Traduction par Charles Bernard-Derosne.
Hachette (tome IIp. 32-48).

CHAPITRE XXI.

« UNE FOIS ENCORE LA PORTE SE REFERME SUR MOI. »

Pendant tous les mois de l’automne, pendant le long et triste hiver, Mme Gilbert supporta l’existence en la maudissant. Tous les jours se ressemblaient ; ils étaient sombres, froids et tristes, et sa vie était sombre, froide et triste comme les jours. Elle n’écrivit pas un roman. Elle n’exécuta aucune tâche et ne réalisa aucun plan ; mais elle commença mille entreprises, s’en fatigua, et finalement y renonça. Elle écrivit quelques chapitres d’un roman, œuvre d’imagination sauvage et inculte dans laquelle Roland régnait sans partage en dépit des règles de Lindley Murray, où il était toujours nominatif lorsqu’il aurait dû être objectif et vice versa, en un mot où il faisait, aussi peu que possible, honneur à l’université dans laquelle il était représenté comme ayant réuni un faisceau impossible d’honneurs et de triomphes. Mme Gilbert ne tarda pas à se fatiguer du roman, bien que l’idée de faire sensation ne laissât pas que d’être agréable. Il le lirait et il saurait qu’elle en était l’auteur. Le premier chapitre ne contenait-il pas une description très-minutieuse du chêne de lord Thurston ? Il était agréable de penser au roman, proprement relié, en trois volumes. Mais Mme Gilbert n’alla jamais au delà d’un petit nombre de chapitres décousus dans lesquels les grands faits de l’intrigue principale, — la première entrevue du héros et de l’héroïne, la mort de celle-ci par immersion et de celui-là par la rupture d’un anévrisme, etc., — étaient décrits. Elle reculait devant les détails ; elle pouvait bien édifier un palais féerique et prodiguer le luxe dans ses salles immenses ; mais elle ne savait pas clouer les tapis, arranger les jalousies, ou disposer l’ameublement. Elle déchira le manuscrit ; puis, pendant quelque temps, elle songea à être un modèle de bonté, à se montrer compatissante envers les pauvres, tendre pour son mari, et assidue aux sermons du matin et de l’après-midi à l’église de Graybridge. Elle se fit avec du papier à lettres un petit cahier dans lequel elle prit des notes sur les sermons du curé et du vicaire, mais l’un et l’autre de ces messieurs avaient un faible pour discuter des questions de doctrine fort abstraites et qui dépassaient de beaucoup la portée de Mme Gilbert. La femme du médecin ne tarda pas à trouver la tâche de secrétaire excessivement difficile. Elle s’efforça de toute sa faible volonté de se repentir de ses péchés et de faire le bien. Elle coupa ses mauvaises robes et en fit des robes pour quelques enfants pauvres, et se procura, chez un libraire de Conventford, quelques traités incolores qu’elle distribua avec les robes, car elle avait comme une idée vague qu’un présent charitable était incomplet s’il n’était accompagné d’un traité.

Hélas ! pauvre enfant sentimentale ! cet effort pour être bonne, pieuse et utile ne lui réussit guère. Elle se mit très-bien avec quelques filles de paysans qui avaient été élevées à l’école nationale et qui aimaient autant qu’elle-même la lecture des romans ; elle fraternisa avec ces demoiselles et leur prêta quelques volumes dépareillés de sa petite bibliothèque, et même, à l’occasion, elle leur faisait la lecture à voix haute. Une certaine fois, le pasteur de Graybridge, pénétrant dans une chaumière où elle se trouvait, fut charmé d’entendre le bourdonnement d’une voix humaine et loua Mme Gilbert de son dévouement à la bonne cause. Peut-être eût-il été moins satisfait s’il avait connu l’objet de la lecture, qui était relatif à certain personnage à morale légère et à instincts de boucanier, un personnage qui « légua aux siècles à venir le nom d’un corsaire uni à une seule vertu et à des milliers de crimes. »

