La Femme de Molière - Armande Béjart

La Femme de Molière - Armande Béjart
Revue des Deux Mondes3e période, tome 69 (p. 873-908).
LA
FEMME DE MOLIERE

Molière avait près de quarante ans, l’âge où le célibat et la solitude deviennent pénibles. Il était las des amours banales ; la fortune et le succès commençaient à lui sourire, mais son triple métier pesait sur lui d’un poids de plus en plus lourd. Il en vint, naturellement, à examiner pour son compte l’embarrassante question que soulève le Panurge de Rabelais et que lui-même devait porter à la scène dans le Mariage forcé, c’est-à-dire à se demander pourquoi il n’associerait pas à son existence une jeune femme qui en serait la joie et le délassement. Sans doute, c’était là une expérience dangereuse à tenter ; et l’impitoyable railleur des maris trompés ne pouvait méconnaître cette vérité d’expérience qu’à la jeunesse il faut unir la jeunesse. Mais on a beau savoir les choses et la vie, on rêve toujours des exceptions pour soi-même. La gloire qu’il voyait prochaine, le génie dont il avait conscience, ne sauraient-ils compenser, pour un jeune cœur facile à l’enthousiasme, ce que l’âge lui avait enlevé ? Il dut forcément chercher autour de lui. Sa profession et le préjugé qui pesait sur elle restreignaient son choix ; il ne pouvait guère prendre sa femme qu’au théâtre ou dans une famille qui tint au théâtre. Or, depuis dix ans, il voyait grandir près de lui une jeune fille à laquelle il s’était attaché d’abord d’une affection presque paternelle, mais qui, en grandissant, semblait diminuer la distance qui les séparait et venir d’elle-même au-devant de lui. On s’imagine volontiers, en pareil cas, que l’on reste à la même place tandis que les autres marchent ; on voit les enfans devenir de jeunes hommes ou de jeunes filles, et on ne se doute pas que, tout le chemin qu’ils ont fait vers la jeunesse, on l’a fait soi-même vers la vieillesse. Molière s’avisa donc un jour qu’Armande Béjart, sœur de sa camarade et amie Madeleine, pouvait devenir sa femme. Elle avait sans doute pour lui cette affection que les enfans rendent aisément à ceux dont ils se sentent aimés ; ce sentiment n’aurait pas de peine à se changer en amour conjugal. Quant à la jeune fille, elle ne pouvait qu’être flattée de se voir rechercher par le chef de cette troupe à laquelle appartenaient tous les siens et où elle-même devait entrer.


I

Il paraît peu probable que la première enfance d’Armande Béjart se soit passée sur les grandes routes. Ce que l’on sait de sa culture d’esprit et de ses talens donne à croire qu’elle reçut une autre éducation que celle d’une petite bohémienne. D’après l’auteur de la Fameuse Comédienne, Armande aurait « passé sa plus tendre jeunesse dans le Languedoc, chez une dame d’un rang distingué dans la province. » Rien n’empêche de tenir le renseignement pour exact. Un biographe de Molière, Petitot, a déterminé de son chef, sans donner, du reste, aucune preuve, dans quelle ville on la laissa ; il veut que ce soit Nîmes, sans doute parce que l’on y a trouvé un des portraits auxquels on applique son nom. Toujours d’après la Fameuse Comédienne, lorsque la troupe, relativement plus stable, eut pris Lyon pour quartier général, en 1653, Armande, alors âgée d’une dizaine d’années, fut retirée de chez la « dame d’un rang distingué », et, depuis, elle ne quitta plus sa famille. A Lyon, la troupe joua l’Andromède de Corneille. Un exemplaire de cette tragédie, qui faisait partie de la bibliothèque Soleinne, donne, en face des personnages, une liste manuscrite d’acteurs ; ces noms sont ceux des camarades de Molière, on prétend même y reconnaître l’écriture de celui-ci. Parmi ces noms se trouve celui d’une Mlle Menou, qui faisait la néréide Éphyre, rôle de figuration à peu près muet, car il ne compte pas plus de quatre vers, et, dans cette Mlle Menou, on veut voir la petite Armande Béjart, sous prétexte que c’est là un diminutif de son prénom d’usage. Mais d’abord, Menou supposerait plutôt Germaine qu’Armande. De plus, Éphyre, comme les deux autres néréides de la pièce, ne peut être jouée que par une jeune fille ou une jeune femme, car la seule raison d’être du personnage est de servir à un effet plastique. Enfin, Armande semble n’être montée sur le théâtre qu’après son mariage ; elle ne fait point partie de la troupe de Molière telle que nous la trouvons constituée en 1658, lors de l’arrivée à Paris, et, jamais, lorsqu’elle est devenue comédienne en renom et dont on parle, il n’est fait allusion au nom prétendu qu’elle aurait autrefois porté.

On retrouve Mlle Menou dans une lettre mêlée de prose et devers écrite par Chapelle à Molière et, malheureusement, non datée. Cette lettre, assez entortillée et obscure, fait allusion aux embarras de tout genre qu’éprouvait Molière au milieu des trois principales actrices de sa troupe ; Chapelle l’y compare à Jupiter tiraillé entre Junon, Minerve et Vénus durant la guerre de Troie. De ces trois actrices, Mlle Menou est la seule nommée ; les deux autres, Mlle du Parc et Mlle de Brie sans doute, se disputent avec elle le cœur de Molière, mais surtout la distribution des rôles. Si Armande est la même personne que Mlle Menou, il faut donc admettre qu’elle était déjà un des premiers sujets de la troupe, et c’est peu vraisemblable, car elle n’avait encore que seize ans. On ne s’expliquerait guère non plus qu’elle eût entièrement disparu de 1658 à 1663, époque où elle parait pour la première fois sur la scène du Palais-Royal. Molière se serait bien gardé de la tenir à l’écart, au moment où sa troupe avait besoin de toutes ses forces pour soutenir de redoutables rivalités et conquérir de haute lutte la faveur publique. L’identité prétendue d’Armande avec cette énigmatique Mlle Menou prête donc à beaucoup d’objections. Le plus sage est de se résigner à ne la voir paraître dans la troupe qu’en 1663, lorsqu’elle est devenue la femme de Molière.

On peut admettre, en revanche, que son influence est profondément marquée dans cette École des maris, dont la première représentation ne précéda son mariage que de quelques mois. Je n’hésite pas à y voir le contre-coup des réflexions de Molière ; réflexions mêlées d’espérance et de crainte. Qu’il y ait peint tout à fait et au juste son état d’esprit, il était trop poète pour cela. Mais est-il possible que, sur le point de tenter l’expérience qui fait le sujet de l’École des maris, il n’ait rien mis de lui-même et de sa fiancée dans deux des héros de sa pièce : cet Ariste qui lui ressemble comme un frère, cette Léonor où l’on retrouve si aisément Armande Béjart ? Ami intime de Madeleine, il avait dû partager avec elle le soin de l’éducation d’Armande, et cette éducation, terminée dans les coulisses d’un théâtre, n’eut sans doute rien de bien austère. De même Ariste a élevé Léonor avec une philosophie très indulgente ; elle a vu « les belles compagnies, les divertissemens, les bals, les comédies ; » on lui permet de satisfaire ses goûts d’élégance, de « dépenser en habits, linge et nœuds. » Il est, ce rôle d’Ariste, plein d’une franchise de brave homme, d’une bonté sereine et douce, avec une pointe de mélancolie ; et les beaux vers qui le composent, d’un tour si net et d’un mouvement si aisé, ont jailli sans effort du cœur du poète, car ils traduisaient l’état de son âme. Enfin, Molière supposait les sentimens d’Armande, ou plutôt il lui indiquait, sous le couvert d’une allusion transparente, ceux qu’il désirait qu’elle eût lorsqu’il montrait Léonor excédée de tous « ces jeunes fous » qui « la raillent sottement sur l’amour d’un vieillard, » et déclarant qu’elle préfère de beaucoup cet amour à « tous les beaux transports de leurs jeunes cervelles. » Si une jeune fille peut parler ainsi d’un « vieillard » qui recherche sa main, à plus forte raison peut-elle consentir sans effroi à devenir la femme d’un homme jeune encore, dans la maturité de l’âge. Tout, dans ce rôle de Léonor, par la raison sereine et l’honnêteté virile qu’il respire, laisse voir quel caractère, quelle plénitude de consentement Molière eût souhaité chez celle qu’il allait épouser.

L’École des maris est du 24 juin 1661. Dès le mois d’avril précédent, Molière avait fait part à ses camarades de ses projets de mariage et pris ses mesures comme directeur. Sœur et femme de comédiens, Armande devait naturellement être comédienne ; aussi Molière s’inquiétait-il, au début d’une nouvelle année théâtrale, de lui assurer une place dans la troupe. A la rentrée, La Grange écrivait sur son registre : « Avant que de recommencer, après Pâques, au Palais-Royal, M. de Molière demanda deux parts au lieu d’une qu’il avait. La troupe (les) lui accorda, pour lui ou pour sa femme s’il se mariait. » Le contrat de mariage fut signé, le 23 janvier 1662, dans la maison de Marie Hervé, rue Saint-Thomas-du-Louvre. Molière se présentait assisté de son père, Jean Poquelin, et de André Boudet, beau-frère de celui-ci. Marie Hervé, « veuve de feu Joseph Béjart, écuyer, sieur de Belleville, » stipulait pour sa fille Armande-Grésinde-Claire-Elisabeth Béjart. Les futurs époux adoptaient le régime de la communauté, tout à l’avantage d’Armande. Marie Hervé promettait de donner à sa fille, « la veille des épousailles, la somme de 10,000 livres tournois, dont un tiers entrerait dans la communauté et les deux autres tiers demeureraient propres à la future épouse et aux siens de son côté et ligne. » On sait ce qu’il faut penser de cette dot, et pourquoi, si elle a vraiment été payée, elle dut venir de Madeleine Béjart ou de Molière lui-même. Celui-ci, de son côté, constituait à sa future 4,000 livres tournois de douaire. Un mois après, le lundi 20 février 1662, le mariage était célébré à Saint-Germain-l’Auxerrois, en présence des mêmes parens, de Madeleine et Louis Béjart, « et d’autres, » qui ne sont pas désignés nommément et dont la signature ne figure pas au bas de l’acte.

A la seule lecture de ces deux pièces, contrat et acte de célébration, tombent les diverses fables imaginées sur le mariage de Molière. La présence de Jean Poquelin et de André Boudet aux deux cérémonies prouve d’abord que l’union projetée ne rencontra pas, dans la famille du poète, les résistances dont on a parlé, ou, s’il y eut des difficultés, qu’elles n’empêchèrent pas un accord final. Quant à l’origine d’Armande, elle est aussi nettement spécifiée que possible : deux fois la jeune femme est dite fille de Joseph Béjart et de Marie Hervé. Or si, alors comme aujourd’hui, les notaires se montraient fort accommodans et inscrivaient de bonne grâce les noms et titres qu’on voulait ; en revanche, pas plus alors qu’aujourd’hui, un mariage ne pouvait être célébré à l’église sans la production de l’acte de baptême des époux. L’âge de Marie Hervé, se donnant, à soixante-sept ans, comme mère d’une fille de vingt, était pour éveiller l’attention, et, certainement, le clergé de Saint-Germain-l’Auxerrois ne se contenta pas d’une simple déclaration verbale. Enfin, rien ne tient moins que cette autre hypothèse d’après laquelle Molière, en raison de l’état civil douteux de sa femme et pour éviter le bruit, se serait marié un mardi gras, jour où les églises sont désertes, à dix heures du soir, en présence de rares témoins, et après dispense de deux bans obtenue par grâce spéciale. D’abord, le 20 février 1622 n’était pas un mardi, mais un lundi, lendemain du premier dimanche de carême ; l’église n’était pas déserte ce jour-là ; il y eut sept autres mariages avec celui de Molière ; ce mariage n’eut pas lieu à dix heures du soir, mais entre neuf et dix heures du matin, car il est le premier inscrit de la série des huit ; quant à la dispense de doux bans, elle était d’usage comme elle l’est encore : on la demandait et on l’accordait couramment. Enfin, les mots et autres, qui suivent la mention des témoins, prouvent que ces derniers n’étaient pas les seuls assistans et permettent de supposer un cortège d’amis aussi nombreux que l’on voudra. Un passage du registre de La Grange donne à croire que le mardi précédent, au sortir d’une représentation « en visite » chez M. d’Équevilly, Molière avait officiellement annoncé son mariage à ses camarades assemblés. Rencontre piquante : c’était l’École des maris que la troupe donnait ce jour-là. Les encourageantes répliques de Léonor sonnaient encore à son oreille, lorsque au dénoûment pour rire de la comédie, il faisait succéder ce prologue d’une pièce vraie, autrement sérieuse, et qui devait tourner au drame.


