La Femme et la Société française dans la première moitié du XVIIIe siècle/03

La Femme et la Société française dans la première moitié du XVIIIe siècle
Revue des Deux Mondes, 6e périodetome 5 (p. 557-587).
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LA FEMME
ET
LA SOCIÉTÉ FRANÇAISE
DANS LA PREMIÈRE MOITIÉ DU XVIIe SIÈCLE

LA VIE PROFESSIONNELLE

Dans l’éducation féminine du commencement du XVIIe siècle, nous avons jadis reconnu et signalé[1] la place réservée au travail manuel et ménager. Nous verrons prochainement dans quelle mesure cet enseignement pratique a pu profiter à la vie domestique et contribuer à former des femmes d’intérieur et des maîtresses de maison. C’est à un autre de ses effets que nous pensons aujourd’hui. N’a-t-il pas été aussi le rudiment d’un apprentissage professionnel qui, à son tour, a conduit celles qui l’ont reçu aux carrières accessibles dès lors à leur sexe ? Quelquefois même cet apprentissage a fait partie de l’éducation. A Reims, à la fin du XVIe et au commencement du XVIIe siècle, on apprenait des métiers aux enfans de famille. On se rappelle peut-être qu’à la fin du XVe siècle, les familles de la bonne bourgeoisie parisienne plaçaient leurs filles chez des lingères pour y apprendre la bonne tenue, la couture et le commerce, et il n’est guère probable qu’on eût renoncé, à l’époque qui fait l’objet de notre étude, à ce complément utilitaire de l’éducation générale. Cette préparation technique et pratique, jusqu’à quel point la société de la première moitié du XVIIe siècle a-t-elle fourni aux femmes le moyen d’en tirer parti, jusqu’à quel point leur a-t-elle permis de se créer, grâce au travail de leurs mains, grâce à des aptitudes spéciales, une situation indépendante ? C’est ce que nous allons rechercher.

Pour peu qu’on réfléchisse à l’évolution du travail féminin, on croit bien y apercevoir une tendance vers une extension continue. Fondée sur des observations qui remontent assez haut dans notre histoire contemporaine, cette impression, — les économistes n’oseraient peut-être pas dire encore cette vérité, — ne saurait, en tout cas, être, pour l’historien qu’attire un plus lointain passé, autre chose qu’un postulat dont il lui appartient d’établir le bien fondé ou l’inanité pour un pays dé- terminé, pour un temps circonscrit. Au moment d’aborder, dans des limites précises, l’étude de la vie professionnelle de la femme, nous devons remarquer que la période que nous avons en vue s’ouvre au lendemain d’une guerre civile (1598) qui semble justement, en amenant une diminution de la population laborieuse, rendre opportun, nécessaire, un recours à la main-d’œuvre féminine.


Si l’on se fiait aux apparences, on se croirait autorisé à affirmer que la femme obligée de s’assurer des moyens d’existence, désireuse d’ajouter aux gains du mari, n’avait pas grand’chose à espérer pour cela de l’industrie et du commerce. Ce qui conduit à le penser, c’est que, pour se rendre compte de l’importance de son rôle industriel et commercial, on commence tout naturellement par s’enquérir de la place qu’elle pouvait occuper dans le régime corporatif. On est étonné alors de la rareté des corporations spécialement féminines. C’est au point qu’un avocat parisien croyait pouvoir aller jusqu’à dire à la barre qu’en dehors de la lingerie, il n’y avait pas à Paris de maîtrise jurée pour une femme. A prendre cette assertion au pied de la lettre, on aurait le droit de la considérer comme une grave erreur et l’on ne tardera pas à s’en convaincre. Mais évidemment maître Audiguier, notre avocat, pensait seulement aux corporations parisiennes où il n’entrait que des femmes, et alors il ne se trompait que de bien peu, car il n’oubliait pour Paris où il plaidait, que les bouquetières et les linières-chanvrières. Sur les quarante-huit corporations professionnelles qui existaient au XVIe siècle à Saint-Omer, il n’y en avait pas une de femmes. A l’autre extrémité de la France, à Apt, la filature de la laine était le seul métier qui en occupât. Mais à l’encontre de la conclusion exagérée que l’on pourrait tirer de ces faits, il y a plusieurs remarques à soumettre au lecteur. D’abord, les corporations mixtes, celles qui comprenaient des patronnes aussi bien que des patrons, doivent être prises en considération. Telles étaient à Rouen celle des drapiers-drapières, à Paris celles des grainiers-grainières, des brodeurs-brodeuses, des tisserands-tisserandes en toile et canevas, à Reims celle des bonnetiers-bonnetières. Nous n’y ajoutons pas celle des linières-chanvrières de Paris, bien qu’elle contînt l’élément masculin qui figure quelquefois dans le titre de la corporation, et nous avons préféré la ranger parmi les corporations féminines parce que les hommes n’y tenaient d’autre place que celle qu’ils occupaient dans la jurande. Les corporations mixtes étaient fondées sur l’égalité professionnelle des deux sexes et elles poussaient le respect de cette égalité jusqu’à partager entre eux la jurande. Les attributions des maîtresses jurées pouvaient d’ailleurs différer de celles des maîtres jurés, et il est probable qu’elles en différaient en ce point que les uns et les autres avaient affaire, pour la surveillance comme pour les autres rapports corporatifs, avec les personnes de leur sexe.

Beaucoup de femmes parvenaient donc directement aux privilèges de la maîtrise. Bien plus nombreuses étaient celles qui les tenaient de l’alliance et de la filiation, d’un mari ou d’un père. Le droit commun assurait à la veuve la maîtrise du mari. Mais si la veuve était incapable de tenir l’atelier ou la boutique du défunt ? Alors elle placera à la tête de l’un ou de l’autre un compagnon qui devra parfois être agréé par la corporation. Situation délicate, qui mettait la compétence d’un côté, le titre de l’autre, mais qui s’arrangeait souvent par un mariage. La veuve facilitait à ce nouveau mari l’accès de la maîtrise à la condition qu’elle n’eût pas, par son inconduite, fait tort à la mémoire du premier. Pour un candidat qui avait déjà fait son stage, qui allait épouser la veuve d’un maître, les conditions d’admissibilité devenaient moins sévères ; on ne lui demandait, par exemple, qu’un demi-chef-d’œuvre. On disait que la veuve « affranchissait » son mari. On le disait aussi des filles de maîtres qui faisaient jouir les leurs de la même faveur. C’est ainsi que, comme l’homme avait fait la situation de la femme survivante, celle-ci, à son tour, en procurait une à l’homme qui devenait son conjoint.

La femme commune en biens et commerçante engageait par ses opérations commerciales la communauté et le mari aussi bien qu’elle-même. Cette solidarité résultait de ce qu’elle était marchande publique. Mais qu’est-ce qui constituait une marchande publique ? Il s’éleva à ce sujet des divergences et, pour y mettre un terme, les réformateurs de la coutume de Paris (1580) distinguèrent le cas où la femme était associée au commerce de son mari et celui où elle faisait un commerce à part. C’est seulement dans ce dernier qu’ils la considéraient comme marchande publique, mais Coquille trouvait cette solution excessive, et il suffisait à ses yeux qu’elle fût intervenue notoirement dans les affaires de son mari.

Pour être moins apparent que celui du mari, le rôle des femmes de maîtres dans l’industrie et le commerce, même quand ceux-ci ne leur devaient pas la maîtrise, n’en avait pas moins une réelle importance. Cette importance était évidemment très inégale suivant l’intelligence, le caractère et l’activité de la collaboratrice qu’ils pouvaient trouver dans leur compagne. Nous savons bien qu’à Nîmes les femmes de commerçans étaient rarement en état de tenir la correspondance commerciale, mais, au point de vue de l’instruction féminine, cette ville était déshéritée parce que, comme nous l’avons remarqué ailleurs, les communautés enseignantes avaient été expulsées en 1562 par les protestans et n’avaient pas été remplacées dans leur rôle pédagogique jusqu’au jour où les Ursulines s’établirent dans la ville, c’est-à-dire jusqu’en 1637. Dans la France septentrionale, au contraire, en Flandre notamment, le livre de raison était dans les mains des femmes. Un livret du temps nous représente celles des commerçans parisiens comme tellement retenues à leur comptoir qu’elles n’ont pas le temps de surveiller leurs servantes.

