Traduction par Charles Bernard-Derosne.
Hachette (tome IIp. 160-178).

CHAPITRE XXX.

LE COMMENCEMENT D’UN GRAND CHANGEMENT.

George était quelque chose de plus « qu’écrasé de fatigue. » La fièvre typhoïde avait sévi parmi les habitants nécessiteux de Graydbridge et ceux des villages environnants, — une mauvaise fièvre contagieuse, qui planait au-dessus des ruelles étroites et des groupes de maisonnettes comme un nuage menaçant, et le médecin des pauvres débout du matin au soir, exposé à des refroidissements brusques au milieu de la surexcitation du travail, exposé en tous temps à des températures extrêmement variées, restant longtemps sans rien prendre et oubliant absolument les plus vulgaires précautions hygiéniques qu’il était de son devoir de recommander aux autres, le médecin des pauvres, disons-nous, payait le tribut commun auquel tous les hommes de sa profession sont plus ou moins assujettis. Ah ! quelle idée glorieuse nous nous faisons du soldat qui s’élance au milieu des éclats de la trompette, du froissement des épées, et de la mise en scène guerrière qui grise ! mais comme nous faisons peu de cas du courage calme du médecin de campagne qui affronte la mort chaque jour et qui ne recule jamais devant cette dangereuse rencontre ! Gilbert avait subi une atteinte de fièvre ; M. Pawlkatt l’aîné vint de bonne heure le lundi matin, appelé par la pauvre et craintive Isabel, inaccoutumée à la souffrance, et que la première apparition du mal terrifiait. M. Pawlkatt prit très-légèrement la maladie de son rival, disant que c’était un faible accès de fièvre.

— J’ai toujours dit que c’était contagieux, — fit-il remarquer, — mais votre mari soutenait le contraire. C’était, disait-il, la conséquence de la malpropreté et de la mauvaise nourriture, et non pas une certaine influence spéciale et périodique de l’air. Le pauvre garçon, il sait maintenant qui avait raison. Je vous recommande le plus grand repos. Donnez-lui une nourriture très-légère et faites-lui prendre les potions rafraîchissantes que je vous enverrai.

Et M. Pawlkatt ajouta diverses autres recommandations au sujet du malade.

Malheureusement pour celui-ci, ce n’était pas chose facile de le faire rester en repos. George regardé au point de vue poétique ou sentimental était assez nul, mais il n’en était pas de même si on le mesurait au point de vue plus noble du devoir. C’était un homme essentiellement dévoué, et, à sa manière tranquille, il aimait beaucoup sa profession. Il aimait ces grossiers paysans du Midland qu’il avait le devoir de soigner depuis son enfance. Jamais jusqu’à ce jour il n’avait su ce que c’était que la maladie et il ne put rester tranquillement couché, à regarder Isabel assise à son travail près de la fenêtre, et le soleil se glissant par les angles des rideaux sombres qui avaient été fixés à la hâte avec des épingles pour arrêter la trop grande lumière ; — il ne put rester couché tranquillement, pendant que des mères qui avaient des enfants malades, et tandis que des femmes dont les époux souffraient, attendaient l’espérance et la consolation de sa bouche. Il est vrai que M. Pawlkatt avait promis de visiter les malades de George ; mais malheureusement George n’avait pas confiance en M. Pawlkatt : les idées des deux médecins étaient contraires en tout, et l’idée que M. Pawlkatt soignait les pauvres gens des ruelles, et saisissait avec bonheur l’occasion de changer du tout au tout le traitement de son rival, était presque plus dure à supporter que la pensée de l’abandon absolu de ces mêmes malades. Et, outre cela, Gilbert, très-habile lorsqu’il s’agissait des autres, était mauvais juge en ce qui le concernait, et il ne voulut pas s’avouer qu’il avait la fièvre.

