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I


Elvire Goulot est née à Maisons-Laffitte. Elle a tiré de cette origine un goût déterminé pour les chevaux qu’elle peint d’une façon remarquable et pour l’équitation bien qu’elle n’ait plus désormais l’occasion de s’y livrer. Mais elle y songe souvent et surtout lorsqu’elle a des embêtements.

Elle a vu de merveilleux chevaux dans les écuries fameuses de sa ville natale et cependant ceux dont elle se souvient avec le plus de plaisir, ce sont les trois chevaux blancs attelés à la troïka de son amant, le grand-duc André Pétrovitch :

« J’avais à ma disposition la troïka de mon amant à laquelle étaient attelés les trois plus beaux chevaux de toute la Russie. Ils étaient aussi blancs que la neige et on les estimait un million pièce. Leurs queues traînaient presque jusqu’à terre. Ils allaient comme le vent et le cocher qui les guidait était le plus gros que l’on sût voir. »

Dès l’enfance, Elvire eut un esprit délié et une mémoire remarquable. Elle n’a jamais été croyante, mais n’a jamais cessé d’être superstitieuse. Ses rêves ont toujours été tournés vers les choses de l’amour. C’est ainsi qu’enfant, elle rêvait d’épingles, de pieux ou de barrières, ce qui, au témoignage d’une certaine école, indique des destinées charnelles nettement accusées.

Son premier amant fut un médecin, homme marié, à la fois très gentil et très débauché. Il la prit alors qu’elle avait quinze ans. Il en avait trente-six. Elle était légèrement malade et il était venu pour lui donner des soins. C’était un de ces hommes maigres qui connaissant tous les raffinements de l’amour, corrompent l’esprit des femmes sans savoir s’en faire aimer sincèrement. Leur liaison débuta par un scandale, car la mère d’Elvire découvrit le pot aux roses et le suborneur fut poursuivi et ne s’en tira que grâce à la déposition d’Elvire qui affirma devant les juges que l’accusé ne l’avait pas eue vierge. Il fut acquitté et lui en garda une vive reconnaissance.

Le premier pas étant fait, voilà Elvire livrée à l’éducation dépravée de ce Georges, le médecin. Il lui inculque le goût des femmes et elle est devenue une tribade avérée.

Pendant l’hiver de 1913, il l’emmena à Monte-Carlo où il la laissa seule, ayant dû revenir précipitamment à Paris. C’est au Casino que le vieux Replanoff, le premier avocat de Pétrograde, qui était alors Saint-Pétersbourg, la remarqua et lui conseilla de le suivre en Russie.

« Vous serez heureuse, lui disait-il. Vous remplacerez ma fille qui est morte et à qui vous ressemblez. Venez, vous n’aurez rien à désirer. Vous serez comme une reine. Je vous traiterai comme ma fille. »

Et respectueusement mais passionnément, il lui baisait le bout des doigts.

Replanoff partit le premier, et comme Georges tardait à revenir, Elvire se décida à partir pour la Russie. Elle alla prendre son billet à la Compagnie des Wagons-Lits ; mais elle était et paraissait si jeune qu’elle dut obtenir le consentement préalable de son père auquel le vieux Replanoff écrivit une lettre qui est un monument d’hypocrisie car, aussitôt qu’Elvire fut à Pétrograde, il la vendit à une compagnie de débauchés dont il faisait partie et elle devint la maîtresse du grand-duc André Pétrovitch. Elle passa sept mois en Russie et, de ce séjour chez les Moscovites, elle me parla une fois de la façon suivante :

« Le grand-duc, mon amant, avait vingt-six ans. Il était très beau. Je n’ai jamais vu d’homme aussi beau ni aussi brutal. Il aimait les femmes et les garçons. Il était plus dépravé que Georges en ce sens que la cruauté dominait tous ses scrupules et l’orgueil le faisait presque délirer. Les femmes, Françaises pour la plupart, qui étaient les maîtresses des autres débauchés, n’étaient ni jeunes, ni séduisantes. C’étaient uniquement, d’après ce qui me parut, des femmes d’affaires qui se prêtaient à tout ce qu’une imagination dépravée à l’extrême pouvait suggérer à leurs amants. La plus jolie était une Russe. C’était aussi la plus lascive et ses goûts s’accordaient avec ceux des hommes qui nous entouraient. Elle avait une capacité d’estomac inimaginable, aussi bien pour la nourriture que pour la boisson et je n’ai jamais vu de femme pouvant boire autant de champagne qu’elle.

