La Femme d’un grand homme - Madame Carlyle
- I. Thomas Carlyle, a History of the first forty years of his life, par M. J.-A. Froude. — II. The Early Life of Thomas Carlyle, par le même. — III. Letters and Memorials of Jane Welsh Carlyle, édition par J. A. Froude. Londres ; 3 vol. Longmans et Green.
Thomas Carlyle est mort au mois de février 1881. Il léguait ses papiers à un autre historien anglais de renommée moins bruyante, M. James-Anthony Froude, qui en tira aussitôt les fragmens et les lettres propres à faire connaître son illustre ami. Le public apprit ainsi que l’auteur de l’Histoire de la révolution française était un « animal extraordinaire, » selon la définition si juste de M. Taine, ailleurs encore que dans ses livres et la plume à la main. Carlyle restait « l’animal extraordinaire, » hargneux, éloquent et bizarre, avec sa femme, avec ses amis, avec sa servante, en voyage, à table, au lit, dans son cabinet de travail, partout et toujours. Le public apprit aussi que Mme Carlyle avait succombé à la peine et que le métier de femme de grand homme était décidément l’un des plus difficiles, des plus durs et des plus ingrats qui existent. On savait déjà, avant de l’avoir lu dans une lettre de Mme Carlyle, que la femme qui aime à être tranquille et heureuse doit se garder d’épouser un écrivain célèbre ; on ne s’attendait pas, en dehors du cercle des amis, au drame domestique qui se découvrit aux yeux. Il parut d’autant plus poignant que les événemens y sont gouvernés par les lois les plus simples de la nature humaine ; dès le prologue, aussitôt que les caractères des personnages sont posés, on devine comment les choses se passeront, et l’on comprend qu’elles ne sauraient se passer autrement.
Ce n’est pas la première fois que le génie apparaît sous les traits d’un minotaure, dévorant, de par les droits de sa nature d’exception, le bonheur et le repos de ceux qui l’approchent ; mais la victime du génie a rarement été aussi intéressante. « Tout être vivant, disait Mme Carlyle, a beaucoup à supporter ; la différence est surtout dans la manière de supporter. » Elle ajoutait modestement : « Ma manière est loin d’être la meilleure. » Elle ne se rendait pas justice. Elle a supporté avec bonne grâce, sans airs résignés et sans attitudes héroïques. Le spectacle de cette simplicité un peu démodée nous a semblé rafraîchissant ; par le temps qui court, il repose.
Jane Baillie Welsh appartenait à une très vieille famille écossaise, riche en héros et en originaux. « Plusieurs coquins, mais pas un imbécile, » disait avec satisfaction le vieux John Welsh, de Craigen-puttock. Par son père, le docteur Welsh, Jane descendait du plus fanatique des chefs de la réforme, ce John Knox, qui, en parlant à Marie Stuart, ne l’appelait jamais que nouvelle Jézabel. Du côté maternel, elle descendait de Wallace, dont les paysans écossais se rappellent encore avec admiration la glorieuse révolte contre le roi d’Angleterre Edouard Ier. Ni dans l’une ni dans l’autre branche, la race n’avait dégénéré. Le docteur Welsh était un médecin éminent, et Carlyle, qui ne pouvait souffrir sa belle-mère, reconnaissait qu’il s’en était fallu de peu qu’elle ne fût une femme de génie.
Ce couple distingué eut une fille unique, née en 1801. Enfant, Jane Welsh était une brunette au teint mat, aux grands yeux noirs un peu moqueurs, l’intelligence vive et le caractère entreprenant. Elle regrettait de ne pas être garçon et tâchait d’y suppléer en apprenant l’algèbre et le latin, en donnant des coups de poing sur le nez des écoliers, et en passant par-dessus les murs, au lieu d’entrer par les portes comme font les faibles filles. La pointe de gaminerie subsista en grandissant. A Haddington, où son père exerçait, lorsqu’on apercevait une jeune personne juchée sur un mur, on disait sans hésiter : « C’est la fille du docteur Welsh. » Longtemps après son mariage, lorsqu’elle trouva le courage de revenir, pour la première fois, aux lieux où elle avait été heureuse, personne ne la reconnut, tant les soucis, plus encore que les années, l’avaient vieillie, flétrie, usée. Un passant devina son nom en la voyant escalader une clôture par un réveil d’instinct. « C’est Jeannie Welsh ! s’écria-t-il ; aucune autre femme ne grimperait par dessus le mur au lieu de passer par la porte. Vous êtes Jeannie Welsh ! »
Ses études furent brillantes. Elle avait des dispositions si remarquables pour les sciences qu’on l’envoya à la classe de mathématiques des garçons, où elle prit la tête. Ses progrès en latin amenèrent une scène dont on a retrouvé le récit juvénile dans ses vieux cahiers. Elle avait commencé Virgile. Son professeur s’avisa de lui dire qu’une jeune demoiselle qui « fait du Virgile » ne doit plus jouer à la poupée.
« Ma poupée était condamnée ; il s’agissait d’en finir avec elle, et j’eus vite décidé comment. Elle finirait comme Didon, comme doit finir la poupée d’une jeune demoiselle qui « fait du Virgile ! » Avec ses costumes, qui étaient nombreux et somptueux, son lit à colonnes, deux petits fagots de bois de cèdres, quelques brins de cannelle, quelques clous de girofle et une noix muscade, je construisis, — non ignora futuri, — son bûcher funéraire, — sub auras, naturellement, — et la nouvelle Didon, s’étant placée avec de l’aide sur le lit, récita par ma bouche le dernier et triste discours de Didon première :
- Dulces exuviæ, dum fata Deusque ainebant,
- Accipite hanc animam, meque his exsolvite curis…
« Ayant ainsi parlé, la poupée, pallida morte futura, alluma le bûcher et se poignarda avec un canif. A ce moment suprême, en voyant flamber ma pauvre poupée (étant bourrée de son, elle prit feu et fut brûlée en un clin d’œil), ma tendresse pour elle prit également feu ; je me mis à hurler, j’essayai d’éteindre la poupée sans y réussir et je continuai de hurler jusqu’à ce que tout le voisinage fût accouru à mes cris. On m’emporta en larmes, — et j’ai remarqué que c’est là l’histoire de presque tous les « sacrifices héroïques ; » on s’y décide avec magnanimité, on les accomplit avec ostentation, on s’en repent au dernier moment, et l’on jette les hauts cris de regret. »
La mort païenne de la poupée ne fut pas la seule trace de l’influence de Virgile. Toute la religion de l’enfant y passa. Le calvinisme exigeant et sombre de son terrible aïeul se pénétra de douceur virgilienne jusqu’à en être dissous, L’œuvre de John Knox est de celles qu’il est prudent de ne pas trop laisser toucher par la main des Grâces, de peur d’amollissemens impies. Jane Welsh en vint au point de trouver qu’il est à peu près indifférent qu’un homme croie ceci ou cela, pourvu qu’il ait de la religion et qu’il soit honnête homme. Non contente de faire bon marché du dogme, elle tomba dans une erreur qui est encore plus grave aux yeux des âmes simples ; elle douta de la vertu et de l’importance des pratiques. Elle assurait, par exemple, ne pouvoir comprendre pourquoi, chez ses amis Buller, c’était enfreindre le repos du dimanche que de se promener en voiture au trot, tandis que ce n’était pas l’enfreindre que de se promener au pas. La dévotion minutieuse lui paraissait un luxe de désœuvrés, que les circonstances n’avaient pas mis à sa portée et qu’elle regrettait médiocrement. Les siens s’affligèrent sincèrement en découvrant qu’elle était devenue une « manière de païenne, » mais ils s’aperçurent du mal trop tard, lorsqu’il était irréparable et qu’il ne restait plus qu’à en gémir ; Mme Carlyle laisse entendre dans ses lettres qu’ils n’usèrent pas toujours avec la discrétion voulue de cette suprême et stérile ressource.
A l’époque où Carlyle la rencontra, Mlle Welsh avait une de ces beautés lumineuses qui tiennent autant à l’expression de la physionomie qu’à la perfection des traits. Une miniature nous la montre dans l’épanouissement de la jeunesse, la lèvre légèrement entr’ouverte par un sourire, l’esprit lui sortant par les yeux, sa charmante tête dressée d’un petit air mutin sur un cou élégant. La taille et la démarche étaient aériennes, le rire une merveille. Ne sait pas rire qui veut. Il y a beaucoup de façons de rire, qui toutes trahissent l’homme. On discipline son langage, ses gestes, ses regards ; le rire demeure le dernier témoin, presque impossible à corrompre, par qui se révèlent la vérité du caractère, les grossièretés de nature, le degré de culture. Carlyle, qui avait étudié la question, distinguait des « qualités de rire » et jugeait par là les gens et même les races. Il soutenait que les juifs rient mal, faute de posséder le seul sentiment du ridicule qui soit digne de l’homme : la sympathie pour les côtés inférieurs des êtres et des choses. Son père, l’ancien maçon, malgré son intelligence et une certaine noblesse native, rit toute sa vie en maçon ; Carlyle lui-même ne possédait qu’une « qualité inférieure ; » il riait aigre. Sa femme avait un des plus jolis rires qu’il eût analysés.
A quatorze ans, Mlle Welsh avait fait sa tragédie de collège, ainsi qu’il convenait à une jeune personne qui suivait les classes des garçons. A vingt ans, elle avait lu Rousseau, Byron et d’autres écrivains offrant de même, disait d’un ton de regret l’un de ses maîtres de littérature, une « nourriture peu substantielle. » Des idées d’émancipation intellectuelle commençaient à fermenter dans sa tête. Non qu’elle se soit jamais souciée, à aucun âge, de ce qu’on appelle les droits de la femme ; mais il lui semblait qu’elle avait quelque chose à dire au public, et elle voulait le dire, dût tout Haddington se voiler la face. C’est en faisant des plans d’ouvrages avec Carlyle que leur liaison s’accentua et mûrit. Ils devaient être collaborateurs ; Carlyle du moins l’affirmait avec la fourberie inconsciente des prétendans qui n’hésitent pas à promettre la lune, et Jane Welsh le croyait naïvement. Elle l’épousa même un peu dans cette vue. Pour une fille d’esprit, c’était se mal connaître en hommes ; mais elle avait toujours vécu à Haddington, et Thomas Carlyle ne ressemblait pas du tout aux héros qu’elle avait vus dans ses livres ; il était fait pour dérouter.