On vient de voir comment, soit directement, soit indirectement, en titre ou en fait, les femmes arrivaient à la plénitude des droits corporatifs, devenaient des chefs d’établissemens, étaient associées à la direction des affaires. Mais, dans ce recensement sommaire, nous ne sommes pas encore sorti du milieu constitué par les corporations et, même dans ce milieu, il n’a encore été question que du plus haut degré de la hiérarchie. Pour se faire une juste idée du développement de la main-d’œuvre féminine, il faut descendre aux derniers rangs de cette hiérarchie, il faut même franchir les limites du monde corporatif. La vie professionnelle est beaucoup trop soumise aux besoins de ceux qui en vivent et plus encore de ceux du public pour avoir jamais pu se renfermer dans les cadres rigides de ce monde-là Elle s’est, sous l’empire de ces besoins, polarisée tour à tour vers la liberté ou vers le monopole et la réglementation, celle-ci venant presque constamment imposer une discipline à la première. Depuis la seconde moitié du XVe siècle, il est vrai, les circonstances avaient mis en faveur auprès du pouvoir royal et même dans une partie de l’opinion le système corporatif et les érections en maîtrises et en jurandes s’étaient beaucoup multipliées. Tout récemment, en 1581, en 1597, la royauté avait essayé de généraliser ce système, mais, si l’édit d’avril 1597 avait été moins impuissant que celui de décembre 1581, il n’avait pu lui-même avoir complètement raison de la résistance des habitudes et des intérêts, et le Conseil d’Etat, par un arrêt du 30 mai 1602, avait dû en limiter l’application à certains métiers et aux villes qui étaient des sièges d’évêchés, de présidiaux, de bailliages et de sénéchaussées. C’était certainement agrandir la sphère où prévalait déjà le régime des corporations, mais il faudrait savoir jusqu’à quel point il réussit à s’y implanter. Les vicissitudes de l’organisation professionnelle en Bourgogne peuvent en partie nous éclairer sur ce point. Dans cette province, les municipalités, la bourgeoisie urbaine s’étaient, dès le XVe siècle, montrées hostiles à l’existence des communautés, désireuses d’y substituer une liberté réglementée par l’administration locale. Dans la première moitié du XVIIe siècle, les cinq villes principales de la province, Autun, Chalon, Beaune, Dijon, Semur, obtinrent successivement l’abolition des maîtrises et jurandes, et ce ne fut qu’à la fin de cette période que, sous la pression de nécessités fiscales, elles y furent rétablies. Ce qu’il faut conclure de ces observations pour le sujet qui nous occupe, c’est que la main-d’œuvre féminine, depuis l’entrepreneuse jusqu’à l’ouvrière, échappait soit ouvertement, soit clandestinement à l’empire d’institutions moins générales qu’on ne le croit et qu’elle abondait plus encore que ces institutions ne nous donnent lieu de le penser.

Sans prétendre énumérer, à l’appui de cette assertion, tous les métiers exercés par des femmes, nous signalerons ceux dont nous avons trouvé la mention dans les textes qui ont passé sous nos yeux. Nous y avons rencontré des maîtresses d’étuves qui tenaient les bains réservés aux femmes, des rebouteuses, des batteuses d’or et d’argent, c’est-à-dire des ouvrières qui faisaient marcher le moulin à battre chez les tireurs d’or et d’argent, des relieuses de livres, des pourpointières, des logeuses en garni, des passementières, des ouvrières en linge et en tapisserie, des brunisseuses, des blanchisseuses, des cabaretières, des maîtresses d’école. Il faut dire que, parmi ces femmes qui sont pour la plupart de simples salariées, il y en a qui sont suspectes de vivre d’autre chose encore que de leur travail, et qui, pour cette raison, ont été emprisonnées au Châtelet de Paris puis généralement relâchées sans autre peine que la prévention qu’elles ont faite, à la condition de vivre honnêtement, de ne plus être un sujet de scandale, avec menace, si elles récidivent, d’être attachées à l’un des tombereaux qui recueillent et transportent les immondices de la voirie parisienne. Mais l’honnêteté avec laquelle ces prévenues exerçaient, le métier dont elles déclaraient vivre, importe peu ici, elles l’exerçaient toujours, si peu que ce fût, et d’autres l’exerçaient de façon à ne pas donner prise à l’intervention de la police. Cela suffit pour ranger ces professions parmi celles qui procuraient aux femmes des moyens d’existence.

Leur capacité dans les affaires est bien connue. On ne s’étonnera donc pas d’apprendre que, pour la fourniture et l’établissement de la canalisation des fontaines de Paris, la municipalité parisienne avait fait marché avec une femme, Barbe Lequeux, qui était qualifiée plombière de la ville. Il est vrai que, dans cette grosse entreprise, elle avait succédé à son mari, mais il faut croire qu’elle s’y était montrée digne de la confiance accordée à celui-ci puisqu’elle en était restée chargée. Quelques années après, elle était remariée à Jean Coullon, et le bureau de la ville assurait à elle et à son mari le monopole de la fourniture du plomb et des conduites nécessaires pour la canalisation générale de la ville.

Certaines professions qui semblent être l’apanage des hommes, avaient passé dans les mains des femmes. C’était le cas de presque toute la boulangerie à Tulle. A Rennes, au contraire, dans la plupart des corporations, la maîtrise n’était accessible qu’aux hommes. C’était seulement chez les marchands, c’est-à-dire chez les merciers et chez les blanconniers, qu’il en était autrement, mais cette exception n’était qu’apparente, car elle n’était faite qu’en faveur des filles de maîtres, c’est-à-dire que le privilège du sang prévalait seul sur l’inégalité des sexes. C’est ainsi que les ceinturiers de Paris, n’admettant pas de filles à l’apprentissage, dérogeaient à cette règle pour les filles de maîtres. Les cartiers de la capitale occupaient des ouvrières aussi bien que des ouvriers, et les premières étaient dispensées d’apprentissage et devenaient directement compagnonnes quand elles étaient filles de maîtres. Les poupetiers parisiens ne recevaient pas de femmes à la maîtrise. On est surpris d’en trouver dans un métier aussi pénible que le foulage du drap ; à Paris pourtant, elles fournissaient à cette industrie des apprenties et des ouvrières. On s’étonne moins après cela d’en rencontrer, comme à Apt, qui servent de manœuvres à des maçons. On s’étonne moins encore d’en voir exécuter à la campagne des travaux qui conviennent mieux à des hommes, les travaux agricoles étant de ceux où l’on tient le moins compte de la différence entre les deux sexes.

Quelle idée peut-on se faire, d’après tout ce qu’on vient de lire, du sentiment public à l’égard du travail féminin ? Était-ce la prévention qui y dominait, prévention inspirée par l’instinct tenace de l’infériorité de la femme ou par la crainte de sa concurrence ? Était-ce, au contraire, un généreux intérêt pour sa faiblesse, le souci de la préserver contre les tentations ? Était-ce enfin, par impossible, la chimère d’effacer les distinctions naturelles et sociales entre les deux sexes ? Aucun de nos lecteurs ne prendra au sérieux cette dernière supposition. Ce n’est pas qu’on ne trouve, à l’époque que nous étudions, des traces de féminisme, et l’on ne s’en étonnera pas si l’on songe à la distinction d’esprit et de cœur par laquelle tant de femmes de cette époque ont, pour ainsi dire, plaidé sa cause, mais ce féminisme-là n’a consisté que dans la revendication de la parité intellectuelle et morale des deux sexes ; il n’avait rien de commun avec ce qu’on peut appeler le féminisme économique, avec celui qui cherche à ouvrir le plus de débouchés possible à l’activité féminine. Dans le sentiment qui prévaut alors au sujet du travail féminin, on n’aperçoit qu’une chose : la tradition de l’autorité virile qui, de la famille naturelle, doit passer dans la famille professionnelle. C’est pour cela que, même dans les corporations féminines, apparaît, soit par la composition de la jurande, soit par le nom même qui les désigne, la préoccupation de mettre en évidence l’élément masculin, de masquer une réalité qui donne à l’autre le premier rôle. Le souci jaloux de cette autorité se manifeste ingénument dans un débat au sujet de la jurande des fruitiers-beurriers, fruitières-beurrières de Paris. Le lieutenant civil avait décidé, le 10 septembre 1588, que les uns et les autres y seraient représentés pour moitié. Ce partage ne correspondait déjà pas à l’importance des deux sexes dans la corporation où l’élément féminin était prépondérant. Et cependant, sur les représentations du parquet que « véritablement c’est chose nouvelle de dire que les femmes soient jurées au métier et faudrait qu’il y eût une nécessité de ce faire fort évidente car elles veulent ordinairement ce que les hommes ne veulent, » le parlement réforme le jugement du Châtelet et statue, le 2 juin 1S89, que la visite des beurres et fromages sera faite exclusivement par les maîtres jurés.