« Je me souviens d’une orgie chez le général Breziansko ; il y avait là une cinquantaine de convives, parmi lesquels deux grands-ducs et, lorsqu’on eut fait se retirer les domestiques, cette jeune Russe, après s’être mise en l’état de pure nature et semblable à une bacchante échevelée et frénétique, passa sous la table et donna à ceux qui lui plaisaient, hommes ou femmes, l’occasion de manifester la vivacité de leurs sensations, de façon à déchaîner la joie de l’assistance.

« Mais j’avais horreur de cette vie où le repos, la tendresse et la douceur ne tenaient aucune place. Sans une amie que je m’étais faite, une danseuse de restaurant, Française de vingt-huit ans, je n’aurais pu rester un mois en Russie. Elle était en secret la maîtresse du vieux général Breziansko qui, devenu gâteux, et donnant dans une dévotion à la fois démesurée et incertaine, confondait à son propre usage ce que disent les Évangiles à propos de la résurrection de la chair et ce qu’ils racontent touchant la Flagellation. »

La brune Georgette, si tendre avec Elvire qui était la vrille, devenait un vrai démon quand il s’agissait de cingler la vieille peau du général Breziansko et elle mettait à bien remplir cet office un soin d’autant plus minutieux que chaque fois que la réussite couronnait ses efforts, elle touchait une somme équivalente à vingt-cinq mille francs de notre monnaie ; mais l’événement était rare, nonobstant quoi ce vieux tambour de Breziansko n’en était pas moins généreux et Georgette se trouvait satisfaite de sa condition.

Il n’en était pas de même d’Elvire qui maigrissait et souffrait impatiemment les atteintes que son amant et ses amis portaient à son orgueil. Ce qui l’irritait davantage encore, c’est qu’aucun dîner au restaurant ne se terminait sans quelque épouvantable dispute, où gérants, maîtres d’hôtels, Français pour la plupart, étaient traités d’une manière à révolter Elvire qui essayait de se consoler grâce à l’amour de Georgette et aussi en dessinant des fleurs, de petits cochons, des chevaux qu’elle enluminait ensuite et qui lui servaient de papier à lettres, ce qui faisait l’admiration du vieux Replanoff qui venait la voir quelquefois et s’écriait :

« Elle peint comme ma fille. Je te l’ai dit, Elvire, tu lui ressembles d’une façon miraculeuse. C’est pourquoi je veille sur toi comme un père et t’ai introduite dans la meilleure société de la Russie. »

Elvire s’échappe un jour, le cœur un peu gros de quitter son bel appartement de la Pentelemongkasa. Mais elle n’en pouvait plus et elle avait beaucoup maigri. Georgette seule était au courant de la fuite. À la frontière, nouvelle histoire. On ne voulait pas la laisser passer, son passeport n’étant pas en règle. Par fortune, elle aperçut sur le quai un officier qu’elle avait rencontré à Pétrograde. Celui-ci aplanit toutes les difficultés et, en débarquant à la gare du Nord, Elvire ne regrettait plus que des chants étranges et nostalgiques entendus, elle ne savait plus où en Russie, dans un restaurant, ou bien à la campagne et les trois chevaux blancs de neige, rapides comme le vent, et que le plus gros cocher de toute la Russie menait à bras toujours tendus.

Georges la reçut comme fut accueilli l’enfant prodigue et, par l’entremise d’un de ses amis, la fit débuter dans un music-hall où elle prit l’habitude de porter monocle. Elle y rencontra une petite figurante, Mavise Baudarelle, dont les parents étaient marchands de vins, boulevard Montparnasse[1], où elle prit pension, et Mavise Baudarelle fit son bonheur jusqu’au jour où un jeune peintre russe de bonne famille, Nicolas Varinoff, l’enleva à la famille Baudarelle. Nicolas Varinoff partageait son temps entre sa sœur, la princesse Teleschkine, et sa maîtresse Elvire, avec laquelle il s’installa dans un atelier de la rue Maison-Dieu. Quand Nicolas était chez sa sœur, Elvire peignait avec une fantaisie délicate et non sans force, des bouquets éclatants où paraissaient des marguerites aux pétales noires et cette vie qu’animaient l’art, l’amour, la danse à Bullier et le cinéma, continua jusqu’au moment de la déclaration de guerre.

Au reste, l’année 1914 commença par une gaîté folle. Comme au temps de Gavarni, l’époque fut dominée par le Carnaval. La danse était à la mode, on dansait partout, partout avaient lieu des bals masqués. La mode féminine se prêtait si bien au travesti que les femmes déguisaient leurs cheveux sous des couleurs éclatantes et délicates qui rappelaient celles des fontaines lumineuses qui m’étonnèrent, quand j’étais enfant, à l’exposition de 1889. On aurait dit encore des lueurs stellaires et les Parisiennes à la mode avaient droit, cette année, qu’on les appelât des Bérénices, puisque leurs chevelures méritaient d’être mises au rang des constellations.