— Je suis sûr que Pawlkatt me voit avec plaisir cloué ici, Izzie, — dit-il à sa femme, — pendant qu’il ira chez mes malades et qu’il fera prévaloir ses vieilles théories. Il fera fermer les étroites fenêtres de toutes ces masures dans les ruelles, j’en suis certain, et il rendra l’atmosphère des chambres plus étouffante encore que l’architecte ne l’a faite. Il terrifiera les pauvres femmes en ne laissant pas pénétrer la moindre bouffée d’air pur et il épuisera complètement ces pauvres gens par son traitement drastique. Le docteur Robert James Graves disait que quatre mots suffiraient pour écrire son épitaphe et que ces mots étaient : il nourrissait les fièvres. Pawlkatt fera faire une diète prolongée à ces malheureux. Il est inutile de discuter, ma chère amie, je suis un peu fatigué, mais je n’ai pas plus de fièvre que toi, et je sortirai ce soir. J’irai faire ma tournée chez ces braves gens. Il y a une femme qui demeure derrière l’église, une veuve, dont les trois enfants sont malades ; elle semble avoir confiance en moi, la pauvre âme, comme si j’étais la Providence en personne. Je ne puis oublier le regard qu’elle m’a jeté hier lorsqu’elle se tenait debout sur le seuil de sa misérable hutte, me demandant de sauver ses enfants comme si la chose avait dépendu de moi. Je ne puis oublier ce regard, Izzie. Il m’a poursuivi toute la nuit pendant que la lassitude m’a empêché de dormir. Et quand je pense à Pawlkatt faisant prendre ses drogues à ses enfants, je… je te dis que c’est inutile, ma chère amie ; je vais prendre une tasse de thé, puis me lever et m’habiller.

En vain Isabel pria-t-elle ; en vain appela-t-elle à son aide Mathilda, qui savait parler si franchement et si énergiquement et qui déclara que ce serait un suicide que de sortir ce jour-là ; en vain menaça-t-on de faire venir M. Pawlkatt. George se montra résolu ; les gens calmes sont presque toujours résolus, pour ne pas dire obstinés. Ce sont les natures vives, impétueuses, mobiles, qu’un souffle peut détourner du but ou du dessein qu’elles ont énergiquement juré d’accomplir. Gilbert écarta tous les arguments de la façon du monde la plus tranquille. Il était médecin, par conséquent il était le meilleur juge de l’état de sa santé. Ses malades l’attendaient ; il fallait qu’il se rendît près d’eux. Isabel et Mathilda s’éloignèrent avec une résignation mélancolique pour préparer le thé qui devait donner au médecin la force d’accomplir sa tâche. George descendit une demi-heure après, ayant l’air non pas malade, ni même faible, mais fiévreux et blême à la fois.

— Je n’ai absolument rien, ma chère Izzie, — dit-il à sa femme qui l’accompagnait jusqu’à la porte, — je suis seulement fatigué par trop de travail. Je me sens courbaturé dans tous les membres comme si je m’étais refroidi quelque part. Je suis sorti par un temps très-humide la semaine dernière, tu te le rappelles, mais ça ne sera rien. Je vais aller voir ces gens à Briargate, puis je reviendrai par les ruelles. Après cela, je n’en aurai pas pour plus d’une heure au laboratoire, et je serai en mesure de passer une bonne nuit. Il me faudra un aide, ma chère amie. La population agricole augmente aux environs de Graybridge ; et à moins qu’on ne prenne pitié de ces pauvres gens en améliorant l’aménagement de leurs demeures, nous devons nous attendre à des fièvres nombreuses.

