V. Giard et E. Brière (p. 20-56).

II

Les Revendications du Féminisme


Si les acquisitions de la connaissance s’ajoutent, pour une certaine part, à mesure des temps ; la similitude générale de l’esprit humain fait que les idées que nous nous formons des choses cosmiques et sociales sont le plus souvent venues aussi à nos ancêtres lointains. De même donc qu’il s’est trouvé de toute antiquité des hommes pour imaginer la théorie de l’évolution, le matérialisme et l’idéalisme philosophique, le communisme comme état social désirable ; il s’est trouvé aussi de tous temps des femmes qui ont réfléchi sur l’infériorité de la condition que les hommes leur ont imposée et l’ont trouvée injuste.

Sainte Monique, la mère de saint Augustin, dénonçait déjà le mariage comme un « contrat de servitude » et, si les documents ne faisaient pas nécessairement défaut, on trouverait, même aux époques ténébreuses de la préhistoire, des femmes ayant désiré l’égalité des sexes.

Néanmoins jusqu’à ces derniers temps, on n’assistait guère qu’a la protestation isolée de femmes supérieures et capables de raisonner leur ambiance. Pour tout le troupeau masculin et féminin, le fait se confondait avec le droit. À l’homme, être supérieur, appartenait le soin de diriger ; la femme, être subordonné par nature, avait pour devoir étroit d’obéir. « Les femmes sont donc des autorités chez toi ? » me disait, avec l’expression de l’incrédulité la plus méprisante, un nègre bambara il y a quelques années.

Pour que le féminisme ait pu se constituer, il a fallu que les sociétés subissent des transformations profondes, tant dans l’ordre des idées que dans leur état économique.

Avec l’évolution des idées s’en sont allées la plupart des croyances sur lesquelles vivait l’humanité de jadis. Nos ancêtres avaient des fétiches ; hommes ou principes. Le roi, le noble, le prêtre se croyaient d’essence supérieure à l’homme du peuple et au simple fidèle, et de son côté le subordonné se croyait, lui aussi, à sa juste place. Pour son chef, l’inférieur éprouvait des sentiments de respect et d’admiration, si puissants parfois, qu’ils allaient jusqu’à triompher de l’instinct même de la conservation vitale. Pour les principes, même attachement ; on croyait à l’honneur et à l’occasion on lui sacrifiait sa vie : il est vrai de dire que la presque certitude d’une vie future n’était pas sans faciliter le sacrifice.

Le pouvoir dynamogène et par suite l’utilité sociale de pareilles conceptions ne sont pas à nier ; mais elles avaient le vice rédhibitoire d’immobiliser les esprits. On pouvait mourir, mais on ne discutait pas, aussi bien l’adhésion passive sanctionnait-elle tout autant les intérêts de petites coteries égoïstes et avisées que le véritable bien général. C’est ainsi que fut acceptée et subie l’exploitation du noble par le manant, du prêtre par le fidèle, de l’homme par la femme.

Mais l’aptitude à réfléchir se généralisant, les fétiches humains comme les idoles spéculatives tombèrent en poussière. Avec les dieux s’évanouirent les rois ; devant l’honneur, le désintéressement, le devoir, l’amour-propre même, la pensée s’arrêta sceptique, et l’individu resté seul, mais sans entraves, comprit qu’il n’y avait au monde qu’une certitude, la vie présente qu’il s’agissait de conserver, et dans les meilleures conditions possibles.

L’homme avait précipité son Dieu du ciel, son roi du trône ; la femme détrôna le prestige du mari. Devant la brutalité, le mépris, l’indifférence, devant la privation arbitraire des joies de la vie, elle en vint à se rebeller. Son maître avait pensé qu’il était injuste qu’il y eût des rois et des sujets, elle se demanda à son tour pourquoi il y avait des femmes et des hommes, et quelles raisons on avait de conclure de différences physiques à une nécessaire inégalité sociale. Elle aussi voulut avoir sa vie propre ; être la chose d’un autre ne lui parut plus suffisant. C’est ainsi que tant bien que mal, tous ces mécontentements parvenant à s’unir, des groupements s’organisèrent. Pour résister à leurs oppresseurs, les hommes avaient formé des clubs, les femmes comprirent que ce qui avait servi leurs maris pouvait les servir. Comme eux, donc, elles eurent des sociétés avec des présidentes, des secrétaires, des procès-verbaux, comme eux elles défendirent dans leurs journaux, dans leurs réunions le bien-fondé de leurs revendications et le féminisme était né.

Outre l’évolution des idées, la transformation des mœurs et des conditions matérielles de la vie fut pour la constitution du féminisme un facteur important. On s’était débarrassé de l’idole religion, l’idole famille commença elle aussi à paraître embarrassante. Nos grands-pères s’imaginaient avoir pour devoir étroit d’entretenir toute sa vie leur fille qu’ils n’avaient pu marier, parce que les femmes ne devaient pas travailler. Leurs fils en vinrent à penser qu’il n’y avait là qu’un préjugé, les vieilles filles abandonnèrent donc le crochet familial pour l’atelier, le magasin ou le bureau, et, attirée par la perspective d’augmenter le bien-être du ménage, la femme mariée suivit la célibataire. Par la force des choses l’une et l’autre se rendirent compte qu’elles n’étaient plus seulement un sexe ; amour, maternité, désir ardent du bel inconnu qui tarde à venir, regrets des illusions perdues, tout cela certes, occupe encore une très grande place, une trop grande place, dans la mentalité féminine ; mais l’esprit qui se porte vers l’aimé doit aussi se tendre sur la page de chiffres, les mains faites pour les caresses, créent des valeurs marchandes et la femme comprend qu’elle aussi peut quelque chose. En dehors de son seigneur et maître, elle se sent une existence distincte ; elle compte, pour peu encore, il est vrai, mais enfin elle compte dans la société.