Mais même ces faibles efforts vers la sagesse, — hélas ! comme il semblait que peu de temps se fût écoulé depuis qu’Isabel était une enfant, sujette à être corrigée par la seconde Mme Sleaford ! comme il semblait que peu de temps se fût écoulé depuis que ce mot « sagesse » signifiait laver sans murmure les tasses et les soucoupes, ou repriser un accroc triangulaire dans la jaquette d’un gamin ! — mais même ces faibles efforts vers la sagesse, disons-nous, cessèrent un à un, et Mme Gilbert s’abandonna à la sombre monotonie de son existence et se consola avec la pensée de Roland, comme un mangeur d’opium charme ses jours inquiets au moyen des visions splendides qui illuminent son extase abrutie. Elle se résigna à vivre, se montra soumise avec son mari, et lut des romans aussi longtemps qu’elle en put trouver à lire, pensant incessamment à ce qui aurait pu être, — si elle avait été libre et que Roland l’eût aimée. Hélas ! il n’avait que trop clairement prouvé qu’il ne l’aimait pas, qu’il ne l’avait jamais aimée. Il avait rendu la chose évidente par une preuve d’une cruauté trop significative, au moment précis où elle commençait à être ineffablement heureuse à la pensée que, d’une façon ou d’une autre, elle lui était plus chère qu’elle n’aurait dû l’être.

Les tristes journées de l’automne et les sombres journées de l’hiver s’écoulèrent lentement, et Gilbert entra et sortit, vaqua à ses occupations, prit ses repas, monta Brown Molly entre les deux rangées de haies dépouillées, sur les bords des ruisseaux gelés, aussi gaiement que pendant la belle saison, alors que ses courses le promenaient dans un jardin perpétuel. Il possédait une de ces natures heureuses que ne troublent pas des aspirations insensées vers l’impossible. Il caressait l’idée de changer un jour ou l’autre sa clientèle de Graybridge pour une autre plus lucrative et il parlait volontiers à Isabel de ce projet ambitieux ; mais elle prenait peu d’intérêt à ces projets. Dès l’abord elle en avait témoigné fort peu ; maintenant elle en montrait moins. À quoi bon ce changement ? Cela ne pouvait que lui donner un nouveau sujet d’ennui. N’était-ce pas quelque chose que de rester à frissonner sur le petit pont, au pied du chêne de lord Thurston si dénudé et si dépouillé maintenant ? N’était-ce pas quelque chose que d’apercevoir au moins les cheminées de Mordred, les groupes magiques des cheminées de briques rouges, se détachant en tons chauds sur le ciel glacial de décembre.

Mme Gilbert n’avait pas oublié le passage de la lettre de Roland dans lequel il mettait à son service la bibliothèque de Mordred. Mais elle ne se hâtait pas de profiter de l’avantage qui lui était offert. Elle reculait timidement devant l’idée de pénétrer dans sa maison, alors même qu’il n’y avait aucune probabilité qu’elle le rencontrât dans ses magnifiques salons, bien qu’il fût à l’autre bout de l’Europe, gai et heureux, et oubliant qu’elle existât. Ce ne fut que petit à petit, alors que plusieurs mois se furent écoulés depuis le départ de Lansdell, et que la tristesse de la vie qu’elle menait fut devenue de jour en jour plus oppressante, qu’Isabel trouva le courage de franchir le noble portail de Mordred. Elle prévint naturellement son mari de son dessein. N’était-ce pas son devoir ? Et George approuva d’un air de bonne humeur en disant néanmoins :

— Je crois cependant que tu ne manques pas de livres, car tu me sembles consacrer toutes tes journées à la lecture.

Elle partit donc une certaine après-midi d’hiver et se rendit seule, à pied, au château. La vieille femme de charge la reçut très-cordialement.