C’est surtout dans les métiers du vêtement, des tissus et de l’alimentation que les femmes trouvaient à gagner leur vie. De ces métiers il n’y en eut pas de plus strictement féminin que la lingerie en ce sens que la prééminence, dont les corporations cherchaient à assurer l’apparence au sexe fort, même alors que, numériquement et professionnellement, elle appartenait à l’autre, y était, au contraire, pour la forme comme pour le fond, acquise à qui de droit. Il en fut longtemps autrement. Contrairement à l’usage traditionnel, les lingers, qui n’avaient dans la corporation qu’une situation secondaire, se mirent en possession d’introduire dans la jurande deux gardes-jurés. En 1621, par exemple, on y trouve deux hommes à côté de deux femmes. En 1640, les deux gardes-jurées du sexe féminin contestèrent la validité des scrutins qui avaient élevé à la jurande des maris de maîtresses toilières-lingères et appelèrent des jugemens du Châtelet qui avaient maintenu en fonctions les gardes-jurés masculins. Par un arrêt du 5 mai 1640, le parlement réforma cette jurisprudence, rétablit l’ancien état de choses et attribua aux deux gardes-jurées appelantes le droit exclusif de composer, comme primitivement, le bureau. La Cour, en faisant revivre le caractère unisexuel de la jurande, qui faisait partie de la constitution primitive, n’avait pas statué expressément sur la prétention d’un certain nombre de ménages d’anciens et d’anciennes gardes-jurés de faire réserver les charges de syndics à des lingères mariées, à l’exclusion des filles. Les maris, tirant parti de ce silence, s’étaient vantés de renouveler au premier scrutin leurs efforts pour faire écarter les candidates non mariées. Le parlement dut se montrer plus explicite et, en confirmant son arrêt du 5 mai, il spécifia, par un autre du 2 décembre, que sur les deux maîtresses dont serait dès lors exclusivement composée la jurande, il y aurait une fille et une femme mariée. En 1645, le bureau syndical, toujours entièrement féminin, comptait quatre gardes-jurées au lieu de deux. Exclus de ce bureau, n’ayant pas même réussi à s’y assurer l’influence en y faisant entrer leurs femmes privativement aux filles, les maris des maîtresses-lingères ne restaient pas pour cela étrangers aux affaires. Les statuts du 3 janvier 1645 leur défendent, au contraire, de s’en laisser distraire par d’autres occupations professionnelles. Ils se devaient tout entiers au commerce de leurs femmes, pour qui ils étaient des commis et plus souvent des associés. C’est le seul métier où la subordination du sexe fort au sexe faible apparaisse bien nettement, mais ce n’est pas le seul où elle ait existé, où elle ait été imposée par la nature des affaires.

Ce commerce, qui associait, dans un rang contraire à la hiérarchie domestique et aux idées régnantes, la femme et le mari, en quoi consistait-il ? Il suffirait de dire qu’il comprenait tous les articles de lingerie, s’il était possible de caractériser la vie professionnelle dans un domaine particulier de l’activité économique sans parler des besoins et des goûts publics qui stimulent, alimentent et dirigent cette activité. Dans l’espèce, cela revient à se demander quelle place la toilette et les mœurs faisaient à la lingerie, quelles étaient à cet égard les préférences des contemporains de Henri IV et de Louis XIII, comment la fabrication et le commerce satisfaisaient ces préférences. On sera renseigné en partie quand on saura que chez les toilières-lingères-canevassières de Paris, — tel est le titre complet que leur donnent les statuts de 1615, — on trouvait à la fois, d’une part, des toiles de tout genre en pièce, — batiste, linon, Cambrai, Hollande, canevas, treillis, — de l’autre, du linge confectionné, — chemises, caleçons, bas, manchettes, rabats, collets. Les lingères vendaient en gros et en détail et surtout du neuf. Toutefois, à Paris, le vieux n’était pas exclu de leur assortiment. Il en était autrement à Rouen où la vente du linge d’occasion était dévolue à une corporation spéciale, celle des lingères en vieux. Il ne faut pas d’ailleurs considérer cette énumération comme rigoureusement limitative. Aux marchandises qu’elle comprend s’ajoutait, par exemple, le fil. Si l’on sort de Paris, on voit même, non sans une certaine surprise, que les lingères de Caen tenaient des serges neuves et d’occasion, c’est-à-dire des lainages.

La nomenclature qui précède indique ce que la lingerie fournissait à la toilette dans la première moitié du XVIIe siècle. La mode ne lui fut pas, dans le cours de cette période, également favorable, mais, si elle fut atteinte par la substitution progressive des collerettes aux fraises, la persistance des crevés au corsage et aux manches lui conserva encore une assez grande place dans le costume. Le luxe du linge de corps resta pourtant, semble-t-il, au-dessous de celui auquel parvint le linge de table. Caen notamment gardait la renommée que lui avait faite à cet égard son linge damassé, et d’autres villes, à son exemple, se distinguaient dans la même spécialité.

L’organisation professionnelle n’avait dans la lingerie rien de bien particulier. A Paris, au sortir de l’apprentissage qui durait quatre ans, les aspirantes en passaient deux à travailler comme filles de magasin. A partir de 1643, par suite d’une sentence du lieutenant civil du Châtelet du 29 mai, elles durent obtenir, pour être reçues à la maîtrise, non seulement l’approbation des gardes-jurées, mais l’avis favorable des gardes-jurées honoraires. Aux conditions de capacité et de bonnes vie et mœurs exigées jusque-là, les statuts de 4645, inspirés sur ce point par la célèbre compagnie du Saint-Sacrement, ajoutèrent celle de catholicité.

Bien que les lingères eussent des ateliers aussi bien que des magasins, c’était surtout au dehors, par des ouvrières en chambre, que s’exécutaient les travaux de lingerie.

L’importance de la communauté n’était pas aussi grande que pourrait le faire croire celle des besoins auxquels elle avait à satisfaire. La classification des métiers annexée à l’édit organique sur le régime corporatif de décembre 1581 ne la range que dans la quatrième catégorie sous la rubrique : métiers médiocres et petits. C’est qu’elle était loin de monopoliser à son profit le commerce de la toile en pièce et de la toile confectionnée, c’est qu’elle subissait la compétition des merciers et des marchands-toiliers forains. En ce temps-là, en effet, les privilèges professionnels étaient constamment limités par d’autres privilèges du même genre, et tous ensemble étaient subordonnés à l’intérêt plus ou moins bien compris du public. Ce n’était pas, on le croira sans peine, la libre concurrence qui réglait la mesure dans laquelle merciers et lingères participaient aux bénéfices du commerce des toiles et du linge. Pour restreindre à Paris celui de leurs concurrens, les lingères invoquaient un arrêt du parlement du 22 novembre 1603 qui ne permettait aux premiers d’y vendre que les marchandises achetées par eux au delà de vingt lieues. Elles obtinrent aussi un jugement du Châtelet qui défendit aux merciers d’employer des filles de magasin sortant de chez elles. Réciproquement, elles devaient s’abstenir de prendre des apprentis et des garçons de marchands merciers. La vente des toiles introduites dans la capitale par les marchands forains était organisée surtout en vue d’assurer au public l’achat direct. Concentrées dans la halle aux toiles où elles étaient soumises à la visite des gardes-jurées lingères, elles étaient jusqu’à midi réservées au public, à l’exclusion des commerçans-revendeurs qui n’étaient admis à s’approvisionner qu’à partir de cette heure-là et qui, même après, étaient tenus de céder aux bourgeois leurs acquisitions.

On comprend mieux encore le rang modeste que la classification de 1581 assigne à la communauté quand on sait qu’elle comprenait à Paris une catégorie de pauvres lingères qui jouissaient gratuitement, en vertu d’une donation de saint Louis, de places des Halles situées le long du mur du cimetière des Innocens. D’après une tradition recueillie par Savary dans son Dictionnaire du commerce, cette libéralité aurait eu pour but de les soustraire au désordre en leur procurant les moyens de gagner honnêtement leur vie. Il y a en effet des choses qui paraissent bien jeter un jour fâcheux sur la moralité de ces lingères pauvres : c’est, dans les lettres patentes d’août 1485, la sanction de l’inconduite et du scandale dont elles pouvaient se rendre coupables et, dans celles qui leur confirment la jouissance de leurs étaux, la condition de bonne conduite à laquelle elle est soumise. En 1485, les maîtresses lingères représentèrent à Charles VIII que, depuis la donation de son saint prédécesseur, elles avaient toujours exclu des halles et des réunions du métier les lingères diffamées par leurs mœurs. Il s’agissait d’après elles d’un métier notable qui avait d’autant plus besoin de considération que les bonnes familles parisiennes confiaient leurs filles aux lingères. Les requérantes se firent confirmer le droit d’interdire l’entrée de la communauté aux femmes compromises, de les exclure des assemblées et des fêtes corporatives, de la halle et même de la ville. On voit par là combien la communauté était jalouse de sa réputation, mais on aperçoit aussi qu’elle avait besoin de la défendre contre le tort que pouvait lui faire le relâchement moral de celles qu’on appelait les lingères de Saint-Louis. On ne saurait équitablement confondre les unes et les autres.

