La Femme de Roland/V
V
lanche et Daniel restèrent seuls dans l’atelier :
— Vous savez que mon père l’aime malgré tout ? dit la jeune fille.
— Il a grand tort. Mais j’ai eu tort aussi de m’emporter. Je vous demande pardon, mademoiselle Blanche.
— Je vous pardonne, dit-elle.
Prenant le panier qu’elle avait apporté :
— Vous permettez ? Ce sont des fraises que mon père a voulu acheter tout à l’heure… Une primeur… Je veux les éplucher moi-même.
Et, arrachant délicatement, mais sans coquetterie aucune, la petite queue verte et déposant les fraises une à une dans une assiette de Saxe :
— Je suis obligée, dit-elle, de passer bien des choses au père Ephrem. Il m’a vue toute petite.
— Et il vous faisait sauter sur ses genoux ?
— Lui ? Oh ! jamais, dit Blanche. Il n’aime pas les enfants.
— Il est complet, dit Daniel, jetant au feu, avec un geste d’impatience, son cigare à demi-consumé.
— Allons, vilain grognon, ne parlons plus de lui. Tenez…
Et, brusquement, choisissant la plus grosse fraise, elle la mit, avec une gaieté enfantine, entre les lèvres de Daniel, qui fut bien forcé de l’avaler.
— Franchement, dit-il, est-ce que vous croyez à l’amitié de cette vieille bête ?
— Moi ? répondit la jeune fille, je ne crois qu’à la vôtre.
— À la bonne heure, dit Daniel, qui mordillait sa moustache.
Il y eut un assez long silence. Blanche était absorbée par ses fraises. Daniel se promenait de long en large dans l’atelier, d’une allure inquiète et irrésolue, les yeux fixés de temps à autre sur le profil régulier, presque classique, de la jeune fille. Une ou deux fois, il s’arrêta près d’elle ; il ouvrit la bouche pour parler ; puis l’ancien militaire rougissait jusqu’aux oreilles, et reprenait sa promenade.
Ce fut Blanche qui parla la première, dès qu’elle eut terminé sa pyramide de fraises. Daniel l’aperçut tout à coup devant lui, lui tendant la main :
— Vous êtes mon ami, n’est-ce pas ? demanda-t-elle.
— Moi, chère enfant !… dit Daniel ému, prenant dans ses deux mains celle de la jeune fille.
— C’est cela, dit-elle, sans retirer sa main ; regardez-moi ainsi, avec votre bon sourire et vos bons yeux francs. On est tout de suite à son aise avec vous. On dit tout ce qu’on a dans le cœur. Vous êtes si indulgent pour moi ; avec quelle patience, bien des fois, vous avez écouté mes confidences d’enfant ! Vous en ai-je dit, de ces folies !
— Dites-en encore, fit doucement Daniel.
— C’est que je ne suis plus tout à fait une enfant, dit Blanche.
— Vous êtes une grande fille, c’est vrai. Est-ce que vous avez quelque chose de sérieux à me dire ?
— De sérieux ?
— Je ne sais pas… mais… dit Daniel, à qui les mots venaient difficilement. À votre âge… quelquefois… Non : si je vous connais bien, vous n’aimez personne.
Blanche leva sur lui ses grands yeux limpides :
— Daniel, dit-elle très simplement, je crois que j’aime quelqu’un.
— Ah ! Vous…
— Cela vous étonne ?
— Cela m’étonne ? dit-il, lâchant la main de la jeune fille, de peur qu’elle ne s’aperçût de son émotion… Non… Pourtant c’est bizarre… et cependant c’est bien naturel…
Il ne savait plus du tout ce qu’il disait :
— Courage donc, animal ! se répétait-il tout bas.
— Ainsi, reprit-il, vous aimez quelqu’un, ma chère Blanche…
Il ajouta, après un silence :
— Et qui ?
— Qui ? Devinez.
— Quelqu’un qui est ici ?… aujourd’hui ?…
Blanche fit un signe de tête affirmatif.
— Ce n’est pas le père Ephrem ?
— Non, répondit-elle en riant.
— Eh ! mais, il n’y a ici que monsieur Stéphane et moi…
— Et comme ce n’est pas vous…
— Et comme ce n’est pas moi, dit Daniel, s’efforçant de sourire.