Il sortit par la petite porte, et Isabel le regarda s’éloigner. Il marchait un peu plus lentement qu’à l’ordinaire, mais c’était tout. Elle le suivait des yeux avec une expression d’affection calme sur le visage. Aucune combinaison de circonstances ne pouvait faire qu’elle l’aimât d’amour ; mais elle savait qu’il était bon, elle savait qu’il y avait du mérite à faire ce qu’il faisait ce jour-là, — cette volonté persistante à visiter les malades nécessiteux. Ce n’était pas l’espèce de vertu chevaleresque qu’elle adorait dans les héros de son choix ; mais ce qu’il faisait était bien et Isabel l’admirait un peu, d’une façon douce et calme, comme elle aurait pu admirer un très-digne grand-père, si elle avait possédé un parent à ce degré. Qu’on se rappelle qu’elle essayait d’être vertueuse et que toute la tendresse sentimentale de sa nature avait été réveillée par la maladie de George. Il était de beaucoup plus agréable, couché, faible et languissant dans une chambre à demi-obscure, et soumis à des compresses perpétuelles d’eau sédative sur le front, que lorsqu’il était dans toute la vigueur de sa santé et de sa lourdeur.

M. Pawlkatt vint faire sa seconde visite une demi-heure après le départ de George. Il se montra très-fâché lorsqu’il eut appris ce qui était arrivé et prédit les conséquences les plus graves à l’imprudence de son malade.

— J’avais envoyé mon fils en tournée chez les malades de votre mari, — dit-il, — et je dois dire que je suis un peu froissé du peu de confiance en moi que dénote la conduite de M. Gilbert.

Isabel était trop occupée par mille pensées contradictoires pour diminuer un peu l’indignation de M. Pawlkatt. Le digne homme s’éloigna le cœur rempli de sentiments amers contre le jeune praticien.

— Si votre mari est assez bien portant pour aller voir ses malades, c’est qu’il n’a pas besoin de moi, — dit-il au moment où Isabel lui ouvrait la porte ; — mais s’il allait plus mal, ce qui est vraisemblable après une conduite aussi imprudente, vous savez où l’on me trouve. Je ne reviendrai pas avant d’avoir été appelé. Bonsoir.

Isabel poussa un soupir en refermant la porte sur le médecin outragé. Le monde lui semblait maintenant rempli de tourments. Roland était fâché contre elle. Ah ! quelle colère et quel dédain amers elle avait lus la veille à l’église sur sa physionomie ! George était malade et allait aggraver son état par une imprudence ; une personne, — la personne que la femme du médecin craignait entre toutes, — était pour ainsi dire tombée du ciel dans le Midland ; et, par-dessus tout cela, M. Pawlkatt plein d’indignation pour l’offense qu’on lui faisait. Elle ne rentra pas immédiatement dans la maison à cette heure crépusculaire, elle paraissait triste et étouffante. Elle resta auprès de la porte, regardant la ruelle poudreuse à travers la grille, — la ruelle monotone et ennuyeuse, dont l’aspect immuable lui causait tant d’ennui. Elle était très fâchée de la maladie de son mari. Il était dans sa nature d’aimer et de plaindre tous les êtres faibles de la création. La même espèce de tendresse qu’elle avait ressentie autrefois pour un chat malade, ou un oiseau blessé, ou un chien vagabond la regardant d’un air suppliant avec de grands yeux affamés, remplit son cœur en ce moment en pensant à Gilbert. Il sortit alors distinct et palpable du néant dans lequel il s’était évanoui au moment de l’apparition de Roland, et il apparut comme une créature qui aurait besoin de pitié et d’affection.

— Est-il très-malade ? — se demandait-elle. — Il dit lui-même qu’il ne l’est pas, et il est bien plus habile que M. Pawlkatt.

Elle regarda dans la ruelle, guettant le retour de son mari. Deux ou trois personnes passèrent lentement à des intervalles considérables ; et enfin, comme la nuit tombait, la silhouette d’un jeune garçon, à la démarche lourde et dégingandée, se distingua dans la demi-obscurité.

— Est-ce ici M. Gilbert le médecin ? — demanda-t-il à Isabel.

— Oui. Désirez-vous lui parler ?

