La Femme aux différentes époques de l’histoire/01


CONFÉRENCE D’OUVERTURE


13 DÉCEMBRE 1909




Mesdames,

L’Université Égyptienne inaugure cette année une série de conférences exclusivement réservées aux dames. Cette création nouvelle répond à une idée libérale et généreuse : c’est qu’il faut associer les femmes au mouvement intellectuel aujourd’hui si vivant en Égypte. C’est un privilège pour une Européenne de collaborer à une telle œuvre. Qu’il me soit donc permis avant toute autre parole d’adresser l’hommage de ma reconnaissance au promoteur de ces conférences. S. A. le Prince Fouad Pacha, Président de l’Université, qui, voulant confier cette tâche à un professeur de l’enseignement féminin français, m’a fait le grand honneur de me désigner. Cet honneur est aussi pour moi un très grand plaisir, car vous ne vous doutez peut-être pas de tout l’attrait que votre pays exerce sur les Européens. Peut-être avez-vous la curiosité de l’Europe, mais soyez sûres que les Européens ont ou moins autant la curiosité de l’Égypte. C’était un rêve de toute ma vie de venir en Égypte ; vous comprendrez avec quelle joie j’ai accepté la mission qui m’était offerte.

Cette mission, il est vrai, ne va pas sans péril. D’abord l’œuvre est toute nouvelle ; et puis le terrain sur lequel je me trouve placée m’est un peu inconnu ; j’espère que ce sera une raison pour vous d’apporter ici beaucoup d’indulgence et s’il m’arrive quelquefois, bien malgré moi, de heurter quelqu’un de vos sentiments, vous saurez que cela n’est imputable qu’à mon ignorance du monde oriental égyptien. Car j’arrive ici avec toute la sympathie que nous devons, en toute justice, à des formes de société et de civilisation différente des nôtres, mais ayant aussi leur valeur.

J’ai l’intention aujourd’hui d’exposer devant vous ce que je me propose de faire dans ces conférences.

Depuis longtemps, mais surtout depuis quelques années, il y a un mouvement intellectuel très marqué en Égypte. On regarde du côté de l’Europe, on y cherche volontiers des modèles. Pourquoi ? Parce qu’on croit voir dans la civilisation européenne la raison des triomphes que les peuples occidentaux ont quelquefois remportés dans la politique et la guerre. On voudrait s’initier à ces sortes de choses afin de faire cesser l’inégalité entre l’Europe et l’Orient. Mais ce désir de s’initier aux choses européennes n’est pas un abandon du patrimoine national ; le progrès peut se faire sans sacrifier quoi que ce soit de ce patrimoine. Un exemple tout récent et qui est de nature à faire réfléchir, c’est l’exemple du Japon. Il s’est mis à l’école de l’Europe : lui demandant ses secrets. Il s’est fait volontairement disciple, mais vous savez quel a été le résultat de cette attitude ; le disciple est rapidement devenu le rival de ses maîtres. C’est un peu ce qui doit se passer pour l’Égypte ; elle ne se propose pas de devenir une espèce de vassale de l’Europe ; elle se propose d’apprendre ce que l’Europe peut lui enseigner peur devenir son égale. Voilà pourquoi ceux qui mènent ce mouvement intellectuel si intéressant regardent l’Europe, lui demandent le secret de sa force.

