Traduction par Charles Bernard-Derosne.
Hachette (tome Ip. 167-181).

CHAPITRE XI.

ENNUI.

Quand l’impression glaciale de cette première soirée à Graybridge fut passée et disparue, Isabel ressentit une sorte de remords de l’accès de mécontentement et de désappointement qui en avait été la conséquence. Cette sensation aiguë de désolation disparut avec la mauvaise influence du jour et de l’heure. Au grand jour, sa maison lui apparut sous un meilleur aspect, et sa nouvelle existence lui sembla un peu moins lamentable. Oui, elle ferait son devoir, elle serait la femme dévouée de son cher George, qui était si bon pour elle et qui l’aimait avec un dévouement si généreux.

Elle parut pour la première fois avec lui à l’église de Graybridge, le lendemain de ce samedi si triste et si humide et pendant tout le sermon elle pensa à sa nouvelle demeure et à ce qu’elle pouvait faire pour la rendre coquette et jolie. Le recteur de Graybridge avait choisi ce jour-là un des textes les plus obscurs de l’épître de saint Paul aux Hébreux pour sujet de son sermon, et Isabel n’essaya même pas de le comprendre. Elle laissa ses pensées courir aux tapis et aux rideaux, aux vases de porcelaine pour les fleurs et aux jalousies, en un mot à toutes ces menues améliorations qui devaient transformer la nudité anguleuse de la maison de George en cottage coquet et gracieux. Ah ! si les arbres avaient poussé différemment ! s’il y avait eu des parasites herbacés grimpant après les cheminées, et une pelouse en pente, et une haie de lauriers, et de petites allées contournées, et un banc rustique caché sous le feuillage d’un saule pleureur au lieu de cet affreux carré de choux et de groseilliers et de ces sillons de terre striant la surface nue du jardin !

Après le service, il y eut un repas improvisé à la hâte par Mathilda. Isabel ne fit guère attention à ce qu’elle mangea. Elle était à cette période de la vie pendant laquelle une jeune personne de dispositions sentimentales sait à peine distinguer le filet de bœuf rôti du veau braisé ; mais elle remarqua que les fourchettes étaient d’acier, et que leurs manches noueux faisaient penser à une espèce de cerf excessivement sauvage. Le moutardier était en métal garni de verre bleu, les assiettes en forme de panier, et il y avait une cruche en grès pour la bière brune du cru ; en un mot, tout lui parut laid et vulgaire.

Après le repas, Mme Gilbert s’amusa à parcourir la maison avec son mari. Tout bien considéré, c’était une maison très-tolérable. Mais elle n’était pas jolie. Elle avait été habitée par des gens qui se regardaient comme satisfaits tant qu’ils avaient des sièges pour s’asseoir, des lits pour dormir, des tables, des tasses, et des assiettes pour les usages ordinaires des repas, et qui auraient regardé l’achat d’une chaise sur laquelle on n’aurait pas pu s’asseoir ou d’une tasse dans laquelle on n’aurait jamais bu, comme quelque chose d’inutile et d’absurde pour ne pas dire coupable, puisque cela comportait une dépense d’argent qui aurait pu être consacré à un meilleur usage.

— George, — dit avec douceur Isabel quand elle eut visité toutes les chambres, — n’as-tu jamais pensé à remeubler la maison ?

— À la remeubler ?… Que veux-tu dire, Izzie ?

— Je veux dire acheter un autre mobilier, mon ami. Celui-ci est bien vieux !

George le conservateur hocha la tête.

— Je l’en aime davantage pour cette raison, Izzie, — dit-il. — C’était celui de mon père, vois-tu, et avant lui, celui de son père. Je n’en changerais pas un fétu pour rien au monde ; de plus, c’est un mobilier si solide !… On ne fait plus aujourd’hui des chaises et des tables comme cela.

— C’est vrai, — murmura Izzie avec un soupir, — et je n’en suis pas fâchée.

Puis tout à coup elle croisa les mains sur le bras de son mari et le regarda avec des yeux dilatés et brillants d’enthousiasme.