— Non, je ne veux pas lui parler ; mais j’ai une lettre à remettre à sa femme de la part d’un homme qui loge chez nous. Êtes-vous la personne que je cherche ?

— Oui ; donnez-moi la lettre, — répondit Isabel en passant la main à travers les barreaux de la grille.

Elle prit la missive des mains de l’enfant, qui la lui donna comme avec regret, puis s’éloigna. Mme Gilbert mit la lettre dans sa poche et rentra. Les bougies venaient d’être apportées au parloir. La femme du médecin s’assit à la petite table, tira la lettre de sa poche et l’ouvrit. C’était un billet très-court et très-peu cérémonieux, qui ne contenait que ces mots :

« J’ai trouvé un gîte convenable pour l’instant, dans un petit trou, à l’enseigne des Armes de Leicester, au fond de Nessborough-Hollow, à gauche du chemin de Briargate. Je pense que vous connaissez l’endroit, et j’y attends votre visite demain dans la journée. N’oubliez pas le nerf de la guerre et demandez surtout le capitaine Morgan.

« Bien à vous. »

Pas de signature. La lettre était écrite d’une main ferme et hardie, et les lignes s’étalaient sans crainte sur une vieille feuille de papier à lettre ; on aurait dit d’une écriture folle et prodigue, fière de la place perdue et de l’encre gâchée.

— Quelle cruauté de sa part de venir ici ! — murmura Isabel en déchirant la lettre en mille petits fragments ; — quelle cruauté de sa part ! Comme si je n’avais pas assez souffert déjà, comme si le chagrin et la honte n’avaient pas déjà été assez amers et assez durs à supporter !

Elle posa les coudes sur la table et demeura dans une immobilité absolue pendant quelques instants, le visage caché dans ses mains. Ses pensées étaient très-pénibles ; mais cette fois, par extraordinaire, elles n’étaient pas entièrement consacrées à Roland, bien que l’hôte du château de Mordred tînt sa place dans cette longue rêverie. George ne tarda pas à rentrer et la trouva assise dans l’attitude qu’elle avait prise après avoir détruit la lettre. Depuis quelque temps elle avait été très-inquiète au sujet de son mari, mais pendant la dernière demi-heure, elle n’avait pas du tout pensé à lui, et elle le regarda d’un air confus, presque surprise de son arrivée, comme s’il avait été la dernière personne du monde qu’elle s’attendît à voir. Gilbert n’aperçut pas cette expression de confusion ; mais il s’assit lourdement sur la chaise la plus voisine, comme un homme qui se sent incapable de faire un pas de plus.

— Je suis très-malade, Izzie, — dit-il ; — inutile de dissimuler plus longtemps. Je crois que Pawlkatt a raison, après tout, et que j’ai un léger accès de fièvre.

— Faut-il l’envoyer chercher ? — demanda Isabel en se levant ; — il m’a dit de l’envoyer chercher si vous alliez plus mal.

— Sous aucun prétexte. Je sais ce qu’il faut faire aussi bien que lui. Si pourtant j’avais le délire, tu pourrais l’envoyer chercher, parce qu’il est probable que tu serais effrayée, ma pauvre enfant, et que la présence d’un médecin auprès de moi te tranquilliserait. Maintenant écoute, ma chère enfant, les quelques instructions que j’ai à te donner ; car je me sens la tête lourde comme du plomb, et je ne pense pas que je puisse tenir debout plus longtemps.

Le médecin continua à donner à sa femme toutes les instructions nécessaires pour empêcher la contagion. Il fallait qu’elle fît préparer pour elle-même une chambre séparée, et elle devait faire des fumigations dans la chambre que lui-même devait occuper, et il fallait s’y prendre de telle et telle manière. Pour ce qui était des soins à lui donner, Mathilda y suffirait.