Tandis que la femme avait vu triompher dans la lingerie son indépendance et même sa prééminence professionnelles, elle n’était pas encore parvenue à faire reconnaître l’une et l’autre dans un domaine où elles auraient été mieux justifiées encore, dans la confection du costume féminin. Il existait bien des couturières, mais il n’existait pas de corporation de couturières. Ce n’est qu’en 1675 qu’elles seront érigées en maîtrises et en jurande. En principe, les tailleurs travaillaient pour les deux sexes, et quelques-uns se spécialisaient en vue de la clientèle féminine, mais, pour servir cette clientèle, ils recouraient à des ouvrières. Ces ouvrières peuvent être considérées comme des entrepreneuses, car elles prenaient des filles en apprentissage. A Bourges, l’élément féminin de la corporation était sorti de cette situation subalterne, il travaillait directement pour le public et, si celles qui le composaient ne reçoivent pas le titre de maîtresses, il ne leur manquait, pour avoir le même rang que les maîtres, que d’entrer dans la jurande. Il arriva souvent, en effet, que les couturières s’imposèrent par une compétence qui n’appartient qu’à elles. A Saint-Omer, par exemple, le magistrat, composant avec le fait accompli, les autorisa, le 1er août 1612, à faire des vêtemens d’enfans et à raccommoder, doubler, rapiécer, border et garnir de vieux effets, compromis qui fut confirmé en 1614. A Dijon, à partir du dernier quart du xvi c siècle, elles arrivèrent à vaincre la mauvaise volonté des tailleurs à qui il ne resta d’autre ressource que de les tourmenter par leurs visites. A Paris, il y eut aussi des couturières qui ne respectèrent pas mieux le monopole des tailleurs, et que l’autorité protégea également de sa tolérance sans pouvoir leur épargner non plus les vexations de leurs adversaires. Elles demandèrent alors au Roi à être érigées en maîtrises et en jurande et, pour l’obtenir, elles bornaient leur ambition à travailler pour le « commun peuple. » Soumise, le 21 octobre 1608, au lieutenant civil, leur requête échoua probablement contre l’opposition des tailleurs, car la suite n’en a laissé aucune trace. Vingt-quatre ans plus tard, en 1622, des efforts du même genre remportaient un succès partiel. Catherine Gallopine et ses filles avaient fourni au Roi, au duc d’Anjou, son frère, et aux autres enfans de France les costumes de leur bas âge, elles demandèrent à habiller les sujets de Sa Majesté. Le Roi leur accorda un brevet qui leur permît de travailler en toute liberté pour les enfans et les femmes. La déclaration royale du 30 mars 1675 qui érigea enfin les couturières en corps de métier, nous semble pouvoir être invoquée pour établir que, dès l’époque qui nous occupe, se fondait peu à peu un régime équivoque comme tous ceux qui résultent d’une lutte entre la légalité et les convenances du public. Ce régime se caractérisait de plus en plus par les capitulations de la première devant les secondes. Les considérans de la déclaration en sont la preuve. Révélant par la constatation du point d’arrivée le chemin parcouru, elles font valoir que l’usage de s’adresser aux couturières pour les « vêtemens de commodité, » c’est-à-dire non habillés, était devenu universel, que les poursuites et les condamnations n’y pouvaient rien et que leur érection en communauté n’était pas dès lors de nature à faire grand tort aux tailleurs dont le droit de confectionner les mêmes articles, comme tous les vêtemens de femmes et d’enfans, était d’ailleurs confirmé.

L’art d’orner la tête de celles-ci par des garnitures de différens genres et par l’arrangement des cheveux, l’art des modistes et des coiffeurs a été entre les deux sexes l’objet d’une rivalité qui a profité tour à tour à tous les deux. Dans la période que nous étudions, c’est bien les femmes qui paraissent l’emporter. Rouen possédait une communauté de coiffeuses-bonnetières-enjoliveuses, qui, forte de ses vieux statuts du XVe siècle confirmés et amplifiés par Henri III et Henri IV, résistait victorieusement aux attaques des perruquiers. Le travail et le commerce des faux cheveux occupait surtout des femmes, car, bien qu’ils fussent à Paris l’apanage d’une corporation mixte de perruquiers-perruquières, les statuts de cette corporation, qui portent la date de 1616, parlent toujours d’apprentisses et jamais d’apprentis, ce qui autorise à penser que les perruquiers n’étaient que les prête-nom et les auxiliaires de leurs femmes en même temps qu’ils entraient pour moitié dans la jurande. Les atourneresses ne se distinguaient des coiffeuses et des perruquières que par l’archaïsme de leur nom. Elles coiffaient, faisaient et vendaient des atours, c’est-à-dire des parures de tête, travaillaient par conséquent les faux cheveux. A leur porte étaient exposées des figures qui faisaient connaître les coiffures nouvelles.

C’est encore de la toilette que relèvent les arts de l’aiguille qui s’emploient à la garnir et à la rehausser : passementerie, broderie, dentelle. Dans ce domaine du goût prévalait encore la main-d’œuvre féminine, mais, si elle avait tout le mérite de ce qu’elle ajoutait par là à la valeur du costume, elle n’en avait pas tout le profit. Les statuts des passementiers-tissutiers-rubaniers de Paris gardent à son sujet un silence complet, d’où il faut conclure non qu’elle restât étrangère aux opérations du métier, mais du moins qu’elle ne conduisait pas à la maîtrise. Le règlement des tissutiers-rubaniers rémois du 5 septembre 1600 nous montre des filles de maîtres en apprentissage et à l’atelier, mais il leur retire le droit de travailler, même dans cette condition subalterne, si elles se marient en dehors du métier. Il y avait, au contraire, bien que la nomenclature officielle ne connaisse que des brodeurs, des maîtrises de brodeuses, et l’article des statuts qui déclare la maîtrise accessible aux femmes, marque bien qu’elle leur est personnelle, car il ajoute qu’elles y seront reçues, même si elles n’ont pas des brodeurs pour maris.

La passementerie, la broderie et la dentelle ont joui, pendant notre période, d’une grande faveur, mais elles n’en ont pas joui en même temps, la mode ayant successivement porté sa prédilection sur l’une ou sur l’autre. Ces variations ne furent pas entièrement capricieuses, elles s’expliquent en partie par les édits somptuaires dont il ne faut pas exagérer, mais dont on ne peut contester non plus l’efficacité. Ainsi la prohibition des passemens d’or et d’argent par Henri IV amena le public à les remplacer par la passementerie de soie qui se fabriquait à Milan. Celle-ci, à son tour, ayant été proscrite, le public se jeta sur la dentelle que l’on mit partout et jusque sur les meubles. Les hommes de gouvernement s’alarmèrent de ce que cet engouement coûtait au pays et rapportait à l’étranger. Après 1629, les découpures et broderies de fils furent interdites à leur tour, et cette interdiction ne resta pas un vain mot. En 1635, à Paris, pour ne donner qu’un exemple de la sévérité de la répression, six femmes sont condamnées, pour avoir porté de la dentelle, à 1 500 livres d’amende chacune. On revint alors au clinquant, et ce fut grâce à cette lutte entre le luxe et les préoccupations économiques et morales du gouvernement, aux compromis auxquels elle aboutit, que le costume français acquit le caractère sobre et élégant qui le distingua de 1625 à 1635.

Les arts de l’aiguille durent beaucoup de leur développement aux ouvroirs des orphelinats et des couvens. Les orphelines de l’hôpital Sainte-Anne, à Dijon, se livraient au travail de la tapisserie, des nuances, du point coupé, du point d’Espagne et de Gênes. Celles qui étaient élevées par la congrégation de la Providence ou des Filles Saint-Joseph à Bordeaux et à Paris excellaient dans la lingerie, le point coupé, la dentelle, la tapisserie et dans tous les ouvrages de femmes, et la vente de ces ouvrages contribuait notablement à l’entretien de la maison. Madeleine Warin, à peine entrée, en 1627, aux Ursulines d’Amiens, y ouvre un atelier de dessin, de peinture et de broderie qui reçoit, l’année suivante, la visite et les encouragemens d’Anne d’Autriche et devient une école artistique. Les orphelines des hospices parisiens de la Miséricorde, de la Trinité et du Saint-Esprit qui se destinaient aux arts et métiers, n’y restaient que jusqu’à l’âge de l’apprentissage, mais elles ne les quittaient pas sans avoir acquis une certaine pratique des travaux d’aiguille. A Arras, où il remontait jusqu’à Charles-Quint, l’art de la dentelle naquit et fleurit dans les couvens de femmes et les maisons religieuses vouées à l’éducation des filles pauvres. Les élèves de la communauté des Filles de Sainte-Agnès, par exemple, en faisaient leur principale occupation. A Valenciennes, à la fin de notre période, les Badariennes ou Filles de la Sainte-Famille, fondées par Françoise Badar, dirigeaient cinq ateliers de dentellières. En 1637, Gabrielle de Stainville lègue 8 000 livres pour l’achat d’une maison où seront logées quatre filles dévotes qui enseigneront aux filles pauvres à faire de la dentelle.

La dentelle donnait lieu à une production qui embrassait des régions entières et faisait appel à toute une population féminine ou même enfantine qu’elle attirait dans des fabriques ou occupait à domicile, à la ville ou à la campagne. Les marchands lingers du corps de la mercerie parisienne avaient établi à Alençon, à Aurillac, à Sedan, à Loudun et ailleurs, des manufactures de passemens et de dentelles auxquelles ils assuraient par leurs commandes une grande activité. Pendant près de deux cents ans, à partir du commencement du XVIIe siècle, les membres de la famille des Guyard d’Argentan se succédèrent à la tête de la manufacture de point de France et de dentelle qu’ils avaient fondée dans cette ville et progressivement introduite dans divers endroits du royaume. Sous l’empire de la mode qui régna avec le plus de faveur à partir de 1620, les centres de l’industrie dentellière, déjà établie à Senlis, à Villiers-le-Bel, à Aurillac, se multiplièrent. En 1640, la fabrication accaparait tellement le fil et la population féminine du Velay que la toile enchérissait et que l’on ne trouvait plus de domestiques. Le parlement de Toulouse s’en émut et interdit le port de la dentelle, en même temps que celui du passement et du clinquant, mais cette interdiction fut presque aussitôt rapportée. Les ouvrières du Velay travaillaient dans une salle commune, sous la présidence d’une béate ou fille dévote, se partageant le loyer, économisant, dans ces chambrées, sur le feu et la lumière. Dans l’Ile-de-France, le travail de la dentelle s’était, dès les premières années du XVIIe siècle, beaucoup développé et il y affectait la forme d’une industrie domestique qui employait, dès l’âge de dix ans, des enfans des deux sexes.