— Ah ! George ! — s’écria-t-elle, — il y avait dans une des boutiques de Conventford une ottomane assez grande pour trois personnes, avec de petites tablettes destinées à supporter les tasses et les soucoupes des personnes assises et un espace réservé au centre pour des fleurs ! Et je l’ai marchandée ; — j’aime beaucoup à marchander, cela fait presque autant de plaisir que d’acheter, — et cela coûtait seulement onze livres dix shillings, et je suis certaine qu’on ferait un rabais. Ah ! George, si tu voulais changer le parloir en salon, et mettre l’ottomane au centre, des rideaux de perse brodés de rose aux fenêtres, faire tapisser les murs avec un papier blanc glacé, et ajuster des jalousies aux fenêtres…

George mit sa main sur la jolie bouche dont les paroles s’échappaient si rapidement.

— Doucement, Izzie ! — dit-il. — Veux-tu donc me ruiner avant la fin de l’année ? Toutes ces belles choses feraient un trou d’une centaine de livres. Non, non, ma chère ; notre parloir a suffi à mon père et à ma mère et il doit suffire à toi et à moi. Petit à petit, quand ma clientèle s’accroîtra, et j’ai beaucoup de raisons pour espérer cet accroissement, nous songerons à faire l’emplette d’un nouveau tapis de Kidderminster… quelque chose d’économique à dessin américain par exemple… mais jusqu’à ce moment…

Isabel se détourna avec un geste de dégoût.

— Que m’importe un tapis neuf ? — dit-elle. — Mon désir était d’embellir la maison.

Oui, elle voulait des embellissements ; elle voulait introduire quelque grâce dans sa vie ; quelque chose qui, de loin au moins, ressemblât aux objets que ses livres lui décrivaient. Tout ce qui était beau lui causait un frisson de bonheur ; tout ce qui était laid la faisait souffrir, et elle ignorait encore que la vie n’a jamais été destinée à être une succession de joies et que l’âme doit monter vers la lumière supérieure à travers une région de souffrance, d’obscurité et de confusion, de même que les plantes n’arrivent à leur floraison qu’après être montées vers le soleil, en traversant de sombres couches de terre. Elle voulait être heureuse et se réjouir à sa façon. Elle n’avait pas la patience d’attendre que le bonheur qui lui était dévolu ici-bas vînt la trouver, et elle prenait la faculté d’apprécier les belles choses et d’en jouir pour une sorte de droit divin au bonheur et à la richesse.

Dire que George ne comprenait pas sa femme, c’est dire bien peu de chose. Personne, Sigismund excepté, n’avait encore compris Isabel. Elle ne s’exprimait pas mieux que les autres jeunes filles de son âge ; parfois elle s’exprimait plus mal, car elle voulait dire tant de choses que la confusion se mettait dans cet enchevêtrement de pensées folles et d’enthousiasmes romanesques qui remplissaient son esprit. Dans sa famille, les gens de l’entourage de Mlle Sleaford avaient été beaucoup trop absorbés par les réalités de la vie pour attacher quelque importance aux rêveries romanesques d’une jeune personne. Mme Sleaford pensait avoir dit tout ce qu’on pouvait dire d’Isabel, lorsqu’elle avait déclaré qu’elle n’était qu’une paresseuse et une égoïste, capable de s’asseoir sur l’herbe à lire des romans pendant que sa famille périrait dans les flammes. Les garçons regardaient leur sœur consanguine avec cette expression de pitié et de mépris que tous les jeunes garçons ressentent à l’égard d’un être assez faible pour être une fille.

M. Sleaford aimait beaucoup sa fille unique, mais il l’aimait surtout parce qu’elle était jolie et que ses yeux ne ressemblaient qu’à ceux de la jeune femme qui lui avait été enlevée si jeune.