Alors les esprits rétrogrades et les cœurs égoïstes des hommes s’émeuvent. La nature n’a-t-elle pas créé la femme pour l’homme ? La place de l’épouse n’est-elle pas uniquement au foyer ? Les savants trouvent au cerveau féminin des insuffisances éliminatoires, les moralistes crient à la ruine de la famille, les religieux à l’abandon des traditions. Mais comment lutter contre un courant aussi général. Devoirs de l’épouse, maintien de la famille, saines traditions ; comme tout cela tient peu de place devant la perspective d’un accroissement sensible du bien-être, et surtout devant la question même de la subsistance. Ce n’est pas, certes, que l’on ait rejeté toutes ces entités vénérables ; oh non, on y croit encore, elles ont dans le cerveau leur petite case et l’instinctive haine des esprits d’avant-garde fait qu’on les sert au besoin contre eux dans la conversation. Mais c’est qu’il faut manger, et devant cette nécessité, il n’y a pas de principe qui tienne ; c’est pourquoi le mari comme le père le plus attaché aux anciennes conceptions, n’hésite pas à envoyer au travail sa femme ou sa fille, crût-il en ce faisant contribuer à la dislocation future de la société tout entière.

Chez beaucoup de femmes cependant, même parmi celles qui ont compris la nécessité de se grouper, l’évolution vers l’affranchissement intellectuel et moral est loin d’être terminée. Le féminisme est en elles bien plus un sentiment obscur de mécontentement qu’un corps nettement établi de revendications précises. Ce n’est pas pour rien que depuis leur enfance une éducation déprimante a faussé leur esprit et étouffé leur volonté.

L’asservissement de la femme n’est pas d’ailleurs en tous points assimilable à l’assujettissement des esclaves et des classes infériorisées. Par l’union sexuelle, la femme procure à son maître des plaisirs que ne peuvent lui donner les serviteurs masculins. Tant que l’homme soit par le fait de sa race, soit par le fait de sa classe est resté grossier et inintelligent, le commerce sexuel n’a procuré à la femme que des compensations très restreintes à la dure condition qui lui était faite. Les plaisirs de l’amour n’empêchent pas l’homme sauvage et barbare d’exténuer sa femme de travail et de la tuer lorsqu’elle a cessé de lui plaire, ils n’empêchent pas non plus l’homme des classes incultes de la rudoyer et de la frapper. Mais avec l’évolution mentale, la sensation purement physique de l’amour se complique de passion : l’homme se sent de la reconnaissance pour la compagne qui lui procure du bonheur et il devient disposé à satisfaire ses désirs. Naturellement alors la femme de son côté, découvrant dans l’union sexuelle un moyen d’agir sur l’homme, ne manque pas de mettre tout en œuvre pour que ce moyen rende le plus possible.

C’est ainsi que la condition de la femme a été de tout temps, et reste aujourd’hui encore, une servitude tempérée par l’union sexuelle. La femme ne prend pas part à la vie politique, elle est parquée au point de vue économique dans les situations inférieures ; au point de vue intellectuel elle est méprisée et l’épithète de féminin sert à désigner les raisonnements qui manquent de logique ; au point de vue moral, on la traite en enfant rusé et vicieux. Mais si elle réussit à plaire à un homme soit comme épouse, soit comme maîtresse, elle a l’avantage de pouvoir, presque toujours, vivre sans-travailler ; parvient-elle à inspirer une passion, l’homme dépense alors pour elle le plus clair de son avoir et il la couvre de vêtements magnifiques. Dans les moments d’abandon, l’homme est plein de prévenances, il prodigue à la femme aimée les noms les plus tendres. S’il est poète, les mots d’amour se cristallisent en chansons, en sonnets, en madrigaux et l’on répand ensuite sur toutes les femmes les éloges qui n’avaient été destinés qu’à une seule. Quant aux prévenances elles se cristallisent, elles aussi, et elles forment le code tacite de la galanterie à laquelle tiennent encore certaines féministes sans réfléchir qu’elle n’est que la prérogative d’une royauté honteuse.

Ainsi l’homme pare de chaînes dorées la femme qu’il aime, seulement il ne l’aime en général qu’un temps assez court ; l’amour comme tout les plaisirs exigeant la variété. La passion éteinte, l’homme reproche cruellement à sa compagne le bien qu’il lui fait. Si la femme n’est qu’une maîtresse, il la délaisse le plus souvent pour aller à d’autres amours ; si elle est épouse, il reste forcément auprès d’elle, mais il se venge de la tyrannie du mariage en se montrant mesquin, despotique et cruel.