Une des choses qui doit certainement frapper un Égyptien voyageant dans les divers pays d’Europe, c’est l’organisation de l’éducation des femmes. Voyez en effet partout cette quantité d’étudiantes, depuis les petites filles qui vont aux écoles primaires ou qui apprennent tout simplement à lire et à écrire à la maison, jusqu’à ces jeunes femmes qui arrivent à passer les examens de médecine, de droit, ou le doctorat s ès sciences. Laissons de côté celles-ci qui sont des exceptions ; mais il est impossible de ne pas être frappé de l’universalité de l’éducation des femmes dans les pays d’Europe. Or, à ce point de vue, l’Égypte n’est pas tout à fait dans l’état où elle pourrait, où elle devrait être. Sans doute, dans les classes supérieures de la société, il y a des femmes très instruites, très cultivées, qui ont d’ailleurs reçu des leçons d’institutrices européennes et qui, dans la conversation, seraient les égales des femmes occidentales ; on trouverait même parmi elles des femmes supérieures. Les femmes supérieures sont rares partout, mais on peut supposer qu’il y en a autant en Égypte qu’ailleurs. Mais si nous laissons de côté cette classe élevée qui a tous les moyens possibles de s’instruire, si nous songeons aux femmes d’une classe plus modeste, il nous faudra bien reconnaître que leur éducation en Égypte est loin de ce qu’on pourrait désirer. Les écoles du Caire ne sont pas assez nombreuses. En dehors du Caire, dans les campagnes, dans ce long pays d’Égypte, dans cette longue, longue vallée du Nil, sur le bord du fleuve, il y a des villages : comment sont élevées les jeunes filles de ces villages ? Il est probable que la plupart n’apprennent rien du tout. Il y a eu aussi un temps, dans les pays actuellement les plus civilisés de l’Europe, où il n’y avait pas d’éducation des filles. L’Égypte est actuellement dans le même état ; elle doit faire le chemin que les autres pays ont parcouru.

Ceux qui dirigent aujourd’hui le mouvement intellectuel en Égypte ont pensé que le meilleur moyen d’arriver à organiser dans ce pays l’instruction des filles, c’était d’y intéresser avant tout les femmes de la société la plus élevée. Il y a beaucoup de réformes qui sont ainsi venues d’en haut. La Révolution française n’a pas été faite par le peuple ; elle a été faite d’abord par la bourgeoisie intelligente et cultivée, par ceux qui étaient capables d’étude et de philosophie. L’abolition du servage en Russie n’est pas venue des serfs eux-mêmes ; quand on leur a donné la liberté, ils ne la comprenaient pas, et volontiers ils l’auraient refusée. La libération venait d’en haut, du pouvoir du tsar. De même aujourd’hui en Égypte, on demande aux femmes de la classe cultivée de songer à celles qui sont placées plus bas et de se rendre compte que cette culture, si précieuse pour elles-mêmes, le serait aussi pour les autres. On dit qu’il faut faire l’aumône, soulager les misères matérielles : la misère morale et intellectuelle est beaucoup plus triste, beaucoup plus profonde. S’il est beau de diminuer les misères matérielles, la pauvreté, la maladie, il est plus beau encore de travailler au soulagement des misères morales, car triompher d’elles, c’est presque du même coup, triompher de toutes les autres. Faire ce don au plus grand nombre possible de créatures humaines, c’est vraiment la forme la plus haute de la charité et de la fraternité.

Voilà le sens de ce cours ; c’est un commencement ; c’est une orientation vers des choses nouvelles. Et quel pourra en être l’effet ? Oh ! cet effet-là, je dois vous le dire, il ne sera pas du tout mon œuvre. Ce serait une prétention bien folle de m’imaginer que je vais, par quelques conférences, transformer les idées de toute l’Égypte. Non, si ces conférences ont un effet, elles ne peuvent l’avoir que par la collaboration des dames égyptiennes. Il n’y aura de vrai bien fait en Égypte, que quand les Égyptiens eux-mêmes le feront. Les Européens sont là pour mettre en mouvement la machine ; mais tant qu’elle ne marchera que par l’impulsion des Européens, elle ne marchera pas réellement. Il faut qu’un jour vienne où l’Égypte remerciera ses éducateurs de leurs bons offices et se passera d’eux.

Et n’est-ce pas là l’idéal de l’éducation : apprendre aux disciples à se passer du maître ? Le maître n’a rien fait tant que ce disciple est comme une cire molle entre ses mains. J’ai enseigné en France pendant de longues années et les élèves que j’estimais le plus, étaient celles qui étaient capables de se mettre en contradiction avec moi.

C’est à un semblable auditoire, j’en suis sûre, que je m’adresse aujourd’hui ; un auditoire qui veut bien entendre ce qui lui vient d’Europe, mais qui a aussi sa vie propre, et qui entend la garder, en l’améliorant le plus possible.

Nous arrivons maintenant à ce qui va être le sujet de ces conférences et au plan que je compte suivre.