— Je vous ai attendue tous les jours, madame, depuis le départ de M. Lansdell, s’écria la digne femme, car il nous a dit que vous aimiez beaucoup les livres et que vous pouviez prendre tous ceux qui vous plairaient. John est chargé de vous les porter, madame, et je dois me mettre entièrement à vos ordres. Mais je commençais à croire que vous ne viendriez jamais, madame.

Il y avait du feu dans la plupart des pièces, car les domestiques de Lansdell avaient une sainte terreur de cette fatale végétation bleuâtre dont l’humidité revêt la surface d’un tableau. Les flammes des foyers brillaient sur les cadres dorés, scintillaient çà et là dans les profondeurs roses d’un verre de Bohême, et étincelaient en éclairs bizarres sur des vases de porcelaine précieuse ou sur des groupes de marbre d’un blanc immaculé. Mais, malgré cela, les appartements avaient un aspect désolé, en dépit de la chaleur, de la lumière, et de l’éclat.

Mme Warman, la femme de charge, donna à Isabel des nouvelles de Lansdell. Lady Gwendoline Pomphrey avait daigné dire à Mme Warman qu’il était à Milan ; quelque part en Italie, croyait la femme de charge ; il devait passer le reste de l’hiver à Rome, et de là il irait à Constantinople, puis Dieu savait où ! car jamais on n’avait vu pareil voyageur ni qui parût aussi infatigable.

— N’est-ce pas un malheur qu’il n’épouse pas sa cousine et qu’il ne s’établisse pas comme son père ? — disait Mme Warman. — Il est vraiment presque honteux qu’un endroit pareil soit fermé d’un bout de l’année à l’autre, au point que les tableaux prennent un aspect funèbre et semblent vous regarder d’un air de reproche, comme s’ils demandaient sans cesse : « Où est-il ? Pourquoi ne revient-il pas ? »

Isabel se tenait debout, le dos tourné à la fenêtre ; la femme de charge n’aperçut donc pas l’effet produit par ses paroles. Ces naïves réflexions furent très-pénibles pour Mme Gilbert. Il lui semblait que l’image de Roland s’éloignait d’elle de plus en plus dans ce lieu magnifique où tous les attributs de sa richesse et de son rang étaient une preuve matérielle de la profondeur du gouffre qui les séparait.

— Que suis-je pour lui ? — pensait-elle. — Qu’est-ce qu’une misérable créature comme moi peut jamais devenir pour lui ? S’il revient, ce sera pour épouser lady Gwendoline. Peut-être lui dira-t-il nos rendez-vous aux ruisseaux du moulin et peut-être riront-ils ensemble de moi.

Le sang lui monta au visage en pensant à cette courte période d’été, à cet éphémère rayon de bonheur, à ce coup d’œil ravissant jeté sur le paradis, qui n’avaient servi qu’à rendre la terre plus laide et plus triste qu’elle n’avait jamais été.

Sa conduite avait-elle été inconvenante et immodeste et ne se souviendrait-il d’elle que pour la mépriser ? Elle espéra que lorsque Roland reviendrait dans le Midland il la trouverait morte. Il ne pourrait la mépriser si elle était morte. La seule idée agréable qu’elle eût cette après-midi fut de penser que Lansdell reviendrait à Mordred, qu’il se fiancerait à sa cousine, que le mariage aurait lieu dans l’église de Graybridge, et que lorsqu’il conduirait son épouse le long de la tranquille avenue, il tressaillirait, frappé de remords, à l’aspect d’une pierre funéraire nouvellement érigée, sur laquelle il lirait : « À la mémoire d’Isabel Gilbert, morte à vingt ans. » Vingt ans ! c’était presque vieux, pensait Mme Gilbert. Elle avait toujours pensé qu’après la perspective d’épouser un duc, la chose la plus enviable était de se coucher dans un tombeau prématurément ouvert, avant l’âge de dix-huit ans.