Les Carlyle étaient d’origine anglaise. C’était une race violente, dure et pieuse. Le père de l’historien, James Carlyle le maçon, était un homme probe et taciturne, courbé sous l’idée et la crainte du péché. Sa femme et ses enfans n’osaient pas l’aimer, raconte son fils : « son cœur paraissait muré. » — Habituellement silencieux, il avait, lorsqu’il se décidait à parler, l’éloquence imagée et énergique qu’Homère a donnée à ses héros et que l’on retrouve, avec les grands gestes classiques, chez les gens du peuple en certaines provinces écartées. Son fils Thomas garda toute sa vie l’admiration des métaphores paternelles, et l’on sait si Thomas Carlyle était connaisseur en métaphores. James Carlyle se maria deux fois. Du premier lit il eut un fils ; du second, neuf enfans, dont l’historien était l’aîné.
Mme Carlyle était une excellente femme, chez qui la préoccupation calviniste du péché était tempérée par un fonds de gaieté naturelle. Elle avait de la droiture et du sens, mais il est à noter qu’aux environs de la cinquantaine, elle devint folle et qu’il fallut l’enfermer. L’accès fut assez court et resta unique ; il n’en est pas moins un symptôme dont il est impossible de ne pas tenir compte et qui, en définitive, a laissé chez celui des enfans qui nous est connu une trace et comme une traînée de bizarrerie.
Thomas naquit en 1797, à Ecclefechan, gros bourg du sud-ouest de l’Ecosse, dans une maison que son père s’était bâtie de ses mains et où habitaient aussi plusieurs oncles Carlyle. Toute la famille, qui était nombreuse, appartenait au peuple et en avait la rudesse. Beaucoup étaient cultivateurs, quelques-uns artisans, tous étaient paysans, non pas seulement par l’habit et la manière de vivre, mais par l’esprit et le caractère ; et Thomas, malgré son génie, devait être le plus paysan de tous, le plus dur, le plus « muré » aux émotions douces. La nature, au surplus, l’avait destiné à être excessif en tout. A peine sorti des langes, il n’y eut pas à s’y méprendre, il était Carlyle jusqu’à la moelle des os : violent à voir rouge, selon l’expression populaire, sombre, autoritaire, un caractère tout en pointes, en tranchans et en angles. En grandissant, il prit encore de son père la disposition taciturne et les bourrasques de métaphores. Il avait même ajouté à ce fonds déjà si riche de défauts un ragoût d’égoïsme et d’entêtement qui achevaient d’en faire un vrai porc-épic. Sous cette écorce peu aimable, les dons les plus hauts et les plus nobles de l’intelligence s’appuyaient sur un substratum de droiture, de délicatesse morale et même de générosité que Jane Welsh saura parfaitement démêler, malheureusement pour elle, car c’est ce qui lui donnera confiance.
Il avait commencé ses études à l’école d’Ecclefechau, avec les autres va-nu-pieds du village, et les avait terminées à l’université d’Edimbourg, où il avait retrouvé un certain nombre de campagnards comme lui, point fortunés et peu dégrossis. Il était de tradition en Écosse, parmi le peuple, de s’imposer des sacrifices pour procurer de l’instruction au plus intelligent des fils.
On s’y prenait avec la simplicité et la bonhomie du vieux temps. Les écoliers partaient à l’entrée de l’hiver à pied, quelle que fût la distance et en demandant chaque soir l’hospitalité. Arrivés dans la ville d’université, ils louaient un logement qui était à peu près leur seule dépense. Le voiturier leur apportait de temps à autre une provision de pommes de terre, de gruau d’avoine et de beurre salé envoyée par la famille ; il remportait le linge sale et les hardes à raccommoder, et ainsi passait l’hiver. Le printemps dispersait la colonie des campagnards. Ils retournaient chez eux et reprenaient la pioche et la faux pour gagner l’huile de lampe et les livres de l’hiver suivant. De nos jours, on ne croirait pas qu’avec un système semblable il fût possible d’apprendre seulement à lire la lettre moulée. Les têtes étaient apparemment moins dures il y a cent ans, et l’on devenait bon médecin ou bon théologien en étant valet de ferme six mois sur douze. L’Écosse n’était pas d’ailleurs le seul pays où, dès avant le progrès moderne, il fût aisé à un rustre intelligent de pousser ses études. La très petite bourgeoisie française d’avant la révolution ne s’y prenait pas autrement que les cultivateurs écossais pour envoyer ses fils au collège. On trouve dans les Mémoires de Marmontel tous les mêmes détails de pots de beurre emballés avec les cahiers et de culottes percées renvoyées à la ménagère par le voiturier. Les dépenses étaient aussi légères, les résultats non moins heureux. La seule différence venait du climat, et il faut avouer qu’elle était considérable ; le soleil de France mettait bien des douceurs à la place de l’insipide gruau d’avoine des étudians écossais.
Thomas Carlyle était parti pour Edimbourg avant d’avoir quatorze ans. Il fit des humanités médiocres ; il a toujours soutenu que la littérature était la chose du monde pour laquelle il avait le moins de dispositions. Ses progrès les plus marqués furent en mathématiques, et il abandonna les sciences. La théologie, à laquelle il était destiné par ses parens, lui répugnait ; il douta de bonne heure. Le droit ne l’attira qu’un instant. Les programmes réguliers, quels qu’ils fussent, le gênaient. Il avait besoin de suivre sa pente, quitte à s’attirer, ainsi qu’il lui arriva plus d’une fois, le mépris de son professeur. Ce fut à Edimbourg qu’il découvrit l’Allemagne, peu connue alors et peu goûtée en Angleterre.
En dépit d’échecs apparens, les années d’université furent fécondes pour son développement intellectuel. Il lui manqua de s’humaniser et de faire sa paix avec le monde et avec lui-même. Ni son ami Edward Irving, le prédicateur qui soulevait les foules, ni Virgile n’y purent rien. « Je vivais solitaire, raconte Carlyle, mangeant mon propre cœur, en proie à des combats et à des souffrances sans nom, dont je garde une impression d’horreur. » Il ne voyait clair ni en lui-même ni dans son avenir, se fatiguait en tâtonnemens et vivait dans un cauchemar que sa puissante imagination peuplait de visions extravagantes. Les tracas prenaient à ses yeux des proportions de catastrophes. Pour une indisposition, il se croyait martyr (il disait même saint) et aurait accepté de bonne foi l’auréole. Une immense amertume achevait d’envahir son âme. Edward Irving le tira de la détresse matérielle en lui procurant un gagne-pain : la détresse morale était de naissance et restera incurable.
D’extérieur, il était solidement bâti, bien que malade imaginaire dès la première jeunesse. Le front était bas, les cheveux eu broussailles, l’œil enfoncé et dur, le dessin de la bouche arrêté, le menton un peu en avant, rien de l’homme du monde dans la tournure, l’ensemble point banal du tout, mais point attirant. C’est sur cette physionomie hérissée que Jane Welsh, avec l’intuition de son sexe, distingua le sceau du génie. Elle vit tout de suite, avant que personne s’en fût douté, que cet ours mal léché et qui mordait serait un grand homme, et elle décida tout de suite aussi qu’elle aurait une influence sur sa destinée.
Tout d’abord, ce ne fut point par le mariage qu’elle compta s’y prendre. Carlyle ayant interprété ses avances dans ce sens, elle se hâta de le détromper : « Je serai votre amie, lui écrivait-elle, la meilleure et la plus dévouée de vos amies aussi longtemps que je vivrai, mais votre femme, jamais ! .. Jamais, quand vous seriez aussi riche que Crésus, aussi honoré et célèbre que vous le deviendrez certainement. » Le cœur de Jane Welsh était ailleurs ; elle l’avait donné à Edward Irving. Les circonstances les avaient séparés, mais l’un et l’autre avaient gardé au cœur une blessure profonde et difficile à guérir.
Les passions dignes de ce nom, celles qui ne se bornent pas à influer sur une destinée, mais qui la font, ne laissent pas derrière elles de place pour une autre passion semblable. Le cœur n’est pas nécessairement desséché et épuisé, mais il aimera d’une autre manière. Il est des sensations que l’on n’éprouve pas deux fois et qui appartiennent à tout jamais à celui ou à celle qui les a fait naître, même lorsque l’indifférence, même lorsque la haine a remplacé l’amour. Irving, plus atteint ou moins énergique, eut la cervelle détraquée par le chagrin et mourut jeune. Jane Welsh s’attacha peu à peu à Carlyle par l’attrait intellectuel, par l’estime ; par un coin de vanité et d’ambition excusables chez une jeune fille, non par l’amour proprement dit.