Le sujet qui m’a été proposé est celui-ci : « La condition de la femme dans l’antiquité (particulièrement l’antiquité égyptienne, grecque et romaine) et dans les temps modernes ». Dans l’antiquité, nous laisserons de côté l’Inde, l’Assyrie, la Chine, quoique ces vieilles civilisations soient assurément très intéressantes. Notre étude sur la femme dans l’Égypte ancienne sera forcément un peu restreinte ; pour l’approfondir tout à fait, il faudrait être un égyptologue, et malheureusement je ne le suis pas. Nous passerons ensuite à l’époque grecque, à l’époque Romaine, puis au Moyen-âge, à la Renaissance, et aux temps proprement modernes. Ce sera donc une espèce de revue historique, de ce qu’a été la condition de la femme dans le cours des âges.

J’attache beaucoup d’importance à cette partie historique des cours, et je pense y consacrer à peu près la moitié de nos conférences : une vingtaine environ. L’autre moitié sera consacrée à l’état actuel de la femme, à sa situation dans la société contemporaine, particulièrement dans la société française, puisque c’est celle que je connais le mieux.

Je vous disais que j’attachais une grande importance à la partie historique de ce cours. C’est qu’il me semble que l’histoire est une des sciences les plus aptes à libérer l’esprit. Volontiers, nous nous enfermons dans notre temps, dans notre société ; nous nous imaginons que ce qu’il y a de mieux dans l’humanité est rassemblé dans ce que nous sommes ; nous attachons à certaines choses, en réalité peu importantes, un caractère d’éternité, tout simplement parce que c’est la forme sous laquelle nous sommes habitués à vivre. Mais, en étudiant l’histoire, nous nous apercevons qu’il y a eu beaucoup de formes différentes de civilisations, beaucoup de manières de comprendre les idées morales, la famille, les lois. Lorsque nous avons vu défiler devant nous un certain nombre de ces états historiques, remontant par exemple jusqu’aux Pharaons, pour arriver jusqu’à aujourd’hui, nous sentons toute la différence entre la manière d’être de ces Égyptiens qui nous ont laissé leurs croyances écrites sur les murs de leurs tombeaux et les Européens d’aujourd’hui, qui se servent du téléphone, prennent des automobiles, lisent d’innombrables journaux, éclairent leur maison à l’électricité et vivent au milieu de l’immense machinerie moderne.

Il y a un certain nombre de gens qui ont un esprit très étroit, qui ne peuvent pas sortir de leur manière devoir, qui sont fermés à toute influence extérieure, qui sont ce qu’on appelle des sectaires. Eh bien, très souvent on constate chez de tels hommes, réfractaires à toute lumière venue du dehors, une très grande ignorance historique ; ils n’ont pas l’idée que beaucoup de choses qui leur paraissent à eux extraordinaires ou insensées ont pu être jadis l’âme d’une société ou d’une race ; du moins, ils ne le savent pas d’une manière vivante ; ils ne l’ont pas ressuscité par l’imagination ; ils n’ont pas vu vivre les peuples d’autrefois ; ils ne se sont pas rendu compte que tels principes qui paraissent à leurs yeux des principes de mort, ont été pour des époques entières, des principes de vie.

Oui, le meilleur moyen d’élargir un esprit, de l’ouvrir au libéralisme, de le rendre hospitalier, accueillant, c’est de l’initier aux études historiques ; mais je m’aperçois que je suis en train de faire un plaidoyer pour l’histoire, et cela en Égypte, la terre de l’histoire ! Les anciens Égyptiens ont si bien fait les choses que dans leur passé, il n’est pas jusqu’aux personnes qui ne ressuscitent pour nous ; par exemple, les momies des Pharaons qui sont au Musée, un peu plus seraient vivantes ; nous voyons très bien ce qu’ont pu être ces personnages couchés : Ramsès, par exemple, fait dans son cercueil, une espèce de geste, et, la main levée, on croirait qu’il veut parler. Oui, l’Égypte est la terre historique par excellence. Elle a eu soin d’enfouir si bien ses morts, ses tombeaux dans le sable qui conserve tout, qu’aujourd’hui, nous pouvons être mis comme des contemporains, en présence de tous ces gens-là, et lire sur les murs leurs pensées. Et si nous plongions jusque dans les racines de cette histoire, nous verrions que beaucoup de choses qui ont fait la gloire de l’Occident, ont eu leur source en Égypte. Si on cherche par exemple comment l’Art s’est formé, on trouve que les Grecs se sont inspirés de l’Art Égyptien. Et lorsque les Sages grecs allaient en Égypte et y consultaient les prêtres, ces prêtres leur disaient avec un certain dédain : « Oh ! vous autres Grecs, vous n’êtes que des enfants ! », parce qu’en effet, alors que la première philosophie grecque commençait à peine, il y avait des siècles, des milliers d’années, que la Sagesse égyptienne existait. Il serait donc très intéressant de pouvoir vous montrer toutes les choses devenues occidentales et qui ont eu leurs racines en Égypte.