Les femmes sentent alors vivement la dureté de leur condition, mais la plupart d’entre elles trop peu instruites ou trop inintelligentes sont incapables de comprendre les raisons générales de leur peine et se contentent d’incriminer le mauvais mari ou le lâche amant. Certaines en viennent bien à déplorer le malheur d’être femme, mais elles le font comme s’il s’agissait de misères départies à leur sexe par des lois inéluctables que rien ne peut changer. D’autres enfin comprennent qu’il s’agit d’une injustice sociale ; celles-ci s’enrôlent dans le féminisme et réclament des droits égaux à ceux des hommes, mais le plus souvent, trop souvent, leurs revendications traduisent plutôt leur mécontentement personnel qu’un sincère désir de les voir se réaliser. Au fond d’elles-même, la plupart des féministes se disent qu’il serait bien dur d’avoir à gagner sa vie et qu’il est bien plus agréable de trouver un homme qui la leur gagne ; en somme pensent-elles, la situation serait encore tenable « si seulement les hommes faisaient leur devoir ». Les fadeurs qu’on leur débite sous le nom de galanteries, continuent à leur plaire et elles contestent un féminisme qui comporterait leur cessation. Celles qui ne sont pas mariées rêvent aux heures inoccupées, à l’homme riche qui les aimerait et qui mettant à leurs pieds sa fortune, viendrait changer d’un coup leur condition sociale[1].

Tous ces sentiments et ces désirs se formulent plus ou moins nettement dans l’esprit de bon nombre de féministes et ce sont eux qui se traduisent par ce qu’elles nomment leur volonté de rester femmes, tout en demandant l’égalité des sexes. Pour rester femmes, elles continuent à se montrer dans les soirées les bras et la poitrine nus, le visage poudré et les cheveux ornés de fleurs. Dans ce déshabillé elles entretiennent les hommes de l’injustice que la société fait à leur sexe, elles réclament le droit de vote, demandent à être députés et professeurs. Par la pensée, l’auditeur masculin transporte ces belles épaules à la tribune du parlement, il se dit qu’alors il y aurait chance pour que les députés de son sexe s’occupassent beaucoup plus des charmes de la belle oratrice que de la valeur de ses arguments. Revenant à la réalité, il pense qu’après tout la personne n’est pas mal et que, la mode étant aujourd’hui de flirter en parlant fémi- nisme, ce genre de flirt en vaut bien un autre. Il défend donc avec conviction les privilèges masculins, l’interlocutrice riposte avec éloquence et la soirée finie elle part heureuse d’avoir été aussi bien appréciée dans son intelligence… et dans sa féminité.

Chez certaines femmes cependant, le sentiment qui leur fait conserver les servitudes de leur sexe est un peu différent. Par suite de l’infériorisation dans laquelle a été tenu depuis toujours le sexe féminin ; la société ridiculise les quelques femmes qui adoptent des allures masculines. Au fond, ce ridicule est dans sa pensée celui de l’inférieur qui veut imiter le supérieur, de l’âne qui revêt la peau du lion. La preuve en est que le sentiment que l’on a pour les actes opposés, c’est-à-dire pour les hommes qui imitent les femmes est tout différent ; l’homme qui affecte des allures féminines n’est pas ridiculisé, il est méprisé, comme un supérieur qui déchoit.

Mais les féministes font rarement cette analyse, je n’ai garde d’ailleurs de leur en faire un crime, car les gens qui recherchent les causes des idées et des usages de leur milieu sont rares aussi bien dans un sexe que dans l’autre. N’ayant donc pas analysé, elles pensent que les allures féminines sont inhérentes non pas à la servitude dans laquelle le sexe féminin est tenu, mais à ce sexe lui-même, et elles s’attachent à les conserver d’autant plus que leurs adversaires les accusent constamment d’y renoncer. C’est ainsi que nos austères revendicatrices arborent des chapeaux muticolores agrémentés de fleurs et d’oiseaux, revêtent des jupes traînantes, marchent à pas menus, s’abstiennent de sortir le soir parce que cela n’est pas convenable et souffrent la soif plutôt que d’entrer dans un café de peur de ressembler à des hommes.

Elles ne songent pas qu’en réalité leur esclavage est fait de la conservation de tous ces menus usages, qui semblent peu importants et qui cependant forment par leur ensemble, toute la différence psychique des sexes. Ces habitudes n’ont pas seulement pour objet de différencier les femmes, des hommes, ce sont des entraves au développement de la personnalité féminine, par leur conservation les femmes restent des mentalités inférieures, des esprits cultivés en vase clos et fermés à la vie, et tant qu’elles ne les auront pas abandonnées, leur émancipation politique et sociale ne se fera jamais.

Indécises dans leurs sentiments, les femmes le sont également dans leurs idées, de là le caractère confus de l’ensemble des revendications féministes. Mal mariées, les unes subordonneront tout à la réforme de Code civil ; séduites et abandonnées, les autres borneront leur féminisme à vitupérer ce qu’elles appellent la lâcheté des hommes ; déchues de leur rang social par leur veuvage, d’autres encore croient que tout serait gagné si les veuves étaient mieux protégées. Même dans ses conceptions les plus larges, la femme est obsédée par l’homme, l’idée lui vient parfois de l’asservir, mais presque jamais de s’en séparer. Toujours elle reste la ménagère, c’est ainsi qu’elle se complaît à rêver au matriarcat, dont elle fait l’âge d’or de son sexe. Alors la femme était reine dans sa maison, elle donnait son nom aux enfants, décidait sur tout dans le ménage ; le rôle de l’homme se bornait à travailler au dehors et à lui apporter le produit de sa chasse et de sa pèche.

Il faut donc ressusciter ces temps bénis ; aussi les plus hardies, prises d’un bel élan d’apostolat, surmontent leurs répugnances féminines. Se frayant tant bien que mal un passage à travers les vestons graisseux, elles montent à la tribune des réunions publiques et demandent à la foule étonnée le rétablissement du matriarcat. L’auditoire pensait à la séparation, à l’impôt sur le revenu, ou plus prosaïquement supputait les chances des candidats. Peu accoutumé à entendre une femme, il écoute d’abord, mais très vite la voix aiguë de l’oratrice se perd dans les murmures plus graves des conversations particulières. Pauvre petite voix des revendications féminines qu’on écoute d’une oreille distraite, parce qu’on ne la comprend pas. Elle parle en effet une langue inconnue et bizarre ; c’est qu’elle vient, oh ! de très loin ; de l’autre sexe.

