La Femme de Roland/VIII
VIII
h bien ! qu’y a-t-il ? dit Daniel à Blanche, qui accompagnait son père d’un regard affectueux et caressant, vous êtes souffrante ? Vous êtes triste, méchante petite fille ? Qu’est-ce que cela veut dire ?
— Ne faites pas attention à ce que dit mon père, dit-elle ; je n’ai rien.
— Vous n’avez rien ! dit Daniel avec bonté. Ce n’est pas à moi qu’il faut dire cela.
— Je vous assure, Daniel, que je n’ai rien.
— Blanche, Blanche, regardez-moi bien en face. Comment ! c’est à moi que vous parlez ainsi ? Vous avez des secrets pour votre confident, pour votre ami ? Mais vous avez beau faire, vos yeux ne savent pas mentir.
— Je vous en prie…, dit la jeune fille.
— Je lis de bien gros chagrins dans ces yeux qui évitent les miens.
Allons… parlez… que craignez-vous ? C’est si dur de se taire, quand on a de la peine. Faut-il vous rappeler que vous m’avez nommé votre frère ? Un pauvre vieux frère, qui ne vous fait pas grand honneur, mais dont le cœur vous appartient tout entier. Parlez.
Le cœur de la jeune fille se fondit tout à coup.
— Ah ! Daniel, s’écria-t-elle ; Daniel, il ne m’aime plus !
Et elle se laissa tomber sur le banc.
Après ce qu’il avait surpris tout à l’heure entre Suzanne et Stéphane, c’était bien là ce que craignait Daniel.
— Stéphane ne vous aime plus ? dit-il, s’efforçant de paraître incrédule.
— Non, dit Blanche. Et je ne sais même pas s’il m’a jamais aimé. Je ne peux plus pleurer. J’ai pleuré toute cette nuit.
— Allons… allons… dit Daniel, qui allait et venait à grands pas pour cacher son émotion, ce n’est pas sérieux ; ce sont des querelles d’amoureux. Voilà tout. Il ne vous aime plus ?… À quoi voyez-vous cela ?
— À quoi ? à son air sombre et contraint, à mille détails auxquels je ne puis me tromper. Depuis plus de quinze jours, il m’évite, et, parfois, des journées entières se passent sans que nous ayons échangé un mot.
— Encore une fois, Blanche, croyez que Stéphane vous aime.
— Vraiment ? dit la jeune fille. À votre tour, regardez-moi, Daniel.
Et elle attachait sur lui son regard clair et désespéré.
— Comment ne vous aimerait-il pas ? s’écria Daniel avec feu. Est-ce qu’on peut vous voir, vous connaître, vivre auprès de vous sans vous aimer ?
— Tout le monde ne me juge pas avec cette indulgence, répondit la jeune fille. Certes, Stéphane doit savoir que je ne suis pas méchante, et il a peut-être beaucoup d’amitié pour moi. Est-ce que vous êtes amoureux de moi, vous ?
Daniel eut l’impression d’un coup de feu reçu à bout portant.
— Moi ? dit-il.
Il sourit héroïquement.
— Moi, chère enfant, j’ai des cheveux gris.
Puis, après un silence :
— Stéphane ne doit-il pas vous épouser ?
— Il ne m’en parle plus.
— Vous n’avez jamais dit à votre père…
— Ce que je vous dis en ce moment ? Jamais. Dans l’état où il est… Je n’ai rien dit, ni à lui, ni à personne. Je n’ai que vous, ami, à qui je puisse confier librement mes peines. Vous savez que ma belle-mère ne m’a jamais aimée.
Daniel tressaillit à cette dernière phrase.
Blanche aurait-elle aussi deviné le secret qui lui avait été révélé tout à l’heure par la rose fanée et le baiser de Suzanne ?
Avec sa franchise ordinaire, il résolut de s’en assurer aussitôt :
— Stéphane ne vous aime plus, dites-vous ? Est-ce que vous pensez qu’il en aime une autre ?
— Une autre ? non, répondit Blanche, avec une naïveté à laquelle on ne pouvait se méprendre. Et qui donc ? Stéphane est toujours resté près de nous, et il n’y a pas d’autre jeune fille que moi ici.
— Insensé que j’étais ! se dit Daniel, d’avoir cru un instant que cette âme céleste pourrait deviner de pareilles infamies !
— Blanche, dit-il, ayant jeté un regard par-dessus la balustrade, voici déjà votre père qui revient. Il se sera trouvé fatigué sans doute.
— Voulez-vous rentrer un instant ? dit la jeune fille. Et en ce moment je n’aurais pas le courage d’être gaie.
Daniel prit le bras de Blanche. Ils rentrèrent en causant, comme deux tendres amis.