II

Pas plus d’Armande Béjart que de Madeleine, il ne nous reste de portrait peint ou gravé d’une authenticité certaine. En revanche, les portraits écrits ne manquent pas, et ils se complètent les uns par les autres, car ils sont de mains et d’intentions bien différentes. En 1670, dans le Bourgeois gentilhomme, où Armande tenait le rôle de Lucile, Molière la représentait avec une délicatesse de flatterie et un parti-pris d’admiration, qui témoignent, après huit ans de mariage, d’un amour aussi vif et aussi ardent que le premier jour. On se rappelle la situation ; dans une de ces ravissantes scènes de dépit amoureux, souvent reprises par le poète et toujours traitées avec le même bonheur, Cléonte s’excite à la colère contre Lucile : « Donne la main à mon dépit, dit-il à son valet Covielle, et soutiens ma résolution contre tous les restes d’amour qui me pourroient parler pour elle. Dis-m’en, je t’en conjure, tout le mal que tu pourras. Fais-moi de sa personne une peinture qui me la rende méprisable ; et marque-moi bien, pour m’en dégoûter, tous les défauts que tu peux voir en elle. » Rebuté comme son maître et animé contre sa Nicole du même ressentiment, Covielle s’empresse d’obéir et prend très au sérieux son rôle d’aristarque galant : « Elle, monsieur, voilà une belle mijaurée, une pimpesouée bien bâtie, pour vous donner de l’amour ! Je ne lui vois rien que de très médiocre et vous trouverez cent personnes qui seront plus dignes de vous. » Il commence donc un portrait tout en laid ; mais à mesure que Covielle relève les défauts de Lucile, Cléonte les transforme en traits de beauté, avec une impatience et une chaleur croissantes : « Premièrement, elle a les yeux petits. — Cela, est vrai, elle a les yeux petits, mais elle les a pleins de feu, les plus brillans, les plus perçans du monde, les plus touchans qu’on puisse voir. — Elle a la bouche grande. — Oui, mais on y voit des grâces qu’on ne voit point aux autres bouches ; et cette bouche, en la voyant, inspire des désirs, est la plus attrayante, la plus amoureuse du monde. — Pour sa taille, elle n’est pas grande. — Non, mais elle est aisée et bien prise. — Elle affecte une nonchalance dans son parler et dans ses actions. — Il est vrai, mais elle a grâce à tout cela, et ses manières sont engageantes, ont je ne sais quel charme à s’insinuer dans les cœurs. — Pour de l’esprit…. — Ah ! elle en a, Covielle, du plus fin, du plus délicat. — Sa conversation… — Sa conversation est charmante. — Elle est toujours sérieuse. — Veux-tu de ces enjouemens épanouis, de ces joies toujours ‘ouvertes ? et vois-tu rien de plus impertinent que des femmes qui rient à tout propos ? — Mais enfin elle est capricieuse autant que personne du monde. — Oui, elle est capricieuse, j’en demeure d’accord ; mais tout sied bien aux belles ; on souffre tout des belles ! »

C’est un petit chef-d’œuvre que ce dialogue ; chef-d’œuvre d’art et de poésie, de finesse comique et de grâce, de vérité aussi. Pris un à un, les traits d’Armande Béjart étaient défectueux, mais l’ensemble respirait un charme souverain. Vers le milieu du XVIIIe siècle, une comédienne qui l’avait vue encore jeune, Mlle Poisson, disait d’elle, en ayant soin de rappeler que son portrait était dans le Bourgeois gentilhomme : « Elle avoit la taille médiocre, mais un air engageant, quoique avec de très petits yeux, une bouche fort grande et fort plate, mais faisant tout avec grâce. » Grandval le père s’accorde avec Mlle Poisson : « Sans être belle, elle étoit piquante et capable d’inspirer une grande passion. » Il n’est pas jusqu’à l’auteur de la Fameuse Comédienne, auquel le même aveu n’échappe, enveloppé de toutes sortes de restrictions. Elle n’avait, dit-il, « aucun trait de beauté ; » mais il confesse que sa physionomie et ses manières la rendaient « très aimable au goût de bien des gens, » que, surtout, elle était « fort touchante quand elle vouloit plaire. » Il nous apprend qu’elle aimait « extrêmement » la parure, et Mlle Poisson ajoute qu’elle « se mettoit dans un goût extraordinaire et d’une manière presque toujours opposée à la mode du temps ; » ce qui l’étonné : elle n’a pas vu qu’Armande possédait cet art piquant et rare de s’habiller elle-même, en dehors et en dépit de la mode, et de donner à sa beauté ce ragoût d’étrangeté dont ceux-là mêmes qui le blâment ou le méconnaissent ne peuvent s’empêcher de subir l’effet. Les frères Parfaict rapportent l’avis d’un meilleur juge en ce genre : « Personne n’a mieux su se mettre à l’air de son visage par l’arrangement de sa coiffure, et plus noblement par l’ajustement de son habit. » Non-seulement elle ne suivait pas servilement la mode, mais elle la corrigeait quelquefois avec une telle sûreté de goût qu’elle la faisait et l’imposait. La toilette des femmes sous Louis XIV était majestueuse, mais un peu lourde ; elle cachait sous des plis trop amples la grâce des formes. Armande réagit avec succès contre ce caractère peu esthétique. Le Mercure galant de 1673 disait : « Tous les manteaux de femmes que l’on fait présentement ne sont plus plissés ; ils sont tout unis sur le corps, de manière que la taille paraît plus belle ; ils ont été inventés par Mlle Molière. » Est-il téméraire de conclure de ce renseignement qu’Armande avait la taille bien faite ?

La comédienne fut vite hors de pair et fit encore valoir la femme. D’abord, Armande était une Béjart, c’est-à-dire qu’elle avait dans le sang la passion et l’instinct du théâtre. Outre sa beauté, elle y apportait « une voix extrêmement jolie, » elle « chantoit avec un grand goût le français et l’italien, elle dansoit à ravir. » Molière, nous apprend de Visé, se vantait « de faire jouer jusques à des fagots ; » on devine quel maître eut en lui une élève si bien douée et dont le succès lui tenait au cœur autant que le sien propre. L’ampleur et la force manquaient à Armande ; elle ne put donc tenir dans la tragédie que les seconds emplois ; mais, là même, relevant le luxe très grand de ses costumes par le même goût d’originalité hardie qui lui allait si bien à la ville, ou par un tour de fantaisie romanesque, elle obtenait des succès éclatans ; ainsi, dans une Circé où elle charmait les yeux, « en habit de magicienne, avec une quantité de cheveux épars. » En revanche, elle excellait dans « les rôles de femmes coquettes et satiriques, » lesquels s’accordaient d’eux-mêmes avec sa nature, et dans ceux d’ingénues, bien qu’elle eût sans doute plus d’efforts à y faire.

Dans ceux-ci elle trouvait un partenaire accompli en la personne de La Grange, le type du parfait amoureux, tel qu’on le voulait alors : tendre avec noblesse, empressé avec respect, d’une simple et grande politesse, comme le Cléonte du Bourgeois gentilhomme, à l’occasion dédaigneux ou hautain, d’une fine ironie ou d’une insolence méprisante, comme le Clitandre des Femmes savantes. Ils se faisaient valoir l’un l’autre et, lorsqu’ils jouaient ensemble, c’était un enchantement. Un anonyme a tracé de ce couple rare un portrait enthousiaste. Ils sont, dit-il, d’un naturel accompli, et lorsqu’une fois on les a vus dans un rôle, on ne peut plus y voir qu’eux ; ils produisent l’illusion complète ; certains de leurs jeux de scène, par leur justesse ou leur force, leur finesse ou leur pathétique, valent les tirades les mieux composées. Jamais, chez eux, de ces oublis de la situation, de ces distractions d’ennui ou de coquetterie qui détournent sur la salle l’attention de l’acteur : « Leur jeu continue encore, lors même que leur rôle est fini ; ils ne sont jamais inutiles sur le théâtre, ils jouent presque aussi bien lorsqu’ils écoutent que lorsqu’ils parlent. Leurs regards ne sont jamais dissipés ; leurs yeux ne parcourent pas les loges ; ils savent que leur salle est remplie, mais ils parlent et agissent comme s’ils ne voyaient que ceux qui ont part à leur rôle et à leur action. » Ainsi qu’Armande, La Grange excelle à composer ses costumes, il les porte avec la même élégance. Mais, si tous deux « se mettent parfaitement bien, ils ne pensent plus à leur parure dès qu’ils sont en scène. » Le croirait-on, Armande n’y est coquette que dans la mesure où son rôle l’exige : « Si Mlle Molière retouche quelquefois à ses cheveux, si elle raccommode ses nœuds ou ses pierreries, ces petites façons cachent une satire judicieuse et naturelle ; elle entre par là dans le ridicule des femmes qu’elle veut jouer. » Enfin, elle n’est jamais semblable à elle-même ; elle change à volonté le caractère de sa voix ; « elle prend autant de divers tons qu’elle a de rôles différens. »


III

Mais elle excelle surtout dans les ingénues et les grandes coquettes du théâtre de son mari. Mlle Poisson et Grandval s’accordent encore à dire qu’il « faisoit ces rôles pour elle » et « travailloit exprès pour ses talens. » Elle parut pour la première fois dans la Critique de l’École des femmes, représentée le 1er juin 1663, c’est-à-dire un an et quatre mois après son mariage : Molière n’avait voulu la laisser débuter qu’après le temps d’études nécessaire, et sûr pour elle du succès. Comment n’eût-elle pas réussi avec l’aimable petit rôle qu’il lui confiait : celui d’Elise ? Il en est peu d’aussi propres à faire valoir une actrice. Élise est une jeune femme sensée, spirituelle et maniant l’ironie avec un sérieux qui en double la force. Sa verve mordante s’exerce aux dépens de tous les ridicules qui défilent devant elle et va jusqu’à la mystification, d’abord avec la précieuse Climène ; puis avec le marquis et le poète Lysidas, celui-ci pédant et pesant, celui-là fat, évaporé, turlupin. Ce premier rôle a si bien fait valoir Armande qu’elle en reçoit un autre du même genre dans l’Impromptu de Versailles, représenté le 14 octobre suivant : « Mlle Molière, satirique spirituelle, » ainsi l’appelle la distribution. Outre une petite escarmouche avec Molière, en qui elle raille plaisamment le directeur et le mari, elle a toute une scène à part, et des plus brillantes, avec Mlle du Parc, l’autre étoile de la troupe ; elle reprend le malheureux Lysidas, ramené sous son feu. De petites tirades, pas trop longues, sont ménagées pour elle, et Molière, en distribuant ses conseils, lui a fait le même compliment qu’à La Grange et à Mlle du Parc, les deux parfaits comédiens : « Pour vous, je n’ai rien à vous dire. » L’actrice que sera Mlle Molière se laisse déjà voir avec ses traits essentiels dans ces deux rôles de début ; la femme y est aussi, ce me semble, avec son caractère : bon sens net, mais un peu étroit ; humeur railleuse, par suite un peu méchante ; assez d’esprit ; peu de bonté.