Mais, nous n’avons pas ici à considérer les choses de la philosophie et de l’art ; nous sommes plus modestes dans nos projets ; ce que nous voulons faire, c’est tout simplement présenter un exposé de ce qu’a pu être la vie féminine dans les sociétés et les époques les plus caractéristiques de l’humanité.

Dans cette histoire des femmes, je vois deux aspects différents : il y a d’abord un aspect tout extérieur, c’est par exemple le costume (nous nous en occuperons certainement et j’ai même l’intention de vous apporter quelques photographies qui pourront circuler dans l’auditoire) ; ce sont aussi les mœurs, la manière de vivre, les lois, l’organisation de la famille, etc. Mais il y aurait un second aspect : nous voudrions savoir ce qu’ont pensé toutes ces femmes. Voilà leur portrait, voilà leur costume ; mais qu’est-ce qu’elles étaient réellement ? Car le costume n’est que l’enveloppe de l’être véritable. Lorsqu’on a fait l’histoire du costume d’une époque, on est bien loin de connaître cette époque. L’aspect extérieur de la vie féminine, l’histoire nous le montre, elle nous procure des documents matériels qu’on peut voir et toucher, des dessins, des peintures, des statues ; elle nous donne aussi des textes de lois, des textes de contrats ; (nous avons des contrats de mariage de l’ancienne Égypte). Mais qui nous donnera la partie la plus intéressante de cette histoire ? Qui fera revivre pour nous les âmes, les sentiments, les pensées ?

Remarquons d’abord que les documents que l’histoire nous livre sont rarement des documents féminins ; les femmes n’ont pas fait les lois, commandé les armées ; (Jeanne d’Arc a été un miracle unique). Il est vrai qu’on a vu des souveraines très remarquables, nous en trouverons une dans l’ancienne Égypte, dont nous aurons à dire quelques mots, mais ce sont là des exceptions. Les femmes ne sont pas non plus les auteurs de ces belles œuvres de sculpture, de peinture, d’architecture, qui subsistent comme témoins du passé. Elles n’ont pas composé ces magnifiques poèmes, le Ramayana hindou, l’Iliade et l’Odyssée d’Homère ! Elles n’ont pas été des Platon, ni des Aristote ; il s’en suit que toute la pensée qui nous vient de l’antiquité est une pensée masculine. Mais pendant ce temps, que pensaient les femmes ? Elles pensaient certainement ! Mais quoi ?

Souvent, nous n’avons sur les femmes que les témoignages des hommes. Ne nous en désolons pas trop d’ailleurs : les meilleures peintures qui ont été faites du cœur féminin ne se trouvent pas dans les écrits des femmes. Prenez les romans de George Sand : les femmes qui y sont peintes ont-elles une vérité aussi profonde que les personnages féminins du théâtre de Shakespeare en Angleterre et de Racine en France ? Et, en dehors du théâtre, n’y a-t-il pas des moralistes français qui ont écrit très finement sur les femmes ? Par exemple, La Bruyère ? Peu de femmes se reconnaîtraient dans certaines héroïnes de George Sand, mais toutes sentiront que les héroïnes de Shakespeare et de Racine vivent et sont vraies.