— Je ne crois pas que la fièvre soit contagieuse, — dit Gilbert ; — je l’ai par les mêmes raisons qui la donnent aux pauvres gens ; trop de travail, exposition aux intempéries, air impur dans les endroits que je visite. Néanmoins il faut être prudent. Tu feras bien, Izzie, de te tenir à l’écart de ma chambre autant que possible ; Mathilda me gardera. C’est une femme à l’esprit viril, qui ne court pas le moindre risque d’attraper la fièvre, parce qu’elle sera la dernière à s’inquiéter du danger de la contagion.

Mais Isabel déclara qu’elle-même soignerait son mari malade. Ne cherchait-elle pas à être vertueuse, et tous les sermons de M. Colborne ne recommandaient-ils pas la charité, l’abnégation, la tendresse et la pitié ? Le populaire vicaire de Hurstonleigh était peut-être de l’espèce de ces pasteurs que certains appellent des rêveurs ; mais ses exhortations tendres, aimantes, avaient une puissance de persuasion qui ne pouvait jamais appartenir aux menaces terribles et aux avertissements sinistres d’un prédicateur plus sévère. Malgré la croyance que Austin Colborne avait dans l’existence d’une région infiniment séduisante et belle par delà cette terre de misère, il ne regardait pas le monde comme un désert affreux, destiné à servir de cachot à l’homme, dans les desseins de la Providence. Il y voyait certainement une sorte de lieu d’épreuve, une espèce d’école préparatoire, dans lesquels on ne pouvait demander que de bien petites vertus à des élèves ignorants et sans foi, avançant dans les ténèbres vers le but radieux ; mais il n’y voyait pas une maison de correction universelle dirigée par une Providence d’après les idées de M. Squeers. Il s’inspirait dans les simples récits de quatre historiens qui vivaient il y a quelque dix-huit siècles ; et dans leurs pages solennelles, il ne voyait rien qui pût justifier le point de vue hypocondriaque sur les choses de ce monde professé par la plupart de ses confrères cléricaux. Il trouvait dans ces récits sacrés une histoire qui commençait comme une idylle ; il trouvait de gais passages d’une existence dans laquelle il y avait des fêtes nuptiales et d’agréables réunions, des solennités nationales et de tranquilles promenades dominicales par les sentiers serpentant à travers les champs couverts de moissons ; il y trouvait l’amitié purement terrestre, qui n’était pas regardée comme un péché auprès des droits du ciel, et l’amour paternel poussé à l’extrême qu’on ne réprouvait pas comme une idolâtrie coupable de la créature, mais qui étaient sanctifiés à jamais par deux miracles distincts, témoignages éternels d’un amour assez divin pour être tout-puissant, assez tendrement humain pour changer les lois les plus sévères de l’univers en pitié pour la faiblesse et la misère humaines.

Pawlkatt fut appelé auprès de son rival le lendemain matin de très-bonne heure. George était déjà incapable de se soigner, car son état avait empiré pendant la nuit, et force lui était de se soumettre à tout ce qu’on voudrait exiger de lui. Il était très-malade. Isabel resta dans la chambre discrètement éclairée, lisant parfois, à la faible lumière qui filtrait à travers les rideaux ; ou simplement occupée à ses pensées, à de pénibles et douloureuses pensées. Gilbert ne dormit pas de toute la journée, se tournant et se retournant sur son lit et poussant de temps en temps des soupirs à demi étouffés qui déchiraient le cœur de sa femme. Elle était très-inconséquente ; elle avait été très-coupable ; mais il y avait une source profonde de tendresse dans ce cœur sentimental et essentiellement féminin, et peut-être George était-il soigné avec plus de dévouement par sa jeune femme, qui n’était pas sans reproches, qu’il ne l’eût été par une sévère compagne qui aurait glacé d’un regard impitoyable le sentiment coupable qui aurait pu s’aventurer dans le cœur de Lansdell. La femme du médecin sentait une compassion pleine de remords pour l’homme qui, à sa façon vulgaire, s’était montré plein de bonté pour elle.