La première visite à Mordred rendit la femme du médecin très-malheureuse. Toutes ses vieilles blessures ne se rouvraient-elles pas ? Ne rappelait-elle pas trop vivement cette bienheureuse journée pendant laquelle il s’était assis à côté d’elle au déjeuner et avait courbé sa tête charmante en baissant sa voix sonore pour lui adresser la parole ?

Néanmoins, une fois la glace rompue, elle alla fréquemment au château, et, une fois ou deux, elle daigna accepter une tasse de thé chez Mme Warman, la femme de charge, bien qu’elle sentît qu’en agissant ainsi, elle élargissait le gouffre qui s’ouvrait entre elle et Lansdell. Insensiblement elle en vint à se trouver à l’aise dans ces appartements splendides. Il lui semblait fort agréable de s’asseoir dans un fauteuil bas dans la bibliothèque, — dans son fauteuil, — ayant à côté d’elle une pile de livres posée sur une petite table, et l’éclat d’un feu flambant adouci par un magnifique écran monté en cuivre et émaillé. Mme Gilbert aimait sincèrement la lecture, et, dans la bibliothèque de Mordred la vie lui semblait moins amère qu’ailleurs. Elle lut la plus grande partie de la littérature légère qui meublait les rayons de Lansdell ; poèmes et histoires populaires, biographies et autobiographies, lettres, voyages dans des contrées magiques et romanesques. Lire la description des pays que parcourait Lansdell équivalait presque à le suivre !

À mesure que Mme Gilbert se familiarisait davantage avec le noble logis et qu’elle se liait de plus en plus avec la femme de charge, elle s’accoutuma à se promener à loisir à travers toutes les chambres, tantôt s’arrêtant devant un tableau, tantôt s’asseyant pendant une demi-heure devant un autre, perdue dans ses rêveries. Elle connaissait tous les tableaux ; elle avait appris leur histoire de Mme Warman ; et elle savait ceux d’entre eux que Lansdell prisait davantage. Elle prit quelques-uns des majestueux in-folio dans les rayons inférieurs de la bibliothèque et y lut les biographies de ses peintres favoris et des traductions officielles de dissertations italiennes sur l’art. Son esprit prit ses ébats parmi les ravissants objets qui l’entouraient, et les graves pensées recueillies par des lectures sérieuses dissipèrent un grand nombre de ses rêveries puériles, de ses aspirations naïvement sentimentales. Jusqu’à ce moment, elle avait vécu trop exclusivement parmi les poètes et les romanciers ; mais alors de sérieuses biographies lui révélèrent un nouveau côté de la vie. Elle lut les histoires d’hommes et de femmes réels qui avaient vécu et qui avaient enduré de véritables souffrances, des angoisses prosaïques, de dures épreuves vulgaires, et des misères plus dures encore. Vous rappelez-vous comment, lorsque le cœur du jeune Caxton a été éprouvé par les chagrins les plus amers de la jeunesse, son père lui envoie, pour le consoler, la Vie de Robert Hall ? Isabel, très-folle et très-aveugle en comparaison du fils d’Austin Caxton, trouva néanmoins quelque consolation dans l’histoire des souffrances des hommes vertueux. La conscience de son ignorance s’accrut à mesure qu’elle devenait moins ignorante ; et il y avait des moments où la romanesque enfant était presque raisonnable et se résignait à l’idée que Roland n’aurait aucun rôle dans l’histoire de sa vie. Il est impossible de vivre dans la fréquentation constante des bons auteurs sans devenir plus sage et meilleur dans leur compagnie sérieuse et saine. Lente et subtile est l’influence exercée, et le progrès imperceptible au moment où il agit, mais ils n’en sont pas moins certains. Petit à petit Isabel s’en retourna chez elle avec une conscience joyeuse, accueillit généreusement son mari, et se réconcilia suffisamment avec une existence dont la plate monotonie était en quelque sorte contrebalancée par le loisir qu’elle lui laissait pour lire d’excellents livres. Si la vie endormie, les calmes après-midi dans les appartements déserts du château, avaient pu ne pas cesser, je crois fermement qu’Isabel serait petit à petit devenue une femme instruite et raisonnable ; mais le courant de son existence n’était pas destiné à suivre lentement sa marche jusqu’à la fin. Il devait contenir des orages et des dangers de naufrage, des craintes et des angoisses, avant que les eaux s’en jetassent dans le golfe tranquille et que se terminât l’histoire de sa vie.