Le produit obtenu à la fabrique ou au foyer de famille était recueilli et porté dans les foires ou de maison en maison par de nombreux colporteurs ; il était concentré et mis en vente dans les villes par certaines corporations, par exemple à Paris par les passementiers, à Rouen par les rubanières-frangères-dentellières, à Arras par les lingères et partout par les merciers.

La broderie ne faisait pas moins fureur que la dentelle et ce fut pour lui fournir sans relâche de nouveaux modèles de fleurs que Jean Robin créa le Jardin des Plantes.

Des arts industriels qui s’emploient à garnir et à décorer le vêtement aux industries des tissus il n’y a pas loin, et ici encore nous retrouvons la femme. Dans la manufacture de velours, de satins et de damas fondée à Toulouse au XVIe siècle par le lucquois Salvini, à côté des négocians, des tisseurs et teinturiers, il y avait des maîtresses dé videuses et doubleuses. Dans la soierie lyonnaise, toutes les opérations subalternes, qui n’exigeaient pas de force physique, étaient accomplies par des ouvrières. Filles de la campagne ou grandies à l’ombre de la fabrique, elles faisaient les canettes, devenaient dévideuses, tireuses de cordes, liseuses de dessins, faiseuses de lacs, entretenaient en même temps l’atelier. Les règlemens les confinaient dans ces travaux rudimentaires, les écartaient, sous prétexte qu’elle était trop pénible, de la manœuvre du métier. Cette condition infime ne les encourageait pas à se respecter elles-mêmes. Il leur arrivait parfois d’en sortir en épousant d’anciens compagnons passés maîtres qui trouvaient en elles d’utiles collaboratrices. En Beauvaisis, il n’y avait pas un seul village qui ne comptât un grand nombre de femmes gagnant leur vie à faire les filés pour la sayetterie amiénoise. La sayetterie lilloise employait aussi des ouvrières au travail des filés et les admettait même à la maîtrise.

Après le vêtement, après les arts de l’aiguille qui ajoutent à son éclat, après les industries textiles, c’est le commerce de l’alimentation qui offrait aux femmes le plus de ressources pour gagner leur vie. Pour la vente au détail du poisson, du beurre, des œufs, du fromage, des fruits, elles étaient en voie de supplanter les hommes, en même temps que l’organisation corporative tendait à se dissoudre pour faire place à des licences de vente concédées, sous le nom de lettres de reggrat, par l’autorité municipale.

Regrattières, revenderesses, c’est sous ces noms génériques que se rangeaient toutes celles qui vivaient d’une façon plus ou moins précaire du commerce de bouche. Mais toutes les regrattières ne se livraient pas au débit des denrées alimentaires. Ce nom appartenait à toutes celles qui faisaient le commerce de détail. Il y avait aussi des revendeuses, toutes différentes de celles-là, qui méritent de nous arrêter plus longtemps. Nommées et assermentées par l’autorité publique, elles expertisent des propriétés, vendent des mobiliers aux enchères, reçoivent en dépôt, avec commission d’en tirer le plus d’argent possible, des objets de toute nature, négocient des prêts sur gages et même, ce qui les rabaisserait un peu si ton ne supposait que c’était l’affaire d’autres revenderesses, colportaient et criaient les vieux chapeaux et les vieux habits. Elles se seraient même mêlées de. prédire l’avenir et de faire des mariages. Il leur arrivait enfin, — et c’est alors qu’elles se brouillaient avec la justice, — de prêter à usure et de détourner les nantissemens qui leur étaient confiés. On les accusait encore de s’introduire dans les grandes maisons sous prétexte de placer leurs marchandises, mais en réalité pour entraîner serviteurs et servantes à des larcins domestiques, de receler les voleurs et le produit de leurs vols. On se plaignait qu’elles entravassent la circulation en stationnant dans les rues et en y ouvrant des marchés en plein vent. C’est cette provocation au vol, c’est cet encombrement de la voie publique que dénonçaient en 1643 les syndics jurés des marchands fripiers au commissaire du quartier des Halles. Ce qui affaiblissait la valeur de ces dénonciations, c’est qu’elles venaient de concurrens, c’était aussi la réputation fâcheuse des fripiers. Ils la devaient à des opérations qui ressemblaient singulièrement à celles qu’on pouvait reprocher aux revenderesses. N’exploitaient-ils pas, eux aussi, l’imprévoyance ? N’étaient-ils pas usuriers, prêteurs sur gages, receleurs ? Aux préventions que leur attiraient leurs pratiques clandestines et les gros profits qu’elles leur rapportaient, s’en joignait une autre. Il y avait encore beaucoup de Juifs parmi eux et ceux qui s’étaient convertis et qui affichaient à Saint-Eustache, leur paroisse, une dévotion de néophyte, n’avaient pas réussi eux-mêmes à désarmer l’animosité publique. Les fripiers judaïsans étaient fortement aigris de cette sorte d’ilotisme, et ils s’en vengeaient parfois jusqu’au sang. Un jour une compagnie de garde bourgeoise, composée des fripiers de la Tonnellerie, n’avait-elle pas assassiné le marchand épinglier ordinaire de la Reine, parce que, à un passant qui lui demandait quelle était cette compagnie, il avait répondu : « C’est la synagogue. » Pour en revenir à nos revenderesses, les abus auxquels donnaient lieu leurs opérations, tout comme celles des fripiers, ne pouvaient faire oublier leurs services. Ne suffisait-il pas, pour prévenir les premiers, de soumettre leurs actes de commission à certaines précautions ? C’est ce que fit la municipalité de Dijon. Déjà, au XVIe siècle, elle exigeait des revenderesses une caution de 100 livres au moins, dont les maris étaient solidaires, et qui garantissait la restitution de la valeur des objets dont elles étaient dépositaires. Au XVIIe, elle leur prescrivit de n’acheter aux fils de famille, aux serviteurs et servantes, et aux inconnus qu’après s’être assurées qu’ils étaient les légitimes détenteurs. Elle leur enjoignit de vendre les objets pour lesquels elles s’étaient chargées de chercher des acquéreurs, aussitôt qu’elles en auraient trouvé le prix convenu avec les déposans, de ne prélever pour toute commission qu’un sol pour livre du vendeur et réduisit à huit jurées le nombre excessif qu’elles avaient atteint par suite de l’introduction dans leurs rangs de femmes sans aveu.

A côté d’elles, dans la classe des intermédiaires, on peut mettre les « recommanderesses, » qui tenaient des bureaux de placement de nourrices et de servantes. Le métier de placeuse paraît si facile qu’on est tenté de croire que beaucoup de femmes s’en mêlaient. Il faut prendre garde, toutefois, qu’à Paris, par exemple, le nombre des recommanderesses jurées était limité à quatre, et qu’à l’encontre de prétentions qui pouvaient s’autoriser de lettres patentes et de décisions judiciaires, leur monopole fut confirmé par d’autres lettres patentes de février 1615 et par un arrêt du Parlement du 10 février 1618. N’en concluons pas toutefois que les Parisiens fussent réduits à ces quatre bureaux. Il y avait d’autres agences plus ou moins clandestines, et plus d’une boutiquière ne se cachait guère pour joindre au produit de son commerce les profits du placement. Il y avait là, comme ailleurs, un régime de tolérance tempéré par des procès-verbaux. Les jurées recommanderesses découvraient-elles une de ces agences clandestines, elles la dénonçaient au commissaire du quartier qui se transportait sur les lieux et procédait à l’incarcération de la délinquante. Cependant, à partir de 1628, les titulaires des quatre bureaux eurent à compter avec la concurrence ouverte du bureau d’adresses, créé au Palais par mesure administrative, pour le placement des domestiques.

Il faut faire une place à part à une profession plus relevée que toutes celles qui viennent de passer sous nos yeux, parce qu’elle est une science en même temps qu’un art, parce qu’elle n’exige pas moins de connaissance anatomique que d’adresse chirurgicale, celle des sages-femmes. On peut dire que l’on s’adressait exclusivement aux femmes pour les accouchemens, car ce n’est qu’à la fin de la période que nous examinons, que nous voyons des hommes obtenir du bureau de l’Hôtel-Dieu l’autorisation d’assister à la clinique de la maîtresse sage-femme qui, depuis 1620, enseignait l’obstétrique à un petit nombre d’élèves de son sexe. L’éducation professionnelle ne durait que trois mois. La maîtresse sage-femme faisait des accouchemens en dehors de l’Hôtel-Dieu. A l’intérieur, ses attributions consistaient à examiner les femmes qui demandaient leur admission, à opérer la délivrance de toutes les pensionnaires à terme, à conduire les autres à la messe, à faire baptiser les enfans, à suppléer, dans la surveillance de la salle, la supérieure et les religieuses, à faire faire la lessive. Sa capacité était établie par un examen passé devant le médecin et le chirurgien de l’Hôtel-Dieu, et deux maîtresses jurées de Paris, et elle prêtait serment avant d’entrer en fonctions. Elle recevait 8 sols par accouchement, puis à partir, ce semble, de 1606, un traitement fixe de 60 livres qui fut porté, en 1614, à 100 livres.