— Jamais, jamais il ne s’est montré sévère envers moi, comme le faisait ma belle-mère, — pensait-elle ; — il m’a épousée sans savoir qui j’étais, et jamais il ne m’a fait de questions cruelles, et même maintenant, s’il savait la vérité, je crois qu’il aurait pitié de moi et qu’il me pardonnerait.

Elle regarda son mari avec une expression suppliante. On eût dit qu’elle avait quelque chose à lui dire, mais que le courage d’aborder ce sujet lui faisait défaut. Il était très-malade ; ce n’était pas le moment de lui faire aucune communication désagréable. Il avait eu le délire pendant la nuit, et il s’était imaginé que Pawlkatt était auprès de lui, à l’heure où le digne homme ronflait profondément dans son lit. On avait, par-dessus tout, recommandé à Isabelle de faire observer à son mari le plus grand calme possible, autant que la chose était praticable avec un homme actif et intelligent, récemment atteint par une maladie imprévue. Non ; quelque chose qu’elle eût à lui dire, elle devait s’abstenir pour le moment. Il était absolument incapable de lui donner, en cet instant, le secours qu’il lui eût accordé dans des circonstances ordinaires.

Les journées dans cette chambre de malade paraissaient terriblement longues : non parce qu’Isabel ressentait une lassitude égoïste à l’accomplissement de sa tâche ; elle désirait extrêmement, au contraire, être utile à l’homme qu’elle avait si cruellement offensé ; elle ne désirait que trop ardemment faire quelque chose, une action digne de l’approbation de M. Colborne lui-même, et qui pût atténuer son péché. Mais elle n’était pas familiarisée avec la maladie, et, étant douée d’une nature hypersensitive, elle souffrait cruellement au spectacle des souffrances d’autrui. Si le malade ne dormait pas, elle imaginait aussitôt qu’il allait plus mal, beaucoup plus mal, qu’il était en danger de mort, peut-être ; s’il délirait un peu dans l’intervalle de ses courts sommeils, elle prenait ses mains brûlantes dans les siennes, tremblant de la tête aux pieds ; s’il tombait dans un profond sommeil, elle était prise d’une terreur soudaine, s’imaginant que son calme n’était pas naturel, et se demandant si elle ne ferait pas bien de l’éveiller, dans la crainte qu’il ne tombât dans une dangereuse léthargie.

La femme du médecin n’était pas une de ces excellentes gardes-malades qui savent s’établir avec un joyeux entrain dans une chambre de malade, et profiter de l’occasion pour repriser un plein panier de bas délabrés, réservés pour une occasion analogue. Elle n’était pas une garde-malade qui savait accepter les devoirs de sa position d’une façon délibérée, et accomplir chaque tâche séparée avec le sang-froid qu’un commis de banque apporte à l’exécution des travaux qui lui sont confiés. Cependant elle était fort calme, marchant doucement, la main légère, pleine de tendresse, et George était heureux de la voir assise dans la chambre obscure, lorsqu’il entr’ouvrait de temps en temps ses paupières alourdies ; il était heureux, en quelque sorte, de prendre ses médicaments de sa main, — de cette main fluette et blanche aux doigts en fuseau, — cette main qu’il avait admirée lorsqu’elle était légèrement posée sur le parapet moussu du pont situé dans le cimetière d’Hurstonleigh, le jour où il lui avait demandé si elle voulait être sa femme.

Mme Gilbert resta toute la journée dans la chambre de son mari ; mais vers cinq heures, George tomba dans un profond sommeil, au milieu duquel Pawlkatt le trouva quelques minutes après six heures. Rien ne pouvait être meilleur que ce tranquille sommeil, dit le médecin ; et lorsqu’il fut parti, Mathilda, qui était depuis quelque temps dans la chambre du malade, afin de rendre, s’il se pouvait, un service quelconque à son maître, suggéra à Isabel de descendre, et de faire un tour au jardin pour prendre l’air.