Un jour du mois de mars, par un temps glacial, alors que les feux des appartements de Mordred avaient un aspect particulièrement hospitalier, Mme Gilbert porta ses livres dans une chambre retirée, demi-boudoir, demi-salon, à l’extrémité d’une enfilade d’appartements magnifiques. Elle ôta son chapeau et son châle et lissa ses bandeaux devant la glace. Elle était un peu changée depuis l’automne précédent, et le visage qu’elle voyait ce jour-là était plus allongé et plus fait que cette figure bouleversée et inondée de larmes qu’elle avait vue dans son miroir le soir du départ de Roland. Son chagrin n’en avait pas été moins réel, parce qu’il était fou et puéril, et il avait laissé ses traces sur son apparence extérieure. Mais elle commençait à s’en guérir. Elle était presque fâchée qu’il en fût ainsi. Elle était presque peinée de reconnaître que son chagrin était moins cuisant que six mois auparavant, et que l’éclat de l’image de Roland était peut-être un peu terni.

Mais ce jour-là Mme Warman était destinée à détruire le bon effet si récemment produit par de bonnes lectures et à réveiller tous les regrets d’Isabel pour le châtelain errant de Mordred. La digne femme de charge avait reçu de son maître une lettre qu’elle apporta triomphalement à Mme Gilbert. C’était une lettre fort courte, renfermant des chèques destinés à différents payements et donnant quelques ordres relatifs aux jardins et aux écuries.

« Veillez à ce qu’on envoie des ananas et des raisins à Lord Ruysdale, dès qu’il en désirera. — Je serai charmé d’apprendre que vous avez envoyé de temps en temps des fleurs et des fruits de serre à M. Gilbert, le médecin de Graybridge ; il s’est montré plein de bonté pour quelques-uns de mes gens. — Prenez soin qu’on ait tous les égards possibles pour Mme Gilbert toutes les fois qu’elle viendra à Mordred. »

Les yeux d’Isabel s’obscurcirent quand elle lut ce passage de la lettre. Il pensait à elle malgré l’éloignement — bien qu’il fût presque à l’autre bout du monde, au jugement d’Isabel, car sa lettre était datée de Corfou ; il se souvenait qu’elle existait et il s’inquiétait de son bonheur ! Ce jour-là les livres lui furent bien inutiles. Elle demeura assise, un volume ouvert sur les genoux, les yeux fixés sur le foyer, pensant à lui. Elle retournait à ses vieux errements. Son image avait repris à ses yeux toute son ancienne splendeur. Triste, bien triste était la vie là où il n’était pas. Comment allait-elle faire pour supporter l’existence. Elle joignit les mains dans une extase silencieuse.

— Oh ! mon bien-aimé, si vous saviez au moins combien je vous aime ! — murmura-t-elle.

Puis elle tressaillit, confuse et rougissante. Jamais, jusqu’à ce moment, elle n’avait osé traduire sa passion par des mots. L’horloge du château sonna trois heures ; mais Mme Gilbert resta assise dans la même attitude, pensant à Roland. La pensée de rentrer chez elle et de se retrouver encore une fois en face de sa vie quotidienne lui était indiciblement pénible. Cette lettre fatale, si ordinaire pour le premier lecteur venu, avait ressuscité tous les anciens sentiments exaltés. Encore une fois, Isabel s’envola sur les ailes du sentiment et de l’imagination, dans cette région de convention où le jeune seigneur de Mordred régnait sans partage, beau comme le prince d’un conte de fée, grand comme le demi-dieu de quelque légende classique.