Mais le matriarcat ne peut se réaliser tout de suite, on porte donc ses efforts vers des desiderata de réalisation plus aisée ; le féminisme se fait réformiste. Tenir le ménage, déclarent certaines, c’est un travail, pourquoi donc ne pas le rétribuer. La maternité, elle aussi n’est pas appréciée à sa juste valeur. Pour donner un citoyen à la société, la femme souffre d’abord d’affreuses douleurs et supporte ensuite, pendant des années, fatigues physiques et peines morales ; pourquoi la société ne lui en tient-elle aucun compte ? La maternité, c’est le service militaire de la femme, son impôt du sang à elle, aussi doit-elle être assimilée au service militaire des hommes. Combien les défenseurs du privilège masculin ont tort de reprocher aux féministes, l’abandon de leur sexe ; la féminité ; c’est-à-dire la faiblesse éclate dans toutes leurs conceptions. Tel un oiseau, qui, né en cage n’aurait même pas l’idée de la vie libre ; la femme ne se conçoit pas hors du gynécée ; dans ses espoirs les plus hardis, elle ne vise qu’à le rendre habitable, alors qu’il faudrait y porter la hache et la flamme.

S’imagine-t-on un mari salariant sa femme pour l’entretien de la maison ? Un tel état de choses aurait, il est vrai, certains avantages ; ou serait mieux compris lorsqu’on montrerait que la femme est la servante de l’homme. Au pratique, dans un ménage uni, l’idée même de tels rapports entre les époux est absurde et si le ménage est brouillé, le salaire de la ménagère ne lui sera pas plus payé que ne lui est versée la pension alimentaire prescrite en cas de séparation par les lois existantes.

Je sais bien que certaines visent dans la réforme à un effet moral ; la femme plus appréciée, son travail compté comme valeur ; mais cet effet ne sera pas atteint. Pour être appréciée, il faut que la femme travaille pour son propre compte, qu’elle apporte au ménage, non la réparation d’un gilet de flanelle, mais de l’argent. C’est l’ouvrière, l’employée, la fonctionnaire qui seront prises en considération. jamais la ménagère. On ne transforme pas par un décret les idées qu’un mari se fait de sa femme ; pour que ces idées changent il faut modifier les conditions d’existence.

La conception de la maternité comme fonction sociale ne vaut pas mieux, et son défaut capital est d’être profondément impolitique, On peut dire d’abord, que lorsqu’elles vitupèrent la société de son mépris pour les mères, les féministes que nous critiquons commettent une injustice.

Chez tous les peuples, même les plus barbares, la maternité est honorée et c’est uniquement en raison de la mère que l’on a daigné parfois ne pas trop accabler la femme. Les poètes ont souvent dit du mal des femmes, mais toujours ils ont été unanimes pour chanter la mère

Tombe aux pieds de ce sexe à qui tu dois ta mère.

Lorsqu’on évoque le souvenir de sa mère, l’homme le plus grossier est toujours ému et c’est même la seule manière de le faire taire lorsqu’il injurie le sexe féminin. — Ne dis pas que toutes femmes sont des p… ; ta mère était une femme. Invariablement il répond : c’est Vrai.

Cependant tout ce grand respect de la maternité n’a pas empêché les femmes d’être subordonnées dans tous les temps ; c’est pourquoi il est maladroit de vouloir en faire sortir leur émancipation. Autant que les femmes le voudront, on reconnaîtra la sublimité de leurs fonctions maternelles ; si la société progresse un peu dans la voie de la solidarité, il est fort possible que les mères y bénéficient de quelques avantages, mais jamais l’enfantement ne constituera pour les femmes un titre à l’importance sociale. À la maternité, les sociétés futures pourront élever des temples, mais ce sera pour y maintenir enfermé le sexe féminin.

En dernière analyse, le fond de tout ce féminisme incomplet ; c’est le manque de courage des femmes. Elles veulent bien les prérogatives masculines, mais la rude lutte que mène l’homme pour la vie les effraie. Comme ce serait bon d’être respectées, obéies ; d’avoir droits politiques et rubans rouges ; alors que l’on continuerait à ne rien faire et à tout attendre de l’homme. Mais celles qui raisonnent ainsi se font grandement illusion. Sans responsabilité égale, l’égalité des droits, alors même qu’on la mettrait dans la loi, resterait une chimère : car il ne faut jamais rien attendre de la générosité d’autrui et qui ne peut se passer d’une protection la paie très cher.

Timide dans ses revendications, le féminisme apporte le plus souvent la même tare dans sa tactique. L’éducation qu’elles ont reçue, a persuadé aux femmes que la retenue était pour leur sexe la qualité indispensable. Pas de passion dans la voix et dans la mimique, c’est profondément inconvenant ; trop d’ardeur dans le discours pourrait d’ailleurs déranger les plumes du chapeau et ce serait de la dernière inélégance. Tout ce que l’on admire chez l’homme, tout ce qui est qualifié volonté, force énergie n’est apprécié chez les femmes qu’à la valeur d’une ridicule mascarade. Incomplètement affranchies encore, la plupart des féministes souscrivent à ces manières de voir. L’idée même de manifester dans la rue pour réclamer leurs droits les épouvante, et lorsque après avoir invité quelques parlementaires à prendre une tasse de thé, elles leur ont demandé de penser un peu aux droits de la femme ; elles croient avoir fait faire à la question un pas de géant.