Carlyle, d’ailleurs, ne lui en demandait pas ; au contraire. Il rangeait l’amour parmi les futilités de ce monde et haïssait sincèrement, lui si Germain par tant d’endroits, toutes les catégories de sentiment comprises en Allemagne dans le joli mot de Gemüth : « Ce que le plus grand philosophe de notre époque, écrivait après expérience Jane Welsh devenue Mme Carlyle, exècre le plus violemment dans le dernier roman de Thackeray, ce qu’il y trouve « d’absolument faux et damnable, » c’est que l’amour y est représenté comme s’étendant sur toute notre existence et en formant le grand intérêt ; tandis que l’amour, au contraire, — la chose qu’on appelle amour, — est confiné à un très petit nombre d’années de la vie de l’homme et que, même dans cette fraction insignifiante de temps, il n’est qu’un des objets dont l’homme a à s’occuper parmi une foule d’autres objets infiniment plus importans. A dire vrai, autant que M. Carlyle a pu y voir clair, toute l’affaire de l’amour est une si misérable futilité qu’à une époque héroïque personne ne se donnerait la peine d’y penser, encore bien moins d’en ouvrir la bouche. » Le sentiment qui attirait Carlyle vers Mlle Welsh, bien que vif et tenace, était tout à fait de la nature qui convient à un philosophe. Carlyle approchait de la trentaine, il se sentait la tête bouillonnante d’idées et il n’avait encore produit que des traductions, quelques articles et la Vie de Schiller. Ses débuts avaient été entravés de plusieurs manières. Il avait eu une existence précaire, et jamais homme ne fut aussi désarmé devant les soucis matériels. La seule pensée d’entrer dans une boutique le rendait aussi malheureux que l’enfant du conte de son pays, qui n’ose traverser le bois de peur que les rouges-gorges ne l’enterrent avec les feuilles mortes. Il avait été gêné par une difficulté de travail égale à celle dont la Correspondance de Flaubert nous offre le spectacle lamentable. Carlyle n’a jamais connu les jouissances de la création ; il n’en a ressenti que les angoisses, il a été un forçat de l’encrier, passant des heures et des semaines devant son papier, à lutter avec l’idée, comme Jacob avec l’ange, sans parvenir à la terrasser et à la couler dans un moule. On lit dans son Journal, à la date du 31 décembre 1823 : « Certainement, jamais personne n’a éprouvé une difficulté aussi épouvantable que moi à écrire. Apprendrai-je jamais à écrire facilement ? « Il ne l’apprit jamais. Mais il s’était persuadé que du jour où il aurait une femme pour veiller à ses besoins, le cauchemar physique et moral contre lequel il se débattait depuis son adolescence s’évanouirait, et qu’il entrerait, homme nouveau, dans une vie nouvelle. Jane Welsh était intelligente et avait du bien. Il la rechercha avec la ténacité de sa race de paysan. Tantôt il faisait briller à ses yeux le mirage d’une association intellectuelle, tantôt il cherchait à toucher son cœur. Jane résista longtemps. Elle n’était pas assez aveuglée pour ne pas reconnaître, malgré les reproches amers de Carlyle, que les règles de la sagesse mondaine peuvent avoir du bon et qu’il y avait de la vérité dans les objections de Mlle Welsh (le docteur Welsh était mort) au mariage de sa fille, l’élégante de Haddington, avec un fils de rustre, un peu rustre lui-même, pauvre comme Job, maussade, sans situation et n’ayant pas fait ses preuves de génie. Cependant elle cédait insensiblement à l’ascendant de ce génie encore, pour ainsi dire, à l’état latent : — « Je ne sais pas, écrivait-elle à Carlyle, comment votre esprit a pris un tel empire sur le mien en dépit de mon orgueil et de mon obstination ; Mais c’est ainsi. Bien qu’entêtée comme une mule avec les autres, avec vous je suis souple et soumise. J’écoute votre voix comme la voix d’une seconde conscience presque aussi redoutable que celle que la nature a mise au dedans de moi. D’où vous vient ce pouvoir sur moi ? car ce n’est pas seulement l’effet de votre génie et de votre vertu. » Lorsqu’elle eut enfin promis d’être sa femme, une période d’explications laborieuses commença. Mlle Welsh avait tenu à assurer la jouissance de sa fortune à sa mère. Carlyle s’était juré, et personne, certes, ne l’en blâmera, de ne jamais se ravaler au misérable métier « d’homme de peine littéraire. » Il fallait pourtant manger. Carlyle trouva un expédient : il proposa de se faire fermier : « Je me vois, écrivait-il à M, le Welsh, montant à cheval dans la lumière grise du matin et fondant comme un ange destructeur sur les filles indolentes, excitant chaque main paresseuse, cultivant et nettoyant, labourant et plantant jusqu’à ce que le sol qui m’entoure soit un vrai jardin. Dans les intervalles, je m’occuperais de littérature. Ainsi contraint de vivre selon les besoins de la nature, en douze mois je serai l’homme le plus riche de trois paroisses. »
Carlyle avait beaucoup lu nos écrivains du XVIIIe siècle et l’on voit que ce n’avait pas été sans fruit. Cette vie conforme aux « besoins de la nature, » cette conception poétique du métier de fermier sentent leur Rousseau[1] avec une pointe d’emphase de plus. Carlyle, du reste, rappelle quelquefois Rousseau, ne serait-ce que par l’exagération et le grossissement de toutes choses ; mais il y a entre eux une différence très essentielle : la violence, chez Rousseau, était dans le sentiment, chez Carlyle, elle est surtout dans le mot. Il ne faut jamais perdre de vue, en le lisant, un aveu qu’il a laissé tomber sur une page de son journal intime et qui pourrait servir d’épigraphe à certains chapitres de ses ouvrages : « J’exagère dans mon langage, parce que… j’ai le désir secret de compenser la mollesse du sentiment par la violence de la description. »
Jane Welsh avait son opinion faite sur les capacités pratiques de Carlyle, et, d’ailleurs, elle ne l’épousait pas pour qu’il se mît à labourer. Elle rejeta bien loin l’idée de ferme. Il insista : « Croyez-moi, Jane, lui écrivait-il, cette littérature qui nous attire tous les deux ne peut pas former à elle seule la nourriture d’un esprit humain. Aucune vérité ne s’est imposée à moi aussi invinciblement. Je le sens en moi-même. Je le vois chaque jour chez les autres. La littérature est le vin de la vie : elle n’est pas, ne peut pas être sa nourriture. » Quelques jours après (20 janvier 1825), il s’adresse à sa pitié, dépeint ses souffrances et le naufrage intellectuel dont il est menacé : « Depuis bien des mois, toutes les voix de ma conscience ont tonné en moi comme la trompette de l’archange : Homme ! tu marches vers la destruction. Tes jours et tes nuits se dissipent en vains tourmens, ton cœur se dissout dans l’amertume. Le chien qui dort devant ton foyer use de la vie mieux que toi. Debout ! morte ! sans bonheur ! Debout ! et reconstruis ta destinée si tu en es capable ! Debout ! au nom de Dieu, au nom de ce Dieu, qui, en te jetant ici-bas, te destinait à d’autres fins que d’errer çà et là en portant les flammes de l’enfer dans un cœur sans crime et de souffrir en silence pour mourir sans avoir vécu ! ……… »
«… Très chère amie, êtes-vous bien sûre de vous être formé une idée juste de moi et de ma situation ? Je suis un homme qui a passé sept années dans des tortures incessantes, dont la tête et le cœur sont également dévastés et assombris et qui ne voit d’autre issue à cet état qu’un changement complet de direction. Je ne dois ni ne puis continuer ce genre de vie ; ma patience est à bout. Sans aucune exagération, il vaudrait mieux pour moi être mort que rester dans un pareil état. Jusqu’à ce que ce changement ait eu lieu, je ne puis tirer un parti régulier et convenable des facultés que je puis posséder. » Il poursuivait en reprochant éloquemment à Mlle Welsh de ne pas oser se placer au-dessus de la prudence vulgaire. La réponse fut franche : « Je crains, lui dit Jane, de n’être prudente que parce que je n’éprouve pas une forte tentation de ne pas l’être. Mon cœur est capable, je le sens, d’un amour pour lequel aucune privation ne serait un sacrifice, d’un amour qui ferait bon marché de l’opinion et de la raison et qui emporterait impétueusement avec lui toutes les pensées de mon être. Mais… je vous ai déjà expliqué la nature de mon affection pour vous. »
Mme Welsh offrit alors aux jeunes gens de vivre chez elle. Carlyle refusa et fit en ces termes sa profession de foi à sa fiancée : « L’homme doit commander dans la maison, et non la femme. C’est un axiome éternel, c’est la loi de la nature, dont aucun mortel ne s’écarte sans être puni. J’ai médité sur cette loi pendant bien des années, et elle devient chaque jour plus évidente à mes yeux. Je ne dois pas et je ne veux pas vivre dans une maison où je ne serai pas le maître. » Mme Welsh ne lui paraissait pas d’un caractère soumis, et il entendait la tenir à l’écart. Il proposa d’aller s’établir chez ses parens à lui. Sa mère et ses sœurs soignaient la basse-cour et faisaient la cuisine, sa femme les aiderait ; quoi de plus naturel ? Les vieux Carlyle lui expliquèrent que ce n’était pas la même chose, et le plan fut abandonné.
De guerre lasse, on s’en remit à la grâce de Dieu, et le mariage fut fixé au 17 octobre 1826. Carlyle a dépeint son état pendant les dernières semaines d’attente : « En proie au spleen, malade, ne dormant pas, vide de foi, d’espoir et de charité, — en un mot, mauvais et méprisable. » Les difficultés qui surgissaient à l’approche de la cérémonie avaient rendu ses nerfs malades. L’idée de se commander des habits et de s’acheter des gants l’anéantissait. La pensée de partir, après le mariage, seul dans une voiture avec sa femme, lui paraissait purement et simplement inadmissible. Il suggéra de prendre la diligence, en faisant valoir la raison d’économie, et demanda en outre à avoir un de ses frères dans le même compartiment. Mlle Welsh n’ayant accepté ni la diligence ni le frère, il eut recours à la philosophie pour se donner du courage et dévora cent cinquante pages de la Critique de la raison pure. Ne se trouvant pas mieux, il laissa Kant pour les romans de Walter Scott, qui lui firent un peu de bien. De son côté, Jane s’abandonnait à sa destinée sans confiance et sans joie. Leurs lettres à tous deux trahissent une peur terrible. Ainsi que le remarque spirituellement M. Froude, ils s’encouragent comme deux condamnés au moment de monter sur le même échafaud. Le 10 octobre, Jane répond à une lettre tragique de son fiancé :
« Vous m’aviez demandé de vous répondre jeudi, mais j’ai attendu le courrier suivant dans l’espoir de vous répondre mieux, si toutefois il y a quelque chose de bon à dire dans des circonstances aussi horribles. Oh ! je vous en prie, pour l’amour du ciel, soyez d’humeur moins sombre, ou l’incident (l’incident, c’était le mariage : le mot était de Carlyle) aura non-seulement un aspect très original, mais un aspect à briser le cœur. Je ne sais pas comment je pourrai le supporter, je suis tout à fait malade quand j’y pense. Mais ce seraient des consolations à la Job que de vous tourmenter de mes anxiétés. J’aime mieux vous rappeler, par manière d’encouragement, que le purgatoire sera bientôt terminé. » Cette lettre trouva Carlyle sous l’influence bienfaisante des romans de Walter Scott. Il était un peu remonté et il répondit : « Après tout, je crois que nous prenons trop à cœur la cérémonie qui approche. Bon Dieu ! est-ce que beaucoup d’autres personnes ne se sont pas mariées avant nous et ne s’en sont-elles pas toutes tirées à peu près bien, et n’ont-elles pas expérimenté que le mariage n’est, en somme,.. que le mariage ? Prenez donc courage et n’ayez pas le frisson… Vous verrez que, malgré tous nos pressentimens, cela ira « tout seul. « Il faisait le fanfaron. Quelques lignes plus bas, la terreur le reprend en pensant au tête-à-tête dans la voiture de poste, et il propose un traité. Il renonce à la diligence et à John, le frère, mais c’est à une condition : « Je stipule seulement que vous me laisserez, pendant la route, fumer trois cigares sans critique ni répugnance de votre part, comme étant chose indispensable à mon parfait contentement. »
Ils se marièrent à la date fixée. Jane allait à l’église résolue à être une femme dévouée, mais sans grandes illusions sur ce qu’elle recevrait en retour. Elle avait compris, — elle le lui avait écrit, — qu’elle n’était pour Carlyle et qu’une des circonstances de son sort, » et elle en avait versé d’avance bien des larmes. L’événement allait dépasser son attente.