De même, si nous voulons demander à la peinture de faire revivre pour nous un visage de femme, nous savons que les portraits les plus beaux, les plus expressifs, sont l’œuvre des hommes. Ce n’est pas une femme qui a peint la « Joconde » de Léonard de Vinci, ce chef d’œuvre incomparable d’une expression qu’on n’épuise jamais, où on trouve sans cesse quelque chose de nouveau à comprendre ; elle a quelque chose d’infini. Est-ce une femme qui a saisi ce sourire si féminin ? Non, c’est un homme ; peut-être parce que ce sourire si mystérieux intéressait encore plus les hommes que les femmes.

Lorsque nous serons en présence d’œuvres du passé qui sont des œuvres d’hommes et qui nous donnent des témoignages sur les femmes, il ne faudra donc pas dire : Nous n’avons rien ! Il faudra nous servir de ce qui nous est ainsi donné. Du reste nous savons bien qu’il n’est jamais possible à personne de connaître entièrement une âme, non seulement une âme d’autrefois mais une âme d’aujourd’hui. Toute âme renferme un mystère qui n’est jamais entièrement dévoilé. Notre poète, Leconte de Lisle, évoquant la disparition d’une personne aimée, songe au moment où mourront à leur tour tous ceux en qui survivait le souvenir de la disparue, et alors, dit-il mélancoliquement :

« Qui saura que ton âme a fleuri sur la terre,
« Ô doux être promis à l’éternel oubli ? »


car tout être qui meurt emporte avec lui quelque chose qu’on ignorera éternellement.

Pourtant nous pouvons essayer de retrouver quelques traits de ces figures évanouies. Quelquefois même, il nous sera permis d’entendre l’écho d’une voix féminine du temps passé : celle de Madame de Sévigné, par exemple, celle de Madame de Lafayette, auteur d’un délicieux roman : « La princesse de Clèves » où la passion est à la fois profonde et discrète, silencieuse, cachée, et où une vraie femme se reconnaîtra toujours mieux que dans les peintures risquées de tant de romans d’aujourd’hui. Du reste, à mesure que les siècles ont marché, les femmes se sont mises à écrire davantage. Les contemporaines de Louis XIV écrivaient déjà beaucoup plus que les contemporaines de Platon. Au xixe siècle, les femmes écrivains se multiplient ; de nos jours, elles sont innombrables, et plus d’un critique estime qu’il y a de ce côté exagération. Assurément, les historiens de l’avenir ne seront pas en peine de trouver chez nous des témoignages féminins.

Dans notre revue des époques historiques, un fait d’abord nous frappera : c’est, dans toutes les sociétés depuis l’antiquité jusqu’à nos jours, le rôle subordonné de la femme. Ce fait, dans son universalité a sans doute quelque chose de naturel. Avant de l’examiner au nom de la pure logique, on fera bien de se demander s’il ne ressort pas nécessairement des conditions mêmes de la vie humaine. Quelle est la situation normale de la femme ? C’est d’être dans la famille, de se marier, d’avoir des enfants, de les élever. C’est aussi de veiller à l’arrangement de la maison, au bien-être de tous ceux qui y vivent. Le fait seul de mettre des enfants au monde et de les allaiter, montre assez que la femme se trouverait souvent bien empêchée d’aller prendre part aux discussions politiques ou d’aller commander une armée, ou de se mettre à la tête d’une de ces grandes entreprises industrielles, agricoles et financières pour lesquelles il faut du temps, avec la possibilité d’une continuité d’action. Ce temps que la femme n’a pas, si elle veut le prendre malgré tout, qu’en résultera-t-il ? Des enfants mal élevés et un mari qui ne trouvera pas chez lui ce qu’il est en droit d’y attendre. La femme n’est pas destinée à dominer à l’extérieur, voilà pourquoi lorsqu’on regarde du dehors ce rôle de la femme, on est disposé à employer ce mot de subordination. Reste à savoir si ce rôle n’est pas subordonné en apparence seulement, et si la femme ne retrouve pas dans l’intérieur l’influence qu’elle n’a pas au dehors. En Grèce, la femme était très peu libre ; on cite cependant la parole d’un Grec célèbre, Thémistocle, l’organisateur de la puissance athénienne au ve siècle, qui disait, parlant de son petit garçon : « Ce petit bonhomme gouverne toute la Grèce. Il commande à sa mère, sa mère me commande, je commande à Athènes et Athènes commande à toute la Grèce ». Ce qui indique que Thémistocle recevait chez lui l’influence de sa femme.