En dehors de l’Hôtel-Dieu, qui fut la première Maternité, il y avait à Paris des matrones ou sages-femmes qui étaient soumises à une réglementation traditionnelle fort simple. Quand elles avaient suffisamment profité des leçons de celles qui les avaient précédées dans la carrière, elles faisaient connaître le nom de leurs maîtresses, étaient l’objet d’une enquête de bonnes vie et mœurs, passaient un examen devant les médecins, les chirurgiens jurés et les matrones jurées du Châtelet et y prêtaient serment. Elles pouvaient alors mettre une enseigne représentant une femme avec un enfant dans les bras ou un berceau avec une fleur de lys. Leurs statuts leur défendaient d’employer aucun médicament abortif, leur prescrivaient de rappeler aux femmes en couches les devoirs religieux relatifs à leurs enfans et à elles-mêmes, d’ondoyer au besoin les nouveau-nés, de dénoncer celles de leurs compagnes qui se signalaient par leur inconduite, d’assister tous les ans à une leçon d’anatomie féminine, faite par un chirurgien juré du Châtelet, de découvrir, autant que possible, l’état-civil des enfans trouvés, de se rendre, la veille de la fête patronale, dans l’église des Saints Côme et Damien de Paris ou dans celle de Luzarches, placée sous le même vocable, pour demander à ces patrons de la corporation de bien remplir leurs devoirs professionnels, et enfin de payer, pour l’entretien du culte, une redevance à leur paroisse.

La clientèle était si nombreuse que les sages-femmes devaient arriver à se multiplier sans s’astreindre à prendre un diplôme au Châtelet. De temps en temps elles étaient invitées à le produire, et celles qui n’en avaient pas et n’étaient pas jurées devaient retirer leur enseigne. Il y en avait dans ce cas de très expérimentées qui alléguaient leur longue pratique. Elles étaient mises alors en demeure de subir l’examen. En dehors de Paris, l’expérience, constatée par un certificat, paraît avoir été une condition suffisante pour s’établir. Il y avait bien un examen et un serment, mais ils se rapportaient aux devoirs religieux, et c’était au curé qu’il appartenait de s’assurer qu’elles sauraient les remplir. On connaît ces devoirs. Les municipalités pourvoyaient aux frais des accouchemens et des soins qui intéressaient la population pauvre.

Les sages-femmes cherchèrent avec persistance à se mettre en possession du droit de placer des nourrices qu’elles faisaient venir de la campagne et prenaient en pension et elles semblaient assez bien désignées pour en procurer aux mères qu’elles venaient d’accoucher. Cependant leur intervention dans cet intérêt ne fut jamais légalement autorisée. On n’en voit pas d’autre raison que le tort qu’elle pouvait faire au monopole des recommanderesses.

De ce qu’on vient de lire on est autorisé à conclure que l’obstétrique était généralement abandonnée à l’empirisme, que celles qui en faisaient leur carrière se passaient trop souvent, faute d’un enseignement organisé, des lumières de la science.


Les pages qui précèdent prouvent que, dans la première moitié du XVIIe siècle, les femmes trouvèrent dans l’industrie et le commerce, soit à la faveur du régime corporatif lui-même, soit grâce à la constitution naissante de ce qu’on peut appeler déjà la fabrique, soit par le travail libre, de nombreux moyens d’existence. Nous croyons avoir établi que, si la prééminence masculine n’a rien perdu de son prestige, si elle n’a eu à se défendre contre aucune revendication théorique, si elle s’est même, à certains égards, maintenue dans ses positions, elle a dû plus souvent se contenter des apparences et abandonner devant les convenances et les exigences du public l’intérêt positif qu’elle défendait. La domesticité, dont nous allons maintenant nous occuper, ouvrait dès lors à l’activité féminine une carrière qui, en nous introduisant dans la vie intime, semble nous promettre des révélations instructives sur le contact et les réactions réciproques de ceux qui servent et de ceux qui se font servir. A la différence des domestiques mâles, en effet, qui ont en quelque sorte une vie publique, qui, à la suite de leurs maîtres, entrent dans toutes les factions, participent à tous les désordres, et qui, par leur nombre, leur turbulence, l’habitude de porter l’épée et la protection de leurs nobles patrons, obligent l’autorité à compter avec eux, la domesticité féminine se déroule dans les limites du foyer familial. Si elle était mieux connue, celui-ci n’aurait plus pour nous de secrets.

Il n’y a pas dans le monde des arts et métiers, au point de vue de la répartition des professions entre les deux sexes, une anomalie aussi choquante que celle qu’on rencontre tout de suite dès qu’on aborde l’étude de la domesticité. Il semble, en effet, inadmissible que le service des femmes, et surtout le service intime ne soit pas exclusivement réservé à des personnes de leur sexe. Or, il arrivait souvent, au contraire, qu’elles fussent assistées dans leur toilette par des domestiques mâles qui en prenaient le nom d’ « hommes de chambre. » Brantôme nous rapporte qu’il avait vu à la Cour et à la ville beaucoup de filles qui n’éprouvaient aucun scrupule, ni aucun embarras à se faire habiller et déshabiller par leurs valets. Jean Puget de la Serre, dans son Entretien des bons esprits sur les vanités du monde (1631), nous montre des valets de chambre apportant à leur maîtresse les robes qu’elles ont choisies. L’auteur du Gyges Gallus (1640), le P. Zacharie, s’étonne de voir que des femmes de la noblesse ne rougissent pas de sortir du lit devant des serviteurs, de recevoir de leurs mains leur chemise, de se faire peigner et coiffer par eux. Cette promiscuité provoque, il est vrai, la surprise et la censure de ceux qui la signalent. Il faut croire pourtant qu’elle mit beaucoup de temps à être bannie des mœurs, car, dans la deuxième partie du XVIIe siècle, on en trouve encore la trace. Parmi les proverbes que Mme de Maintenon a écrits pour Saint-Cyr, il y en a un où il est question d’un domestique qui a l’habitude d’entrer dans la chambre de sa jeune maîtresse avant qu’elle soit éveillée, et l’auteur du Traité des devoirs des maîtres et des domestiques, qui est de 1688, recommande aux mères de bien choisir les laquais qui approchent de leurs filles, ce qui prouve que le service des hommes auprès des femmes n’était pas encore tombé en désuétude. Cette persistance dans un usage dont l’inconvenance n’échappait pas aux contemporains, venait certainement de ce que la distance entre les maîtres et les domestiques dans les classes élevées en faisait oublier le danger. On se rassurait encore par la sévérité avec laquelle était frappée, dans une société qui en acceptait tant d’autres, ce genre de mésalliance. Dans les classes moyennes, on n’en courait pas le risque et le service intime était fait par des chambrières.

Si dans les grandes maisons, dont le nombreux personnel, placé sous l’autorité du maître d’hôtel, se partageait entre des attributions assez nettement délimitées, la chambrière ou femme de chambre ne sortait pas de celles qui lui étaient spéciales, elle faisait partout ailleurs la plus grande partie du ménage, était qualifiée de chambrière à tout faire ou prenait le nom générique de servante. C’est à ce type que nous ramènerons ce que nous sommes en mesure de dire de la domesticité féminine, la seule que connût la classe moyenne.

Dans quelles conditions se contractait l’engagement de la servante ? Nous avons déjà parlé des bureaux de placement et d’adresses. Au sujet de l’acquisition des qualités ménagères dont elle a besoin nous trouvons dans un minutier de notaire parisien des contrats[2], — ils appartiennent, il est vrai, au milieu du XVIe siècle, — qui instituent un apprentissage domestique. Des deux parties qui comparaissent devant le notaire, l’une déclare qu’elle place, en qualité de chambrière ou servante, sa fille âgée de neuf, de douze, de treize ans, l’autre qu’elle nourrira, entretiendra l’enfant et lui fournira quelques hardes au terme de son engagement, c’est-à-dire au bout de quatre ou six ans. Cet apprentissage commençait même plus tôt encore et il fallait que Colette Lormier comptât beaucoup sur la docilité que l’âge tendre de Clémence Marie semblait lui promettre, qu’elle vît en elle un enfant adoptif pour la prendre à son service à l’âge de trois ans en se chargeant de l’élever, d’en faire une chrétienne et de l’envoyer à l’école. A côté de cette formation professionnelle qui résultait de l’accord des intéressés, il faut rappeler celle que recevaient les pensionnaires de certains établissemens charitables.