Elle ne joue pas dans le Mariage forcé, qui est du 29 janvier 1664, car le 19 elle a donné un fils à Molière. Il y a cependant pour elle un joli rôle de figuration, dont elle prendra possession après ses relevailles, car on trouve, dans l’inventaire dressé à la mort de Molière, parmi les costumes de sa femme, « un habit d’Égyptienne du Mariage forcé, en satin de plusieurs couleurs. » La Princesse d’Élide, représentée au mois de mai suivant, est une pièce fade et mal venue, retour malheureux vers le genre noble auquel appartenait Don Garcie de Navarre ; elle ne dut qu’au divertissement dans lequel elle était intercalée de réussir pour un temps. Armande faisait la princesse, une sorte de Diane farouche, ennemie de l’amour, mais qui ne tarde pas à s’humaniser en faveur du prince d’Ithaque, Euryale, un Hippolyte promptement revenu, lui aussi, de son orgueilleuse froideur. Toute la pièce était conçue pour mettre en relief ses diverses qualités, art de la parure, chant, danse ; et Euryale, représenté par La Grange, détaillait en son honneur un portrait qui dut être salué de longs applaudissemens : « Elle est adorable en tout temps, il est vrai ; mais ce moment l’a emporté sur tous les autres, et des grâces nouvelles ont redoublé l’éclat de ses beautés. Jamais son visage ne s’est paré de plus vives couleurs ni ses yeux ne se sont armés de traits plus vifs et plus perçans. La douceur de sa voix a voulu se faire paraître dans un air tout charmant qu’elle a daigné chanter, et les sons merveilleux qu’elle formoit passoient jusqu’au fond de mon âme et tenoient tous mes sens dans un ravissement à ne pouvoir en revenir. Elle a fait éclater ensuite une disposition toute divine, et ses pieds amoureux sur l’émail du tendre gazon traçoient d’aimables caractères qui m’enlevoiont hors de moi-même et m’attachoient par des nœuds invincibles aux doux et justes mouvemens dont tout son corps suivoit les mouvemens de l’harmonie. »

En paraissant devant la cour avec l’Elmire du Tartufe, Armande aborde un caractère autrement sérieux que les rôles d’aimable fantaisie et de convention romanesque où nous venons de la voir. Cette fois, elle entre en même temps dans la grande comédie et dans les grands emplois. Ce type de la parfaite honnête femme telle que la comprenait Molière, d’une raison si calme et d’un si ferme bon sens, pourrait sembler un peu froid. Molière eut soin d’y mêler un peu de coquetterie, qui, loin d’en altérer le caractère, le rendait encore plus vrai, et aussi le rapprochait davantage des moyens d’Armande. Elmire a, du reste, les goûts de luxe et d’élégance d’Armande elle-même ; ce « train » de maison, ces robes de « princesse, » qui excitent les colères de Mme Pernelle, étaient le cadre que Molière avait donné à la beauté de sa femme. Aussi Armande crut-elle pouvoir aborder le rôle avec tous ses avantages : le jour de la première représentation publique, elle s’était parée si magnifiquement que son mari dut lui rappeler qu’elle faisait « le personnage d’une honnête femme » et l’engager à prendre un costume moins éclatant. Elle tint compte de l’observation, et le public ne s’aperçut en rien de cet incident de coulisses, car le chroniqueur Loret déclare qu’on ne saurait jouer avec plus de naturel qu’elle ne fit.

Un an avant que Tartufe parût devant les Parisiens, elle avait incarné la Célimène du Misanthrope, son triomphe, la plus fameuse de ses créations, celle où son empreinte est restée le plus profondément. Célimène est le type de femme le plus original et le plus complet qui soit sorti du génie de Molière ; c’est aussi le plus difficile du répertoire classique. Tentation éternelle des comédiennes, celles qui l’ont abordé s’appellent légion, celles qui ont pu s’en rendre maîtresses forment un groupe d’élite, admiré, envié : telle actrice de génie, comme Rachel, y échoua misérablement, et une vraie Célimène, comme Mlle Mars, est sûre de transmettre son nom à la postérité. On a noté, cependant, les intonations et les gestes des grandes interprètes du rôle ; la tradition les conserve et ils s’enseignent ; mais une élève intelligente aura beau en savoir tout ce qui peut s’apprendre, si elle ne tire de son propre fond le sentiment du personnage, elle ne fera que grossir le nombre effrayant des vaines tentatives qu’enregistre l’histoire théâtrale. Célimène a vingt ans et son expérience est celle d’une femme de quarante. Coquette et féline avec Alceste, d’une médisance légère avec les petits marquis, d’une ironie terrible avec Arsinoé, à chaque acte, à chaque scène, elle se montre sous un aspect différent. Contemporaine, ou à peu près, de Mmes de Châtillon, de Luynes, de Monaco, de Soubise, des nièces de Mazarin, elle doit éveiller comme un vague souvenir de ces grands noms ; elle est le produit exquis et rare d’une civilisation aristocratique dans le plein éclat de son développement, et souvent elle parle une langue d’une franchise d’allures et d’une verdeur presque populaires. Dans le salon où elle règne, il faut qu’elle donne le sentiment de l’aisance parfaite et de la suprême distinction ; et, au dénoûment, elle subit une humiliation cruelle, sans revanche possible ; elle a une sortie écrasante, et, même alors, elle ne doit rien perdre de sa fière attitude et de son sourire tranquille. La comédienne qui, la première, sut porter un tel rôle et s’y incarner fut vraiment une grande actrice. Or, Armande s’y surpassa elle-même ; ce fut, dit un contemporain, ce pauvre Robinet, qui sent mieux qu’il n’exprime, ce fut « un charme, » « un ravissement, » expressions que le temps devait rendre banales, mais qui retenaient encore toute leur force.

Qu’il y ait beaucoup d’elle-même dans le rôle, on ne saurait le méconnaître. Célimène est, par excellence, la grande coquette, et il semble bien qu’à la ville Armande tenait le rôle comme au théâtre. A défaut d’autres preuves, son goût de la parure et ses recherches de fantaisie originale suffiraient pour l’indiquer. Que l’on se rappelle son portrait dans le Bourgeois gentilhomme : sa beauté toute dans le regard, le sourire et les manières, cette beauté, où la nature a la moindre part et la volonté de plaire la plus grande était, par excellence, une beauté coquette. N’est-ce pas le genre d’attraits que l’on voit à la Célimène idéale, celle qui n’est point telle ou telle actrice, mais le type créé par le poète ? Armande avait aussi de la coquette l’humeur impérieuse et vaine ; elle « vouloit, dit la Fameuse Comédienne, être applaudie en tout, n’être contredite en rien, et surtout elle prétendoit qu’un amant fût soumis comme un esclave. » On se rappelle de quel air et de quel ton, au second acte du Misanthrope notamment, Célimène réprime les révoltes d’Alceste. Cette foule d’amans qui l’entoure, et dont le poète ne met en scène que le nombre nécessaire à l’action, se retrouvait certainement autour d’Armande. Quelle que pût être la conduite de celle-ci, — grosse question qu’il faudra bien aborder, — les adorateurs affluaient autour d’elle, attirés par une profession qui la mettait si en vue.

A la grande comédie du Misanthrope (4 juin 1666) succède, deux mois après, la simple farce du Médecin malgré lui. Armande y fait Lucinde, petit rôle d’ingénue sans grande importance, car le personnage n’ouvre pas la bouche durant la plus grande partie de la pièce ; il n’y a guère pour elle que des jeux de scène et une situation très plaisante vers la fin, lorsque la fausse muette s’épanche tout à coup en un bavardage torrentiel. Elle se dédommage par un luxe assez déplacé chez une jeune fille de moyenne condition : son habit se composait d’une « jupe de satin couleur de feu, avec trois guipures et trois volans et le corps de toile d’argent et soie verte. » Elle n’eut qu’une part secondaire dans les représentations de Mélicerte, du Sicilien et d’Amphitryon : on ne sait même pas si elle joua dans la première et la dernière de ces pièces ; dans la seconde elle tenait le rôle de Zaïde, personnage de simple figuration, et elle dut s’y contenter d’un succès de costume, sous une « riche mante, » présent du roi. Pourquoi cette série de méchans lots dans trois pièces successives ? Il sera peut-être possible de les expliquer par le très mauvais ménage qu’elle faisait à ce moment avec son mari. En revanche, dans le rôle d’Angélique, elle est au premier plan de George Dandin. Sans pousser plus loin qu’il ne convient la ressemblance du personnage et de l’actrice, il est probable que celle-ci n’eut pas trop à violenter sa nature pour entrer dans l’esprit du rôle, et qu’Angélique, avec son humeur impérieuse et son ironie froide, ne pouvait être mieux représentée que par Armande. On la verrait volontiers dans Élise de l’Avare, d’abord parce qu’elle y aurait eu son partenaire habituel, La Grange, et aussi parce que le caractère de cette fille exaspérée lui conviendrait mieux que le rôle passif de Mariane ; cependant, c’est bien celui-ci que lui attribue une distribution datée de 1685. L’incertitude continue avec M. de Pourceaugnac, quoique le rôle de Lucette, la « feinte Gasconne, » y semble fait pour elle : si elle fut vraiment élevée en Languedoc, elle put retrouver dans les souvenirs de sa jeunesse l’accent nécessaire au patois qui étourdit le gentilhomme limousin. Les renseignemens positifs manquent aussi sur le personnage qu’elle fit dans les Amans magnifiques ; on voudrait pouvoir lui attribuer en toute certitude celui d’Ériphyle, la princesse aimée par un homme d’une condition inférieure à la sienne et qui lutte entre l’amour qu’elle-même ressent et le sentiment de sa dignité : sorte de Grande Mademoiselle, tendre et fière, engageante et réservée, chez laquelle on a vu, non sans raison, le premier modèle de quelques héroïnes de Marivaux. Mais nous savons par Molière lui-même ce qu’elle fut dans la capricieuse Lucile du Bourgeois gentilhomme ; on a vu quel ravissant portrait elle lui inspirait alors. À ce moment, la concorde régnait entre les deux époux et le poète n’avait pour sa femme qu’ingénieuses prévenances et délicates flatteries.

Aussi lui ménage-t-il dans Psyché un triomphe égal à celui qu’elle avait obtenu dans le Misanthrope, mais dans un rôle tout sympathique cette fois et tout aimable. Il y a, certes, des œuvres plus fortes que cette « tragédie-ballet ; » il n’y en a guère qui soient une plus fidèle image de la société qui les inspira. Molière y avait mis le comique tempéré de ses travestissemens mythologiques, Corneille sa galanterie héroïque, Quinault la molle harmonie de ses vers, Lulli sa musique spirituelle et passionnée, Vigarani la fastueuse ordonnance de ses décorations : l’ensemble se trouva réaliser l’idéal dramatique des contemporains de Louis XIV. Au milieu d’une pompe royale, c’est l’apothéose de leur manière d’entendre l’amour ; tous les sentimens y sont grandioses et nobles, presque naturels avec cela. Quant à l’héroïne, bien éloignée assurément de son modèle antique, charmante encore cependant, avec sa pudeur fière, sa tendresse réglée par le sentiment de « sa gloire » et de son rang, elle est entourée d’une véritable idolâtrie. Armande dut éprouver dans ce rôle d’enivrantes joies d’amour-propre ; princesse, amante adorée, déesse, elle s’offrait aux applaudissemens avec toutes les séductions que l’art et la poésie peuvent réunir autour d’une comédienne. Il n’y a, malheureusement, que Robinet pour nous dire l’impression qu’elle produisait, et, cependant, quelque chose de cette impression nous arrive à travers la burlesque poésie du pauvre rimeur : il compare ses attraits au javelot infaillible de Céphale, « elle est merveilleuse, elle joue divinement, elle fait courir les gens à tas. » Enfin, on entrevoit la splendeur de ses costumes dans la sèche description du notaire qui inventoria « les habits pour la représentation de Psyché : en tout cinq costumes, un par acte. »

Il n’est pas sûr qu’elle ait été l’Hyacinthe assez insignifiante des Fourberies de Scapin ; dans la Comtesse d’Escarbagnas, elle ne parut certainement pas : au contraire de sa sœur Madeleine, qui, dans toute sa carrière, jouait tous les rôles, les plus modestes comme les plus importuns, elle agissait en étoile, dédaignant ceux où elle n’aurait fait que rendre service au théâtre, sans profit pour son amour-propre. En dehors des grandes créations, elle se réservait pour les seuls petits emplois capables de la flatter, comme dans ce divertissement, que nous n’avons plus, de la Pastorale comique, où elle représentait à la fois « une bergère en femme » et « une bergère en homme, » ne dédaignant pas l’attrait piquant du travesti. On la vit ensuite dans l’Henriette des Femmes savantes, ce type délicieux de la jeune fille française, dont la grâce facile, le bon sens, aiguisé d’ironie mais tempéré de bonté, montrent, en quelque sorte, l’Elmire du Tartufe avant le mariage. Angélique du Malade imaginaire fut le dernier rôle qu’elle dut au génie de son mari. Plus ingénue qu’Henriette, mais point trop naïve, Angélique est d’un ordre à part ; elle tempère par un sourire mouillé de larmes l’exubérante gaieté de la pièce et mêle la plainte mélancolique d’une Iphigénie bourgeoise aux terreurs burlesques d’Argan, aux complimens niais de Thomas Diafoirus, aux éclats de colère de M. Purgon. La voix touchante d’Armande était bien celle qu’il fallait au rôle, et c’est surtout le souvenir du Malade imaginaire qui inspirait à l’auteur des Entretiens galants son double portrait de La Grange et de Mlle Molière.