— Vous devez étouffer, je pense, de rester enfermée toute la journée dans cette chambre, — dit Tilly avec compassion.

Mme Gilbert rougit, et elle répondit d’un ton timide et hésitant :

— Oui, je descendrai volontiers si vous pensez que George dormira tranquillement encore longtemps ; car je sais que vous en aurez bien soin. J’ai besoin d’aller quelque part ; — pas très-loin ; mais il faut que je sorte ce soir.

La femme du médecin avait le dos tourné à la lumière ; Mathilda ne vit pas la brusque rougeur qui lui couvrit le visage et qui disparut pendant qu’elle disait ces mots ; mais la femme de charge fit entendre néanmoins un murmure désapprobateur.

— J’aurais pensé, quand bien même vous auriez été la plus grande coureuse du monde, que vous seriez restée à la maison pendant la maladie de votre mari madame Gilbert, — dit-elle sèchement ; — mais, après tout, vous savez ce que vous avez à faire.

— Je ne vais pas loin ; seulement… seulement à deux pas, sur la route de Briargate, — répondit piteusement Isabel.

Elle laissa tomber sa tête contre le mur derrière elle et poussa un soupir plaintif, presque déchirant. Sa vie était bien dure, maintenant, dure et difficile, et semée, elle le croyait, de terreurs et de périls.

Elle mit son châle et son chapeau, les plus sombres et les moins frais de sa garde-robe. Mathilda la regardait pendant qu’elle était debout devant la vieille toilette, et elle remarqua qu’elle ne prenait même pas la peine de brosser les cheveux en désordre qu’elle couvrait de son chapeau noir.

— Elle ne peut sortir pour le voir dans cette tenue, — pensait l’honnête Mathilda, considérablement adoucie par l’examen de la toilette de sa maîtresse,

Elle leva le rideau, et regarda par la fenêtre au moment où la porte du jardin se referma sur Isabel ; elle vit la femme du médecin s’éloigner rapidement, le visage caché sous son voile. Il y avait un air de mystère dans cette promenade nocturne, quelque chose qui remplit d’une vague inquiétude l’esprit de la digne femme.

La légère atteinte de fièvre dont Pawlkatt parlait d’un air si dégagé, se trouva en réalité beaucoup plus sérieuse que lui ou Gilbert ne se l’étaient imaginé. La semaine toucha à sa fin, et le médecin des pauvres demeurait encore prisonnier dans la chambre qui avait vu mourir son père et sa mère. Il semblait qu’un long temps s’était écoulé depuis l’époque où il était bien portant et vigoureux, occupé à ses travaux du matin au soir, préparant les médicaments au laboratoire, et venant dans le parloir à des heures fixées pour prendre de bon appétit des repas substantiels et presque grossiers. Maintenant qu’il était si faible qu’on trouvait sujet de se réjouir lorsqu’il prenait une ou deux cuillerées de bouillon, la conscience d’Isabel la torturait cruellement en se rappelant qu’elle avait méprisé son mari à cause de son appétit ; avec quel dédain suprême elle l’avait regardé dévorant d’épaisses tranches de viandes saignantes, et épongeant jusqu’à la dernière goutte de sauce grasse à l’aide de grands morceaux de pain. Il n’était malade que depuis une semaine, et cependant il semblait que ce fût l’état normal pour lui d’être couché dans cette chambre obscure, sans forces et souffrant, pendant les longues et chaudes journées d’été. L’état de la santé du médecin faisait le sujet de la conversation de Graybridge ; les badauds en parlaient comme de la pluie et du beau temps, ou des progrès des blés verts dans les champs voisins. Une foule de malades nécessiteux venaient chaque jour à la porte s’enquérir de la santé du médecin, et ils s’éloignaient tristes et chagrins lorsqu’on leur disait qu’il allait de plus en plus mal. Mme Gilbert, en descendant pour répondre aux questions de ces gens, découvrit pour la première fois combien son mari était aimé, lui qui ne possédait aucun des attributs d’un héros. Elle se demandait parfois s’il n’était pas préférable de porter de grosses chaussures et de sortir pour faire le bien, que d’être un voyageur aristocrate et blasé, aux mains blanches et chaussé de délicieuses bottes vernies et cambrées. Elle-même maintenant s’essayait à la vertu, — charmée et fascinée par l’enseignement de M. Colborne comme par un roman récemment découvert, — elle voulait faire le bien et elle ne savait comment s’y prendre ; mais voici devant elle l’homme qu’elle avait si complètement méconnu et méprisé, qui était infiniment au-dessus d’elle dans la région qu’elle venait à peine d’entrevoir. Mais son romanesque attachement pour Roland était-il sacrifié sur le nouvel autel qu’elle avait érigé ? Hélas ! non, elle s’efforçait de tout cœur de faire son devoir, mais le vieux culte sentimental gardait toujours sa place dans son cœur. Elle était comme ces païens classiques nouvellement convertis au christianisme, mais conservant cependant un amour et un respect caché pour les vieilles déités, trop grandes et trop belles pour être rejetées tout d’un coup.