Les servantes sortaient parfois de la bourgeoisie. Nous en avons rencontré une qui était la fille d’un procureur. Il y en avait d’instruites. L’archevêque de Rouen, dans ses visites pastorales, enjoint au curé de Saint-Pierre de Pontoise de veiller à ce que celles de sa paroisse reçoivent les leçons des Ursulines. L’évêque de Châlons faisait donner des leçons d’écriture à ses domestiques. Une servante qui vient de Normandie à Paris pour se placer et qui énumère tout ce qu’elle sait faire, ne met pas seulement au nombre de ses talens la couture, la tapisserie, le petit point, le grand point, le point de Hongrie, la pâtisserie et une cuisine recherchée ; elle saurait aussi, à l’entendre, écrire en prose et en vers et sur ce dernier point elle défierait Ronsard lui-même. De cette exagération très naturelle dans une fantaisie littéraire, il faut pourtant retenir que la servante s’élevait parfois au rôle de dame de compagnie ou de suivante. J. P. Camus désigne indifféremment par les noms de servante et de suivante deux filles de la petite noblesse rurale obligées d’aller à la ville et de se mettre au service de dames de qualité. On saisit ici le contraste de la naissance et de l’humilité de la situation. Il ressort encore mieux du langage de la suivante Amarante qui, dans la Suivante de Corneille, se montre offensée de ce que Clarimonde lui offre un diamant pour obtenir une confidence sur sa maîtresse, dont la naissance, affirme-t-elle ailleurs, ne l’emporte pas sur la sienne. Ch. Sorel rapporte que quelques dames ou demoiselles de qualité, qui se piquaient d’avoir une suivante, lui demandaient le service d’une femme de chambre dont elles faisaient ainsi l’économie. La suivante, qui a commencé par être une dame de compagnie, est devenue assez vite une servante. Sous l’un ou sous l’autre de ces noms, c’est de soins personnels qu’il s’agit, mais de soins plus ou moins intimes. L’auteur des Amours, intrigues et cabales des domestiques de grande maison (1633) distingue des suivantes de deux degrés : les unes qui assistent leurs maîtresses dans ce qu’on pourrait appeler leur vie ostensible et d’apparat, qui, par exemple, annoncent et introduisent auprès d’elles les visiteurs ; les autres qui, possédant toute leur confiance, mûries dans leur service, familiarisées avec tous les secrets de la physiologie et de la coquetterie féminines, les soignent dans leurs grossesses et leurs accouchemens, ont des remèdes pour tous leurs malaises, mille inventions pour les rajeunir et prolonger l’empire de leur beauté. Il ne leur manque plus, pour se rendre encore plus indispensables, que de les assister dans leurs amours cachées, et, quand elles le font, elles se classent dans cette catégorie de confidentes et de complaisantes sans scrupule, que le grand succès de l’Amadis a popularisées sous le nom de dariolettes.

Outre les travaux à l’aiguille que nous avons énumérés, la servante à tout faire devait savoir broder, empeser, godronner, coiffer.

L’engagement était contracté pour plusieurs années et plus souvent pour un an. Il y avait des engagemens à l’essai. La servante produisait un certificat indiquant la maison où elle avait servi et le motif pour lequel elle la quittait. Ce certificat, qui impliquait un congé d’acquit et qui devait conduire bien vite, s’il ne l’avait déjà fait, au livret, fut institué par l’édit du 25 février 1565, qui le voulut authentique et en fit au maître une obligation sanctionnée par 100 l. t. d’amende. Le congé-acquit ne pouvait être refusé par lui et les serviteurs qui n’en avaient pas s’exposaient à être traités, en cas de contravention, comme des vagabonds et des gens sans aveu. A Dijon, les servantes qui quittaient leurs maîtres sans congé-acquit encouraient une amende arbitraire et les maîtres qui les engageaient étaient condamnés à la même peine.

Les servantes étaient généralement nourries. Cependant il y a, dans un sermon du P. Lejeune sur les devoirs des maîtres, un passage qui, si nous le comprenons bien, suppose que certaines servantes s’entretenaient elles-mêmes, mot qui, pris dans son vrai sens, comprend aussi bien les dépenses de bouche que les dépenses de toilette : « Vous différez un, deux ou trois ans à donner les gages à votre servante, dit le prédicateur aux maîtres qui l’écoutent, et vous êtes cause que, pour s’entretenir, elle prend à crédit, chez les marchands, les denrées, — ce mot fortifie encore notre interprétation, — qui lui coûteront beaucoup plus cher qu’elles ne feraient argent comptant et vous pensez être innocens ! » L’abus auquel s’attaque l’éloquent oratorien était assez répandu. Il était d’autant plus préjudiciable aux intéressés que leur droit était prescrit par un an révolu depuis qu’ils avaient quitté le service, par deux ans d’après une disposition spéciale à la coutume d’Anjou et qu’ils ne pouvaient réclamer que les trois dernières années échues, à moins de titre contraire ou d’interruption de la prescription. Dans les contestations au sujet des gages et des autres conditions des engagemens, le serment décisoire était déféré au maître. Quand la servante avait pour adversaires des héritiers du patron, moins à même d’être informés de la vérité, c’était, au contraire, son serment qui tranchait le débat. Si elle avait affaire à des créanciers du patron, le tribunal recourait aux modes de preuves ordinaires. Les domestiques étaient pour leurs gages créanciers privilégiés. Aux gages en argent s’ajoutaient souvent des fournitures de vêtemens tantôt purement gracieuses, tantôt stipulées dans les conditions d’engagemens. Il y avait pour ces libéralités en nature des circonstances prévues ; quand le fils ou la fille de la maison se mariait, les domestiques de l’un et de l’autre sexe y gagnaient à tout le moins une garde-robe neuve.

La servante qui se mariait sans l’autorisation de ses maîtres perdait ses gages. On s’étonnera que nous n’ayons pas encore parlé du montant de ces gages. C’est que les chiffres que nous avons sous les yeux sont tellement éloignés les uns des autres qu’ils ne conduiraient pas, même approximativement, à une idée un peu générale.

La domesticité n’est pas seulement ce qu’en font les usages contractuels ; les rapports des maîtres et des serviteurs dépendent aussi de l’idée que la loi morale et la loi civile leur donnent les uns des autres. C’est encore au P. Lejeune que nous demanderons de quels yeux l’Eglise leur commandait de se considérer mutuellement. L’orateur chrétien va jusqu’à présenter l’autorité du maître comme « une émanation, une image et une expression de la souveraineté de Dieu. » On ne parlait pas autrement des rois. En même temps qu’il proclame la profonde inégalité sociale entre les maîtres et les serviteurs et approuve la justice humaine qui fait une grande différence entre les torts réciproques des uns et des autres, il enseigne au subalterne à défendre contre son supérieur sa conscience et sa moralité, et il exalte le premier jusqu’au rang où il vient de placer le second : «... Vous devez chérir vos serviteurs, avoir des tendresses pour eux et même des sentimens de respect, car ils sont les images de Dieu. » On sait déjà un peu comment la société civile comprenait les relations qui naissent de la domesticité. Pour elle l’homme abstrait n’existe pas, elle ne connaît encore que l’homme vivant, tel qu’il est conditionné par son origine ethnique et locale, sa famille, sa place dans la hiérarchie sociale, son statut professionnel, l’homme qui est toujours le supérieur et l’inférieur d’un autre. Elle impose aux deux parties des devoirs respectifs, mais elle présume chez l’une plus de véracité, accorde à sa parole plus de confiance, lui reconnaît, pourvu qu’elle en use modérément, le droit de correction, distingue par le livret les méritans et les indignes. Ce n’est donc pas la faute du législateur si les rapports des deux parties ne sont pas toujours ce qu’ils devraient être. Un commentateur de l’édit du 25 février 1565, Philibert Buygnon, impute aux guerres civiles le mécontentement général de son sort, les aspirations communistes, la convoitise du bien d’autrui, la corruption des mœurs d’où vient le mauvais esprit qu’il constate chez les domestiques. Et cependant il écrit en 1572, dix ans seulement après que ces guerres ont commencé. Qu’aurait-il dit en 1598, au moment où elles finissaient ? Buygnon a raison. Toutefois, les guerres civiles ne peuvent expliquer les crises qui se produisirent au milieu du siècle suivant. Nous en avons signalé une dans le Velay en 1640, qui eut pour cause l’absorption du travail féminin par l’industrie dentellière. En Provence, vers la même époque, on souffrit de la même pénurie compliquée de la difficulté de faire de bons choix, et ici, nous ne savons ce qui provoqua cette diminution dans la quantité et la qualité. La misère, en effet, était très grande et les places auraient dû être recherchées. On avait, au contraire, beaucoup de peine à se faire servir. Les gens du pays, qui consentaient à se placer, étaient si peu fidèles, si peu soucieux des intérêts de leurs patrons, qu’il fallait les surveiller de très près. Les patrons étaient si peu sûrs de les garder, si peu confians dans leur probité, que la sollicitude qui leur était habituelle se refroidissait, et, quand ces mercenaires de passage tombaient malades, au lieu de les soigner chez eux, ils les envoyaient se guérir ailleurs. Le luxe de la toilette avait gagné les servantes et ce qu’elles ne dépensaient pas en parure, elles allaient le perdre à la blanque c’est-à-dire à la loterie publique. Leur coquetterie ne s’interdisait rien de ce que portaient leurs maîtresses. Elles auraient dû s’en tenir comme coiffure au bavolet, au couvre-chef, à la calle, comme jupe à la hongreline, à la cotte garnie d’une chaîne d’argent ou de laiton où pendaient les ciseaux et du demi-ceint d’argent. Au lieu de cela, elles se permettaient le chaperon, puis l’escoffion, et jusqu’au masque. A Bordeaux, en 1627, elles se coiffaient à la garcette, tout comme leurs maîtresses, amassant leurs cheveux sur le front et jusque sur le nez en forme de coquilles Saint-Jacques. Pour le service de chambre, elles revêtaient parfois un corps blanc ajusté. A Strasbourg, elles portaient une garde-robe, c’est-à-dire un tablier à manches, un pelliçon, un chaperon, une fraise blanche et godronnée à plusieurs rangs et un large ruban de taffetas noué au bout des tresses.