IV

Telle fut la comédienne dans Armande Béjart : très digne d’attention, comme on le voit. Mais, si remarquables qu’aient été ses talens dramatiques, ils comptent pour la moindre part dans la curiosité que son nom excite. Ce que l’on veut surtout connaître, c’est la conduite privée de la femme, la place qu’elle tint dans l’existence de son mari. On a déjà beaucoup écrit sur elle, et presque toujours en se plaçant à ce point de vue exclusif. Pour la grande majorité des biographes de Molière, Armande fut une épouse indigne ; elle tortura, elle couvrit de ridicule le grand homme dont elle portait le nom. Une fois lancé dans cette voie, on ne s’arrête plus ; on amoncelle autour d’elle, sans trop y regarder, les imputations les plus graves ; on interprète hardiment les renseignemens les plus suspects. Cependant, a examiner d’un peu près les faits qu’on lui reproche, il n’en résulte clairement qu’une seule chose, c’est qu’elle rendit Molière très malheureux. Mais pour quels motifs ? Est-ce de l’inconduite, est-ce seulement de la coquetterie de sa femme que souffrait l’auteur de Sganarelle et du Misanthrope ? Il est difficile de trancher la question. A part deux ou trois allusions, on n’a contre Armande que deux dépositions contemporaines, toutes deux bien suspectes ; le reste n’est que tradition vague ou conjecture. Je ne crois pas qu’il y ait, dans l’histoire littéraire, de question qui montre davantage les dangers de l’à-peu-près et du parti-pris en matière d’érudition. Que de critiques, et des mieux intentionnés, sont prompts à l’épithète vengeresse dès qu’ils prononcent le nom d’Armande ! On les embarrasserait beaucoup en leur demandant des preuves : ils déclament et ne peuvent que déclamer.

Consultons d’abord le principal intéressé dans la question, Molière lui-même. S’il a plusieurs fois emprunté certains traits à sa femme pour les appliquer aux personnages qu’il lui donnait à représenter, il est impossible qu’il ne laisse pas voir çà et là à travers ces personnages les sentimens qu’elle lui inspirait. Et d’abord, s’est-il peint lui-même dans le rôle d’Arnolphe de l’École des femmes, l’a-t-il peinte dans celui d’Agnès ? On l’a dit, mais, si cela était, la lune de miel de ce ménage aurait vraiment trop peu duré : le mariage est du 20 février 1662 et l’École des femmes du 26 décembre suivant. En outre, peut-on admettre que, de gaieté de cœur et pour le seul plaisir, un homme se représente lui-même sous les traits du grotesque tuteur d’Agnès et se bafoue aussi cruellement ? Molière, enfin, n’avait trace de l’égoïsme et de la sotte infatuation qu’il prête à Arnolphe ; sa femme, spirituelle et hardie, ressemblait encore moins à la timide et passive Agnès. On invoque des analogies ; ainsi l’histoire d’Agnès, remarquée par Arnolphe dès l’âge de quatre ans, obtenue par lui d’une mère pauvre et par ses soins élevée. Voilà, dit-on, Armande prise par Molière aux Béjart, vers le même âge, et confiée dans le Languedoc aux soins d’une honnête et sûre famille. Comme si l’éducation d’Agnès, tenue dans l’ignorance de tout, « rendue idiote autant qu’il se pouvoit, » n’était pas juste le contraire de celle d’Armande, telle qu’on la connaît ou qu’on la devine par l’École des maris ! Tout ce qu’il est possible d’admettre c’est que, mari déjà mûr d’une très jeune femme plus exposée qu’aucune autre aux entreprises des « blondins, » Molière se trouvait, en écrivant sa pièce, dans un état d’esprit dont il n’avait peut-être pas encore une conscience bien nette et qu’il laissa percer çà et là quelque chose de ses vagues appréhensions.

La petite querelle de directeur et de mari qu’il introduit dans l’Impromptu de Versailles laisserait même croire qu’il vivait encore à ce moment dans une parfaite sécurité. Sur une observation d’Armande, il l’interrompt : « Taisez-vous, ma femme ! vous êtes une bête. — C’est une chose étrange, réplique Armande sans s’émouvoir, c’est une chose étrange qu’une petite cérémonie soit capable de nous ôter toutes nos belles qualités, et qu’un mari et un galant vous regardent la même personne avec des yeux si différens ! » Molière impatienté : « Que de discours ! » Armande poursuit avec le même flegme : « Ma foi, si je faisois une comédie, je la ferois sur ce sujet. Je justifierois les femmes de bien des choses dont on les accuse, et je ferois craindre aux maris la différence qu’il y a de leurs manières brusques aux civilités des galans. » Et les critiques de s’écrier : « La menace est assez claire ! Molière prévoit le sort qui l’attend, puisqu’il le fait pressentir lui-même. » Non ; il se sert ici, pour un effet plaisant, d’un simple lieu-commun de comédie, et, par cela même qu’il l’emploie, c’est qu’il n’en redoute pas l’application pour lui-même.

Le Mariage forcé et George Dandin offrent peut-être des allusions plus directes à son ménage. Il ne serait pas impossible qu’aussitôt marié il ait entendu de la bouche de sa femme la déclaration que Dorimène fait à Sganarelle : « Je crois que vous ne serez point de ces maris incommodes qui veulent que leurs femmes vivent comme des loups-garous. Je vous avoue que je ne m’accommoderois pas de cela et que la solitude me désespère. J’aime le jeu, les visites, les assemblées, les cadeaux et les promenades ; en un mot, toutes les choses de plaisir. » Angélique, de son côté, dit à George Dandin : « C’est une chose merveilleuse que cette tyrannie de messieurs les maris et je les trouve bons de vouloir qu’on soit morte à tous les divertissemens et qu’on ne vive que pour eux ! Je me moque de cela et ne veux point mourir si jeune… Je veux jouir, s’il vous plaît, de quelque nombre de beaux jours que m’offre la jeunesse, prendre les douces libertés que l’âge me permet, voir un peu le beau monde et goûter le plaisir de m’ouïr dire des douceurs. » Ces deux passages rappellent ce que nous apprend Grimarest du ménage de Molière. Aussitôt mariée, Armande « se croit une duchesse, » se pare avec fureur et coquette « avec le courtisan désœuvré qui lui en conte ; » elle hausse les épaules aux observations de son mari ; ces leçons lui paraissent « trop sévères pour une jeune personne qui, d’ailleurs, n’a rien à se reprocher. » Avec le Mariage forcé nous sommes au commencement de 1664, au milieu de 1668 avec George Dandin ; après deux ans de mariage, à plus forte raison après six ans, les conséquences fatales de la différence d’âge et de caractère ont dû se produire pour les deux époux. Avide de plaisirs et de vie bruyante, Armande aurait voulu imposer ses goûts à son mari ; revenu de bien des choses, souffrant, écrasé de travail et de soucis, Molière aspirait à la vie de famille, intime et cachée. Profondément bon, mais nerveux et irritable comme les hommes de vive sensibilité, il dut quelquefois contrarier et rudoyer la créature frivole et de petit jugement qu’était Armande. Mais la ressemblance des situations s’arrête ici ; il est peu probable que Molière ait vu son propre sort dans celui que l’avenir réserve à Sganarelle et que le présent est en train de faire à George Dandin.

En arrivant au Misanthrope, la question se précise. On veut qu’Alceste soit tout Molière comme Célimène toute Armande. Si l’on admet, comme j’ai essayé de l’établir, que le rapprochement ne manque pas de justesse pour Armande, il est difficile de le rejeter complètement pour Molière. Le poète dut éprouver les mêmes souffrances que son héros, avec ce surcroît d’irritation et d’inquiétude que donne la qualité de mari, c’est-à-dire la crainte de perdre non pas seulement ce que l’on désire, mais ce que l’on possède, et le souci de l’honneur en danger. Il y a, dans le rôle d’Alceste, je ne sais quoi de profondément vrai que la puissance créatrice du poète ne suffirait pas à expliquer, une mélancolie profonde où percent les souvenirs d’une expérience personnelle. On objecte qu’un assez grand nombre de vers, et des plus passionnés, du rôle d’Alceste, notamment aux scènes deuxième et troisième du quatrième acte, se trouvaient déjà dans Don Garcie de Navarre, représenté un an avant le mariage de Molière. En revanche, que de tirades brûlantes sont dans le Misanthrope qui ne sont pas dans Don Garcie ! Il y a surtout, dans tout le rôle d’Alceste, un relief et une vérité dont le pâle et chimérique amant de la princesse de Léon ne saurait donner le modèle. Après le naufrage d’une première pièce où il avait déjà peint la jalousie, Molière voulut sauver quelques beaux vers qu’il regrettait et il leur donna place dans le Misanthrope. En quoi la portée de celui-ci en est-elle diminuée ? Une tirade heureuse, une scène bien venue, sont peu de chose au théâtre ; un caractère vrai, une action qui donne l’illusion de la vie, sont tout, et, de quelques élémens empruntés ou repris que soit formée cette création, il n’importe guère.

Toutefois, de ce qu’il y a beaucoup de Molière et de sa femme dans le Misanthrope, on ne saurait conclure autre chose sinon qu’Armande était une fort méchante coquette ; il faut renoncer à en tirer une présomption contre sa conduite. Célimène est impeccable, si je ne m’abuse ; elle n’a ni cœur ni sens. Quant à Molière, si on le voit sous les traits d’Alceste, il y apparaît malheureux, mais nullement ridicule. Le reste de son théâtre ne fournit pas de nouvelles preuves contre Armande ; il fortifie, au contraire, l’impression que, tout en souffrant beaucoup du caractère de sa femme, il ne crut jamais à une indignité de sa part.


V

Cette impression semble bien avoir été celle des contemporains du poète. Ils le savaient jaloux, et, de fait, n’eussent-ils pas pris soin de nous éclairer sur ce côté de son caractère, nous le devinerions aisément, car la jalousie sous toutes ses formes, presque tragique comme dans Don Garcie et le Misanthrope, burlesque comme dans Sganarelle et George Dandin, inspire une bonne part de son théâtre. Aussi, avec la prévoyance de la haine, s’efforçaient-ils de l’attaquer dans ce qu’il avait de plus sensible, de peser sur sa blessure intime. Mais aucun d’eux ne l’accusa d’être ce qu’il craignait tant de devenir.

Vers la fin de son Impromptu de l’hôtel de Condé, Montfleury le fils faisait dire par un de ses personnages :


… L’on doit finement dessus certain chapitre…


Un autre répondait par ces deux vers de l’École des femmes :


Hé, mon Dieu ! notre ami, ne te tourmente point ;
Bien huppé qui pourra l’attraper sur ce point.


L’allusion est anodine, et ce serait trop en tirer que d’y prendre un argument contre Armande mariée depuis deux ans à peine. Bientôt, un comédien de l’hôtel de Bourgogne, de Villiers, lance sa Vengeance des marquis. Venant après Montfleury, il éprouve le besoin d’insister sur l’insinuation de son prédécesseur. Dans l’Impromptu de Versailles, Molière avait dit du Portrait du peintre de Boursault : « Je réponds de douze marquis, de six précieuses, de vingt coquettes et de trente c…s, qui ne manqueront pas d’y battre des mains. » Le raisonneur de la Vengeance des marquis, Ariste, relève et reprend le mot : « Il a été plus de c…s qu’il ne dit voir le Portrait du peintre : j’y en comptai un jour jusqu’à trente et un. Cette représentation ne manqua pas d’approbateurs : trente de ces c…s applaudirent fort, et le dernier fit ce qu’il put pour rire, mais il n’en avoit pas beaucoup d’envie. » Le dernier, c’est évidemment Molière ; mais ne voit-on pas qu’il n’est incorporé dans la bande que pour donner lieu à retourner contre lui le trait qu’il avait lancé ? De Villiers ne croyait pas lui-même au bien fondé de son allusion, et la preuve c’est que, dans un recueil par lui publié en cette même année 1663, les Nouvelles nouvelles, il disait de Molière : « Si vous voulez savoir pourquoi, presque dans toutes ses pièces, il raille tant les c…s et dépeint naturellement les jaloux, c’est qu’il est du nombre de ces derniers. Ce n’est pas que je ne doive dire, pour lui rendre justice, qu’il ne témoigne pas sa jalousie hors du théâtre : il a trop de prudence et ne voudrait pas s’exposer à la raillerie publique ; mais il voudrait faire en sorte par le moyen de ses pièces que tous les hommes pussent devenir jaloux et témoigner leur jalousie sans en être blâmés, afin de pouvoir faire comme les autres, et de témoigner la sienne sans crainte d’être raillé. » Voilà qui est bien alambiqué, mais la réserve, du moins, est expresse : dans Molière, De Villiers ne voyait qu’un jaloux.