Cependant il y a eu, au cours des siècles, des variations dans la situation des femmes. Leur liberté a été plus ou moins grande, leur rôle plus ou moins important. La femme à Rome était beaucoup plus libre que la femme grecque, et aujourd’hui tout le monde sait que la femme américaine est beaucoup plus émancipée que la femme française, restée fidèle à l’idée traditionnelle sur la destinée des femmes, faites avant tout pour la maison.

Pour faire le tableau de ces variations, j’ai l’intention de faire appel non seulement à l’histoire, mais aussi à la littérature des divers pays ; ce sera un procédé plus vivant que l’étude toute sèche des textes de lois.

La seconde partie de nos conférences sera consacrée à l’étude de la femme dans la société européenne contemporaine et particulièrement dans la société française. Ici, une difficulté se présente. Comment donner des indications générales qui soient vraies ? Il n’y a pas un type de femme française, il y en a beaucoup et très différents les uns des autres, comme il y a des groupes sociaux très divers. Il y a la femme du monde, la petite bourgeoise qui vit dans sa famille, l’ouvrière, la commerçante, la paysanne, la femme qui exerce une profession libérale, etc., etc. On ne peut pas les ramener à un seul type dans lequel beaucoup ne se reconnaîtraient pas. Pour les étrangers, en général, le type de la femme française, c’est la mondaine parisienne. Mais à Paris même, la mondaine ne forme qu’une toute petite minorité, quand on songe à cette quantité de femmes qui vivent pour leur mari, leurs enfants, leur maison. Je suis toujours navrée lorsqu’à l’étranger j’entends les appréciations données sur la Parisienne ; on croirait que c’est uniquement une poupée toujours habillée comme une gravure de mode, toujours en train de sortir, de faire des visites, de courir les magasins. Ce n’est pas cela la Parisienne. Nous qui vivons à Paris, nous en connaissons peu de ce genre et nous nous gardons de les fréquenter. Les vraies Parisiennes, bien plus nombreuses, ne sont pas ces espèces de poupées ; ce sont des femmes plus utiles et moins futiles. Nous n’essayerons donc pas de faire un portrait de la femme française ; nous essayerons seulement d’étudier les femmes dans leurs divers rôles et dans les différentes classes sociales. Nous verrons la jeune fille dans la famille, puis la femme mariée, son rôle auprès de son mari, de ses enfants. Nous verrons les femmes qui ont des occupations en dehors de la famille, les employées, les commerçantes, les paysannes, ou encore celles qui, obligées de se créer des situations par elles-mêmes, embrassent des carrières autrefois uniquement réservées aux hommes : professeurs, médecins, peintres, avocats. Nous étudierons aussi les œuvres auxquelles les femmes, surtout depuis un certain nombre d’années, se sont attachées. Il y a par exemple, l’œuvre de la Croix-Rouge pour soigner les blessés de toutes les nations en temps de guerre ; afin de se préparer à ce rôle, les femmes du monde (je ne dis pas les mondaines) font des études d’infirmières et quand la guerre éclate, même en dehors de leur pays, il y a des équipes de ces femmes qui partent et vont soigner les blessés. Les œuvres humanitaires sont en grande partie des œuvres de femmes : patronages pour essayer de donner asile aux enfants pauvres ; œuvres pour enrayer la mortalité chez les enfants en leur donnant du bon lait ; œuvres d’assistance aux mères pauvres au moment où elles mettent leurs enfants au monde et où elles sont obligées de cesser leur travail ; œuvres de lutte contre l’alcoolisme, cet abominable fléau de l’Occident.

Notre programme est donc très vaste. Pour le bien remplir, il faudrait un mérite plus grand que le mien, mais j’espère qu’après que nous nous serons retrouvées quelquefois ensemble, il pourra sortir quelque chose de ces leçons. Mais ce résultat sera avant tout votre œuvre.