La pendule de la cheminée fit entendre la demie après quatre heures. Mme Gilbert releva un instant la tête, arrachée une seconde à sa rêverie.

— Quatre heures et demie, — pensa-t-elle. — Il fera nuit à six heures et j’ai une longue course à faire pour rentrer à la maison.

La maison ! elle frissonna à ces simples paroles que la langue anglaise a la gloire unique de rendre par un seul mot : home ! Le mot est incontestablement très-beau, sans doute ; surtout pour un gros propriétaire campagnard, — heureux possesseur d’un bon vieux manoir accompagné de ses prairies et de ses bois, de ses fermes et de ses constructions rurales modèles, de son parc touffu, de son lac étincelant, de ses merveilleuses laiteries encadrées de porcelaine, émaillées et égayées par le murmure charmant d’une fontaine.

Mais, pour Mme Gilbert, home signifiait une bâtisse carrée dans une ruelle poudreuse et ne devait jamais signifier rien de meilleur ou de plus brillant. Elle se leva, poussa un long soupir en prenant son chapeau et son châle sur une table à côté d’elle, et commença à s’habiller devant le miroir.

— Le parloir à la maison a l’air encore plus laid, plus nu, et plus misérable que lorsque je suis venue ici, — pensa-t-elle en se détournant de la glace et se dirigeant vers la porte.

Elle s’arrêta tout à coup. La porte du boudoir était entr’ouverte toutes les autres portes de la longue enfilade d’appartements étaient ouvertes et elle entendait un bruit de pas venant rapidement vers elle : les pas d’un homme ! Était-ce un des domestiques ? Non ; les pieds d’un valet ne pouvaient frapper le sol avec cette démarche à la fois ferme et majestueuse. C’était alors le pas d’un étranger. Qui pouvait venir ce jour-là, sinon un étranger ? Il était bien loin — presque à l’autre bout du monde. Il était donc impossible que le bruit de ses pas pût résonner sur les parquets du château du Mordred.

Et cependant !… et cependant !… Isabel s’arrêta ; son cœur battait violemment, ses mains étaient croisées, ses lèvres entr’ouvertes et tremblantes. L’instant d’après, les pas frappaient sur le seuil de la chambre, la porte était poussée, et elle se trouvait face à face avec Roland… Roland…, qu’elle n’espérait plus revoir ici-bas ! Roland…, dont le visage avait hanté nuit et jour ses rêves depuis six mois !

— Isabel… Mme Gilbert ! — dit-il en avançant ses deux mains, dans lesquelles il saisit les siennes, qu’il trouva froides comme le marbre.

Elle essaya de parler, mais aucun son ne sortit de ses lèvres tremblantes. Elle ne put trouver un mot de bienvenue pour ce voyageur infatigable, mais elle resta devant lui sans souffle et toute tremblante. Lansdell approcha un fauteuil et la fit s’asseoir.

— Je vous ai effrayée, dit-il ; — vous ne vous attendiez pas à me voir. Je n’avais pas le droit de venir vers vous si brusquement ; mais on m’a dit que vous étiez ici et j’avais si grand besoin de vous voir… j’avais si grand besoin de vous parler…

Ses paroles étaient assez insignifiantes, mais il y avait dans le ton dont elles furent prononcées, une chaleur et une sincérité nouvelles pour Isabel. De faibles rougeurs allaient et venaient sur ses joues si mortellement pâles un instant auparavant ; ses paupières tombèrent sur ses yeux noirs si profonds ; une expression de bonheur soudain s’étendit sur son visage et le rendit éclatant.

— Je pensais que vous étiez à Corfou, — dit-elle. — Je pensais que vous ne reviendriez… jamais… jamais…

— J’ai visité Corfou, l’Italie, et d’innombrables pays autres que ceux-là. Je voulais rester à l’étranger, mais… mais j’ai changé d’idée et me voici. J’espère que vous êtes contente de me revoir.