Sept ans après, en 1670, alors que la réputation d’Armande, si elle fut jamais compromise, devait l’être définitivement, Le Boulanger de Chalussay, l’auteur d’Élomire hypocondre, n’était pas plus affirmatif que De Villiers. Il représentait Elomire, c’est-à-dire Molière, se plaignant de sa santé à L’Orviétan et à Baru. Elomire « a une grosse toux et l’oreille lui corne de mille tintoins. » Bary répond :


Les cornes sont toujours fort proches des oreilles.
ELOMIRE
J’aurais des cornes, moi ? moi je serais eu.
L’ORVIETAN.
On ne dit pas qu’encor vous le soyez actu ;
Mais, étant marié, c’est chose très certaine
Que vous l’êtes, du moins, en puissance prochaine.


Du vivant de Molière, il ne fut pas imprimé autre chose sur son ménage. Après sa mort, à une époque indéterminée, un grossoyeur de notes et d’anecdotes, de petits papiers et d’extraits de jurnaux, dont le recueil manuscrit est venu jusqu’à nous, le sieur Jean-Nicolas de Tralage, parait-il, s’amusait à dresser un double catalogue des comédiens qui « vivaient bien » et de ceux qui « vivoient mal, » et, parmi ces derniers, il rangeoit « la femme de Molière entretenue à diverses fois par des gens de qualité et séparée de son mari ». C’est là un renseignement à la Tallemant des Réaux, un on-dit recueilli et enregistré sans critique ; comme on le verra, l’entretien et la séparation sont purement imaginaires. Il y a bien encore le factum du Guichard que nous connaissons, mais il se retrouvera bientôt.

J’arrive enfin à l’acte d’accusation formel et détaillé qui pèse le plus lourdement sur la mémoire d’Armande, à la Fameuse Comédienne. C’est un petit livre, publié à Francfort en 1688, réimprimé jusqu’à cinq fois en neuf ans, et anonyme. On pouvait donc se donner carrière pour lui chercher un auteur, et on n’y a pas manqué ; on l’a attribué successivement à La Fontaine, à Racine, à Chapelle, à Blot, le chansonnier de la Fronde, à Mlle Guyot, comédienne de la rue Guénégaud, à Mlle Roudin, comédienne de campagne, à Rosimont, autre acteur de la rue Guénégaud, etc. Il n’y a lieu de discuter aucune de ces attributions, également dénuées de preuves ; les deux premières surtout sont d’une haute fantaisie : ni La Fontaine, malgré sa médiocre dignité de caractère, ni Racine, bien qu’il ait eu des torts envers Molière, n’étaient capables de commettre une infamie, et la Fameuse Comédienne en est une. Racine, en particulier, repentant, converti, entièrement retiré de la littérature depuis 1677, avait d’autres soucis en tête que d’écrire des libelles orduriers. Tout ce que l’on est en droit de supposer, c’est que le livre part de la main d’un homme ou d’une femme de théâtre. Il dénote, en effet, du tripot comique et de la vie des comédiens, une si exacte et si minutieuse connaissance, que l’auteur masqué dut être non pas seulement un écrivain dramatique ou un amateur très répandu dans ce milieu spécial, mais un comédien. Toute profession très absorbante, — et aucune plus que celle-là ne prend son homme tout entier, — imprime une marque spéciale aux idées et au langage ; quelle que soit l’originalité de caractère que la nature ait donnée à un comédien, il sent et pense, voit et parle d’une manière qui lui est plus ou moins commune avec tous ceux qui montent sur les planches. Or, quiconque est un peu familier avec l’envers du théâtre, reconnaît dans la Fameuse Comédienne un parfum de coulisses prononcé. Mais si un comédien pense et écrit de façon spéciale, encore plus une comédienne, qui joint au tour d’esprit et de langage particuliers à sa profession celui qu’elle doit à son sexe. C’est le cas du livre qui nous occupe. La place prépondérante qu’il donne aux femmes, la manière dont il parle des hommes, la haine jalouse qui l’inspire, le choix des médisances ou des calomnies, je ne sais quoi d’oblique et d’insinuant, tout cela dénote une main féminine ; comme aussi la finesse de certaines remarques, la grâce facile et l’agréable négligence des tours. Car si le livre est odieux, il s’en faut de beaucoup qu’il soit mal écrit ; il a sa valeur littéraire, et assez grande, par sa langue, qui est de la meilleure époque et du meilleur aloi, par son style libre et souple, périodique sans lourdeur, familier sans trivialité. Il n’est aucunement pour donner tort à la boutade célèbre de P.-L. Courier que « la moindre femmelette de ce temps-là vaut mieux pour le langage que les Jean-Jacques et les Diderot. » Quant au fond, les inventions haineuses dominent, mais tout n’est pas à rejeter. Il faut distinguer d’abord les faits généraux se rapportant au milieu où vivait Armande : ils sont généralement exacts ; et les faits particuliers qui lui sont attribués : la plupart sont imaginaires. L’auteur a certainement vu de près Molière et Armande, elle a probablement fait partie de leur troupe, elle connaît par le menu l’histoire de leur théâtre. Le caractère et la manière d’être qu’elle prête aux deux époux, les incidens publics de leur existence qu’elle raconte, tout cela montre en elle un témoin bon à entendre. Mais c’est tout. Possédée contre Armande d’une haine féroce, haine de femme et de comédienne, elle n’a qu’un but qui est de la rendre odieuse ; ce qu’elle sait des actions de son ennemie, elle le dénature, ou, tout au moins, l’exagère ; ce qu’elle ne sait pas, elle l’invente. Qui veut déshonorer un homme lui attribue des actes d’indélicatesse ou de lâcheté ; qui veut déshonorer une femme lui prête des amans : ce sont les moyens les plus sûrs. Aussi notre auteur fait-elle d’Armande une vraie Messaline, et une Messaline du dernier ordre, de celles que l’on paie. Malheureusement pour l’effet de son récit, elle voulut trop prouver, et, surtout en pareille matière, qui veut trop prouver ne prouve rien. La réputation d’une femme est chose fragile ; mais, par cela même, redoubler les coups est une tactique maladroite. A celui qui s’acharne dans l’attaque comme dans la défense, on est toujours tenté de répondre avec la marquise de Lassay : « Comment faites-vous donc pour être si sûr de ces choses-là ? » Et dans la Fameuse Comédienne les affirmations abondent, avec pièces à l’appui, lettres, conversations, etc. Il y a trop de faits précis articulés, trop de détails complaisamment énumérés sur des actes qui, par leur nature même, ne sont exactement connus que des seuls participans. Aussi, dès les premières pages, l’incrédulité naît chez le lecteur ; il voit trop bien qu’il a sous les yeux un ramassis d’histoire suspectes, et, s’il lui prend fantaisie de les contrôler, il reconnaît que toutes celles que l’on peut contrôler sont démenties par des faits positifs, et que les autres pèchent contre la plus simple vraisemblance.

Le premier amant attribué à Armande est l’abbé de Richelieu, petit-neveu du grand cardinal ; il était, en effet, d’humeur galante avec une préférence marquée pour les comédiennes. Et voici comment se seraient établies ses relations avec la femme de Molière : « Comme il étoit libéral et que la demoiselle aimoit la dépense, la chose fut bientôt conclue. Ils convinrent qu’il lui donneroit quatre pistoles par jour sans ses habits et les régals. L’abbé ne manquoit pas de lui envoyer tous les matins par un page le gage de leur traité et de l’aller voir toutes les après-midi. » Ce marché d’amour est commode et simple ; mais, outre que l’on sait par les contemporains les noms des principales amies de l’abbé et que Mlle Molière n’en est pas, il faut admettre, Molière et sa femme demeurant dans la même maison, ou bien que les allées et venues du page et de l’abbé ont passé inaperçues pour le mari, ou bien qu’il en a su le motif et les a tolérées : deux hypothèses également inadmissibles. Si maintenant nous consultons les dates, l’invraisemblance devient une impossibilité. Armande s’était mariée le 20 février 1662, et, le 10 janvier 1664, elle donnait un fils à Molière. Veut-on placer une intrigue galante entre ces deux époques ? Ce serait faire commencer son inconduite de bien bonne heure. Quant à l’abbé, il part, dès le mois de mars 1664, avec l’expédition organisée pour défendre la Hongrie contre les Turcs et meurt à Venise le 9 janvier 1666. Cela n’empêche point la Fameuse Comédienne de faire durer sa liaison avec Mlle Molière jusqu’après les représentations de la Princesse d’Elide, à Chambord ; or cette pièce ne fut jouée qu’après le départ de l’abbé, le 8 mai 1664, et à Versailles.

Une nouvelle et double aventure se serait greffée sur celle-là, Durant les représentations de la Princesse, « Armande devint folle du comte de Guiche, et le comte de Lauzun devint fou d’elle ; » irritée des dédains du premier, elle se jeta résolument à la tête du second. Ici encore se présentent une impossibilité et une invraisemblance. Éloigné de la cour depuis 1663, à la suite d’un petit complot contre Mlle de La Vallière, le comte de Guiche était ensuite parti pour la Pologne et se trouvait encore à Varsovie en mai 1664. Quant à Lauzun, on ne le trouve pas nommé parmi les personnages qui figuraient dans les fêtes où fut donnée la Princesse d’Élide ; plusieurs, cependant, étaient à la fois moins qualifiés et moins en vue que lui. En outre, tout plein à ce moment de sa passion pour Mme de Monaco, il était peu désireux, sans doute, de se prêter aux caprices d’une comédienne aussi bruyante et encombrante que l’Armande représentée dans la Fameuse Comédienne. Ainsi, la médisante ennemie a eu la main malheureuse ; entre les grands seigneurs célèbres à la cour par leurs aventures galantes, elle a choisi trois des plus connus, se disant que, dans la foule de leurs maîtresses, une de plus passerait sans difficulté ; mais elle savait mal ce monde-là et son ignorance l’a trahie.

Bien que l’abbé de Richelieu soit en route pour la Hongrie, notre libelle le retient en scène, et pour lui faire jouer un fort vilain rôle. Furieux d’être abandonné par Armande, il aurait « fait apercevoir à Molière que le grand soin qu’il avoit de plaire au public lui ôtoit celui d’examiner la conduite de sa femme ; et que, pendant qu’il travailloit pour divertir tout le monde, tout le monde cherchoit à divertir sa femme. » Une grosse querelle conjugale suit naturellement cette confidence. Armande joue la comédie des larmes ; elle avoue son penchant pour Guiche, mais elle proteste que « tout le crime a été dans l’intention, » ne dit mot de Lauzun, demande un pardon qu’elle obtient sans peine, et profite de la crédulité de son mari pour continuer ses intrigues « avec plus d’éclat que jamais. » Cette fois, elle y met une indifférence de cœur, une régularité et une âpreté au gain qui la rangent parmi les femmes galantes de profession. Elle prend une entremetteuse en titre, la Châteauneuf, et ne refuse aucun des nombreux amans que cette matrone lui présente « pendant qu’elle fait languir une infinité de sots qui la croient d’une vertu sans exemple. » Ne voilà-t-il pas deux choses assez difficiles à concilier, « l’éclat » d’une vie galante et une cour d’amoureux transis ? Cependant Molière, averti de nouveau, se met dans une fureur violente et il menace sa femme « de la faire enfermer. » Nouvelle scène de cris et de larmes ; mais, au lieu de s’humilier une seconde fois, Armande le prend de haut, et exige une séparation. En vain, sa famille, celle de Molière, leurs amis communs essaient de l’apaiser : « Elle conçut dès lors une aversion terrible pour son mari, elle le traita avec le dernier mépris ; enfin, elle porta les choses à une telle extrémité que Molière, commençant à s’apercevoir de ses méchantes inclinations, consentit à la rupture qu’elle demandoit incessamment depuis leur querelle ; si bien que, sous arrêt du parlement, ils demeurèrent d’accord qu’ils n’auroient plus d’habitude ensemble. » Il y eut donc non pas séparation judiciaire, comme l’a cru Tralage, mais séparation à l’amiable. D’autres témoignages s’accordant ici avec celui de la Fameuse Comédienne, on peut tenir le fait pour assuré.