La coquetterie et le goût du jeu de hasard les entraînaient à grossir leurs gages de profits illégitimes. La littérature populaire, qui est toujours très mauvaise langue, leur reproche, parmi beaucoup d’autres choses, de « ferrer la mule. » Mais elle n’est pas seule à déposer contre elles. Au commencement du XVIIe siècle, le procureur syndic de la Chambre de ville de Dijon représente que, pour soutenir leur luxe, elles commettent des vols domestiques et requiert qu’il leur soit défendu, sous peine de fouet, de porter des souliers légers et des cottes empesées. Les ouvroirs ou, comme on les appelait en Bourgogne, les ecraignes de village, c’est-à-dire les assemblées de femmes dont le travail en commun était l’objet, le commérage et la licence les attraits, sont considérés par le chanoine Dognon comme pernicieux pour la probité domestique et doivent être sévèrement défendus. Ils le furent, en effet, à Dijon notamment. A Nîmes, des filles venues du dehors se plaçaient quelque temps, quittaient presque aussitôt les maisons où elles étaient entrées et se réunissaient dans des chambrées qui firent si mal parler d’elles que le consulat fut obligé d’intervenir. L’infidélité domestique qui consistait à majorer les prix, à tromper sur la quantité, à détourner les provisions, était un mal chronique. Il arrivait aussi que cette infidélité s’exerçait en grand, que des voleurs de profession s’assuraient, pour faire leurs coups, de la complicité des gens de service. A Périgueux, la servante coupable d’avoir volé ses maîtres était fouettée dans les rues, désignée aux outrages par un écriteau portant l’inscription : larronnesse domestique et, après restitution de l’objet volé ou paiement de sa valeur, bannie à perpétuité de la ville et de la banlieue.

Quand les rapports normaux entre maîtres et serviteurs n’étaient pas altérés par les abus de confiance des seconds, ils pouvaient l’être par la familiarité, la promiscuité, la déchéance sociale. Retz signale comme il sait le faire l’entraînement et les inconvéniens de la familiarité dans les grandes maisons. Dans les moyennes et les petites que nous avons surtout en vue, elle naissait forcément de ce que la maîtresse et les filles de la maison passaient une partie de leur vie à la cuisine. Il y avait certains oublis des distances qui avaient de plus graves conséquences. Les mœurs ancillaires étaient très répandues et, indépendamment des situations fausses qu’elles créaient toujours, elles se révélaient souvent bruyamment par des scandales et des mariages disproportionnés. La jurisprudence se montrait sévère pour ces unions serviles. Plusieurs arrêts avaient privé les servantes, qui avaient su se faire épouser, des avantages nuptiaux que leur avaient valus ces mariages scandaleux. Quand une servante devenait enceinte, il y avait à l’encontre du maître une présomption de paternité en ce sens qu’il devait à la mère, pendant le procès en désaveu, une provision alimentaire. Le fils de famille qui avait séduit une servante et l’avait rendue mère, ne lui devait pas le mariage, mais une provision alimentaire d’abord et ensuite une réparation pécuniaire. Les tribunaux avaient contre les procès de séduction et de rapt entrepris par des femmes au service des défendeurs des préventions légitimes. Ces affaires, où les victimes mettaient leur honneur à un prix très exagéré, étaient souvent des affaires de chantage qui se terminaient par des transactions pécuniaires.

Nous donnerions une idée bien fausse de la domesticité féminine si nous laissions le lecteur sous l’impression que les devoirs réciproques qui en découlent fussent généralement méconnus. Que de familles chrétiennes, au contraire, dont la tenue et la rectitude morales étaient incompatibles avec les abus et les désordres dont la domesticité se rendait coupable ailleurs ! Dans la maison où servait Armelle Nicolas, c’était une vieille coutume de faire à haute voix, tous les soirs, après le souper, devant la famille et le personnel domestique, une lecture édifiante. Mlle de Neuvillars ne gardait pas les domestiques adonnés aux juremens, à la médisance, au mensonge ou à d’autres vices. Elle ne parlait jamais à ses servantes sans mêler à ses ordres un mot d’instruction et d’édification, tout en prenant garde que les pratiques de dévotion ne fissent pas tort au travail. Elle ménageait leurs forces, veillait à leur bien-être, ajoutait à leurs gages des gratifications, les assistait dans leurs maladies. Mme Acarie habituait ses filles à traiter les domestiques avec une grande politesse, leur donnait ses soins avec le même dévouement qu’à ses enfans. Le P. Cordier raconte qu’ayant eu un laquais atteint de la peste, elle cacha la nature de son mal, éloigna de lui toutes les personnes de la maison et le soigna si bien à elle toute seule qu’elle le guérit. Comme Mlle de Neuvillars, elle ne manquait jamais d’entretenir ses servantes, quand elles l’habillaient, de quelque sujet d’édification. Les jours de fêtes, elle était suivie à la sainte table par ses domestiques des deux sexes aussi bien que par ses enfans, et l’une de ses femmes de chambre, Andrée Levoix, entra, comme elle, au Carmel. S’il faut en croire un de ses modernes historiens, le spectacle d’une maison si saintement réglée aurait exercé une influence salutaire sur celles où fréquentait Mme Acarie et qui appartenaient à l’élite de la société et le niveau de la domesticité en aurait été relevé.

Beaucoup de contemporaines de Mlle de Neuvillars et de M me Acarie, sans avoir leurs éminentes vertus, par leurs exemples, par leur autorité, par une sollicitude également attentive aux besoins du corps et de l’âme, imposaient à ceux et à celles qui les servaient une discipline pénétrée de bonne volonté et de dévouement. Les maîtres s’occupaient de l’avenir de leurs serviteurs, ils les plaçaient en apprentissage, ils leur procuraient un emploi, ils les mariaient. Ils en prenaient même l’engagement en les arrêtant. Quand Casaubon, ci-devant laquais de messire Elisée d’Illiers, entre en apprentissage, c’est au château de celui-ci et en sa présence que le brevet notarié en est passé et c’est lui qui en paye le prix.

Cette prévision d’un avenir différent de la domesticité n’est pas seulement digne de remarque par l’idée qu’elle nous donne du patronage des maîtres, mais aussi parce qu’elle indique que la domesticité était moins qu’on ne le croit une carrière où l’on vieillissait, où l’on finissait ses jours. On n’y entrait pas avec la pensée d’y rester toujours, on rêvait un établissement plus compatible avec l’indépendance. On l’adoptait avec l’espoir d’y obtenir une protection qui permettrait d’arriver à une condition où l’on se flattait de ne dépendre que de soi, comme un moyen de faire des économies pour réaliser cet espoir. Telles ces paysannes d’Auvergne qui n’allaient servir à la ville que juste le temps nécessaire pour gagner une petite dot. On ne s’y donnait pas tout entier, on réservait une partie de son temps pour faire autre chose. Un compagnon tailleur, qui s’était mis aux gages d’un maître, continue à travailler de son métier en ville. Nicolas Picquet est pendant six mois au service du comte de Soissons ; le reste de l’année, il est juré porteur de grain et il prétend avoir le droit, qui lui est contesté par ses confrères, de se faire remplacer dans son office pendant le temps qu’il doit à celui qu’il sert.

Faut-il donc renoncer à l’idée de la longue durée des engagemens, à celle de ces générations de serviteurs se succédant auprès de générations de maîtres dont ils épousent les intérêts et les sentimens ? Assurément non, mais appelée à desservir divers milieux sociaux, la domesticité présentait une souplesse d’appropriation particulière. Ce qui prévaut ici, plus encore que dans le travail féminin des arts et métiers, c’est l’adaptation aux convenances et aux besoins. Nous avons surtout porté notre attention sur celle qui était en rapport avec la classe moyenne et urbaine. Nous la retrouverons prochainement, quand l’étude de la famille et de la vie domestique nous conduira dans le milieu rural où vivait surtout la haute classe, et peut-être qu’alors elle nous paraîtra différente.


G. FAGNIEZ.

  1. Voyez la Revue du 15 janvier 1909
  2. Ces contrats sont analysés dans le deuxième volume encore manuscrit du minutier dont notre confrère, M. Coyecque, a déjà publié le premier. C’est à son obligeance que nous devons la connaissance de ce second volume.