Personne n’avait donc compris Isabel, et George était le dernier homme qui pût comprendre la femme qu’il avait choisie pour épouse. Il l’aimait, il l’admirait, et il désirait sincèrement qu’elle fût heureuse ; mais il voulait la rendre heureuse selon l’idée qu’il se faisait du bonheur et non pas à son point de vue à elle. Il voulait la voir enchantée des petites soirées guindées, pendant lesquelles les demoiselles Pawlkatt et les demoiselles Burdock, et la jeune Mme Henry Palmer, femme de M. Henry Palmer, le jeune avoué, discouraient agréablement sur les derniers modèles de travaux au crochet ou sur le dernier mémoire populaire d’un prêtre évangélique défunt. Isabel ne prenait aucun intérêt à ces choses et n’éprouvait aucun bonheur dans cette société. Malheureusement elle le laissa voir, et, après plusieurs soirées de ce genre, l’aristocratie de Graybridge s’éloigna d’elle, se bornant à de rares visites par égard pour George, que l’on plaignait sincèrement du choix malencontreux qu’il avait fait.

Isabel fut donc laissée à elle-même, et, insensiblement, elle retomba dans le même genre de vie qu’elle avait mené à Camberwell.

Elle avait renoncé à toute idée d’embellir le logis qui était devenu le sien. Après la tentative pour l’ottomane, il y en avait eu beaucoup d’autres qu’Isabel avait faites en faveur d’améliorations plus modestes et moins dispendieuses et qui s’étaient écroulées devant le robuste bon sens sous lequel George s’était fait une loi de refroidir l’exaltation de sa femme. Il avait épousé cette jeune fille parce qu’elle ne ressemblait à aucune autre femme ; mais maintenant qu’elle était sa propriété, il se mettait consciencieusement à l’œuvre pour la faire rentrer dans le moule ordinaire au moyen de ce fer moral qu’on nomme le bon sens.

Il réussit au delà de ses espérances. Isabel renonça à tout espoir de rendre sa nouvelle habitation jolie, ou de transformer George en Walter Gray. Elle s’était trompée et elle acceptait les conséquences de son erreur ; elle retomba dans cette existence oisive et rêveuse qu’elle avait menée si longtemps chez son père. Les occupations du médecin l’absorbaient tout le jour, et Isabel était livrée à elle-même. Il lui manquait toutes les distractions ordinaires d’une jeune mariée. Pas de domestiques à réprimander, pas de vaisselle à épousseter, pas de puddings, de pâtés, ou de potages à composer pour les repas de son mari. Mathilda s’acquittait de tous ces soins et se fût offensée de la plus légère immixtion de la petite fille que Gilbert avait épousée. Isabel agissait donc à sa guise, c’est-à-dire qu’elle lisait des romans du matin au soir, tant qu’elle avait des romans à lire ou qu’elle écrivait des fragments de vers lacrymatoires sur des demi-feuilles de papier.

Quand vint le printemps, elle sortit — seule ; car son mari, occupé chez ses malades, n’avait pas le temps de l’accompagner. Elle faisait de longues excursions dans ces campagnes charmantes et songeait à cette existence qui ne devait jamais être la sienne. Elle parcourait seule les sentiers agrestes bordés de haies en fleurs, et elle s’asseyait, toujours seule, au milieu des boutons d’or et des pâquerettes, un livre sur les genoux, dans un coin de prairie ombragé où l’aubépine luxuriante formait un dais naturel au-dessus de sa tête. Les rares passants qui traversaient les champs des environs de Graybridge trouvaient souvent la jeune femme du médecin assise à l’ombre d’une vaste ombrelle verte, ayant à côté d’elle un monceau de fleurs sauvages se fanant dans l’herbe, et un livre ouvert sur les genoux. Parfois elle s’aventurait jusqu’à Turston’s Crag, château de lord Turston ; bonne vieille construction, île d’une splendeur gothique perdue au milieu d’un océan de vertes prairies, où l’on voyait, à l’ombre d’un noble édifice, une cascade, un moulin, et une maisonnette de meunier comme on n’en voit que dans les tableaux. Un pont rustique était jeté sur cette cascade bruyante et un chêne monstrueux couvrait de ses rameaux touffus toute la largeur du ruisseau. C’était sur un banc grossier, à l’ombre de ce patriarche des arbres, qu’Isabel aimait à s’asseoir.