VI

Cette rupture ne saurait être antérieure au mois d’avril 1666, car à cette époque Armande donnait à son mari un second enfant : une fille qui eut pour parrain M. de Modène et pour marraine Madeleine Béjart. Peu de temps après, Molière tombait malade ; nous le savons par Robinet, qui annonce, le 21 février 1666, sa guérison et sa rentrée au théâtre. Si l’on admet que le Misanthrope reflète quelque chose de l’état d’esprit du poète et de ses sentimens envers sa femme, la séparation peut être rapportée au moment où cette pièce fut jouée, c’est-à-dire en juin 1666, ou, au plus tard, vers le mois d’août de la même année, après le Médecin malgré lui. On a vu que, dans les trois pièces qui suivent celle-ci : Mélicerte, le Sicilien et Amphitryon, Armande est laissée de côté : c’est Mlle de Brie qui en obtient les beaux rôles ; ne serait-ce point un effet du ressentiment de son mari, effet très naturel et d’autant plus pénible pour elle que jusqu’alors elle avait eu dans les distributions une part plus flatteuse et plus large ?

Depuis ce moment ils ne se virent plus qu’au théâtre, Armande restant à Paris avec sa mère et ses sœurs, Molière passant ses rares loisirs dans une petite maison de campagne qu’il avait louée à Auteuil. Un jour, il rêvait tristement dans son jardin, lorsque, selon la Fameuse Comédienne, il reçut la visite de son ami Chapelle, et, « comme il étoit alors dans une de ces plénitudes de cœur si connues par les gens qui ont aimé, » il s’épancha dans une confidence que l’auteur du pamphlet prétend reproduire tout au long et au vrai :


Je suis né, disait-il, avec les dernières dispositions à la tendresse ; et, comme j’ai cru que mes efforts pouvoient lui inspirer par l’habitude des sentimens que le temps ne pourrait détruire, je n’ai rien oublié pour y parvenir. Comme elle étoit jeune quand je l’épousai, je ne m’aperçus pas de ses méchantes inclinations, et je me crus un peu moins malheureux que la plupart de ceux qui prennent de pareils engagemens. Aussi le mariage ne ralentit point mes empressemens ; mais je lui trouvai tant d’indifférence que je commençai à m’apercevoir que toute ma précaution avoit été inutile et que tout ce qu’elle sentoit pour moi étoit bien éloigné de ce que j’aurois souhaité pour être heureux. Je me fis à moi-même des reproches sur une délicatesse qui me sembloit ridicule dans un mari, et j’attribuai à son humeur ce qui étoit un effet de son peu de tendresse pour moi. Mais je n’eus que trop de moyens de m’apercevoir de mon erreur ; et la folle passion qu’elle eut, peu de temps après, pour le comte de Guiche, fit trop de bruit pour me laisser dans cette tranquillité apparente. Je n’épargnai rien, à la première connaissance que j’en eus, pour me vaincre, dans l’impossibilité que je trouvai à la changer. Je me servis pour cela de toutes les forces de mon esprit ; j’appelai à mon secours tout ce qui pouvoit contribuer à ma consolation ; je la considérai comme une personne de qui tout le mérite est dans l’innocence, et que son infidélité rendoit sans charmes. Je pris dès lors la résolution de vivre avec elle comme un honnête homme qui a une femme coquette, et qui est bien persuadé, quoi qu’on puisse dire, que sa réputation ne dépend point de la méchante conduite de son épouse. Mais j’eus le chagrin de voir qu’une personne sans beauté, qui doit le peu d’esprit qu’on lui trouve à l’éducation que je lui ai donnée, détruisoit, en un moment, toute ma philosophie. Sa présence me fit oublier mes résolutions, et les premières paroles qu’elle me dit pour sa défense me laissèrent si convaincu que mes soupçons étoient mal fondés, que je lui demandai pardon d’avoir été si crédule.

Cependant mes bontés ne l’ont point changée ; et si vous saviez ce que je souffre, vous auriez pitié de moi. Ma passion est venue à un tel point qu’elle va jusques à entrer avec compassion dans ses intérêts ; et quand je considère combien il m’est impossible de vaincre ce que je sens pour elle, je me dis en même temps qu’elle a peut-être une même difficulté à détruire le penchant qu’elle a d’être coquette, et je me trouve plus dans la disposition de la plaindre que de la blâmer. Vous me direz sans doute qu’il faut être père pour aimer de cette manière ; mais, pour moi, je crois qu’il n’y a qu’une sorte d’amour, et que les gens qui n’ont point senti de semblables délicatesses n’ont jamais véritablement aimé. Toutes les choses du monde ont du rapport avec elle dans mon cœur. Mon idée en est si fort occupée que je ne sais rien en son absence qui me puisse divertir. Quand je la vois, une émotion et des transports qu’où peut sentir, mais qu’on ne sauroit dire, m’ôtent l’usage de la réflexion. Je n’ai plus d’yeux pour ses défauts, il m’en reste seulement pour ce qu’elle a d’aimable. N’est-ce pas là le dernier point de la folie, et n’admirez-vous pas que tout ce que j’ai de raison ne sert qu’à me faire connaître ma faiblesse sans on pouvoir triompher ?


Le passage est éloquent et une grande émotion s’en dégage ; non-seulement il ne part pas d’une plume ordinaire, mais je n’hésite pas à y voir, malgré quelques tournures languissantes et quelques-faiblesses d’expression, un des beaux morceaux de la prose française en sa plus belle époque. Faut-il aller plus loin, et y reconnaître, comme on le veut, l’esprit ou la main de Molière lui-même, que ce soit un compte-rendu écrit de souvenir par Chapelle, ou une lettre adressée par Molière à son ami, compte-rendu ou lettre tombés dans les mains du libelliste ? Il n’est besoin, ce semble, de recourir ni à l’une ni à l’autre de ces deux hypothèses. Si l’on admet que la Fameuse Comédienne, malgré sa détestable inspiration, n’est pas l’œuvre du premier venu, mais d’une actrice douée d’un talent de style naturel, le plus simple serait d’admettre encore que ce morceau est aussi bien son œuvre que tout le reste. Rompue à la pratique du théâtre, elle combine certaines parties de son récit comme autant de petites pièces. La situation est ici de celles qui inspirent et portent ; soutenue donc parle souvenir du Misanthrope, l’imagination échauffée par les plaintes brûlantes d’Alceste, sa haine contre Armande venant par-dessus, elle a réussi la scène et la tirade. Sauf en un point, toutefois, le rôle prêté à Chapelle. Epicurien insouciant, Chapelle n’en était pas moins sensible aux peines de ses amis ; il l’a prouvé en plusieurs circonstances. Or, le langage qu’il tient dans la scène d’Auteuil est celui d’un fort vilain égoïste ; .jamais confident ne joua son rôle de façon plus piteuse. Il ne comprend rien à la douleur de Molière, qui est obligé de lui dire : « Je vois bien que vous n’avez encore rien aimé. » La confession achevée, mal à l’aise, dérangé dans sa quiétude d’esprit, il se dérobe au plus vite : « Je vous avoue à mon tour que vous êtes plus à plaindre que je ne pensois ; mais il faut tout espérer du temps. Continuez cependant à faire vos efforts ; ils feront leur effet lorsque vous y penserez le moins. Pour moi, je vais faire des vœux afin que vous soyez bientôt content. » C’est l’attitude et le langage de ce solennel imbécile de baron dans On ne badine pas avec l’amour, lorsqu’il répond aux supplications passionnées de la pauvre Camille : « Cela me jettera dans le désespoir pour tout le carnaval… Je serai vêtu de noir ; tenez-le pour assuré… Je vais m’enfermer pour m’abandonner à ma douleur ! »

Les consolations de l’amitié sont insuffisantes pour adoucir des amertumes aussi douloureuses que celles dont souffrait Molière. Seul, un autre amour peut les rendre supportables, en attendant que l’on revienne au premier. C’est Mlle de Brie qui aurait rempli auprès de Molière ce rôle d’abnégation. Dans le Misanthrope, elle avait représenté Éliante, et, de même qu’Éliante eût volontiers consolé Alceste des caprices de Célimène, de même Mlle de Brie accueillit Molière rebuté par Armande. Mais elle n’eut pas la pudique réserve d’Éliante, son intervention dans une passion troublée fut moins irréprochable ; enfin sa liaison avec Molière ne saurait leur valoir à l’un et à l’autre une sympathie sans mélange. Elle l’aimait avant son mariage avec Armande ; et, quoi qu’en dise l’auteur de la Fameuse Comédienne, elle semble s’y être résignée facilement ; elle nous apparaît, en effet, comme très accommodante, sans rancune, admettant l’abandon ou le partage et ne tenant pas rigueur à qui lui revenait. Mais il est fâcheux pour Molière qu’une fois marié il n’ait pas pris à son égard une attitude nette et n’admettant aucune interprétation de nature à froisser Armande. Au lieu de cela, un an à peine après son mariage, on le voit habiter la même maison que son ancienne maîtresse. Si la femme légitime avait des torts, quelle arme pour elle ! Armande ne manqua donc pas, dans l’occasion, d’employer cette tactique, féminine entre toutes, qui consiste à attaquer au lieu de se défendre. Dans la grande querelle qui précéda la séparation de 1666, elle déclara bien haut « qu’elle ne pouvoit plus souffrir un homme qui avoit toujours conservé des liaisons particulières avec la de Brie, qui demeurait dans leur maison et qui n’en étoit point sortie depuis leur mariage. » Elle exagérait sans doute un peu en précisant ainsi son grief ; Molière était alors trop épris de sa femme pour l’abandonner si tôt. Mais ne lui avait-il pas fourni lui-même cette triomphante réponse ? Et il paraît bien que, une fois rebuté, il acheva de lui donner raison en revenant à Mlle de Brie. C’était une maladresse, et ses amis ne le lui cachèrent pas. L’un d’eux, selon Grimarest, lui en faisait un jour le reproche, et, comme de raison, traitait fort mal Mlle de Brie ; elle n’avait, disait-il, ni vertu, ni esprit, ni beauté. Molière en convenait, mais en ajoutant : « Je suis accoutumé à ses défauts, et il faudrait que je prisse trop sur moi pour m’accommoder aux imperfections d’une autre ; je n’en ai ni le temps ni la patience. » Il y a bien des choses dans ce peu de mots : de la tristesse, de la résignation, le dédain amer de soi-même et d’autrui, peut-être aussi cette espèce d’inconscience qui résulte de certains états d’esprit et de certaines situations. Molière était un très grand homme, mais un homme, et qui avait ses faiblesses ; il serait puéril de les nier et de l’absoudre en tout et pour tout avec un parti-pris d’admiration. Comédien, sa profession admettait alors bien des licences, et il on prit sa part. Il ne faut donc pas chercher dans sa conduite, ou plutôt y mettre les yeux fermés une régularité bourgeoise qui n’y est pas et n’y saurait être. En l’espèce, il commit ou une faute ou une maladresse, les deux si l’on veut.

Faute ou maladresse, au surplus, la réconciliation n’en fut pas empêchée. L’auteur de la Fameuse Comédienne n’en parle pas : cela dérangerait sa thèse. Entre temps, le libelle place une nouvelle intrigue d’Armande. Durant les représentations de Psyché, au carnaval de 1671, elle se serait éprise d’une passion violente pour le très jeune Baron, qui faisait l’Amour, et ils auraient continué leur rôle hors du théâtre. Cette liaison n’est guère admissible ; non parce que Baron était tenu envers Molière par les devoirs d’une reconnaissance filiale : ce que l’on sait de cet insupportable fat, très dégagé de préjugés comme tous les dons Juans, permet de penser qu’une telle considération ne l’aurait pas retenu. Mais il était encore bien jeune : il avait à peine dix-sept ans et Armande n’était pas assez âgée elle-même pour rechercher les passions d’adolescens ; les Rosines ont passé la trentaine lorsqu’elles font chanter la romance aux Chérubins. De plus, il semble prouvé que Baron, traité par Molière avec la plus grande bonté, eut au contraire beaucoup à se plaindre d’Armande, qu’il dut même, rebuté par ses mauvais procédés, quitter la troupe pendant quelque temps, et qu’il y rentra malgré elle, sur les vives instances de Molière. Ce qui est certain, c’est que, aussitôt Molière mort, il s’empressa d’aller à l’hôtel de Bourgogne, dans un moment où Armande, devenue chef de la troupe, aurait eu grand besoin de lui.