La première semaine s’écoula, et Pawlkatt venait encore deux fois par jour visiter son malade ; il donnait encore les mêmes instructions aux infatigables gardes-malades qui soignaient George. Il fallait un repos absolu, continuer le traitement et observer les précautions immuables.

Pendant tout ce temps-là, Isabel n’avait pris que peu de repos, bien que Jeffson et sa femme se montrassent tout disposés à se relayer à tour de rôle auprès de lui, et fussent quelque peu blessés d’être éloignés de son chevet. Mais Mme Gilbert voulait être vertueuse ; plus la tâche était rude, plus grande était sa joie de l’entreprendre. Bien souvent, toute seule dans cette chambre tranquille, elle passa les nuits à veiller son mari.

Pendant toutes ces veillées solennelles, aucune mauvaise idée ne pénétra-t-elle dans son esprit ? Pensa-t-elle qu’elle pourrait épouser Roland si la maladie du médecin allait se terminer fatalement ? Jamais, jamais une idée aussi noire ne souilla son esprit. N’allez pas croire que parce qu’elle a été inconséquente elle soit nécessairement une femme vicieuse. Sans relâche, à genoux au pied du lit de son mari, elle implora Dieu d’épargner ses jours. Elle n’avait jamais vu la mort, et son imagination fuyait, épouvantée, devant l’idée de cette terrible manifestation. Toute une existence de bonheur futur n’aurait pu lui faire oublier l’angoisse d’un changement fatal sur ce visage familier. Parfois, en dépit d’elle-même, bien qu’elle en repoussât la pensée avec une frissonnante horreur, l’idée que George ne guérirait pas s’emparait de son esprit. Il pouvait ne pas guérir, l’horreur éprouvée par tant d’autres pouvait l’assaillir.

Oh ! le bruit hideux des pas lourds des croque-morts, dans l’escalier : les coups de marteau ; l’horrible aspect d’une maison tendue de noir ! Elle pensait à toutes les morts décrites dans ses livres favoris : à Paul Dombey s’éteignant lentement, jour par jour ; à David Copperfield pleurant dans l’obscurité ; à Agnès, au visage sanctifié et à la main montrant le ciel. Si… si un pareil chagrin l’atteignait, Mme Gilbert se disait qu’elle se joindrait à quelque communauté de saintes femmes, et qu’elle se consacrerait au bien jusqu’à sa mort.

Cette conversion soudaine aurait-elle donc été si étrange ? Assurément non ! Chez ces natures enthousiastes le sentiment peut prendre les formes les plus inattendues. C’est la question de savoir si une madame de Chantal écrira des lettres pieuses et brumeuses à un saint François de Sales, ou si elle mettra son âme en danger pour l’amour d’un amant terrestre.