’est-à-dire chaque parasite sa sportule. Philibert de Pompadour n’en conçoit pas moins, pour la capacité de celle qui le remplace si bien, une telle estime qu’il lui laisse le soin de mettre ses châteaux en état de défense, et de fait elle dirige avec une fiévreuse ardeur les travaux de fortification de celui de Pompadour. Elle est si nécessaire à la bonne gestion de la fortune, que quand, par une circonstance quelconque, sa surveillance fait défaut, le gaspillage recommence. Il arrivera même que sa vigilance et sa fermeté se trouveront impuissantes à conjurer le désordre, et que le beau-père, l’ancien trésorier de l’extraordinaire des guerres, Fabri, qui veillait de loin sur une fortune dont il se considérait avec raison comme en grande partie l’auteur et qui avait subvenu plus d’une fois aux embarras du ménage, ne crut pouvoir la sauver qu’en faisant rentrer dans la maison l’intendant éprouvé dont nous venons de parler. Marie Fabri pourtant n’abandonna pas à cet intendant l’administration du patrimoine. Elle continua à s’en occuper elle-même et procéda à la liquidation très épineuse de la succession de son père avec une intelligence des affaires et un succès remarquables. Elle réussit à assurer au vicomte de Pompadour la large existence seigneuriale dont il avait besoin et à laquelle elle tenait elle-même. Les absences de son mari, qui était lieutenant général du Limousin, l’amenèrent plus d’une fois à se mêler des intérêts de la province. Restée veuve à trente-cinq ans avec huit enfans, elle se montra, dans leur tutelle et pour leur établissement, aussi avisée qu’elle l’avait été pour sauvegarder le patrimoine commun de la ruine dont le menaçaient l’incurie de son chef et les charges d’une situation aussi lourde que brillante.

Mme de Cavoie n’aurait pas été l’épouse parfaite que nous connaissons, si elle n’avait évité à son mari tout le tracas du ménage et des affaires. Celui-ci n’entendait jamais parler de rien de fâcheux, du mariage il ne connaissait que les douceurs. Enfin, nous dit-elle avec sa crudité ingénue, « c’était comme si le sacrement n’y eût pas passé. » Mme de Vieillevigne dispensait aussi son mari, qui lui avait donné une procuration générale, de s’occuper de quoi, que ce fût. Elle affectait de s’en plaindre, tandis que Mme de Cavoie qui avait le cœur sur la main le disait naturellement comme elle disait toute chose, pour le plaisir de montrera tout le monde combien elle aimait son mari.

L’inventaire après décès d’Anne Phelypeaux, comtesse de Palluau, fait mention d’un livre en partie écrit de sa main où était enregistré le revenu annuel de ses rentes constituées et de ses terres. Il est vrai que le mari, Henri de Buade de Frontenac, n’était plus là pour tenir un pareil livre. Dans la comptabilité de la maison ducale de La Roche-Guyon, les états de recette et de dépense fournis par l’intendant étaient vus, clos et arrêtés par la duchesse, c’est-à-dire par Catherine de Matignon, puis par Jeanne de Schomberg.

Il y avait des femmes qui, en assumant l’administration de la fortune commune, semblaient agir moins pour en décharger leur mari que pour satisfaire le besoin d’ordre et de contrôle, le génie des affaires qui distinguent tant de personnes de leur sexe. Ces qualités pouvaient dégénérer en avarice, en fourberie et décrier celles qui en étaient douées. Ce fut le cas de Lucrèce Desplas, fille d’un opulent bourgeois de Toulouse et femme du premier président du Parlement de Bordeaux, Guillaume Daphis. Quand elle mourut en 1605, elle laissa la réputation d’une personne non seulement « merveilleuse en la ménagerie d’une grande maison », comme dit Etienne de Cruseau dans sa Chronique bordelaise, mais aussi tellement intéressée, tellement appliquée à faire commerce de tout, si peu scrupuleuse que, si elle eût vécu plus longtemps, elle eût sans doute enrichi beaucoup sa maison, mais aussi perdu d’honneur son mari et sa famille et même, ne craint pas d’ajouter le même chroniqueur, « rendu la ville de Bordeaux sans commerce. » La capacité féminine s’élevait, cela ne surprendra personne, jusqu’à des opérations commerciales importantes, et nous ne ferons que rappeler ici les preuves que nous en avons données quand nous nous sommes occupé de la vie professionnelle.