A côté de toutes ces intrigues apocryphes ou douteuses, plus répugnantes les unes que les autres, on est heureux de rencontrer non pas un amour, mais un hommage aussi pur qu’honorable pour Armande, et où son souvenir se trouve mêlé à celui du vieux Corneille. Modèle des époux et père de six enfants, l’auteur de tant de stances à Iris n’en aimait pas moins jouer auprès des reines de théâtre le rôle du don Guritan de Ruy Blas auprès de dona Maria de Neubourg. Il y avait quelque chose d’espagnol dans son âme comme dans son génie, et lorsqu’il rencontrait un type de grâce charmante ou noble, il s’en faisait avec une galanterie fière l’admirateur et le servant. Devenu l’ami de Molière, il offrit à sa jeune femme une admiration platonique, et il paraît bien qu’il exprimait ses propres sentimens pour Mlle Molière lorsque, dans Psyché, il faisait parler à l’Amour le langage délicieusement précieux qui est dans toutes les mémoires. Mais cette déclaration voilée ne suffit pas au poète ; il voulut écrire pour sa déesse une tragédie dont elle jouerait le principal rôle et où il se représenterait-lui-même sous les traits d’un de ces vieillards amoureux qu’il dessinait d’une touche si fière. De là Pulchérie, son avant-dernière pièce, qui, l’on ne sait trop pourquoi, au lieu d’être jouée par la troupe de Molière, parut sur le théâtre du Marais ; pièce étrange, languissante et froide dans l’ensemble, d’une donnée qui fait un peu sourire, mais où se trouvent beaucoup de beaux vers et un caractère original, le vieux sénateur Martian, c’est-à-dire, nous apprend Fontenelle, Corneille lui-même. Le sentiment que l’Amour murmurait avec une espérance passionnée, Martian le gronde avec plus de mélancolie que de résignation ; il met dans son regret de ses jeunes années autant de force et de noblesse que le chevalier romain Laberius exhalant devant César sa plainte fameuse :


Moi qui me figurais que ma caducité
Près de la beauté même étoit en sûreté !
Je m’attachois sans crainte à servir la princesse,
Fier de mes cheveux blancs et fort de ma faiblesse ;
Et, quand je ne pensois qu’à remplir mon devoir,
Je devenois amant sans m’en apercevoir.
Mon âme, de ce feu nonchalamment saisie,
Ne l’a point reconnu que par ma jalousie ;
Tout ce qui l’approchoit vouloit me l’enlever,
Tout ce qui lui parloit cherchoit à m’en priver ;
Je tremblois qu’à leurs yeux elle ne fût trop belle ;
Je les haïssois tous comme plus dignes d’elle,
Et ne pouvois souffrir qu’on s’enrichit d’un bien
Que j’enviois à tous sans y prétendre rien.


Ces beaux vers durent charmer Armande et faire sourire Molière. Il serait imprudent de juger les comédiennes d’après les hommages poétiques qui leur sont consacrés ; mais on sait gré à Armande d’avoir inspiré celui-là et, au sortir de la Fameuse Comédienne, on est quelque peu dédommagé en retrouvant, grâce à Corneille, quelque chose d’elle dans l’idylle héroïque de Psyché, dans une noble scène de Pulchérie.

La réconciliation de Molière et de sa femme était peut-être chose faite lors de Psyché ; en tout cas, elle n’eut pas lieu plus tard que la fin de 1671, entre les Fourberies de Scapin et la Comtesse d’Escarbagnas. Des amis communs, entre autres Chapelle et le marquis de Jonzac, s’y étaient employés avec dévoûment. Vers le milieu de l’année suivante, les deux époux allèrent habiter rue de Richelieu. En s’éloignant de cette maison de la place du Palais-Royal, où il avait longtemps vécu, avec les Béjart et Mlle de Brie, Molière voulait sans doute mettre son foyer à l’abri des causes de discorde qui l’avaient troublé. Il semble que peu de temps après son mariage, il avait déjà pris semblable mesure et s’était installé dans cette même rue de Richelieu, bien inspiré en cela ; mais, on ne sait pour quelle cause, il serait revenu bientôt habiter avec les Béjart. Cette fois, au contraire, il prit toutes les mesures qui annoncent une installation définitive. La demeure commode et vaste qu’il avait choisie, il s’efforça de la rendre agréable à Armande : il y déploya un grand luxe, il y porta des recherches et des attentions d’amoureux, combinant le choix de l’ameublement, la disposition des tentures, l’harmonie des couleurs, la distribution des pièces pour la commodité et l’agrément de sa femme. Quelle différence avec le pauvre et froid petit logis où nous avons vu mourir Madeleine Béjart ! Il semble qu’une seconde lune de miel suivit cette réconciliation, et que le pauvre grand homme connut, du moins, avant de mourir, quatre mois de bonheur intime et de tranquillité. Le 15 septembre 1672, il devenait père pour la troisième fois ; il lui naissait un fils. Courte joie : l’enfant ne vivait que onze jours, précédant son père dans la tombe de quatre mois et demi. Cette réconciliation, en effet, si heureuse en elle-même, devait être funeste à Molière et l’on peut y voir une des causes de sa mort prématurée. Atteint depuis longtemps d’une grave maladie de poitrine, il avait dû se soumettre à un régime sévère, ne vivant que de lait, gardant le silence en dehors de la scène et confiné dans la solitude. Heureux, il se crut guéri, et, ne voulant pas imposer à sa femme la triste société d’un valétudinaire, il se remit à la viande, rouvrit sa maison, reprit son existence d’autrefois. Les suites de ce brusque changement furent une aggravation rapide de son mal et une catastrophe foudroyante : on sait dans quelles circonstances dramatiques, le 17 février 1673, il était surpris par la mort.


VII

Des témoignages que l’on vient de parcourir se dégage sur la conduite et le caractère d’Armande une opinion assez nette pour qu’il ne soit pas nécessaire de l’exposer longuement. C’était une femme très séduisante, mais, comme la plupart des coquettes, égoïste et d’esprit borné quoique vif. Unie trop jeune à un mari trop âgé et d’une sensibilité très vive, elle le fit beaucoup souffrir par une humeur très différente de la sienne ; mais elle dut souffrir autant que lui. C’était, il est vrai, un homme de génie ; avec un jugement plus large, elle aurait rempli près de lui le beau rôle que bien des femmes surent prendre en pareil cas, celui de l’abnégation et du dévoûment. Mais elle n’avait rien de ce qu’il faut pour cela ; elle voulait vivre pour elle-même. De là des froissemens continuels, une irritation croissante, et bientôt la vie commune insupportable, Peut-on dire, cependant, que Molière ne rencontra près d’elle qu’indifférence ? Il serait imprudent de l’affirmer. On trouve, en effet, dans cet Elomire hypocondre, qui n’est pas plus suspect de partialité envers elle qu’envers son mari, une scène que l’on n’a pas assez remarquée et qui donne à penser. Le Boulanger de Chalussay représente Molière tourmenté par ces souffrances imaginaires aussi douloureuses que les maladies les plus certaines et se livrant aux accès de colère futile et violente si communs en pareil cas. Sa femme est près de lui et s’efforce à le calmer ; sincèrement affligée de l’état où elle le voit, elle le raisonne comme un enfant ; si Chalussay lui prête quelques duretés de parole, c’est qu’il en veut à tout ce qui touche Molière et qu’il tient à ne pas représenter sous un aspect trop sympathique la femme de son ennemi. Il semble, cependant, qu’il ne puisse, malgré qu’il en ait, s’empêcher de lui conserver un peu du rôle qu’elle avait dans la réalité.

Reste la conduite. En somme, tout ce que les contemporains d’Armande ont écrit contre elle se trouve faux si on l’examine d’un peu près ; à plus forte raison ce qu’une admiration mal entendue pour, Molière a fait imaginer depuis. Mais prétendre qu’elle fut une épouse irréprochable serait aussi hasardeux qu’affirmer son inconduite. Il n’y a pas, dit-on, de fumée sans feu, et ici la fumée est particulièrement épaisse et noire. Le mieux est de garder une réserve fort sage en pareil cas. On peut, tout au plus, admettre comme l’expression possible de la vérité ces paroles que Grimarest met dans la bouche de Molière : « Cette femme, cent fois plus raisonnable que je ne le suis, veut jouir agréablement de la vie ; elle va son chemin ; et, assurée par son innocence, elle dédaigne de s’assujettir aux précautions que je lui demande. Je prends cette négligence pour du mépris ; je voudrais des marques d’amitié pour croire que l’on en a pour moi, et que l’on eût plus de justesse dans sa conduite pour que j’eusse l’esprit tranquille. Mais ma femme, toujours égale et libre dans la sienne, qui seroit exempte de tout soupçon pour tout autre homme moins inquiet que je ne le suis, me laisse impitoyablement dans mes peines ; et, occupée seulement du désir de plaire en général comme toutes les femmes, sans avoir de dessein particulier, elle rit de ma faiblesse. » Il y a bien là un air d’arrangement, une insistance maladroite sur la parfaite innocence d’Armande, qui compromettent la cause même que Grimarest veut servir. Mais, en fait, il ne serait pas impossible que ce passage traduisit l’opinion moyenne des contemporains de Molière et que cette opinion fût conforme à la vérité. Ainsi Molière aurait été malheureux surtout de n’être pas aimé, jaloux, mais sans croire à l’infidélité de sa femme, et Armande une coquette aimant plus les manèges de l’amour et les satisfactions de vanité qu’ils procurent que l’amour lui-même. Si ce n’est point là un caractère très sympathique, encore vaut-il mieux que l’Armande de convention.

Du reste, une fois veuve, il semble qu’elle comprit tout à coup la perte qu’elle avait faite et s’efforça de réparer son erreur dans la mesure du possible. Elle porta dignement le deuil de son mari, elle assura le respect de sa mémoire, elle contribua grandement à empêcher la ruine du théâtre qu’il avait fondé, et lorsque enfin elle put songer à elle-même, elle sut, quoiqu’on en ait dit, concilier ce qu’elle devait au grand nom qu’elle avait partagé avec son droit d’arranger son existence à sa guise.

On sait les tristes incidens qui marquèrent les funérailles de Molière. Frappé d’une mort presque subite, il n’avait pu faire la renonciation dont l’église s’assurait toujours avant d’accorder aux comédiens la sépulture religieuse. Il est certain que les souvenirs de Tartufe et de Don Juan, furent pour beaucoup, d’abord, dans le refus du curé de Saint-Eustache, puis dans la mauvaise grâce de l’archevêque à exécuter la volonté de Louis XIV ; mais, en somme, le prélat comme le curé ne faisaient qu’appliquer une règle strictement suivie en pareil cas. La veuve de Molière eut donc à vaincre des résistances d’autant plus fortes qu’elles s’appuyaient sur une prescription formelle et sur une antipathie particulière inspirée au clergé par le défunt. Il faut lui tenir compte de la douleur sincère dont elle donna les marques, de la noblesse de son attitude, de son énergie. Accompagnée du curé d’Auteuil, elle courut à Versailles se jeter aux pieds du roi ; elle supplia, mais avec fierté, avec courage. Non contente de s’écrier : « Quoi ! l’on refuse la sépulture à un homme qui, dans la Grèce, eût mérité des autels ! » elle ne craignit pas de dire que « si son mari était criminel, ses crimes avaient été autorisés par Sa Majesté même. » C’était logique, mais hardi. Avec ce tact qui était une de ses qualités royales, Louis XIV fit respecter à la fois sa dignité, celle de l’archevêque, Harlay de Chanvalon, fort méprisable comme homme, mais, en somme, son archevêque de Paris, et la justice due à Molière : il congédia la veuve en disant que l’affaire ne dépendait pas de lui et il manda au prélat « qu’il fît en sorte d’éviter l’éclat et le scandale. » Le soir des funérailles, la foule s’amassait devant la maison mortuaire, non sans doute, comme on le dit habituellement, pour insulter le cercueil : les Parisiens n’ont jamais été de grands rigoristes. Molière les avait beaucoup amusés ; enfin, ils sont presque toujours respectueux devant la mort. Il est à croire qu’ils obéissaient ce soir-là à des sentimens assez mêlés : leur curiosité très vive pour tout ce qui touche au théâtre, la sympathie, enfin, et surtout leur éternel esprit badaud. Grimarest donne clairement à entendre que cette affluence de populaire était inoffensive et que, si la veuve en fut épouvantée, c’est qu’elle « ne pouvoit pénétrer son intention. » Dans l’incertitude, Armande employa un moyen infaillible de tourner à la bienveillance déclarée des dispositions douteuses : elle fit répandre par les fenêtres un millier de livres « en priant avec des termes si touchans le peuple amassé de donner des prières à son mari, qu’il n’y eut personne de ces gens-là qui ne priât Dieu de tout son cœur. » Sur la tombe elle fit placer une large pierre, et, deux ou trois ans après, durant un hiver rigoureux, on y alluma par son ordre un grand feu, auquel vinrent se chauffer les pauvres du quartier. Symbole touchant du génie de Molière ; la veuve ne voulait qu’honorer la mémoire de son mari par un acte de bienfaisance, mais la postérité a bien le droit de voir l’allégorie involontaire qui se dégage de cet acte. Ce foyer de chaleur, accessible à tous, et qui semble sortir de la tombe même du poète, n’est-ce pas l’image de son génie, cet autre foyer de raison, de poésie et de gaîté ?