Un exemple montrera jusqu’où peut aller, à cet égard, la puérilité féminine.

Dans une réunion de militantes où j’avais demandé que l’on organisât une manifestation pour le jour des élections législatives, une assistante se leva et proposa que des voitures chargées de fleurs accompagnassent le cortège, de telle sorte que l’on pût jeter des bouquets à la foule spectatrice. Cela sera tout à fait féminin, ajouta-t-elle, à l’appui de son idée. Si toutes les féministes étaient de cette trempe, les partisans du maintien de la prérogative masculine pourraient dormir tranquilles longtemps.

Tout cela, hâtons-nous de le dire, est essentiellement provisoire. Jeune encore, le féminisme, comme tout mouvement qui commence, en est à ses premiers bégaiements ; mais peu à peu il se précisera et deviendra la parole, expression exacte d’une pensée claire. Ce qui était sentiment deviendra raison ; la femme comprendra que ses malheurs ne lui viennent pas de tel ou de tel, mais des entraves que la loi et les mœurs apportent à son développement, et elle réformera la loi et les mœurs.

Avant tout, ce que les femmes ne doivent pas perdre de vue ; c’est qu’il leur faut absolument se viriliser le caractère, car la plupart des échecs éprouvés pas le féminisme tiennent à la pusillanimité de ses adhérents. Qu’elles restent sourdes aux dires des adversaires qui leur reprochent d’imiter les hommes et de renoncer aux grâces de leur sexe, car ce qu’ils veulent s’est uniquement les faire échouer. Pourquoi, d’ailleurs la vulgarité, dans la pensée et dans l’expression serait-elle moins laide chez un homme que chez une femme. Pour l’un comme pour l’autre sexe, il n’y a qu’une façon d’être bien élevée, comme il n’y a qu’une morale. Ne pas craindre d’affirmer courageusement son opinion, propager ce qu’on croit vrai par tous les moyens ; se dévouer à transformer en réalités sociales les idées de son esprit est beau dans un sexe comme dans l’autre, et d’autant plus que les individus qui en sont capables sont fort rares dans l’humanité.

Mais il ne suffit pas de savoir vouloir ; il faut aussi savoir ce que l’on veut et le vouloir une fois pour toutes. À mon avis, le féminisme doit écarter sans restriction de son programme, tout ce qui tend à faire à la femme une place spéciale dans la société, même alors que cette place paraîtrait lui constituer un avantage ; car les hommes auraient vite fait d’enlever à la situation occupée par le sexe féminin toute importance sociale. Le matriarcat peut à l’occasion servir d’argument contre ceux qui se prévalent de la condition subordonnée des femmes dans les temps passés, pour leur refuser l’émancipation, mais en aucun cas, il ne doit constituer une revendication. Le salaire à la ménagère, l’assimilation de la maternité au service militaire, la limitation du temps de travail des ouvrières doivent absolument être abandonnés, car ces revendications loin de hâter l’émancipation de la femme, ne pourraient que l’enrayer. Il est entendu que les femmes ne sont pas anatomiquement identiques aux hommes, mais cela est affaire aux individus et ne regarde en rien la société. Le seul devoir de la société est de n’entraver personne dans l’exercice de son activité ; que chacun s’oriente dans la vie comme il lui plaît et à ses risques et périls.

Ce à quoi doit tendre le féminisme, ce n’est donc pas à organiser la vie des femmes, mais bien à faire disparaître de la loi et des mœurs tout ce qui les met en état d’infériorité. Les revendications doivent donc se borner à ces trois points principaux :

1o Suppression de tout ce qui, dans la loi, subordonne un sexe à l’autre ;

2o Admissibilité des femmes à tous les emplois et à toutes les fonctions publiques ;

3o Droits politiques.

Bien entendu, en même temps que l’égalité des droits, nous devons revendiquer l’égalité des devoirs et si le service militaire est considéré comme le devoir correspondant aux droits politiques ; les femmes doivent être prêtes à s’y soumettre.

L’armée constituerait d’ailleurs, pour les femmes, une école excellente de l’énergie dont elles ont tant besoin. Si pour le bien général de l’humanité il est souhaitable que les hommes se féminisent, qu’ils perdent de leur grossièreté, de leur brutalité, de leur égoïsme, et gagnent un peu en bonté et en délicatesse, il est encore plus nécessaire pour le bien général de leur sexe, que les femmes se virilisent et quelques années de régiment leur seraient en ce sens salutaires. À l’armée elles s’entraîneraient aux exercices du corps et gagneraient par suite en force musculaire, elles y acquerraient l’esprit de discipline ; l’habitude de subordonner leur individualité à quelque chose de plus grand qu’elles : elles y apprendraient à envisager le sacrifice de leur existence comme une éventualité possible, et à laquelle il faut se résigner, lorsque les circonstances l’exigent. Enfin et cela n’est pas négligeable, elles y apprendraient le maniement des armes, connaissance dont elles pourraient un jour tirer parti, soit pour défendre les droits de leur sexe, soit pour contribuer à l’émancipation des classes opprimées[2].