Les gens de Graybridge ne tardèrent pas à remarquer les allures de Mme Gilbert et donnèrent à entendre qu’une jeune personne qui consacrait une si grande partie de son temps à la lecture des œuvres de fantaisie, ne pouvait guère être le modèle des épouses. Moins de trois mois après son mariage, les dames qui avaient connu George garçon, commençaient à le plaindre et lui prédisaient déjà une carrière de malheurs domestiques comme il est rarement donné à un homme d’en rencontrer,

Mme Gilbert n’était pas jolie. Les dames de Graybridge vidèrent la question pendant la première soirée à laquelle George et sa femme n’assistèrent pas. Elle n’était pas jolie… quand on la regardait de près ; c’était sur cette finesse que reposait cette critique féminine. De loin, assurément, Mme Gibert pouvait faire de l’effet. La dame qui trouva ces mots : « Faire de l’effet, » eut beaucoup de succès auprès de ses amies. De loin, Isabelle pouvait « faire de l’effet » aux personnes qui aiment les yeux d’une grandeur démesurée et les lèvres assez rouges pour donner l’idée de la fièvre scarlatine. Mais en examinant Mme Gilbert, cette apparence de beauté s’évanouissait et il ne restait plus qu’une jeune femme chétive, à traits insignifiants, et à chevelure épaisse et noire, — une chevelure si massive et si commune qu’il n’y avait certainement pas lieu d’être fière — comme Isabel l’était sans doute — de sa longueur et de son volume extraordinaires.

Mais tandis que les dames de Graybridge critiquaient sa femme et prophétisaient pour lui toutes sortes de mésaventures effroyables, chose étrange, George était très-heureux. Il avait épousé la femme qu’il aimait, et pas un instant l’idée qu’il avait mal placé son amour et qu’il s’était marié trop tôt ne lui entra dans l’esprit. Lorsqu’il rentrait au logis, après une journée laborieuse, il trouvait pour le recevoir une femme charmante, — une femme adorée et adorable qui lui mettait les bras autour du cou, l’embrassait, et lui souriait. Il n’était pas homme à s’apercevoir que ce baiser gracieux, que cette caresse, que ce sourire, étaient des gestes presque machinaux et irréfléchis. Il dînait, soupait, prenait le thé, selon le cas, étendait ses longues jambes sur le vieux tapis, causait avec sa femme, et il était heureux. Si elle avait un livre ouvert à côté de son assiette et que, pendant qu’il lui parlait, ses regards se tournassent de temps en temps vers la page, elle lui avait dit souvent qu’elle pouvait lire et écouter simultanément, — ce qui était vraisemblable, il ne s’en formalisait pas. Qu’est-ce que le mari le plus exigeant pouvait demander de plus que de doux sourires et de gracieux regards ? George était gâté sous ce rapport. Isabel lui était très-reconnaissante, par la raison qu’il ne la grondait jamais pour sa nonchalance et sa passion pour les romans, et qu’il ne l’ennuyait, ni ne la réprimandait jamais, comme avait fait sa belle-mère. Elle l’aimait comme elle aurait aimé un frère aîné qui lui eût laissé faire ses volontés. Tant qu’il ne la taquinait pas avec son bon sens, elle était heureuse et presque satisfaite de sa destinée. Oui, elle était satisfaite de son existence, qui était invariablement la même chaque jour, et de la vieille ville maussade, immuable dans son repos. Elle en était satisfaite, comme un mangeur d’opium est satisfait du monde extérieur ; ce n’est que le cadre qui entoure toutes sortes d’images splendides et incessamment changeantes. Elle était satisfaite d’une existence qui lui donnait tout le loisir de rêver à un autre monde.

Ah ! combien elle y songeait à cette vie brillante et si différente ! cette vie qui contenait des passions, de la poésie, de la beauté, de l’enthousiasme et du désespoir ! Là, au milieu de ces prairies, de ces ruisseaux bavards, de ces haies en fleur, la vie n’était qu’un long rêve, et l’on pouvait aussi bien être une vache à l’œil noir, ruminant du matin au soir dans le même pâturage, qu’une jolie femme douée d’une âme ardente et altérée.