Après avoir établi que, dans l’économie domestique y compris l’administration des biens, la première place appartenait aux femmes et qu’elles la méritaient par leurs qualités, il faut ajouter qu’il y en avait un certain nombre qui faisaient exception à la règle, à qui il aurait été imprudent de confier la gestion des intérêts communs et qui étaient même de mauvaises ménagères. On connaît tous les dons qui rendaient la marquise de Rambouillet, Catherine de Vivonne, si séduisante et si respectable, mais il lui manquait de savoir conduire les affaires de sa maison. La marquise de Sablé, Madeleine de Souvré, était bien romanesque et bien chimérique pour tenir la sienne. Elle ne laissa presque rien à ses enfans. La maréchale de Châtillon, toute à la dévotion, en était aussi tellement incapable, que son mari, Gaspard de Coligny, fut obligé de lui en ôter la direction. Mme Roger trompa la confiance du sien, fils d’un riche orfèvre de Paris qui lui avait donné une procuration générale et l’endetta de 50 000 écus. Marie de Montauron, fille du célèbre financier, Puget de Montauron et femme de Gédéon Tallemant, cousin germain de Tallemant des Réaux, ne faisait œuvre de ses dix doigts, elle ne s’en servait que pour tenir des cartes. C’est ici le lieu de rappeler les intérieurs dont parle Montaigne où Monsieur rentrant vers midi « maussade et tout marmiteux du tracas des affaires, » trouvait encore Madame à sa toilette. On pourrait multiplier ces exemples. On pourrait même, pour prétendre que le commun des femmes ne remplissait pas le rôle que les idées du temps leur assignaient et à laquelle l’éducation les préparait, invoquer une remarque générale de La Mothe Levayer qui parle du mépris que font celles de son temps des soins domestiques ; mais ni ces exemples ni l’affirmation d’un écrivain, qui fut beaucoup moins un observateur qu’un philosophe livré à des spéculations abstraites, ne peuvent prévaloir sur les témoignages plus nombreux et plus autorisés que nous avons recueillis.

Dès qu’on essaie de se représenter l’économie d’un intérieur familial, on retrouve la domesticité. On se rappelle peut-être qu’elle nous a déjà occupé[5], mais nous ne l’avons envisagée que comme une carrière de nature à fournir aux femmes isolées des moyens d’existence et notre attention s’est portée surtout sur celle qui était au service de la classe moyenne et urbaine. Nous avions supposé que le jour où nos investigations nous feraient pénétrer dans un autre milieu, dans celui de la grande propriété rurale, nous avions chance de rencontrer une domesticité assez différente par les rapports avec les maîtres et par l’esprit. Nous n’affirmerons pas qu’elle n’existait pas. Tout ce que nous pouvons dire, c’est que les sujets qui auraient pu la représenter ne se sont pas offerts à nous avec un caractère assez spécifique, assez tranché pour constituer une classe à part. Et, par exemple, pas plus dans les domaines, les châteaux et les hôtels de la noblesse que dans les intérieurs de la bourgeoisie, nous n’avons trouvé, à quelques exceptions près, ces vieux serviteurs, ces serviteurs héréditaires que, sur la foi d’une tradition fort accréditée, nous nous attendions à voir venir à nous. Dès à présent pourtant nous connaissons de grandes maisons où l’on savait apprécier le prix des longs services. Celle du comte d’Avaux, celle de Richelieu étaient du nombre. Dans celle des Sourdis, les domestiques se succédaient de père en fils. Le texte qui mentionne le fait, le présente, il est vrai, comme une singularité. Une tradition d’ailleurs ne saurait avoir tort, il ne lui manque jamais, pour avoir raison, que d’être bien comprise et pour cela soigneusement circonstanciée. Nous ne désespérons donc pas de pouvoir un jour confirmer la portée générale dont celle-là se prévaut. En attendant, nous donnerons sur l’économie des grandes maisons certaines particularités qui ne paraîtront peut-être pas dépourvues d’intérêt.