Je ne me dissimule pas que cette revendication de la caserne pour les femmes, apparaîtra extravagante à plus d’un et à plus d’une ; mais cela ne m’émeut pas, car cherchant un jour une définition, de l’extravagant et du ridicule, je n’ai pu trouver que celle-ci que j’offre d’ailleurs aux méditations : « Ce qu’on n’a pas l’habitude de voir. »

Et l’immoralité ? s’indigneront d’autres, que se passera-t-il dans les casernes mixtes que vous préconisez ? Tout lecteur sérieux comprendra avec moi que la question est secondaire ; on n’attend pas j’espère que dans ce travail j’énumère par le menu toutes les précautions qu’il faudra prendre pour empêcher les soldats de sexes différents d’avoir des rapports charnels, que j’insiste sur les serrures, grilles et murailles destinées à rendre impossibles les dits rapports. Si jamais mes idées à cet égard se réalisent ; il y aura suffisamment de gens compétents pour disposer les locaux et les règlements au mieux.

D’ailleurs, puisqu’il est entendu que les humains sont des animaux qui n’aiment pas à être brusqués dans leurs habitudes, ne pourrait-on pas commencer, par exemple, par mettre des femmes dans tous les services auxiliaires : médecine, écritures, intendance ; cela ferait autant d’hommes de plus pour le service actif. Les femmes pourraient aussi bien que les hommes coudre les uniformes, faire le pain, la cuisine des troupes, tenir la comptabilité. Les femmes-médecins qui soignent les hommes dans les hôpitaux le feraient tout aussi bien dans une caserne.

Des trois ordres de revendications, que nous préconisons, le plus important est certainement les droits politiques ; ce sont eux qui doivent être poursuivis en premier lieu. Tout à fait à tort, certaines militantes pensent qu’il faut commencer par les réformes de détail et demander les droits politiques ensuite. Tant que la femme ne sera pas électeur elle n’obtiendra rien, car dans un pays de suffrage universel, qui ne vote pas ne compte pas. Dès que, au contraire, l’inégalité politique aura disparu ; toutes les autres inégalités disparaîtront très vite ; car pour avoir les voix féminines, les candidats inscriront à l’envi dans leur programme la suppression de tout ce qui infériorise le sexe féminin dans la loi ; ils mettront autant d’empressement à ces questions qu’ils y apportent aujourd’hui d’indifférence ; c’est qu’ils seront actionnés par ce grand moteur des énergies humaines ; l’intérêt.

Les effets du droit de vote sur la situation sociale de la femme seront d’une puissance incalculable. Actuellement dans les carrières libérales, les conditions de lutte pour la vie sont pour les femmes des plus défectueuses. À mérite égal, et même supérieur, elles sont évincées d’emblée par le concurrent masculin qui se sert de son influence électorale pour, gagner les faveurs des parlementaires.

Allez un peu, lectrices qui pensez que j’exagère, faire un tour dans les antichambres des ministres et des préfets, ce que vous y verrez vous servira d’utile leçon de choses ; et vous pourrez ensuite vous faire une idée juste de la place de chaque sexe dans la société. Les hommes, très décorés, le haut de forme important, arpentent la salle parlant haut, distribuant à droite et à gauche des poignées de mains amicales ou protectrices. Les femmes, sagement assises dans le coin le plus obscur, semblent ne rien craindre autant que d’être aperçues. Parfois, lassée par l’attente, l’une d’elles se glisse, très humble, jusqu’au garçon de bureau ; mais lui, presque offensé, se redresse de toute sa supériorité : « Vous attendez depuis deux heures, c’est possible, Madame ;… mais les personnages officiels d’abord. » — Ah tu es de la science, des lettres, de l’enseignement, ma petite, mais pour que tous ces beaux titres comptent, il faut en avoir un que tu n’as pas ; il faut porter culotte.

Dans la classe ouvrière, les avantages que procurerait aux femmes le droit de vote sont moins apparents, mais leur réalité est tout aussi certaine. Si l’ouvrier a pu se grouper pour résister au patronat et en obtenir des conditions de travail meilleures, il le doit pour une grande part au suffrage universel qui a fait l’enseignement primaire et a ouvert aux classes pauvres l’accès de la vie politique.

Malgré, en effet, la somme d’iniquités, de turpitudes de toutes sortes qu’elle recèle, c’est encore la carrière politique qui est la moins impitoyablement fermée aux classes pauvres. Contre le jeune homme intelligent mais d’humble extraction qui tente de se frayer une voie dans les carrières libérales, toute la bourgeoisie tacitement mais fortement organisée, se dresse pour lui en barrer le chemin. Les places que sur la foi des apparences il croit être données après concours aux plus capables, sont en réalité distribuées d’avance dans des salons où il n’a pas accès. Dans les salons également se murmure le sésame qui ouvre la porte des éditeurs, des revues, des journaux ; seuls dispensateurs de la gloire et de l’argent. Dans la politique, au contraire, le nombre est relativement élevé des ouvriers qui, par leurs seules qualités intellectuelles, ont réussi à se faire une situation en vue. Certes, dans les conditions présentes, il serait inexact de proclamer que chaque soldat de la politique a dans sa giberne son bâton de maréchal, mais avec de l’intelligence et de l’habileté il peut en faire sortir les galons de capitaine ; le ministre ouvrier est à peu près inconnu de notre république, soi-disant démocratique, mais le député ouvrier y est déjà commun, et cela grâce au suffrage universel.

On comprend que ce qui s’est passé pour l’homme se passerait également pour la femme. Par l’électorat et l’éligibilité, les individualités féminines supérieures pourraient recevoir dans les fonctions directrices de l’État la récompense d’efforts donnés au progrès social ; quant à la masse elle-même, au prolétariat féminin, il en bénéficierait aussi et dans une grande mesure ; les ouvrières apprendraient vite des hommes et des femmes politiques dont leurs votes auraient fait la situation, les moyens de s’organiser pour lutter avec fruit contre les classes dirigeantes.