La redoutable voiture de poste les déposa à Edimbourg, devant une petite maison louée et meublée par Mme Welsh. Les besoins matériels étaient assurés pour quelque temps, et Carlyle pouvait se plonger en toute liberté d’esprit dans ses livres. Il donna les premiers jours à l’ahurissement. Pour un philosophe, ce n’est pas un mince changement dans les habitudes que de se trouver marié, possesseur d’une jeune et jolie femme. Carlyle trouva le changement plus dérangeant qu’agréable, et il écrivit à sa mère, très peu de jours après son mariage : « Je suis encore terriblement troublé et loin d’être à mon aise dans ma nouvelle situation, mais j’ai sujet de dire que le sort m’a été miséricordieux… La maison est parfaite, pourvue de tout ce que l’on peut désirer, et, quant à ma femme, je puis dire en mon cœur qu’elle est supérieure à toutes les femmes et qu’elle m’aime avec un dévoûment qui est pour moi un mystère, car en quoi l’ai-je jamais mérité ? Elle est gaie et heureuse comme une alouette et regarde si gentiment ma figure refrognée qu’un nouvel espoir me pénètre chaque fois que je rencontre ses yeux. La vérité est qu’hier j’ai été très maussade, malade d’insomnie, nerveux, bilieux, atrabilaire, et tout le reste. »
Le trouble ne se dissipant pas, il revint à son idée d’avoir son frère auprès de lui, au moins pendant les premiers temps. Il lui semblait qu’il se sentirait plus rassuré si John était là. « Je suis comme dans un brouillard, lui écrivait-il pour l’attendrir et le décider à venir ; quand je-me promène, c’est à peine si je distingue la gauche de la droite. Je ne dors toujours pas assez ; il n’est donc pas étonnant que mon ciel soit teint en noir… À tout prendre, ma femme surpasse mes espérances. Elle est si indulgente, si bonne, si gaie, elle m’est si dévouée ! Oh ! que ne suis-je digne d’elle ! Pourquoi, alors, ne suis-je pas heureux ? Hélas ! Jack, je suis bilieux. J’ai à avaler des sels et de l’huile ; ma potion me laisse pensif, mais le cœur paisible, et, en somme, assez heureux ; mais le lendemain vient un estomac brûlant et un cœur plein d’amertume et de tristesse. » L’historique de sa lune de miel est complété par son Journal. Dans les derniers mois de 1826, il y copiait les pensées applicables à sa situation qu’il rencontrait dans ses lectures. A la date du 7 décembre 1826, on lit : « Ma vie entière a été un cauchemar continuel, et mon réveil sera dans l’enfer. (Tieck.) » Le reste à l’avenant.
Il avait pourtant établi dans son ménage, sitôt qu’il avait été remis du désarroi des débuts, une sage règle qui rendait la présence protectrice de John presque superflue. Carlyle n’avait d’idées que lorsqu’il était seul et dans un silence absolu. Le plus léger bruit, le moindre mouvement mettaient ses idées en fuite et le rendaient incapable de travail pour plusieurs jours. L’orgueil, même légitime, peut produire une extrême timidité d’esprit, et c’était son cas ; il l’a avoué plus tard. Il prit donc ses mesures pour avoir du calme. Il vécut seul, le jour et la nuit, dans son cabinet de travail et à la promenade. Peu ou point de visiteurs ; il avait prévenu sa femme, avant le mariage, que, « dès qu’il serait le maître d’une maison, le premier usage qu’il ferait de sa maison serait d’en fermer la porte au nez des intrus nauséabonds. Je me sens, avait-il ajouté, assez de vigueur pour expédier ce gibier-là à la douzaine, et de façon qu’il n’y revienne jamais. » Il ne supportait, bien entendu, aucun bruit dans la maison ni aux alentours ; l’une des principales fonctions de Mme Carlyle était d’obtenir, par persuasion ou autrement, la mort, ou à tout le moins l’exil des coqs, poules, chats, chiens, perroquets, que leur mauvaise étoile avait amenés dans le voisinage de son époux. Bien entendu aussi, la soumission au maître devait être aveugle. Je veux, disait-il, que, si je demande de la soupe aux cailloux, on me fasse de la soupe aux cailloux. Il va de soi qu’avec ces principes, et au siècle où nous sommes, Carlyle avait constamment maille à partir avec ses servantes. Ses Notes témoignent de la place, un peu trop grande pour notre goût, qu’il avait laissé prendre, dans ses préoccupations, à ses griefs contre les « butordes de souillons, » coupables de ne pas comprendre que, « porter ses incompétences ailleurs, » cela veut dire, en style carlylien, s’en aller. Il se vengeait en leur disant de ces énormes injures littéraires qu’on passe à la nourrice de Juliette, mais qui ne sauraient se reproduire en prose vulgaire. Quant à sa femme, il la voyait rarement en dehors des heures de repas et lui parlait peu. Il y eut des périodes où il restait quelquefois une semaine entière sans lui adresser la parole et sans tourner les yeux vers elle. Ce n’était pas qu’il ne lui fût attaché et qu’il ne rendit justice à ses qualités, mais il était absorbé dans les réflexions d’où allaient sortir Sartor resartus et Y Histoire de la révolution française. « Le génie d’un homme n’est pas une sinécure, » disait Mme Carlyle, qui en savait quelque chose.
Il n’était plus question de collaboration et d’association intellectuelle. Mme Carlyle ne fut pas longtemps à s’apercevoir que son rôle de femme allait être rétréci et rogné par tous les bouts. « Carlyle, dit M. Froude, ne semble pas avoir jamais envisagé comme une possibilité, même éloignée, la conséquence ordinaire d’un mariage : des enfans. Il se représentait une femme comme un compagnon qui rendrait sa vie plus facile et plus agréable. Mais c’était tout. » Il est assez rare que les femmes moissonnent sans murmurer ce qu’elles ont semé. Mme Carlyle eut ce mérite. Sous ses dehors frêles et gracieux, c’était une vaillante créature, qui savait prendre une résolution et s’y tenir. En épousant Carlyle, elle s’était dit que, puisqu’elle acceptait l’emploi épineux de femme de grand homme, il fallait le remplir à la perfection, et faire en sorte que son époux donnât au monde tout ce qu’il était capable de lui donner. Elle n’entendait pas être frustrée du reflet de gloire qui devait remplacer pour elle le bonheur, et elle était décidée à aider à l’éclosion des grandes œuvres qu’elle attendait de Carlyle, en la manière dont Carlyle désirerait être aidé, et non autrement.
Cette manière ne se trouvait pas celle qu’elle avait rêvée. Carlyle aimait à fumer silencieusement sa pipe en regardant sa femme laver les planchers, comme il l’avait toujours vu faire à sa mère et à ses sœurs. Il lui semblait dans l’ordre de la nature qu’elle lui fît son pain, puisqu’il n’aimait pas le pain du boulanger, et qu’elle lui raccommodât ses bottes. A chacun sa tâche : à l’homme les nobles occupations de l’intelligence, à la femme les travaux serviles. Mme Carlyle accepta ce partage sans réclamer et avec bonne humeur. Elle avait de la philosophie, si elle n’en raisonnait pas. Elle a même été le précurseur de M. Renan par la royauté qu’elle assignait dans le monde à la gaîté. « Beaucoup de petites choses, disait-elle, qui ne sont rien lorsqu’on en rit, deviennent des afflictions si on les considère dans un esprit trop sérieux. » En conséquence, un individu gai est supérieur à un individu triste ; il a un avantage sur lui dans la vie. C’est la théorie que M. Renan a justement étendue aux peuples. Elle soutenait aussi que le commencement de la sagesse est de ne pas faire de « grandes affaires » des choses et que c’est une des qualités de la femme écossaise. Les Anglaises (en sa qualité d’Écossaise, elle n’aimait pas les Anglaises) « font les yeux blancs et invoquent le ciel » à la seule idée d’une entreprise aussi simple que de prendre un pot de couleur et de repeindre soi-même sa maison. Aussi, quelles pauvres ménagères ! quel gaspillage ! Avec quel honnête et patriotique orgueil Mme Carlyle, en voyant leurs « platées de croûtes de pain, » déclarera « qu’en Écosse, on n’a pas de croûtes ; on ne connaît pas ça. »
Armée de cette philosophie aimable et soutenue par un sentiment très vif du pittoresque de la vie, elle oublia de bonne foi et de bon cœur les délicatesses et les élégances de sa jeunesse, et réalisa l’idéal conjugal de Carlyle. Tandis qu’il s’occupait à avoir de belles pensées, elle fit le gros ouvrage, cuisina, lava, balaya, fut tailleur, peintre, savetier, boulanger, le tout à la perfection et sans faire de « grandes affaires. » Toutes les relations avec le dehors tombèrent aussi dans son lot. Elle expédia les importuns, se chargea des discussions d’affaires, fit les courses et commissions ; elle raconte quelque part le scandale qu’elle causait chez les tailleurs (des tailleurs anglais ! ) en allant leur commander les culottes de son mari. En même temps, elle se gardait de se laisser effleurer par la vulgarité de ses occupations. Ni sa bonne grâce, ni sa distinction de nature fine et lettrée ne souffrirent des contacts grossiers, objets ou personnes, auxquels Carlyle la rabaissa et, pendant longtemps, la réduisit. Ruinée de santé par un travail de paysanne, elle demeura la petite « alouette » des commencemens, et pas une fois son mari ne l’entendit se plaindre ou ne lui vit un visage maussade. Dans les Notes que Carlyle a écrites depuis son veuvage, et qui sont sa réhabilitation par la franchise des aveux et la sincérité des remords, il revient bien des fois sur cette héroïque égalité d’humeur, dont plusieurs années d’une maladie cruelle ne purent triompher, et sur le brillant sourire qui l’accueillait invariablement lorsqu’il faisait sa visite quotidienne, « de vingt minutes à une demi-heure, » au salon : « Elle paraissait sentir, la noble et chère âme, que ce moment-là était la prunelle de sa journée, la fleur de tout son travail quotidien dans le monde… Elle avait toujours quelque chose de gai à me dire ; en général, une jolie histoire qu’elle racontait de sa manière originale, avec un enjouement tranquille. Dans les plus mauvais jours, jamais un mot qui pût attrister ou ennuyer ; elle se taisait sur tout ce qui était triste et le gardait strictement pour elle. »
Elle ne murmura pas quand la pauvreté, puis la misère s’abattirent sur eux après quelques mois de mariage ; elle s’était juré que son mari n’écrirait jamais pour de l’argent, quoi qu’il arrivât, et elle se tint parole, quitte à souper pendant quinze ans avec quatre cuillerées de gruau d’avoine. Elle ne se plaignit pas non plus quand son mari, sous l’influence de sa sauvagerie maladive, décida de laisser Edimbourg pour Craigenputtock, petite maison délabrée que Mme Carlyle avait héritée de son père et qui était située dans les montagnes du comté de Dumfries, à l’endroit le plus laid et le plus triste, dit M. Froude, de toute l’Ecosse. Là, on pouvait compter que la solitude serait complète. La ville la plus proche est à seize milles. Le climat est rude ; pendant plusieurs mois, la neige et les ouragans rendent les communications rares et difficiles. Quand le sol est découvert, l’œil n’aperçoit à perte de vue que des marais tourbeux. Le pays est entièrement désert, l’aspect général désolé.