Mme Gilbert pensait à Londres, — à ce magique West End, perle de Londres, qui n’a rien de commun avec le grand désert métropolitain qui l’entoure. Elle pensait à ce Saint des saints, à ce sanctuaire de la vie dans lequel toutes les femmes sont jolies, tous les hommes sont dangereux, et dont l’existence est un tourbillon de bals, de dîners, de fleurs de serre chaude, et de désespoir. Elle pensait à cette existence inconnue et se la représentait ; elle frémissait à l’idée de sa splendeur et de son éclat, tout en s’asseyant près de la cascade bavarde, en écoutant le tic-tac du moulin et le clapotement des herbes dans l’eau. Elle se voyait au milieu des lumières et de la musique de cet autre monde, reine d’un boudoir discrètement éclairé, où l’on admirait, disséminées sur les tapis et sur les meubles, des fourrures d’hermine étincelante de blancheur ; où, parmi des effets confus produits par mille objets éclatants et le mélange de toutes les couleurs, elle s’asseyait, ou plutôt se blottissait au milieu des coussins soyeux d’un meuble doré, — sorte de galère de Cléopâtre pour le coin de feu, — et écoutait dédaigneusement (elle se croyait toujours dédaigneuse) les compliments éloquents du prince dangereux. Puis c’était le Park ! elle s’y voyait parfois montée sur un cheval arabe, — un cheval noir, — qui s’emporterait à l’heure où la promenade est le plus encombrée, et qui courrait risque de la tuer en admettant qu’elle pût être tuée ; mais elle le maîtriserait comme aucune femme ne maîtrisa encore un coursier arabe, et reprendrait son allure tranquille entre deux haies de spectateurs partagés entre l’effroi et l’admiration, ses cheveux dénoués tombant sur ses épaules et ses paupières baissées ombrageant ses joues animées. Puis le prince dangereux, poussé à bout par un inflexible dédain, tomberait malade et serait à l’article de la mort ; et, une nuit, pendant qu’elle serait au bal, vêtue de dentelles nuageuses, les cheveux ornés de diamants, il l’enverrait chercher, il enverrait prier par son valet de chambre cette créature sans pitié, mais belle et adorable, de venir à son lit de mort, et elle le verrait couché, faiblement éclairé par la lumière voilée d’une lampe discrète ; elle le verrait pâle et repentant, romanesque et enchanteur ! Et à l’instant où elle tomberait à genoux, dans tout l’éclat de ses dentelles et de ses diamants, il se romprait un vaisseau et rendrait le dernier soupir ! Puis elle retournerait au bal et se montrerait la plus joyeuse et la plus charmante de ce tourbillon d’élégance et de beauté. Seulement, le lendemain, quand ses femmes viendraient la réveiller, elles la trouveraient… morte !

Parmi les livres que Mme Gilbert emportait le plus fréquemment sur le banc près de la cascade était ce même volume que Charles Raymond avait examiné d’un air si dédaigneux dans le bois de Hurstonleigh, — le petit volume de poésies intitulé les Rêves d’un Étranger. Raymond avait donné à sa gouvernante quelques volumes de littérature facile quelque temps après son mariage, et ce pauvre petit volume se trouva du nombre. Isabel savait par cœur Byron et Shelley, et, comme elle pouvait réciter pendant des heures entières de longs passages mélancoliques de l’un ou de l’autre de ses poètes favoris, elle s’attacha avec ardeur à ce petit volume à couverture verte, œuvre d’un auteur inconnu.

D’une façon ou d’une autre, les Rêves d’un Étranger répondaient à ses rêveries, car ils appartenaient à cet autre monde brillant qu’elle ne devait jamais voir. Mais combien l’étranger était familier avec cette contrée enchanteresse, et avec quelle indifférence il parlait de fleurs de serre chaude, de diamants, de tapis d’hermine, et de coursiers arabes ! Elle lut et relut ces poèmes pendant les lourdes journées de juin, assise dans le vieux petit parloir lorsque la température ne permettait pas les excursions dans la campagne, et se levant de temps en temps pour étudier son profil dans la glace placée sur la cheminée, afin de s’assurer si elle ressemblait à l’une de ces créatures splendides, mais sans cœur, sur la tête desquelles l’étranger versait des torrents d’injures mélodieuses.