Mais le suffrage universel ne fera pas qu’améliorer la situation matérielle des femmes, il contribuera dans une grande mesure à leur élévation intellectuelle et morale. Les lois de l’esprit humain veulent que les conditions sociales forment les mentalités. Infériorisée la femme se croit inférieure et l’est de ce fait-même ; élevée à la condition de citoyenne, sa dignité personnelle y gagnera d’autant. Revêtez un homme inculte et grossier de l’habit de l’homme du monde ; immédiatement il s’observe et se hausse jusqu’à un rang supérieur ; donnez à une femme, même inférieure, droit de vote, elle cessera de se croire uniquement une femelle et se sentira un individu.

La question du vote des femmes a fait, depuis ces vingt dernières années, de grands progrès dans les esprits. Autrefois les réclamations des féministes à cet égard faisaient simplement sourire ; on se moquait de ces excentriques en qui germait l’idée bizarre de transformer les femmes en hommes, aujourd’hui, le point de vue s’est complètement modifié. Certes, il s’en faut que la majorité souscrive aux droits politiques des femmes, mais enfin, et c’est déjà quelque chose, on les discute, ils sont devenus une question.

Parmi les raisons que l’on donne pour leur refuser le droit de vote figure l’incapacité des femmes pour la politique. Oh l’argument n’est pas original ; on l’a formulé chaque fois qu’il s’est agi d’ouvrir au sexe féminin une voie nouvelle.

Les femmes, disait-on il y a cinquante ans, ont trop peu de cerveau pour les mathématiques, trop de nerfs pour l’anatomie et toujours l’expérience a infirmé l’idée préconçue ; les femmes se sont montrées aussi bons mathématiciens et anatomistes que les hommes. Ce qui prouve même l’extrême légèreté ou plutôt l’extrême mauvaise foi des antiféministes à cet égard, c’est qu’ils ont gratifié les femmes de modalités psychiques contradictoires entre elles. La femme est légère et paresseuse disait-on, avant que les études supérieures lui soient permises ; elle peut être capable de vues originales et ingénieuses, mais le fond lui fera toujours défaut ; les études arides lui répugnent. La femme travaille d’ordinaire très consciencieusement, dit-on aujourd’hui qu’elle a montré sa capacité dans les ordres les plus divers d’études ; elle sait très bien creuser une question, mais les vues ingénieuses, l’idée originale, tout ce qui enfin constitue les facultés les plus hautes de l’intelligence lui est interdit.

Il n’y a donc aucune raison pour que la femme n’arrive pas à se montrer en politique, ce qu’elle s’est montrée dans la science et dans les lettres. Se faire élire n’exige pas des qualités transcendentales ; une bonne intelligence moyenne y suffit avec en plus quelques dons d’extériorisation et une activité suffisante. Lorsqu’on ouvrira aux femmes l’accès de la vie publique, on verra qu’elles y sont aussi aptes que les hommes et, une fois encore, les jugements a priori se trouveront en défaut.

Dans le monde libre-penseur, une autre objection est tirée de la religiosité féminine. Le vole des femmes, dit-on, amènerait une formidable réaction ; en grande masse leurs voix iraient aux cléricaux et aux lumières de la science moderne feraient vite place les sombres lueurs des bûchers du Moyen âge.

On pourrait répondre d’abord qu’il est fort étrange que les partisans de la pensée libre n’hésitent pas à priver du droit d’exprimer sa pensée toute une moitié de l’humanité, sous prétexte que cette pensée peut différer de la leur. J’ajouterai d’autre part, que l’ordre actuel des choses ne me parait pas tellement équitable que la perspective de sa disparition puisse nous inquiéter autant. Dans l’ancien régime, on distinguait des nobles et des roturiers ; aujourd’hui, on distingue des gens du monde et des gens du peuple. C’est le fils d’un grand seigneur, disait-on autrefois : c’est un jeune homme de « bonne famille » dit-on aujourd’hui, parce que la Révolution a détruit le préjugé de naissance.

D’ailleurs les radicaux peuvent se rassurer ; le vote des femmes n’amènera pas de réaction, parce que la femme cléricale est un anachronisme. Certes, il est encore des femmes qui vont à l’église, mais c’est que l’église est le seul lieu où elles soient bien accueillies. L’homme se réserve le club, et aussi le marchand de vin ; il déclare la religion bonne pour les femmes ; les femmes sont dociles, beaucoup trop encore hélas, et elles conservent la religion. Cependant malgré tout ce qui les entrave, elles ont pu s’éclairer tant bien que mal aux lumières de la science, et leur religion s’en est à tel point atténuée, qu’elle est devenue bien plus un prétexte à sorties et à réjouissances familiales, que la manifestation d’une croyance véritable.

À l’appui de cette assertion voici quelques propos que j’ai recueillis de la bouche de femmes du peuple qui causaient entre elles de la séparation de l’Église et de l’État.

X. — Alors maintenant il va falloir payer pour les enterrements et les baptêmes.

Y. — Non, à Saint-Vincent-de-Paul on ne paie pas.

Z. — Oh, pour ce que tout cela sert.

Y. — La religion, cela retient un peu les enfants dans le devoir.

Z. — Moi, je ne vais jamais à l’église, je n’ai pas le temps… et puis tout ça c’est des bêtises.

X. — Ah non, je ne vais pas jusque-là. Je ne vais pas à la messe, c’est vrai, mais je fais baptiser mes enfants. Je me dis : mes parents m’ont donné une religion ; j’en donne une à mes enfants. Quand ils seront grands, ils feront ce qu’ils voudront.