Carlyle comprenait que ce n’était pas là un séjour convenable pour une jeune femme accoutumée au monde et délicate de la poitrine. Ses amis ne se faisaient pas faute de le lui répéter, et il s’apercevait que Mme Carlyle avait des frissons de terreur au nom de Craigenputtock. Mais, explique-t-il avec la naïveté qui était en quelque sorte l’excuse de son égoïsme, « elle ne me dit jamais, même par un regard, que c’était un grand sacrifice pour elle. Je crois vraiment qu’elle n’en eut jamais le sentiment. Elle m’aurait suivi à la Nouvelle-Zemble et elle aurait trouvé que c’était le bon endroit, si cela avait dû m’être avantageux ou si cela avait été mon idée arrêtée. » Or son idée arrêtée était d’aller à Craigenputtock. Son imagination de poète lui montrait des visions de désert d’un attrait irrésistible. Le miracle que le mariage n’avait pas pu accomplir, il le devrait, à « la solitude absolue et au silence pur de la nature. » C’était à Craigenputtock que cesserait enfin son combat contre ce qu’il appelait énergiquement « les puissances de la bêtise, » et que ses idées déborderaient sur le papier. Il s’y transporta au printemps de 1828 et y resta six ans, enfermé avec ses livres et sa bile, tandis que sa femme courait en toussant de la cuisine à l’étable et faisait plusieurs lieues à cheval pour se procurer le nécessaire. Il appelait cela « l’avoir délivrée de l’esclavage de frivolité, de poupéisme et d’imbécillité où est réduit son sexe. »
Il n’est pas dans la nature humaine d’être délivrée du poupéisme sans quelque effort et quelque souffrance. Une lettre de Mme Carlyle, écrite longtemps après, nous initie à la lutte et au triomphe final, d’autant plus méritoire qu’il était plus obscur, et que le sacrifice n’était pas de ceux dont l’éclat soutient. On va voir en raccourci, dans cette page charmante, les années d’apprentissage.
« Combien de talens sont gaspillés, combien d’enthousiasmes s’en vont en fumée, combien de vies sont gâtées faute d’un peu de patience et de résignation, faute d’avoir compris et senti que ce n’est pas la grandeur ou la petitesse de la tâche à accomplir qui en fait la noblesse ou la vulgarité, mais l’esprit dans lequel on l’accomplit ! Je n’imagine pas comment des gens doués de quelque ambition naturelle ou ayant le sentiment d’avoir quelque valeur peuvent éviter de devenir fous, dans un monde comme le nôtre, s’ils ne se rendent pas compte de cela. Je sais que, pour ma part, j’étais très près de devenir folle quand j’ai fait cette découverte.
« Vous raconterai-je comment je l’ai faite ? Cela pourra vous servir de réconfortant dans de semblables momens de fatigue et de dégoût. J’étais allée avec mon mari habiter une petite propriété toute en marais tourbeux. C’était un endroit très triste et un séjour fort maussade. A seize milles à la ronde, on ne trouvait aucunes ressources ; pas de boutiques, pas même de bureau de poste. De plus, nous étions très pauvres et, ce qui est encore pire, étant une fille unique et ayant été élevée en vue « d’une grande position, » j’étais brillante latiniste et bonne mathématicienne, mais d’une ignorance sublime pour toutes les choses pratiques. Dans ces circonstances extraordinaires, il me fallut apprendre à coudre ! Je constatai avec horreur que les maris étaient sujets à percer leurs bas et perdaient continuellement leurs boutons, et que l’on comptait sur moi pour voir à tout cela. Il me fallut aussi apprendre à faire la cuisine, aucune servante capable ne voulant consentir à vivre dans un endroit aussi perdu, et mon mari ayant les digestions difficiles, ce qui compliquait terriblement ma situation. Pour comble de maux, le pain qu’on apportait de Dumfries « lui aigrissait l’estomac » (bonté divine ! ) et il était évidemment de mon devoir d’épouse chrétienne de boulanger à la maison. Je fis donc venir le Cottage Economy de Cobbett et j’entrepris de fabriquer une miche de pain. Je n’entendais rien à la fermentation de la pâte et au chauffage des fours ; il se trouva donc que ma miche fut mise au four à l’heure où j’aurais dû moi-même me mettre au lit, et je restai la seule personne éveillée dans une maison située au milieu d’un désert. Une heure sonna, puis deux, puis trois ; et j’étais toujours là, entourée de cette immense solitude, le corps brisé par la fatigue et le cœur oppressé par un sentiment d’abandon et de dégradation. Moi qui avais été si gâtée dans ma famille, dont le bien-être était l’occupation de toute la maison, à qui l’on n’avait jamais demandé de faire autre chose que de cultiver mon esprit, j’étais réduite à passer la nuit à surveiller une miche de pain, — qui peut-être ne se serait pas du tout du pain ! Ces pensées me rendaient folle, tellement que je posai ma tête sur la table et me mis à sangloter. C’est alors, je ne sais comment, que me vint à l’esprit l’idée de Benvenuto Cellini veillant toute une nuit sur le fourneau d’où allait sortir son Persée, et je me demandai tout à coup : Après tout, aux yeux des puissances d’en haut, y a-t-il une si grande différence entre une miche de pain et une statue de Persée, quand l’une ou l’autre représente le devoir ? La ferme volonté de Cellini, son énergie, sa patience, son ingéniosité, voilà les choses réellement admirables dont la statue de Persée n’est que l’expression accidentelle. S’il avait été une femme vivant à Craigenputtock avec un mari dyspeptique, à seize milles d’un boulanger et ce boulanger mauvais, toutes ces mêmes qualités auraient trouvé leur emploi dans la confection d’une bonne miche de pain.
« Je ne puis dire tout ce que cette idée répandit de consolation sur les tristesses de ma vie pendant les années que nous vécûmes dans ce lieu sauvage où, de mes trois devancières immédiates, deux étaient devenues folles et la troisième ivrogne ! »
La lettre du pain mérite par le naturel et la grâce du tour d’être placée à côté de la lettre du cheval, de Mme de Sévigné. Mme Carlyle, qui avait infiniment d’humour, et du plus fin, aimait à revenir sur le contraste entre ses rêves déjeune fille romanesque et la réalité. Elle s’égayait volontiers aux dépens de « cette malheureuse jeune personne, Jane Welsh, » passée « de l’état de fille unique élevée en vue d’une grande position » à l’état de Mme Thomas Carlyle.
Les lecteurs sont peut-être surpris qu’une femme intelligente, faisant des vanités de ce monde le cas extrêmement médiocre qu’elles méritent, ait supporté toutes ces choses et encore beaucoup d’autres, par ambition, pour le plaisir assez creux d’avoir un mari célèbre. Les lectrices ne s’y sont certainement pas trompées. Elles ont deviné que la petite « alouette » s’était éprise de son mari ; d’où sa force et sa faiblesse. Comment cela arriva-t-il ? Comment ce parvenu dur et rechigné, contempteur assidu de la femme, eut-il le secret de se faire adorer ? Par quel contre-coup énigmatique un régime uniforme de dédains et de rebuffades mit-il le feu à un cœur tendre et passionné ? C’est là un de ces mystères dont la clé échappe. L’esprit souffle où il veut, l’esprit féminin surtout, et le sage s’incline devant ses décrets sans prétendre les sonder. Il est aisé d’expliquer par où Carlyle pouvait et devait intéresser une femme supérieure ; qu’il ait inspiré l’amour, voilà l’inexplicable.
Carlyle savait être éblouissant. Sa théorie du silence est célèbre ; M. Émile Montégut la place à côté des grandes idées de Carlyle : culte des héros, identité de la puissance et du droit, nécessité des symboles, explication de la révolution française. Mais, comme la plupart des grands taciturnes, il avait des heures où il était bavard ; Mme Carlyle avait coutume de dire qu’il « aimait le silence platoniquement. » Il venait des instans où le flot de pensée accumulé dans son cerveau avait besoin de se faire jour. Carlyle s’épanchait alors en improvisations étincelantes et pittoresques qui ont fait sa réputation de parleur, car, pour causeur proprement dit, il ne le fut jamais. La contradiction lui était insupportable, et son éloquence avait besoin de couler en liberté. Il contemplait les contradicteurs avec le même regard chargé de mépris qui faisait craindre à Mme Carlyle, lors des conférences sur la littérature allemande (1837), qu’il ne s’adressât au public en ces termes : « Imbéciles, qui êtes venus ici pour vous distraire ! » Abandonné à sa verve, il était merveilleux, et Mme Carlyle, qui ne demandait qu’à être subjuguée, était sous le charme de sa parole. « Je me souviens, disent les Notes, qu’une fois, tandis qu’elle traversait une de ses crises (je me doutais peu combien grave) je vins la trouver, trois soirs de suite, tout plein de la bataille de Molwitz, que je venais enfin de comprendre, à mon grand orgueil, et je ne lui parlai pas d’autre chose pendant toute ma demi-heure[2]. Elle répondait peu, pensant peut-être qu’elle ne parlait pas assez bien pour moi, mais elle ne témoigna pas d’ennui, et je crois même que cela l’intéressait. » Une mourante qui s’intéresse à trois conférences de suite sur la bataille de Molwitz est une femme qui aime ; la preuve est convaincante.