Quel était donc cet étranger ? Isabel avait fait cette question à Raymond, et la réponse l’avait un peu décontenancée. L’étranger était un hobereau du Midland, lui avait dit Raymond : et ce mot de « hobereau » ne faisait penser qu’à un homme à larges épaules et à visage rougeaud, vêtu d’un habit rouge, et chaussé de bottes à revers. Non, un gentilhomme campagnard ne pouvait être l’auteur de ces vers moitié mélancoliques, moitié sceptiques, de ces délicieuses élégies dédaigneuses sur l’inanité des jolies femmes et des choses en général ! Isabel s’était tracé à son usage le portrait de l’auteur, — elle avait fait son poète idéal, qui se levait dans sa gloire mélancolique et chassait de son souvenir le gentilhomme campagnard vêtu de rouge, lorsqu’elle s’asseyait ayant les Rêves d’un Étranger sur les genoux ou qu’elle griffonnait de faibles imitations de la poésie de ce gentleman sur le dos de vieilles enveloppes et autres fragments de papier de rebut.

Parfois, quand George avait soupé, Isabel lui faisait la faveur de lui lire à haute voix l’un des poèmes les plus échevelés des Rêves d’un Étranger. Mais, au moment où l’étranger se montrait le plus harmonieusement cynique, et que la voix de la jeune femme devenait tremblante par la surexcitation soudaine de ses sentiments, ses regards, se tournant par hasard du côté de son mari, le surprenaient bâillant derrière son verre ou faisant sur ses doigts le compte des visites dues par un de ses malades. Une fois, entre autres, George fut exclusivement surpris de voir sa femme laisser tomber son livre et fondre en larmes. Il ne devina pas un seul instant la cause de ce chagrin ; mais il resta ébahi, la regardant pendant plusieurs secondes avant de pouvoir trouver une seule parole de consolation.

— Tu n’aimes pas la poésie, George, — s’écria-t-elle avec l’emportement d’un enfant gâté. — Pourquoi donc me laisses-tu lire si tu n’aimes pas les vers ?

— Mais je les aime, ma chère Izzie, — balbutia Gilbert d’un ton conciliant, — du moins j’aime à l’entendre lire si cela t’amuse.

Isabel lança « l’étranger » dans l’angle le plus éloigné de la chambre, et se détourna de son mari comme s’il l’avait frappée.

— Tu ne me comprends pas, — dit-elle ; — tu ne me comprends pas !

— Non, ma chère Isabel, — répondit avec dignité Gilbert, car son bon sens reprit ses droits après le premier moment de surprise ; — je ne te comprends certainement pas quand tu te mets dans une colère pareille sans cause apparente.

Il se leva, alla chercher le petit volume, et arrangea soigneusement les feuillets froissés ; car c’était un homme d’ordre, et la vue d’un livre ouvert sur le tapis lui était désagréable.

Le pauvre George avait certainement raison, et Isabel était une jeune femme très-capricieuse et très-emportée quand elle se laissait aller à un accès de colère et de désolation, parce que son mari comptait sur ses doigts pendant qu’elle lui faisait la lecture. Mais ce sont ces petites choses-là qui causent les tourments des gens qui sont à l’abri des orages et des tempêtes de la vie. Ces chagrins-là sont les brumes écossaises, les pluies fines et incessantes de l’existence. Le temps ne paraît pas très-mauvais à ceux qui étudient derrière la vitre, mais cette pluie menue, presque imperceptible, glace l’infortuné piéton jusqu’aux os. Ceci me rappelle l’histoire d’une dame qui était une musicienne accomplie et qui, dans le demi-jour d’une après-midi de sa lune de miel, se mit au piano à l’intention de son mari. Elle joua comme jouent quelques femmes : elle fit passer toute son âme sur les touches, et exprima les pensées les plus ravissantes et les plus pures par quelques-uns des chefs-d’œuvre de Beethoven et de Mozart.

— Voilà un air très-gentil, — dit complaisamment le mari.

C’était une femme fière et réservée. Elle ferma le piano sans un mot de reproche ou de dédain ; mais de sa vie, et elle atteignit un âge avancé, elle ne remit la main sur les touches.