Tout naturellement les bals de l’Opéra avaient ressuscité. Et la plaisanterie grivoise du premier de ces nouveaux bals de l’Opéra où chaque femme recevait une boîte fermée à clef, tandis que chaque homme recevait une clef, à charge pour lui de trouver la serrure de sa clef, paraissait d’excellent augure pour la gaîté générale. La vie semblait devenir légère et peut-être plus tard, quand avec le tango, la maxixe, la furlana, la guerre et ses « bombes funèbres » seront oubliées, dira-t-on de l’époque pacifique de l’an 1914, comme dans la célèbre lithographie de Gavarni : « Il lui sera beaucoup pardonné parce qu’elle a beaucoup dansé. »

D’ailleurs, il manquait aux travestissements de 1914 un artiste comme Gavarni, qui en dessina tant, les inventant, sans rien emprunter à personne.

Il n’existait, en 1914, aucun type particulier à notre temps comme les Débardeurs, les Dominos, les Pierrots, les Pierrettes, les Postillons, les Bayadères, les Chicards, dont un poète ferait vite des personnages comparables aux masques de la Comédie italienne et qui méritent qu’on ne les abandonne point.

Pour créer de nouveaux masques, il aurait fallu un nouveau Gavarni.

Son chef-d’œuvre fut le Débardeur, qui est surtout un travesti féminin délicieusement équivoque et dont il a suffisamment souligné le caractère dans cette légende à propos d’un débardeur femme lutinant Pierrette, qui lui crie : « Va donc… singulier masculin ! », en quoi se résume peut-être la fantaisie insolente de tout le XIXe siècle.

Il aurait fallu aussi, pour la nouvelle joie de l’époque, inventer un nouveau cancan, l’ancien ayant été amené par la Goulue, Rayon d’Or, Grille d’Égout, Valentin le Désossé et par la dévotion de grands peintres comme Toulouse-Lautrec et Seurat au rang des danses hiératiques.

Il aurait fallu quelque chose qui répondît au cancan du temps de Gavarni, à ce jeune cancan dont les différences avec le cancan du Moulin Rouge sont bien marquées si on compare par exemple le tableau de Seurat, le Chahut, au monologue beaucoup plus ancien, intitulé :

Mémoires de Mlle Fifine, ex-blanchisseuse (paroles de J. Choux, musique de Javelot) :

La chahutte et la cancanska,
Dont j’connais les poses intimes,
Avec redowe et mazurka
M’font faire bien des victimes (bis).

« Oh ! la mazurka !… danse pleine d’abandon et qui montre une femme telle qu’elle est… gracieuse toujours, balançant la basque sur la hanche et se cambrant comme une Andalouse de Mossieu Monpou (elle chante) : « Avez-vous vu dans Barcelone une Andalou… » La polka a bien aussi son charme ; mais parlez-moi du cancan, de la cancanska, vulgairement appelée quadrille. C’est là que je suis à mon aise (criant) : En avant deux ! (Musique, elle figure quelques pas de cancan). Y a-t-il rien de plus échevelé, de plus séduisant ? Il n’y a jamais trop de place pour moi (elle figure ce qui suit) : je passe, repasse, balance et tourne sur pivot, ne levant toujours la jambe qu’à une hauteur raisonnable… pour ne pas tomber. Si l’on rit, je recommence de plus belle et finis toujours par me rattraper… (criant) à la queue du chat !

« Et puisque la danse est le pas de charge de l’amour, elle doit aussi conduire au mariage. Dansons donc en attendant mieux (au refrain). »

S’il manquait en 1914 l’imagination de Gavarni pour inventer de nouveaux travestissements, il manquait aussi le don d’observation de Gavarni pour noter en légendes point trop courtes les mille réflexions de ceux qui s’amusaient. En 1914, comme aujourd’hui du reste, on ne goûte que les légendes brèves ou plutôt personne ne sait plus en faire de longues.

J’ai noté dans les lithos de Gavarni quelques légendes qui se rapportent à ce monde des bals, à ces balochards, à ces débardeurs, ces chicards qu’il avait inventés et qui ont aussi le mérite d’évoquer un peu pour moi ces bals de 1914 qu’aucun artiste observateur n’a fixés :

Un chicard à un débardeur :

« Lilie ! Lilie !… rien ne te dit donc que c’est moi, Lilie ? »

Un patron de lavoir à un débardeur :

« Dachu ! Dachu ! tu m’ennuies !