Les admirations les plus chaudes n’inspirent guère que des passions de tête. Carlyle avait une route plus sûre pour toucher un cœur féminin aimant et pitoyable : il était malheureux. Combien malheureux, avec quelle intensité et quelle âcreté, ceux-là seuls le peuvent concevoir qui ont connu la race infortunée des hypocondriaques ! Les fragmens autobiographiques et les lettres que l’on possède de lui sont navrans. Il prend un sombre plaisir à peindre et repeindre sans trêve ni repos des souffrances subtiles et aiguës. Jusqu’à ce que la tête lui tourne et que sa raison vacille. Il se complaît à l’analyse de peines inouïes, qui, pour être dans son imagination, n’en sont pas moins certaines, ni surtout moins sensibles. Le monde n’est à ses yeux que confusion et perversité, la vie une grande tragédie cruelle et ridicule, lui-même est la proie d’un démon qui le possède et lui fait dire ou faire ce qu’il ne voudrait pas. « Chaos affreux, s’écrie-t-il, futile, lamentable, trouble, triste, confus et laid comme la rive du Styx et du Phlégéthon, comme un cauchemar devenu la réalité. » L’univers est une machine gigantesque créée pour le « broyer membre après membre » avec son indifférence de machine : — « O le vaste, le sombre, le solitaire Golgotha, avec son moulin de mort ! » Ailleurs il se représente « enfonçant dans des ténèbres boueuses » et faisant en vain des efforts désespérés pour se dégager. L’amertume qui remplissait son âme se déversait continûment, empoisonnant toutes les sources humaines de la jouissance et le privant aussi bien des plaisirs légers que des joies hautes ou graves. Nerveux, bilieux, toujours indigné contre quelqu’un ou quelque chose, les petites misères de l’existence devenaient pour lui des supplices ; appelé auprès de sa femme gravement malade, il sera si bouleversé d’avoir à s’occuper de sa malle, que dix ans après et sa femme morte, il y pensera encore avec effroi, se souviendra des détails de cette malle à faire. Enfin il était intolérable ; seulement, à la différence de beaucoup d’hommes qui ne sont intolérables que pour les autres, il l’était avant, tout pour lui-même et se rendait absolument misérable. Le brave petit cœur de Mme Carlyle en fut remué de compassion.
Elle fut touchée encore par un autre endroit. Après l’avoir perdue, Carlyle disait un jour à M. Froude, dans l’agonie de remords qui ne le quitta plus : « Oh ! si je pouvais seulement la revoir cinq minutes pour lui assurer que je lui ai réellement été attaché tout le temps ! Mais elle ne l’a jamais su ! elle ne l’a jamais su ! » Il y eut une période, en effet, où elle crut même savoir le contraire ; ce sera le dernier acte du drame, et nous le raconterons tout à l’heure ; mais, auparavant, elle sentait bien que ce cœur qui semblait de roche battait pourtant, et qu’il battait pour elle. Deux ou trois fois, Carlyle lui avait écrit ce qu’il ne savait pas lui dire, et elle possédait dans un coin de tiroir quelques-unes de ces pages qu’il suffit de relire pour se sentir « un cœur nouveau » c’est-à-dire, pour une femme, de nouvelles forces pour aimer et endurer. » Elle eut donc un fonds d’espoir d’être payée de retour, et elle en vécut, se disant qu’avec de certains caractères, une marque d’affection très légère peut signifier beaucoup. Ses lettres à Carlyle témoignent de l’humilité de ses prétentions. Le passage suivant est pris au hasard entre plusieurs (26 octobre 1835) : « Faites tout votre possible pour être patient et indulgent pour votre pauvre petite Gooda[3], car elle vous aime et elle est prête à faire tout ce que vous pouvez désirer au monde, à monter dans la lune si vous l’ordonnez. Mais quand le maître n’a ni un regard affectueux ni une bonne parole pour moi, que puis-je faire, sinon tomber dans le désespoir, me ronger et devenir un tourment pour tout le monde ? » On ne saurait être moins exigeante, et aimer d’une façon plus désintéressée.
En 1855, Carlyle était devenu l’une des gloires de l’Angleterre. Il avait publié presque tous ses grands ouvrages. Ses idées s’étaient enfin laissé saisir, et il les avait jetées dans la circulation revêtues d’un style singulier et brillant qui séduisait le lecteur le moins capable de suivre le vol de sa pensée « abstruse » (le mot est de lui). Mme Carlyle, qui n’estimait rien tant que la simplicité et le naturel, et dont l’influence littéraire fut excellente, disait en riant et en façon d’avertissement : « N’est-il pas curieux que les écrits de mon mari ne soient complètement compris et tout à fait appréciés que par les femmes et les fous ? » La petite maison de Londres où ils s’établirent en quittant Craigenputtock, et où Carlyle a habité jusqu’à sa mort, était devenue le point de mire de tous les « intrus nauséabonds » de l’univers, les touristes américains en tête, les plus redoutés de tous par Mme Carlyle, à cause de la difficulté de les mettre à la porte : « J’en ai compté quinze en deux semaines, écrit-elle, sur lesquels, le docteur Russel excepté, il n’y en avait pas un qui ne vous donnât envie de prendre les pincettes. » La situation pécuniaire s’était améliorée par la mort de Mme Welsh. À la vérité, le caractère de Carlyle n’avait pas gagné avec les années ; hargneux il était né, hargneux il vécut et mourut, toujours pestant, grondant, querellant, toujours harcelant son entourage d’exigences fantasques et de paroles acerbes, jusqu’à ce que sa femme fût malade de « harassement mental, » sa servante affolée, et que la maison « ressemblât à une maison de fous. »
Il ne serait pas exact de dire qu’à cette époque Mme Carlyle fût heureuse dans le sens vulgaire du mot. Ainsi qu’elle le fait remarquer quelque part, certains philosophes ont beau répéter que le vrai bonheur est de faire le bonheur des autres, l’homme égaré dans un désert et mourant de soif, qui donne sa dernière gorgée d’eau à un camarade blessé, peut bien éprouver la noble satisfaction que procurent le sacrifice et le devoir accompli, mais quant à croire qu’il a du « bonheur » à voir boire son eau, c’est une erreur. Elle le savait pertinemment, elle qui, depuis tant d’années, donnait continuellement sa dernière gorgée d’eau à un homme qui ne lui avait jamais dit « merci. » Quoi qu’il en soit, elle avait appris à se contenter de ce qu’elle possédait. Elle jouissait profondément des succès de son mari, dont une part lui revenait, car si elle n’avait pas deviné Carlyle et ne s’était pas dévouée à lui, on ne voit guère comment son « pauvre homme de génie » s’en serait tiré. Elle prenait gaîment ses humeurs tragiques, raillant ses grands désespoirs et ses exagérations avec tant d’esprit et de gentillesse qu’il en était apprivoisé pour un instant et se mettait aussi à rire. Elle considérait le prodigieux égoïsme de Carlyle sinon comme un devoir, à tout le moins comme un droit du génie. Lorsqu’on voyage, dans une auberge, on ne trouvait qu’un lit, il paraissait aussi naturel à Mme Carlyle de l’abandonner à son mari qu’à celui-ci de le prendre et de laisser sa femme coucher sur un canapé. Enfin son égalité d’humeur avait résisté à la plus difficile des épreuves qui attendent les femmes de personnages célèbres : l’épreuve des admiratrices.
Dès qu’un homme se fait un nom dans une branche quelconque des connaissances humaines, il est aussitôt assailli par une race de femmes que la Providence semble avoir mise sur la terre tout exprès pour induire les êtres supérieurs en tentation de vanité. Ténor ou romancier, gymnaste ou prédicateur, pianiste ou philosophe, à peine une illustration paraît-elle à l’horizon que les femmes en question courent à elle comme à une proie. Son temps, ses idées, les brouillons de son écriture, les mèches de ses cheveux, toute sa personne physique et morale leur appartiennent par droit de conquête. Il en était déjà ainsi dans l’antiquité, au temps d’Orphée, et il en sera de même tant que le monde sera monde, malgré les efforts des femmes d’hommes célèbres, qui voient de mauvais œil le peuple des admiratrices. Carlyle n’avait pas échappé au sort commun, et tout d’abord, de l’humeur dont il était, il ne vit qu’un fléau dans le troupeau de jolies femmes et de « femmes intellectuelles » qui l’assiégeaient Il d’invitations passionnées à dîner, » et de déclarations en style élevé. Il chargea Mme Carlyle de le protéger. Mme Carlyle, au fond de son âme, préférait les admirateurs masculins, avec lesquels il y avait quelquefois des compensations au temps perdu en billets et en visites. L’un d’eux, de son métier fabricant de bouchons, lui avait envoyé une demi-douzaine de semelles de liège ; un autre lui avait offert un châle ; un troisième, un homme du peuple, l’avait presque étouffée d’embrassades en découvrant qu’elle était la femme de Carlyle. Des admiratrices rien à attendre. « Je voudrais bien, écrivait Mme Carlyle, qu’elles emportassent de vive force les rideaux de lit et qu’elles les finissent. » Mais elles n’emportaient de vive force que la dernière plume dont s’était servi le grand homme, afin de la mettre sous verre, dans un cadre.