C’était, nul ne s’en étonnera, un intendant qui présidait au mouvement des fonds auquels donnait lieu le train de vie des grandes familles. La comptabilité de la maison de La Roche-Guyon peut, à cause de l’uniformité qu’elle présente, être prise pour modèle. La dépense de bouche et d’entretien des maîtres et du personnel à Paris, à Liancourt et dans les autres résidences du duc et de la duchesse, sur le pied de 92 personnes et de 45 chevaux, s’éleva annuellement, dans les années 1629, 1630, 1631, 1633, 1635, 1636, à une moyenne de 58 848 livres. Les sommes dont nous donnons la moyenne étaient versées, mois par mois, par l’intendant aux sous-comptables, maître d’hôtel, argentier et à leurs commis, qui répartissaient, conformément à l’état général dressé par lui, leurs allocations respectives entre les différens services. Par exemple ces sous-comptables versaient dans les mains du duc, pour ses menues dépenses et plaisirs, à raison de 300 livres par mois, un comptant de 3 600 livres, dans celles de la duchesse, pour sa toilette et les gages de ses demoiselles et femmes de chambre, à raison de 400 livres par mois, 4 800 livres. La duchesse recevait pour ses aumônes une annuité dont le chiffre s’éleva en 1639 à 6 924 livres 19 sols. Les gages de l’intendant Robineau étaient de 400 livres par mois, ceux du maître d’hôtel Queret de 300, ceux de l’argentier Malortic de 150. L’administration et la comptabilité des grandes maisons présentaient naturellement, en même temps que de grandes analogies, certaines différences. Dans celle du marquis et de la marquise de Montausier, née Lucie d’Angennes, les charges, qui s’élevaient annuellement à 48 000 livres, ne comprenaient pas les gages, mais seulement les dépenses de bouche et sans doute aussi d’entretien. Le montant en était remis mensuellement par l’intendant non, comme chez les La Roche-Guyon et dans la plupart des grandes maisons, au maître d’hôtel et à l’argentier, mais au secrétaire du marquis, M. de La Châteigneraie. Les gages fixes de l’intendant ne dépassaient pas 2 500 livres par an. Dans la maison de Richelieu, qui était administrée avec autant d’ordre que de faste et dont les dépenses annuelles s’élevaient, sans compter les charges des deux compagnies des gardes et des mousquetaires et le personnel des écuries, pour 180 personnes et 140 chevaux ou mulets, à 316 902 livres 15 sols 6 deniers, il n’y avait pas d’intendant. C’est le maître de chambre qui en remplissait les fonctions. On y trouvait en revanche, comme dans les autres, un maître d’hôtel et un argentier et en plus un contrôleur. C’est sous leur surveillance et leur direction que fonctionnaient les différens services : cabinet, aumônerie, chambre, bouche, grande et petite écurie. Les inventaires après décès, en indiquant la destination des pièces des hôtels et des châteaux seigneuriaux, indique en même temps les différentes classes de serviteurs. Dans un inventaire de l’hôtel de Soissons, rue des Deux-Écus, à Paris, dressé en 1644, nous remarquons la fourrière, c’est-à-dire le magasin au fourrage et au combustible et aussi les gens de service commis à sa manutention ; la salle du commun, c’est-à-dire des bas officiers, la sommellerie, la chambre des officiers, la chambre de l’écuyer de cuisine, celle de l’aumônier, celle de l’apothicaire, celle des filles d’honneur, celle de « l’homme des filles, » c’est-à-dire de l’homme attaché à leur service, celle des valets de chambre, celle du brodeur.


