La Femme de Roland/III
III
phrem, le vieux raté, comme on l’appelait dans les ateliers, était porteur d’une tête qu’on pouvait à bon droit qualifier d’ingrate : une peau tannée que cachait mal une barbe sale et jaunâtre ; un nez bourgeonnant ; de petits yeux gris, vitreux, sous des sourcils en broussaille. Il était vêtu d’un « complet » marron râpé, chaussé de bottes trop larges, dont les semelles bâillaient, et coiffé d’un vieux feutre gris déformé par de nombreuses averses.
Le vieux peintre salua Suzanne ; puis, allant à Stéphane :
— Vous voilà de retour, enfant prodigue ? En bonne santé. Allons, tant mieux. Eh bien, et mon vieux Jacques, où donc est-il ?
— Il est sorti. Il sera rentré dans une demi-heure, dit Suzanne.
— Avec votre permission, dit Ephrem, je l’attendrai ici… si je ne suis pas de trop.
— Jamais, monsieur Ephrem, dit Suzanne avec dédain. D’ailleurs, il faut que j’aille m’habiller. Vous tiendrez compagnie à M. Stéphane.
Et elle disparut.
Ephrem ricanait tout bas.
— Vous êtes gai, à ce qu’il paraît ? lui dit Stéphane.
— Mais oui… et vous ?
Et Ephrem, s’installant dans un grand fauteuil Louis XIII, au coin de la cheminée, tira des profondeurs de sa poche une pipe aussi sale que son maître, et s’occupa à la bourrer avec méthode.
— Vous arrivez à point pour la fête du vieux Jacques, mon cher monsieur Stéphane, dit-il. Il tient beaucoup à sa fête, le pauvre homme… À son âge, on a des manies. Moi, pour rien au monde je n’y aurais manqué. Je n’y ai pas grand mérite, d’ailleurs, moi ; je n’arrive pas de Finlande. Je viens ici presque tous les jours. Cela me dérange dans mon travail ; mais, si Jacques restait quarante-huit heures sans me voir, je suis sûr qu’il en ferait une maladie. C’est que je suis un ami, moi, un vrai… Dites-donc, ajouta-t-il sur un ton de voix confidentiel, vous avez l’air de m’en vouloir.
— Vous en vouloir ?
— Oui, dit Ephrem avec un clignement d’yeux ; vous savez bien ce que je veux dire…
Et, saisissant un charbon ardent avec les pincettes, il alluma sa pipe.
— Monsieur… commença Stéphane, d’un ton bourru.
Ephrem l’interrompit d’un geste :
— Allons… allons… ne vous fâchez pas… Est-ce que je suis un gêneur, moi ? un moraliste ? un empêcheur de danser en rond ? Allons donc… j’ai été jeune… j’ai fait mes farces…
Et il ajouta, avec un rictus de faune édenté :
— Je les fais peut-être encore.
— Grand bien vous fasse ! dit Stéphane.
— Donc, poursuivit Ephrem, qui paraissait résolu à soutenir seul la conversation, voici quatre ou cinq mois que vous courez le monde ? Il n’y a rien de nouveau ici, d’ailleurs… Jacques idolâtre toujours sa femme. Ah ! quand le feu prend aux vieilles cheminées, c’est grave. Ils étaient déjà mariés quand vous êtes venu à Paris ?
— Oui… Je n’ai quitté Montpellier qu’à la mort de mon père.
— Un vieil ami de Jacques… je sais… dit Ephrem, s’enveloppant d’un nuage épais de fumée.
— Jacques le remplace dans mon cœur, dit Stéphane.
— Ce sentiment vous honore, répondit le vieux peintre, avec son insupportable ricanement. Dites-moi, Suzanne ne vous a jamais raconté sa vie ?
— Jamais.
— Il y a longtemps que je connais Suzanne, moi. C’est ma payse. C’était une pauvre petite orpheline… Un peu d’éducation… Elle savait l’italien… voulait donner des leçons… Il ne lui manquait que des élèves… Elle était adorablement jolie… Elle l’est pardieu ! encore… n’est-ce pas ?
Et il se tourna vers Stéphane silencieux.
— Je la rencontre un matin, continua-t-il… Elle n’avait pas mangé depuis vingt-quatre heures… Une jolie fille qui meurt de faim à Paris… cela vous étonne ? Il faut vous dire que Suzanne était sage : non pas, certes, par amour de la morale, la fine mouche… mais il y a tant de gobeurs dans le monde des artistes… Elle savait attendre… Être belle et n’avoir pas d’amant, c’est une spéculation comme une autre… Et la preuve, c’est qu’elle lui a réussi. Ce matin-là donc, j’étais allé chez Jacques, qui ne travaillait plus depuis trois mois, sous prétexte qu’il ne trouvait pas de modèle à son goût. Je lui amène la petite. Elle faisait des manières… Enfin elle se déshabille… Jacques se précipite sur sa palette et esquisse sa Suzanne au bain. Huit jours après, il en était fou. Après deux mois, deux mois de supplice de Tantale, elle céda. Ça, ce fut une faute, direz-vous…
Et Ephrem secouait sur l’ongle de son pouce, jaune comme de la corne, le culot de sa pipe.
— Ne craignez rien, continua-t-il… Elle le connaissait bien, son Jacques. Avant la fin de l’année, le bon naïf l’épousait. La farce était jouée. Mais motus… voilà le père Rabat-Joie.
Et Ephrem, en grognant, s’enfonça dans son fauteuil.