Il y en a, écrivait-elle encore, « qui sont belles comme des émanations de la lune. » D’autres sont de grandes intelligences et veulent faire profiter son époux du fruit de leurs réflexions. La savante Harriet Martineau « lui présente son cornet acoustique avec un joli petit air de coquetterie rougissante qui fait douter de son identité. » Une jeune beauté américaine, « toute blanche et rose, le teint et la toilette, » mais sans une seule idée dans sa jolie tête, pénètre jusqu’à l’ours et s’écrie avec des accens passionnés : « O monsieur Carlyle, j’ai besoin de vous voir pour causer très, très longtemps de Sartor ! — Vous imaginez-vous, demande Mme Carlyle, qui trouvait Sartor resartus fort beau sans doute, mais un peu sibyllin, ce que cette jeune personne peut avoir à dire de Sartor ? » — A peine la charmante créature pétrie « de neige et de feuilles de rose » a-t-elle disparu, qu’un tourbillon se précipite dans le cabinet de travail de Carlyle sous la forme d’une amazone, bottée, chapeau en tête, brandissant sa cravache « avec l’air de vouloir battre les meubles pour s’entretenir la main. » Elle a profité, pour forcer la consigne, de l’effarement de la petite bonne fraîchement débarquée d’Ecosse, qui « n’ savait point si c’tait un’ m’dame ou un m’sieu. » Pour le coup, Carlyle s’enfuit. Il monte sur son cheval brun, surnommé l’Éveillé, et va chercher un peu de calme sous les ombrages de Hyde-Park ; mais il a compté sans la furia française. Mme Carlyle l’informe en ces termes du danger qu’il a couru :
« Je jurerais que vous n’avez jamais entendu parler de Mme de X***. Mais elle a entendu parler de vous ; et s’il était dans vos habitudes de remercier Dieu des bénédictions qui tombent sur votre tête, vous pourriez lui offrir de modestes actions de grâces pour l’honneur que cette femme étourdissante vous a fait en tournant au triple galop tout autour de Hyde-Park, la dernière fois que vous vous y êtes promené à cheval, à la poursuite de l’Éveillé. Aucun mortel ne peut prédire ce qui serait arrivé si elle vous avait rattrapé. Vous saisir par la bride et vous contempler jusqu’à ce qu’elle fût rassasiée n’est qu’une bagatelle, comparé à ce dont elle est capable. Elle ne s’est mise à galoper après vous qu’après avoir échoué par les voies légitimes. Elle avait rencontré le révérend John Barlow et, tandis qu’il avait pour elle des attentions délicates, elle lui avait dit : « Il y a une chose qu’il faut que vous fassiez pour moi : menez-moi chez M. Carlyle. — Demandez-moi de prier l’archevêque de Cantorbéry de danser la polka avec vous, et je le ferai, avait répliqué Barlow épouvanté ; mais mener quelqu’un chez M. Carlyle… impossible ! » — Elle dit alors à George Cooke : « Ce vieux nigaud de Barlow ne veut pas me conduire chez Carlyle. Alors c’est vous qui me conduirez. — Bonté divine ! s’écria George Cooke ; demandez-moi de vous conduire chez la reine et de vous présenter à elle, et je braverai les six mois de prison qui m’attendent ; mais mener quelqu’un chez M. Carlyle… impossible ! » Un peu après, George Cooke la rencontra se promenant à cheval dans le parc et lui dit : « Je viens de rencontrer M. Carlyle sur son cheval brun. » — La dame fouetta son cheval et partit à toute bride, abandonnant sa société. Elle fut bientôt hors de vue et fit tout le tour du parc au grand galop, cherchant l’Éveillé. »
Il n’y a, par malheur, que les contes de fées où les actions humaines soient dispensées d’avoir leurs conséquences naturelles. Peau d’Ane aurait gardé les dindons toute sa vie qu’elle n’en aurait pas eu les mains moins fines ni moins blanches. La Belle au bois dormant était aussi fraîche en se réveillant de son sommeil d’un siècle que la petite Américaine faite « de neige et de feuilles de rose. » Mme Carlyle, vouée à l’existence des servantes, n’avait rien perdu de sa distinction ; mais elle avait un peu perdu de ce vernis mondain qui, chez tant de femmes, tient lieu de distinction réelle et auquel la plupart se laissent tromper. Carlyle s’était aperçu que, lorsqu’elle était dans un cercle de belles dames, elle avait l’air un peu « rustique. » Il ne s’était pas demandé pour qui cette créature exquise s’était endurcie aux tâches grossières, ni pourquoi ses toilettes étaient pauvres. Il remarquait seulement qu’elle avait l’air « rustique, » tandis que la femme de son noble ami lord A.., la brillante lady A.., qui daignait caresser de ses mains aristocratiques l’ancien paysan devenu le lion du jour, avait un « air de reine. » Il ne lui échappait pas non plus que lady A… avait un salon élégant, rempli d’autres femmes ayant des « airs de reine, » de gens de lettres, d’artistes, et qu’un premier rôle y attendait l’auteur de l’Histoire de la révolution française s’il consentait à s’y montrer. Il se laissa fléchir, parut chez lady A.., y reparut, et finalement, lui à qui ses travaux n’avaient jamais permis de donner à sa femme plus de « vingt minutes à une demi-heure » par jour, il trouva tout à coup le temps de passer des journées et des semaines à respirer l’encens de Bath House et de La Grange[4]. Il est vrai que c’était de l’encens titré et que celui-là a toujours senti meilleur pour les nez plébéiens. Mme Carlyle était invitée de loin en loin, et à la campagne seulement, à l’accompagner. La châtelaine avait alors une manière de lui faire sentir qu’elle n’était tolérée qu’à cause de son mari, et Carlyle une manière de lui montrer qu’elle n’était « qu’un de ses bagages, » qui lui rendaient les visites à La Grange insupportables.
Ce fut le coup de grâce. Le désespoir s’empara d’elle. Les besoins de tendresse qu’elle refoulait depuis son mariage, — Carlyle lui avait signifié « qu’il n’aimait pas les sentimentalités, » — tournèrent en jalousie, et le passé même fut gâté par le présent. Les innombrables sacrifices accomplis en riant et oubliés remontèrent à sa mémoire et elle se mit à les rapprocher avec amertume de la récompense qu’elle avait reçue. Le chagrin altéra son caractère, elle eut des impatiences et des aigreurs pour lesquelles on pense bien que Carlyle n’eut pas d’indulgence. Il fut sans pitié, il eut de ces mots qui vont au cœur et ne s’oublient jamais. Pour l’un et pour l’autre, une grande ombre s’étendit en arrière sur toutes les années vécues ensemble. Les fragmens qu’on va lire sont empruntés à un journal que Mme Carlyle a écrit vers la fin de la crise.
« 22 octobre 1855. — J’ai été interrompue hier soir par le retour de M. Carlyle. Il revenait de Bath House, cette éternelle Bath House. Si l’on additionnait tous les milles que M. Carlyle a faits à pied pour y aller et en revenir, je me demande combien il y en aurait de milliers. Chacun d’eux met une borne milliaire de plus entre lui et moi. O mon Dieu ! la première fois que j’ai aperçu cette maison jaune, sans savoir et sans me soucier de savoir à qui elle appartenait, combien j’étais loin de me douter que, pendant des années et des années, je sentirais sur mon cœur le poids de chacune de ses pierres ! .. Bon ! voilà que je fais du sentiment ! Alors je m’arrête, bien que les pensées que j’ai elles dans mon lit sur tout cela fussent assez tragiques pour remplir toute une page qui aurait eu pour moi un vif intérêt, et bien que « rien ne soulage, ainsi que l’a finement remarqué George Sand, comme la rhétorique. »
« 23 octobre. — Journée orageuse dans la maison ; aussi je suis sortie de bonne heure et j’ai marché, marché, marché. S’il ne dépend pas toujours de soi d’avoir la paix et la tranquillité, on peut toujours se fatiguer le corps, — ce qui, après tout, n’est pas un trop mauvais succédané. La vie prend pour moi l’aspect d’un kaléidoscope où le noir prédomine. La destinée le secoue, formant de nouvelles combinaisons, mais avec les mêmes élémens. La journée d’aujourd’hui a été toute pareille à une autre journée d’il y a dix ans, dont je me souviens encore. C’était le même temps brumeux d’octobre, le même tumulte d’esprit contrastant avec le calme du dehors, les mêmes causes à ce tumulte. Comme aujourd’hui aussi, j’avais marché, marché, marché, sans autre but que de me fatiguer. »
« 25 octobre —… Mon cœur est très endolori ce soir, mais je me suis promis de ne pas faire de ce journal un Miserere, je vais donc prendre une dose de morphine et faire l’impossible pour dormir. »
« 31 octobre. — Il pleut ! pleut ! pleut ! — 0 Seigneur ! c’est trop ridicule ! comme disait ce fermier d’Annandale en voyant qu’il commençait à pleuvoir pendant qu’il faisait une prière pour que son foin ne fût pas mouillé. Je n’ai pas de foin à rentrer, mais j’ai beaucoup d’épines à m’ôter de la chair, et cela demande aussi du soleil…
« Passé la soirée à raccommoder, entre autres, les culottes de M. Carlyle. Du temps où j’étais « fille unique, » je n’avais jamais souhaité de raccommoder les culottes des hommes, — non, jamais !
« 1er novembre. —… Il fait beau dehors, mais dans la maison il souffle un ouragan terrible.
« 5 novembre. — Seule ce soir. Lady A… est revenue ; et naturellement, M. Carlyle est à Bath House. « 6 novembre. — Raccommodé la robe de chambre de M. Carlyle. Beaucoup de mouvement au grand air m’est nécessaire pour empêcher mon cœur de sauter dans ma tête et de me rendre folle. Ils doivent être heureux les gens qui ont le loisir de penser à aller au ciel ! Mon souci le plus constant et le plus pressant est de réussir à ne pas aller à Bedlam ! pas autre chose. Hélas ! si le sentiment n’existait pas, « quels bons navires, solides sur l’eau, nous ferions ! » comme disait un personnage de je ne sais quel roman.
« 7 novembre, — Oh ! oh ! quelle journée cruelle. O ma mère A présent, quand je souffre, personne ne le voit, et j’ai appris à souffrir à moi toute seule. De l’état de fille unique à celui-ci la route est longue et rude :
Oh ! ma mère ne se doutait guère Le jour où elle me mit dans mon berceau, Des pays où je voyagerais, De la mort dont j’aurais à mourir.
«… novembre. — Extérieurement, aujourd’hui a été semblable aux autres jours. J’ai fait ceci et cela, les gens sont entrés et sortis ; mais le tout comme dans un mauvais rêve.
