dit Pierre Elzéar
Henry Kistemaeckers (p. 115-124).
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X



Aux dernières paroles de son inconscient bourreau, Roland était resté atterré.

— Stéphane ! gémit-il… Oh ! à moi… quelqu’un !…

Il agitait ses bras dans le vide. On l’avait donc laissé seul !

Il entendit des pas qui se dirigeaient de son côté :

— Qui vient là ? dit-il. C’est encore toi, Ephrem ? Ah ! va-t’en !

— Non, c’est moi ; c’est Daniel, lui répondait une voix affectueuse.

— Ah ! c’est toi ! dit Jacques, lui saisissant la main.

— Qu’avez-vous ? Ephrem, avez-vous dit… Ephrem est venu ?

— Oui, dit Jacques. Il me quitte à l’instant. Ah ! Daniel, pourquoi m’as-tu trompé ?

— Moi ? s’écria Daniel.

— Oui. Si Suzanne ne m’aime plus, pourquoi ne me l’avoir pas dit ? Si elle en aime un autre… si Stéphane

À ce nom, Daniel comprit toute l’étendue du danger.

— Stéphane ? s’écria-t-il…, vous êtes fou ! Ah ! vous n’aviez pas besoin de me l’apprendre… Je vois qu’Ephrem a passé par ici !

— Il m’a fait cruellement comprendre…

— Ah ! interrompit Daniel, je ne veux pas savoir ce qu’il a pu vous dire. Je sais d’avance qu’il a menti. Oui, il a menti, et puisqu’il m’y force, je vais vous dire pourquoi il a menti. Il est grand temps d’arracher les dents à cette bête venimeuse. Cet homme que vous traitez comme un frère, Jacques, il a fait la cour à Suzanne avant votre mariage… et depuis.

— Quoi ? dit Jacques.

— Suzanne, ai-je besoin de vous le dire, l’a toujours accueilli avec le plus profond mépris. Il y a deux ans à peine, il osait écrire une lettre que j’ai vue, une lettre absurde, cynique et éhontée. J’étais là quand votre femme l’a reçue. Elle me l’a montrée en riant, et le lendemain, elle a ri au nez d’Ephrem. On ne se fâche pas, en effet, avec ces gens-là. Il a juré de se venger. Il tient parole aujourd’hui. Je m’étais tu. On a souvent envers les plus vils de sottes délicatesses… Mais, puisque aujourd’hui il se croit le droit de vous troubler par ses lâches mensonges…

— Rassure-toi, dit Jacques.

— Ah ! il est, par bonheur, aussi stupide que méchant, reprit Daniel. Dans sa fureur, il n’a pas même songé à donner l’ombre d’une apparence à ses calomnies. Voilà un mois qu’il n’a mis le pied chez vous, et son premier mot est pour accuser et pour flétrir ! Ah ! ça, mon cher Roland, vous paraissez encore incertain, inquiet… Qui croyez-vous ? lui ou moi ?

— Toi ! toi seul, Daniel ! Je ne veux douter ni de ma femme, ni de Stéphane. Mais si les paroles d’Ephrem m’ont troublé, si ma main tremble encore dans la tienne, c’est qu’il a réveillé en moi une angoisse que je m’efforçais en vain de chasser, et qui me torturait chaque jour davantage. Écoute-moi : seul dans ces ténèbres éternelles, étranger à tout ce qui m’environne, j’ai plus réfléchi peut-être depuis un mois que dans toute mon existence. Quand ces yeux éteints voyaient la clarté du ciel, c’est mon âme qui était aveugle ; c’est elle qui voit clair aujourd’hui. Suzanne est presque une enfant, et je suis presque un vieillard. Stéphane est un fier et beau jeune homme ; ils peuvent s’aimer, ils peuvent souffrir, et je me disais qu’en réalité leur souffrance leur viendrait de moi…

— Tout cela n’a pas le sens commun, interrompit Daniel.

— Si. Tout cela est possible, et quelque chose me dit que c’est vrai. En veux-tu une preuve ?

— Une preuve ?

— Oui, poursuivit Jacques. Tu sais bien que Stéphane devait épouser Blanche. Il n’a plus reparlé une seule fois de ce projet. Chaque jour j’attends un mot de lui. Rien. Depuis quelque temps, il me semble qu’il évite Blanche. Ma fille n’a rien voulu me dire ; mais toi, tu as causé avec elle, et je suis sûr que c’est là la cause de son chagrin.

— Eh bien ? dit Daniel, éclatant de rire, vous pouvez vous vanter d’avoir de l’imagination. C’est à bâtir des romans semblables que vous passez votre temps, mon cher Jacques ? Mais si Stéphane n’a pas reparlé de mariage, si Blanche est triste et soucieuse, c’est qu’on ne songe qu’à vous, vilain égoïste. Nous avons tous reçu au cœur le coup terrible qui vous a frappé, et, franchement, si près de cette catastrophe, Stéphane n’a-t-il pas raison de juger l’instant mal choisi pour un mariage qui vous enlèvera votre unique enfant ? Blanche, de son côté, est très nerveuse ; elle vous adore, et votre accident l’a vivement impressionnée. Voilà tout le secret. Convenez que c’est bien simple, que vous feriez mieux de les remercier tous deux, et que vous êtes un grand ingrat.

— Alors, dit Jacques, ébranlé par l’apparente logique de Daniel, tu es sûr que Stéphane et Blanche s’aiment toujours ?

— Si j’en suis sûr ? Parbleu !

— Daniel, dit-il, je connais ta droiture et ta loyauté. Même par pitié pour ton vieil ami, tu ne voudrais pas, tu ne pourrais pas mentir. Jure-moi sur ton honneur, sur la mémoire de ta mère, que tu dis vrai !

Daniel était très pâle. Une sueur froide lui perlait au front. Après un instant de silence anxieux, pendant lequel il regardait avec une émotion profonde le visage bouleversé de l’aveugle :

— Je le jure, dit-il.

— Ah ! s’écria Roland, tu me rends la vie !

C’était certes la première fois que Daniel mentait ainsi. Mais une voix impérieuse lui criait qu’il faisait son devoir.

— Eh ! Tenez…, dit-il, au moment où vous les accusez, ces pauvres enfants, je les aperçois d’ici qui se promènent dans le jardin, bras dessus, bras dessous. Ils se parlent bas en souriant. Ah ! Jacques, si vous pouviez les voir ! C’est si gentil, des amoureux de vingt ans !

Le jardin était désert, tandis que Daniel parlait ainsi. Tout à coup, comme par une impitoyable ironie, un couple apparut au tournant d’une allée. Ce n’étaient pas les fiancés annoncés par Daniel : c’étaient Stéphane et Suzanne.

— Ils sourient, Daniel ? disait à mi-voix Roland ; ils causent tout bas ? Ah, évanouissez-vous, vils fantômes, visions folles, chimères d’un cerveau malade !

Et, s’appuyant sur le bras de Daniel :

— Viens, viens : ne les dérangeons pas. Rentrons, veux-tu ? Rentrons. Laissons le printemps aux amoureux.

Daniel, le cœur serré, aida son vieil ami à gravir le petit perron, et le reconduisit jusqu’à la chambre.