Que pouvait-elle lui dire ? La terreur qu’elle avait de trop dire lui faisait garder le silence ; les battements de son cœur lui bruissaient aux oreilles, et elle avait peur que lui aussi entendît ce bruit révélateur. Elle n’osait pas lever les yeux, et cependant elle savait qu’il la regardait avec ardeur, qu’il scrutait son visage, pour ainsi dire.

— Dites-moi que vous êtes heureuse de me voir, — dit-il. — Ah ! si vous saviez pourquoi je suis parti… pourquoi j’ai lutté si fort pour ne pas revenir… pourquoi je suis revenu malgré tout… malgré tout… en dépit de tant de résolutions prises et oubliées, tant d’incertitudes, tant de doutes et d’hésitation !… Isabel ! dites-moi que vous êtes contente de me revoir !

Elle essaya de parler, bégaya un ou deux mots, s’interrompit, et s’éloigna de lui. Puis elle se retourna vers lui comme par une impulsion soudaine, aussi innocemment et puérilement que Zuléika regardant Sélim, oubliant pour une minute la maison carrée de la ruelle poudreuse, Gilbert, et tous les devoirs de sa vie.

— J’ai été bien malheureuse, — s’écria-t-elle. — J’ai été bien malheureuse ; et cependant vous repartirez un jour ou l’autre et je ne vous reverrai jamais… jamais plus.

La voix lui manqua et elle fondit en larmes, puis se rappelant brusquement le médecin, elle s’essuya vivement les yeux avec son mouchoir.

— Vous m’avez tellement effrayée, monsieur Lansdell, — dit-elle, — que j’oublie que je suis fort en retard, que j’allais partir, et que mon mari va m’attendre. Il vient parfois au-devant de moi quand il a quelques instants de liberté. Au revoir !

Elle lui tendit la main en regardant Roland avec inquiétude. La méprisait-il beaucoup ? Voilà ce qu’elle se demandait. Il était sans doute revenu pour épouser lady Gwendoline, et un beau matin du mois de mai il y aurait un beau mariage. Il y avait juste le temps pour mourir de phthisie du mois de mars au mois de mai, pensa Mme Gilbert, et sa pierre tumulaire pourrait être prête pour l’occasion si les dieux qui prodiguent à leurs favoris le bonheur d’une fin prématurée voulaient seulement lui témoigner quelque bonté.

— Au revoir, monsieur Lansdell, — répéta-t-elle.

— Permettez-moi de vous accompagner un peu. Ah ! si vous saviez comme j’ai voyagé nuit et jour ; si vous saviez combien j’ai aspiré après ce moment et après la vue de…

La vue de quoi ?… Roland regardait le pâle visage de la femme du médecin en prononçant cette phrase incomplète. Mais parmi toutes les merveilles qui rendirent jamais merveilleuse la vie d’une femme, il ne pouvait certainement pas arriver qu’un demi-dieu daignât descendre des régions éthérées qu’il habitait ordinairement, à son intention à elle, se disait Mme Gilbert. Elle retourna chez elle à l’heure glaciale du crépuscule de mars, mais elle ne respira pas l’atmosphère insignifiante et commune du reste de l’humanité ; car Roland marchait à ses côtés, et ne rencontrant pas le médecin il poussa jusqu’à Graybridge et ne quitta Mme Gilbert qu’à l’entrée de la ruelle poudreuse dans laquelle la lanterne rouge du docteur brillait déjà vaguement dans l’obscurité. Le maître du Prieuré de Mordred eût-il éprouvé le moindre sentiment de honte s’il avait rencontré Gilbert ? Il y avait chez Roland un air de résolution qui est celui de l’homme qui agit d’après un plan arrêté et qui ne pense pas à rougir.