— Non, Norinne, c’est toi qui t’ennuies. »

La mère du débardeur :

« Malheureuse enfant ! qu’as-tu fait de ton sexe ? »

Deux débardeurs :

« Y en a-t-i des femmes, y en a-t-i !… et quand je pense que tout ça mange tous les jours que Dieu fait ; c’est ça qui donne une crâne idée de l’homme ! »

Le mari :

« Monter à cheval sur le cou d’un homme qu’on ne connaît pas, t’appelle ça plaisanter, toi ! »

Mari-pierrot à sa femme débardeur :

« Qui est plus à plaindre au monde qu’un homme uni à un débardeur ?

— C’est une femme en puissance de Pierrot. »


Domino à un jeune homme qui courtise une femme masquée :

« C’est vieux et laid, mon cher ; tu es floué comme dans un bois. »


Deux dominos à un chiffonnier :

« Qu’est-ce que tu peux venir chercher par ici, philosophe ?

— Je ramasse toutes vos vieilles blagues d’amour, mes colombes : on en refait du neuf. »


Le débardeur homme. — Ne me parlez pas des hommes en carnaval pour s’amuser : heureusement, moi, la mienne est mariée : on me la tient.

Le postillon. — Moi, la mienne est mariée aussi, mais avec moi… ça fait que je la tiens moi-même.

Un domino qui passe. — Je les tiens tous les deux… Ils vont me le payer.


« Eh bien ! on dit que certain colonel se marie… te voilà veuve, ma pauvre bayadère.

— Hélas, oui, mon pauvre baron, et ta femme aussi. »


Deux débardeurs, homme et femme :

« Agathe et toi, mon vieux Ferdinand, ça ne sera pas long ; cette petite-là est trop rouée pour toi parce que t’es plus roué qu’elle… et pour que ça dure faut toujours qu’un des deux pose d’abord. »


Deux débardeurs, homme et femme :

« Voyons si tu te souviens ! numéro ?

— Dix-sept.

— Rue ?

— Christine.

— Madame ?

— Bienveillant… et il y a un bilboquet à la sonnette. »


Débardeur au pierrot :

« Eh ! bien non, Monsieur, non ! ces manières-là ne peuvent pas me convenir ! vous menez une conduite beaucoup trop dissipée ! »


Deux débardeurs, homme et femme :

« J’ai cancanné que j’en ai pus de jambes, j’ai mal au cou d’avoir crié… et bu que le palais m’en ratisse…

— Tu n’es donc pas un homme ? »


Deux débardeurs, homme et femme :

« On va pincer son petit cancan, mais bien en douceur… faut pas désobliger le gouvernement. »


Eunuque à une canotière :

« Tel que tu me vois, Chaloupe, c’est moi qui soigne les chameaux du Grand Turc.

— Et tu gagnes à ça ?

— Quelques sequins, Chaloupe, et les satisfactions d’un cœur pur.

— Et nourri. »


Débardeur homme à un jeune homme en redingote :

« On rit avec vous et tu te fâches… en voilà un drôle de pistolet ! »


Mousquetaire à une jeune femme que l’on coiffe :

« C’est comme ça que t’es prête, toi ?

— Ne m’en parle pas ! C’est ce nom de nom de merlan-là qui n’en finit jamais. »


Débardeur-femme à un petit jeune homme en redingote :

« Va dire à ta mère qu’a te mouche. »


Quand Gavarni se rendait à l’Opéra, il disait : « Je vais à ma bibliothèque », et, à force de voir danser, il en était venu à considérer l’amour même comme une danse, et le mot que nous a conservé Goncourt et par lequel Gavarni voulait exprimer le sens d’aimer avec la tête, avec l’imagination, ce mot si expressif de ginginer, qui mériterait qu’on le conservât, ne ressemble-t-il pas au terme argotique guincher, qui signifie danser ?

Il manquait donc un Gavarni en 1914, mais les danseurs et les danseuses ne manquent pas.