L’idée que nous avons donnée de la femme mariée, dans son triple rôle d’épouse, de mère et de maîtresse de maison, préjuge celle qu’il faut se faire de la famille où c’est elle seule que nous avons cherchée. La place qu’y tient le mari nous aide encore à comprendre celle qu’elle y tient elle-même. L’établissement de la famille, son ascension à un rang aussi élevé que possible dans la société, voilà la principale affaire du mari, et elle ne lui laisse guère le loisir de s’occuper d’autre chose. Il est à l’armée, il est au palais, il est déjà à la Cour. Il ne peut faire autrement que de laisser à sa compagne le gouvernement domestique. De l’éducation il ne se mêle le plus souvent que quand il s’agit de garçons, et encore au moment où ceux-ci font leur apprentissage et leur début dans la vie pratique et professionnelle, qui commence, il est vrai, de bonne heure. La première éducation virile, sans parler de celle des filles, incombe donc à la mère. L’administration des intérêts domestiques lui appartient aussi, depuis les soins les plus humbles du ménage jusqu’à la gestion du patrimoine. C’est donc à elle qu’il faudrait savoir gré ou demander compte de la prospérité de la famille comme de sa déchéance, si les vicissitudes qui font monter ou descendre celle-ci dans l’échelle sociale n’étaient encore plus, comme nous venons de le dire, l’œuvre du mari qui la représente au dehors, qui la fait profiter ou souffrir de ses mérites ou de ses défaillances. Telle est la conception d’après laquelle s’opère le partage des attributions. Mais il y a autre chose qu’une division du travail dans l’organisation de la famille. Elle a besoin, malgré son dualisme, d’un gouvernement unitaire. Usera exercé par le mari, à moins que ce ne soit par le père du mari encore soumis à la puissance paternelle. Mais la nécessité d’un chef ne s’impose jamais sans faire songer tout de suite aux abus auxquels peut donner lieu son autorité. Scrupule d’autant plus fort ici que la personne qui l’éveille est considérée comme plus faible, plus exposée à être la dupe de son cœur, qu’elle a droit à une protection proportionnée à l’incapacité qu’une tradition, qui pourra s’affaiblir mais qui ne disparaîtra jamais, lui attribue trop libéralement. Aussi la loi l’arme-t-elle contre son seigneur et maître, et en même temps contre elle-même. D’autre part, la situation que lui fait son mari, pour le cas où elle lui survivra, prouve qu’elle avait dans le cœur de celui-ci, dans l’estime et l’affection qu’elle a su lui inspirer, de quoi se rassurer contre les dangers qui ont provoqué la sollicitude du législateur. Héritière universelle en pleine propriété ou en usufruit du patrimoine laissé par l’époux prédécédé, héritière de l’autorité paternelle, elle devient l’âme et le chef de ces co-propriétés, de ces indivisions familiales qui sont plus communes qu’on ne croit. C’est d’après cette situation de beaucoup de veuves qu’il faut juger celle de la femme mariée durant l’union conjugale. La façon dont elle en a rempli les devoirs se trouve attestée ainsi dans un acte suprême et solennel par le témoin le plus autorisé en même temps que le plus cher.

En la mettant à la tête du gouvernement intérieur de la famille, en montrant dans cette demi-incapable de la loi la collaboratrice et l’héritière du mari, nous n’oublions pas les objections que l’enquête même qu’on vient de lire peut fournir contre l’image que nous voudrions faire prévaloir. Par le soin avec lequel nous avons relevé les cas particuliers qui prouveraient, s’il en était besoin, que la destinée des époux ne se conformait pas toujours à ce plan normal de la vie conjugale, nous avons suffisamment indiqué ce qu’il y a de relatif dans la conclusion à laquelle nous voulons amener le lecteur. Pourquoi celui-ci refuserait-il à l’histoire des idées, des sentimens et des mœurs le droit qu’il accorde à celle de la politique, des institutions et à toutes les autres, d’établir des vérités générales qui ne peuvent être ébranlées par des anomalies particulières, ces anomalies eussent-elles même une portée assez étendue ? C’est toujours sous la réserve de certaines dérogations, de certains tempéramens que prennent légitimement place dans l’histoire les vérités, où se résume le passé et qui pourraient faire, si on savait mieux la lire, le profit de l’avenir.


G. FAGNIEZ.

  1. Voyez la Revue du 15 juillet.
  2. Voyez la Revue du 1er janvier 1911.
  3. Les lecteurs de la Revue n’ont pas oublié l’autorité avec laquelle M. Funck-Brentano a mis en lumière et en action ce caractère fondamental de la Monarchie française. Voyez son livre Le Roi (Hachette).
  4. Voyez la Revue du 15 janvier 1909.
  5. Voyez la Revue du 1er octobre 1911.