« 21 novembre, —…Après le départ de M. Carlyle pour Bath House, je suis allée passer la soirée chez G… Sa Seigneurie est à la ville pour deux jours.
« 11 décembre. — Oh ! comme je voudrais que cette visite à La Grange fût passée ! Elle m’absorbe (rien que les préparatifs) de façon à exclure toute idée tranquille et toute occupation paisible. Avoir à m’occuper davantage de ma toilette, à mon âge, que du temps où j’étais jeune, jolie et heureuse ! (bonté divine ! penser que j’ai été tout cela ! ) sous peine d’être considérée comme faisant tache sur l’or et l’azur de La Grange, c’est vraiment trop fort » Hélas ! si nous étions restés dans les sphères auxquelles nous appartenions, combien cela eût mieux valu pour nous à beaucoup d’égards !
……………
« 24 mars 1856. — Reprenons notre conversation, mon Journal[5], sans regarder en arrière. La nature n’a évidemment pas voulu que l’homme regardât en arrière, puisqu’elle lui a mis les yeux par devant. Regarde droit devant toi, Jane Carlyle, et, si tu le peux, ne regarde pas au loin, dans le vague. Regarde le devoir immédiat et accomplis-le. Ah ! l’esprit voudrait, mais la chair est faible, et quatre semaines de maladie ont rendu la mienne aussi molle que de l’eau. Il n’est plus question pour moi de courir Londres comme avec des bottes de sept lieues. Aujourd’hui j’ai fait avec peine un mille à pied, et j’ai considéré cela comme un exploit. Mais si les forces m’ont abandonnée, l’agitation s’en est allée avec elles. À présent, je suis capable de rester très patiemment assise, et même couchée, à ne rien faire. Ma tête continue à travailler, mais même cela a pris un caractère de vague rêverie et n’excite plus chez moi d’émotions qui vaillent la peine d’en parler. J’en suis venue au point de penser que le vrai grand bonheur, c’est de dormir… Ah ! pauvre moi !
« 26 mars. — … Aie pitié de moi, ô mon Dieu ! car je suis faible. Ô Dieu, guéris-moi, car mes os sont tourmentés. Mon âme aussi est terriblement tourmentée : mais toi, ô Dieu, quand viendras-tu ? Reviens, ô Seigneur, délivrer mon âme : sauve-moi pour l’amour de ta miséricorde ! »
Le drame se dénoua brusquement, en 1867, par la mort de lady A… « Depuis dix ans, écrivait Carlyle, l’honneur de la considération qu’elle n’avait cessé de me témoigner avait fait partie de mes biens les plus précieux et dont j’étais le plus fier… — Perdue maintenant ! partie, — partie pour toujours ! » Une détente se produisit aussitôt dans les relations des deux époux. Les lettres de Mme Carlyle reprirent leur ton enjoué, et, en apparence, tout rentra dans l’ordre. Sur ce qui se passa dans le fond de ces deux cœurs nous avons des indices : « Je n’oublie jamais un bon procédé, disait Mme Carlyle, ni, hélas ! un mauvais non plus. » Quant à Carlyle, il était incapable de ces retours, qui, avec de certains hommes, feraient presque souhaiter une querelle pour l’amour de la réconciliation. Une amie intime de Mme Carlyle, interrogée par M. Froude, dépeignait en ces termes l’attitude de Carlyle dans son intérieur : « Ni tendresse, ni caresses, ni paroles affectueuses : rien pour le cœur. Un glacier sur une montagne aurait été une société aussi humaine. » Justement en ces années, il avait aussi, — car il faut être juste, — son épreuve, et elle était lourde. La difficulté de travail dont nous avons parlé, et qui avait un peu diminué vers le milieu de sa carrière d’écrivain, redoubla à partir de son Frédéric II, qu’il mit douze ans à écrire avec des efforts extraordinaires. On ne peut lire sans pitié les Notes qui se rapportent à cette période. Il a beau se raidir et s’acharner, son cerveau lui refuse le travail. Il se débat dans des ténèbres intellectuelles où il a la sensation que son cerveau est devenu de la boue noire. Tantôt paralysé par le découragement et le désespoir, tantôt pris d’accès de rage et d’humiliation, il est plusieurs fois au moment d’abandonner son entreprise de peur de devenir malade ou fou. En 1860, la tension des nerfs amène l’insomnie : « Ce fut alors, écrivait-il, que je commençai à avoir l’appréhension de ne jamais achever mon triste livre sur Frédéric et à penser que ce serait plutôt lui qui m’achèverait. Je me rappelle encore le sentiment de terreur, sombre, froid, vague et pourtant bien réel, qui me traversa comme une flèche une nuit où j’étais assis par terre, le dos au chambranle de la cheminée, en robe de chambre et en bonnet de nuit, empaqueté dans des couvertures, ma chandelle dans la cheminée et fumant ; c’était mon remède les jours d’insomnie. Ce fut le premier véritable assaut de peur, m’obligeant pour ainsi dire à voir un fait évident. Et je me rappelle que j’en fus triste tout le jour suivant. » La crise alla en s’aggravant jusqu’à ce que le dernier volume de Frédéric II eût paru (1865). Sur la fin, elle était réellement, selon les expressions de Carlyle, « lugubre et épouvantable. »
Mme Carlyle avait, de son côté, de sérieuses raisons de ne pas retrouver son ancienne sérénité. Sa santé ne s’était jamais relevée depuis le séjour à Craigenputtock. Les maladies se multipliaient avec l’âge, ne laissant presque plus d’intervalles de repos. Vers la fin de 1863, un accident de voiture détermina un mal auquel les médecins ne connurent rien : « Ce fut, dit Carlyle, un déluge de douleurs intolérables, des douleurs indescriptibles telles que je n’en avais jamais ni vu ni imaginé… On aurait dit qu’il y avait de la douleur dans chaque muscle et dans chaque nerf ; pas de sommeil ni jour ni nuit, jamais de relâche de la lutte et des souffrances désespérées. Je n’ai jamais connu personne qui supportât la douleur plus courageusement et plus silencieusement ; mais ici, pour la première fois, je la vis vaincue, s’abandonnant ; il semblait que ses regards plongeassent dans un immense chaos de désolation sans limites — à l’horizon, rien que la mort ou pire. J’ai vu dans ces beaux yeux chéris des expressions qui surpassaient toutes les tragédies ! Une nuit surtout, lorsqu’elle se leva hors d’elle-même et se précipita vers moi avec désespoir sans prononcer un mot. Elle parlait rarement de ce qu’elle éprouvait, mais, lorsqu’elle en parlait, il semblait que le langage humain n’eût pas de mot pour rendre ce qu’elle souffrait : « Une douleur ordinaire, par exemple, si l’on coupait ma chair avec des couteaux ou si l’on sciait mes os, serait une jouissance en comparaison. »
Le supplice dura de six à huit mois. Il y eut ensuite un mieux, pendant lequel l’attendrissement dont on a entendu l’écho dans la Note précédente se prolongea. Carlyle avait réellement été amolli par le spectacle des souffrances de sa femme et par la crainte de la perdre. Elle s’en aperçut, en fut touchée, — on l’est si facilement quand on aime ! — et laissa paraître sa tendresse plus librement qu’elle ne l’avait jamais fait ; elle sentait bien que ses « sentimentalités » ne dureraient plus assez longtemps pour importuner son époux. Le 21 avril 1866, on la trouva morte dans sa voiture.
Tout aussitôt la vérité se dévoila aux yeux de Carlyle. Il vit tout, comprit tout et se condamna sévèrement. Lui-même a rassemblé les lettres et les fragmens de journal qui l’accusent, lui-même les a disposés pour l’impression et y a joint des éclaircissemens où il met ses torts en lumière sans ménagemens ni réticence. Il dressa un autel à la morte, non-seulement dans son cœur, mais à la face du monde, et trouva ses accens les plus éloquens pour raconter les obscurs héroïsmes de ce cœur « plein d’amour tremblant. » Il invoque une seule excuse pour lui-même, et elle était certainement vraie : « Je ne voyais pas,.. je ne remarquais pas,.. je ne m’apercevais de rien. » Il vivait, en effet, bien loin de la réalité, et, si l’on considère ses œuvres et la philosophie qui s’en dégage, on voit que le monde d’idées où il s’était réfugié était étrangement dur. Ni bonté, ni sympathie : telle est l’impression que laisse la lecture de ses livres. Il aurait pu retourner à son usage le vers de Térence et prendre pour devise : « Je suis homme et tout ce qui est humain m’est étranger. »
Quant aux remords qui ont suivi la perte de sa femme, il faut lui en tenir beaucoup de compte et ne pas attribuer sa courageuse confession à l’orgueil, bien qu’il fût orgueilleux. Il a eu véritablement, dans cette circonstance, la générosité d’un grand esprit et les regrets d’un honnête homme. Cela dit, il n’y a pas d’illusion à se faire : si Mme Carlyle, par un miracle, lui avait été rendue, il aurait été pour elle ce qu’il était auparavant. Le premier étonnement passé, il serait rentré dans son cabinet de travail et la vie domestique aurait repris son cours accoutumé. Les grands hommes sont les plus difficiles à repétrir, justement parce qu’ils sont faits d’une autre pâte, plus fine et plus résistante, que le commun de l’humanité. C’est pourquoi, sans vouloir décourager de les épouser, il n’est peut-être pas sans utilité de faire voir que ce qu’ils ont à offrir, en échange de ce qu’ils ont le droit d’exiger, n’a aucun rapport avec ce qu’on entend vulgairement par le mot bonheur. La satisfaction que peut espérer une Mme Carlyle ou une lady Byron est d’une nature différente, plus élevée peut-être aux yeux de quelques-unes, moins délectable, assurément, au goût de la plupart ; il est sage de ne la choisir qu’en connaissance de cause et si l’on a tout à fait la vocation.
ARVEDE BARINE.
- ↑ Il faut noter aussi que Carlyle venait de traduire Wilhelm Meister, où le mélange des occupations pratiques est très recommandé.
- ↑ La demi-heure de visite qu’il accordait chaque jour à sa femme.
- ↑ Son petit nom dans l’Intimité.
- ↑ Bath House était la maison des A.., à Londres ; La Grange leur château du Hampshire.
- ↑ Il était resté interrompu depuis le 11 décembre.