Malgré le coup terrible qui la frappait, la troupe ne fit relâche que six jours ; il n’y avait pas de temps à perdre si elle voulait prouver son intention de survivre. Elle aurait pu se joindre immédiatement à l’hôtel de Bourgogne ; le roi le souhaitait et l’hôtel n’eût pas mieux demandé à, ce moment que d’accueillir le Palais-Royal : une longue rivalité aurait ainsi pris fin. Mais, accepter cette réunion, n’était-ce pas, de la part des camarades de Molière, manquer de respect à la mémoire de leur chef, auquel « les grands comédiens » avaient fait une guerre acharnée ? S’il devait un jour y avoir réunion, il fallait non pas que l’hôtel absorbât la troupe de Molière, mais qu’il fût absorbé par elle, qu’il y eût là pour les camarades de Montfleury et de Villiers défaite et non victoire. La Grange et Armande parvinrent à réaliser ce projet ; avec Louis XIV et Colbert, ils furent vraiment les fondateurs de la Comédie-Française. Il n’y a pas lieu, pour le moment, de raconter en détail par quels moyens : la part de La Grange y fut trop considérable, et il faudrait mêler à l’histoire d’Armande trop de faits qui regardent plutôt son camarade. Mais, comme lui, elle s’y dévoua tout entière ; elle y engagea une grosse part de sa fortune, elle y déploya une activité méritoire, car, Molière nous l’a dit, elle était naturellement nonchalante. Elle aussi triomphait, lorsqu’une lettre de cachet du 21 octobre 1680 ordonna qu’il n’y aurait plus à Paris qu’un seul théâtre français, le sien.

À cette date, un grand événement avait eu lieu dans l’existence d’Armande : depuis le mois de mai 1677, elle avait échangé le nom glorieux de Molière contre celui, beaucoup plus modeste, de son camarade François Guérin d’Estriché. On lui a reproché ce second mariage avec beaucoup de sévérité. La veuve de Molière se remarier ! On dirait vraiment qu’elle a commis un crime, ou plutôt un sacrilège ; car, depuis tantôt un siècle, Molière est passé dieu. Il faut pourtant tenir compte, en ceci comme en toutes choses, de la différence des temps et des idées. Dans les années qui suivirent sa mort, Molière n’était pas encore regardé comme le génie prodigieux que nous voyons en lui. Sauf pour quelques-uns, comme Boileau, qui mesuraient toute l’étendue de cette perte, ce n’était qu’un très amusant comédien, qu’un excellent auteur, dont on regrettait la mort prématurée, mais dont on ne songeait nullement à faire l’apothéose. Quant à sa veuve, elle ne songeait pas davantage à faire d’elle-même une relique. Elle était jeune encore, plus belle que jamais ; elle n’avait pas été heureuse dans son premier mariage ; la vie lui devait un dédommagement. Ce dédommagement s’offrit à elle sous les espèces d’un fort honnête homme, bien fait, estimé dans son art ; pourquoi aurait-elle joué sans conviction le rôle d’une Andromaque inconsolable ? Soyons indulgens pour elle, en raison même de cette délicatesse morale et de ces scrupules qui nous honorent et qui lui manquaient.

D’autant plus qu’elle avait bien besoin d’un homme pour la protéger et mettre fin par sa seule présence à une situation des plus pénibles. Depuis son veuvage, en effet, elle se trouvait en butte à des attaques multipliées. Outre le soin de ses affaires, ses intérêts dans l’exploitation du théâtre, sa situation jalousée dans la troupe, elle avait eu de très graves ennuis. Ç’avait été d’abord son affaire avec un président au parlement de Grenoble, M. de Lescot. Magistrat galant et coureur, ce Lescot était par surcroît, emporté, brutal, capable de toutes les maladresses. Il s’était déjà compromis dans de fâcheuses aventures ; à la suite d’une escapade nocturne, on l’avait trouvé roué de coups et laissé pour mort sur le pavé de Paris. Très épris d’Armande, mais n’osant se déclarer directement, il se servit d’une entremetteuse, la Ledoux. Par une rencontre singulière, celle-ci avait à sa disposition une femme La Tourelle, qui ressemblait à s’y méprendre à Mlle Molière et qui en profitait de façon très lucrative dans l’exercice de son métier, se faisant passer auprès des naïfs ou des ignorans pour la brillante comédienne de la rue Guénégaud. Facilement abusé par les deux femmes, Lescot profita quelque temps en secret de sa prétendue bonne fortune ; il suivait assidûment les représentations d’Armande, mais il gardait sur le théâtre une réserve que La Tourelle lui avait expressément ordonnée. Un soir il n’y tient pas, s’introduit dans la loge d’Armande et se permet des familiarités. Elle s’indigne, il s’emporte ; dans un collier qu’elle portait, il croit en reconnaître un dont il avait fait présent à La Tourelle et il le lui arrache ; la garde arrive au bruit et il est arrêté. Une information judiciaire suivit naturellement, et un arrêt du parlement de Paris, en date du 17 octobre 1675, condamna le président à faire amende honorable devant témoins à Mlle Molière, et les femmes Ledoux et La Tourelle à être « fustigées, nues, de verges, au-devant de la principale porte du Châtelet et devant la maison de Mlle Molière ; ce fait, bannies pour trois ans de Paris. » On est frappé de l’étrange ressemblance que présente cette affaire avec celle du Collier, qui, en 1785, compromit le nom de Marie-Antoinette. Les mêmes rôles sont repris à cent dix ans de distance, celui d’Armande par la reine, celui de l’entremetteuse Ledoux par la comtesse de La Motte, celui de la femme La Tourelle par la demoiselle Oliva, enfin celui du président Lescot par le cardinal de Rohan. Et pour que rien ne manque au parallèle, de même que la reine fut salie par un infâme libelle publié à Londres par Mme de La Motte, Armande eut à subir la Fameuse Comédienne. Moins d’un an après éclatait un nouveau scandale, plus pénible encore pour la veuve de Molière, le procès Guichard. Ce fut le 16 juillet 1676 que l’ennemi de Lulli lança le factum où elle était si maltraitée. J’ai assez parlé du personnage pour qu’il ne soit pas utile de le présenter à nouveau. Mais les imputations infamantes que nous connaissons déjà n’étaient qu’une faible partie des injures dont il couvrait Armande. Il est impossible de transcrire au long le passage qui la concerne ; quelques lignes feront juger du reste : « La Molière, disait-il, est infâme de droit et de fait, » c’est-à-dire par sa profession et son inconduite ; « avant que d’être mariée, elle a toujours vécu dans une prostitution universelle ; pendant qu’elle a été mariée, elle a toujours vécu dans un adultère public ; enfin, qui dit La Molière dit la plus infâme de toutes les infâmes. » L’exagération même de ces injures leur enlève jusqu’à l’apparence du sérieux, d’autant plus que Guichard traite avec la même violence de calomnies sans preuves tous ceux dont il redoute le témoignage. Il était très protégé, semble-t-il, en raison de sa charge d’intendant des bâtimens de Monsieur ; mais il n’y eut pas moyen de lui épargner les conséquences de sa mâle rage. L’accusation d’empoisonnement qui pesait sur lui fut reconnue fondée et, le 27 février 1676, il s’entendit condamner au blâme, à l’amende honorable, à 4,000 livres de dommages-intérêts et 200 livres d’amende ; les imprimeurs de son factum devaient être appréhendés au corps et poursuivis. On remarquera la sévérité avec laquelle la justice frappait à deux reprises deux accusateurs d’Armande. Si elle eût été la femme absolument décriée que disent ses ennemis, aurait-elle obtenu réparation aussi complète ?

On trouvera sans doute que les ennuis suscités à la malheureuse femme par ces deux affaires suffisaient, avec le soin de son théâtre et l’exercice de sa profession, pour l’absorber tout entière et lui enlever tout désir de suivre des intrigues galantes. Aussi n’y a-t-il pas lieu de discuter celles que la Fameuse Comédienne lui prête encore à la même époque. Pouvait-elle, ainsi tourmentée, calomniée, surchargée d’embarras de tout genre, ne pas désirer un protecteur et un appui ? Peut-on, sa situation une fois connue, ne pas reconnaître que la nécessité d’un second mariage s’imposait à elle ? Ce qui prouve bien que, dans le premier, tous les torts n’étaient pas de son côté, c’est que, devenue la femme de Guérin, elle vécut parfaitement heureuse et que sa conduite ne donna plus lieu à aucun bruit fâcheux. L’auteur de la Fameuse Comédienne, lui-même, est obligé de le reconnaître ; il s’empresse, naturellement d’expliquer cette sagesse à sa façon en disant qu’Armande avait trouvé cette fois un maître impérieux et dur ; mais les témoignages désintéressés s’accordent à représenter Guérin comme un excellent homme. Il faut ajouter à l’honneur de l’un et de l’autre que, dans leur ménage, la mémoire de Molière fut entourée non-seulement de « respect, » mais de « vénération. » Ce sont les propres termes qu’employait en parlant du premier mari de sa mère, un fils né de leur mariage : en 1698, à peine âgé de vingt ans, ce jeune homme avait imaginé d’achever et de mettre en vers libres la Mélicerte de Molière, et c’est dans la préface de ce travail bien inutile qu’il s’exprimait de cette façon.

Depuis lors, Armande continua sans incidens sa carrière de comédienne, jusqu’à ce qu’elle prit sa retraite, en 1694, à la clôture de Pâques. Le bonheur qu’elle trouvait dans sa nouvelle famille, et aussi la nonchalance naturelle que nous lui connaissons par Molière, l’avaient détachée peu à peu de son art ; elle n’avait encore que cinquante-deux ans, et elle aurait pu briller longtemps encore, à une époque où les comédiennes, même les ingénues et les grandes coquettes, s’éternisaient volontiers dans leur emploi, car, dans un théâtre où un public constant les voyait chaque jour, il ne s’apercevait pas qu’elles vieillissaient. Mais elle s’attachait de plus en plus à son intérieur, où elle vivait très retirée, au fils qu’elle avait eu de Guérin, enfin à une riante maison des champs qu’elle possédait à Meudon et où elle passait tout le temps que lui laissait le théâtre. Cette maison existe encore, au no 11 de la rue des Pierres, à peu près telle qu’Armande l’a laissée, avec sa porte à plein cintre et ses pavillons dans le style du temps, comme aussi le jardin avec ses allées géométriques, ses charmilles et son berceau de vigne. Elle mourut à Paris, rue de Touraine, le 30 novembre 1700, âgée de cinquante-huit ans. Son acte de décès, ne fait, naturellement, aucune mention de Molière, dont elle ne portait plus le nom : elle n’en reste pas moins pour la postérité, en dépit de ce brave Guérin, la veuve de Molière, celle qui a vécu onze ans près de lui, l’interprète et l’inspiratrice de ses chefs-d’œuvre. Elle le fit souffrir, mais la souffrance est une part de l’inspiration, et, peut-être, sans elle, n’aurions-nous pas le Misanthrope.


GUSTAVE LARROUMET.