— C’est l’autre, acheva la jeune fille rougissante.
— Ah ! oui, c’est l’autre… balbutia-t-il.
Et, sentant qu’il chancelait, il s’appuya à un meuble.
— Qu’avez-vous ? dit Blanche.
— Pardon. Une douleur dans la jambe droite… Un souvenir de mes campagnes.
— Vous souffrez beaucoup ?
— Du tout… ce n’est rien… dit-il, très pâle.
Et il reprit avec un sourire héroïque :
— Nous disions : c’est l’autre.
— Oui, dit Blanche, ne me blâmez pas d’être franche ainsi avec vous. Mais il me semble, depuis longtemps, que vous m’aimez un peu comme votre sœur.
— Dites comme ma fille.
Et l’embrassant paternellement au front :
— Comptez sur moi, ma chère enfant. Voici qu’on rentre.
Et, tandis que, le cœur douloureusement serré, il faisait quelques pas pour maîtriser son trouble, Jacques paraissait avec Suzanne sur le seuil de l’atelier, venant du jardin. Ephrem et Stéphane les suivaient.
Daniel souhaita sa fête avec effusion à Jacques, qui l’embrassa, les yeux humides.
Ephrem les regardait, haussant les épaules :
— Est-ce que vous ne trouvez pas ces démonstrations puériles et absurdes ? dit-il à Stéphane.
— Mais non, répondit le jeune homme.
— Comme vous voudrez. Moi, j’aime les gens ; mais je ne pleurniche pas, que diable !
— Mes amis, dit Jacques Roland, il fait encore assez jour. Permettez-moi de vous montrer, avant le dîner, mon Songe de bacchante. Ce n’est pas entièrement achevé ; mais vous pourrez déjà juger de l’effet.
Et il releva le rideau de serge qui cachait le tableau :
— Ton avis d’abord, mon vieil Ephrem ?
Ephrem se campa devant la toile, les sourcils froncés, et l’examina pendant quelques minutes avec attention, au milieu d’un silence général :
— Oui… oui… dit-il… Encore un portrait de ta femme. Très ressemblant, celui-là… l’œil ardent, la lèvre frémissante et hautaine…
Son regard allait du tableau à Suzanne :
— Très ressemblant.
— C’est vivant ! dit Stéphane à mi-voix.
— Oui… continua Ephrem, ça se vendra cher.
— Farceur ! dit Jacques lui frappant amicalement sur l’épaule, toujours le mot pour rire…
— Mais non, mon vieux, répondit Ephrem : je me place à ton point de vue.
— Ah ! ça, et vous, Daniel ?
— Je crois que ce sera votre plus belle œuvre.
Tout à coup, une anxiété étrange contracta les traits de Jacques Roland :
— Eh mais, il y a de la fumée ici… et très épaisse, encore… C’est la cheminée, n’est-ce pas ?
— Le feu est éteint, dit Blanche.
— Ah ! dit Jacques un peu pâle. Vous disiez, Daniel ? Avez-vous quelque critique à me faire ?
— Peut-être.
— À la bonne heure.
— La pose du bras droit… Ici… Vous voyez…
— Où donc ? dit Jacques.
— Ici.
Et Daniel désignait l’endroit de la toile dont il parlait.
— Le bras droit ? balbutiait Roland. Je… Donne de la lumière, Suzanne… Dépêche-toi… On n’y voit plus.
— Dieu ! cria Stéphane, qui comprit que la crise redoutée éclatait enfin.
— Qu’avez-vous ? dit Daniel, qui sentait autour de son poignet la main crispée de Roland.
Le peintre poussa un cri désespéré.
— Ah ! la nuit ! la nuit !
— Jacques ! Jacques ! dit Daniel terrassé par l’émotion.
Roland était tombé à genoux devant sa toile, les bras étendus.
Daniel et Blanche s’efforçaient de le relever.
Suzanne alla à Stéphane, penché sur son mari, et lui mit la main sur l’épaule.
— Il est aveugle ? demanda-t-elle.
Leurs regards se croisèrent une fois de plus.
— Allons, bon ! murmurait Ephrem, ce n’est pas encore cette année qu’il aura la grande médaille.