Voilà où en est la foi chez les femmes d’aujourd’hui, une simple habitude rituelle que l’on fera disparaître quand on le voudra sérieusement en lui donnant un dérivatif. Organisez des fêtes laïques qui seront pour les femmes du peuple prétexte à s’endimancher ; revêtez les petites filles de mousseline blanche en l’honneur de ce que vous voudrez, instituez des cérémonies plus belles que celles de l’Église et les femmes l’abandonneront pour y venir.

Mais telles que sont aujourd’hui ces trois femmes du peuple ; pense-t-on qu’on puisse en faire de farouches agentes de la réaction ? quant à moi j’en doute.

Certes il y a parmi les femmes un clan de catholiques déterminées qui ne manqueraient pas de se servir de leur droit électoral contre la république. C’est ce clan qui a manifesté au cours des inventaires, mais tout le monde a pu remarquer combien il est peu nombreux. Si l’ensemble des femmes était aussi clérical que certains pensent, la France entière aurait été soulevée ; toutes auraient trouvé pour défendre leur foi menacée, l’énergie des femmes de la Révolution et de la Commune.

Mais en regard de la minorité restreinte qui demeure attachée à l’Église, il y a aussi un nombre très sensible de libres-penseuses militantes ; celles-ci voteraient à gauche et la proportion serait rétablie.

Une autre objection est tirée de l’indifférence des femmes elles-mêmes à leur émancipation. Comme si chaque fois qu’il s’est agi d’un progrès social, on avait attendu l’avis de la majorité pour marcher en avant. Ce sont toujours, au contraire, les minorités d’élite qui ont décidé, et les majorités mises en présence du fait accompli, ont suivi docilement. Les hommes n’ont jamais eux non plus été majorité pour réclamer le droit de vote ; ils s’y sont montrés même très indifférents ; témoin ce qui s’est passé lors de la chute de Robespierre.

« Voilà que la Convention, revenant à la politique bourgeoise de la Constituante, s’apprête à détruire le suffrage universel dont Robespierre avait été le promoteur et dont elle-même était sortie. Eh bien, l’annonce et le vote des articles de la Constitution de l’an III, qui rétablissent le régime censitaire, qui rendent à la bourgeoisie son privilège politique, qui excluent les ouvriers de la cité et leur ôtent le bulletin de vote des mains, pour les reléguer de nouveau dans la classe inférieure des citoyens passifs, cette spoliation n’arrache aux ouvriers parisiens aucun cri d’indignation et les inspecteurs de police ne notent rien qui dénote, chez les spoliés, un mouvement, je ne dis pas de colère, mais de déplaisir[3]. »

On voit que les hommes du peuple d’alors étaient absolument dans le même état d’esprit que la masse des femmes d’aujourd’hui.

Mais pour nous placer au vrai point de vue de la justice, est-il permis à des hommes qui prétendent vouloir émanciper l’humanité, de refuser à un sexe son émancipation sous le prétexte que seule une minorité la demande ? Le vote étant un droit, tout le monde doit le posséder ; libre ensuite à chacun d’en user s’il le désire.

D’ailleurs affirmer a priori que les femmes ne voteront pas est faire preuve de courte vue. Croit-on que les candidats dédaigneront les voix féminines ? Moi je vois, au contraire, dans le candidat le principal agent de l’émancipation politique des femmes. C’est lui qui, par intérêt personnel, leur persuaderont qu’elles doivent voter, que la politique est tout autant leur affaire que l’affaire des hommes. Au début, elles voteront elles aussi par intérêt, pour un peu d’argent ou un menu service, mais à force d’aller aux réunions, de lire les journaux et les affiches ; elles arriveront à se former une opinion.

  1. Il peut paraître contradictoire à une lecture superficielle, de blâmer comme nous le faisons ici, certaines militantes d’être des prostituées éventuelles, alors que plus haut nous légitimons la femme du peuple qui adopte la vie galante. En réalité la contradiction n’a pas lieu, par la raison que nécessairement la conduite doit être en raison de la situation occupée :

    Une femme du peuple, qui a toujours vécu dans un milieu grossier, qui ignore tout des revendications féministes, a raison de vouloir se servir, pour s’élever dans l’échelle sociale, du seul moyen qui lui est offert : la prostitution.

    Mais une femme éclairée et instruite, une féministe surtout qui réclame pour la femme l’égalité sociale, ne doit pas demander sa subsistance à son sexe, car en le faisant, elle attire sur ses idées la dépréciation que la sociétén attache à sa personne. La vie de demi-mondaine demande à la dignité des sacrifices qui sont incompatibles avec la place que doit prendre dans l’esprit public une femme qui se pose en réformatrice de la société.

  2. Il serait inexact de voir dans les lignes précédentes une profession de foi militariste ; car mes opinions à cet égard sont tout à fait opposées. Je suis pour la suppression des guerres et lorsqu’il n’y aura plus de guerre, il est évident que l’armée cessera d’avoir sa raison d’être. Mais je me place en ce moment dans la société actuelle, au milieu des institutions actuelles, et il est alors évident que l’armée, malgré toutes ses tares, est une école d’énergie extérieure. Or si le mouvement féministe est difficile à créer c’est précisément parce que les femmes en général manquent totalement de cette qualité.
  3. Aulard. La réaction thermidorienne à Paris.