Dans un petit théâtre, quelques mois avant la guerre, j’ai vu danser la furlana (prononcer fourlana), que les danseurs, avant de la danser, qualifièrent de danse du pape ; c’étaient des pas si lascifs que le pape serait bien étonné d’être mentionné à ce propos. Et tandis que la danseuse presque nue, plus que nue, atrocement nue, car le cache-sexe de cette jolie fille la faisait ressembler aux Vénus orthopédiques, ballait avec son cavalier, je pensais à cette scène gracieuse des Mémoires où Casanova dansait la forlane à Constantinople. Et cette jolie page dont je me souvenais, mieux que les histrions que j’avais sous les yeux, me montrait la danse vénitienne sinon recommandée, du moins évoquée par le pape Pie X comme un sûr remède au tango : cette danse vénérieuse et merveilleuse, qui semble née sur un transatlantique et qui pour moi évoque cette devise que j’avais choisie au début de ma vie d’écrivain tango non tangor, j’ai eu depuis des raisons pour y renoncer, adoptant une devise plus éclatante : « J’émerveille ». Mais revenons à la jolie page casanovienne sur la forlane :

« Peu de jours après, je trouvai chez le bacha Osman mon Ismaïl-effendi à dîner. Il me donna de grandes marques d’amitié, et j’y répondis, glissant sur les reproches qu’il me fit de ne pas être allé déjeuner avec lui depuis tant de temps. Je ne pus me dispenser d’aller dîner chez lui avec Bonneval, et il me fit jouir d’un spectacle charmant : des esclaves napolitains des deux sexes représentèrent une pantomime et dansèrent des calabraises. M. de Bonneval ayant parlé de la danse vénitienne appelée forlana, et Ismaïl m’ayant témoigné un vif désir de la connaître, je lui dis qu’il m’était impossible de le satisfaire sans une danseuse de mon pays et sans un violon qui en sût l’air. Sur cela, prenant un violon, j’exécutai l’air de la danse ; mais, quand même la danseuse aurait été trouvée, je ne pouvais point jouer et danser tout à la fois.

Ismaïl, se levant, parla à l’écart à un de ses eunuques, qui sortit et revint peu de minutes après lui parler à l’oreille. Alors l’effendi me dit que la danseuse était trouvée ; je lui répondis que le violon le serait aussi bientôt, s’il voulait envoyer un billet à l’hôtel de Venise, ce qui fut fait à l’instant. Le baïle Dona m’envoya un de ses gens, très bon violon pour le genre. Dès que le musicien fut prêt, une porte s’ouvre et voilà une belle femme qui en sort, la figure couverte d’un masque de velours noir, tels que ceux qu’à Venise on appelle Moretta. L’apparition de ce beau masque surprit et enchanta l’assemblée, car il est impossible de se figurer un objet plus intéressant, tant pour la beauté de ce qu’on pouvait voir de sa figure que pour l’élégance des formes, l’agrément de sa taille, la suavité voluptueuse des contours et le goût exquis qui se voyait dans sa parure. La nymphe se place et nous dansons ensemble six forlanes de suite.

J’étais brûlant et hors d’haleine ; car il n’y a point de danse nationale plus violente ; mais la belle se tenait debout, et, sans donner le moindre signe de lassitude, elle paraissait me défier ; à la ronde du ballet, ce qui est le plus difficile, elle semblait planer. L’étonnement me tenait hors de moi, car je ne me souvenais pas d’avoir jamais vu si bien danser ce ballet, même à Venise.

Après quelques minutes de repos, un peu honteux de la lassitude que j’éprouvais, je m’approche d’elle et lui dis : Ancora sei, e poi basta, se non volete vedermi morire. Elle m’aurait répondu si elle avait pu, mais elle avait un de ces masques barbares qui empêchent de prononcer un seul mot. À défaut de la parole, un serrement de main que personne ne pouvait voir me fit tout deviner. Dès que les six secondes forlanes furent achevées, un eunuque ouvrit la porte et ma belle partenaire disparut. »

Nous avions donc les danses en 1914, mais il manquait, avec le Gavarni, les Lévêques, les Seymour, les la Batut.

Toutefois, il faut ajouter que le bal de l’Opéra de 1914 a grandement attiré l’attention des peintres et beaucoup de ceux que je connais y allèrent.

Époque de bals et de mascarades ! l’époque était légère ; on ne danse jamais plus que dans le temps des révolutions et des guerres et quel singulier poète a donc inventé ce lieu commun véritablement prophétique : danser comme sur un volcan ?

Le type le plus caractéristique de cette époque de bals et de ballets russes, ce fut incontestablement Elvire que je revois à Bullier, avec ses cheveux lilas, ses fourrures blanches et son monocle ; on l’appelait la vrille et nul doute que cet accoutrement, chevelure lilas, monocle et fourrure blanche, ne se fût généralisé l’an suivant, si la guerre n’était venue. Un Gavarni eût peut-être surgi et nous aurions eu au bal de l’Opéra de délicieuses Vrilles comme au temps de Gavarni il y avait de charmants débardeurs.

Je la revois encore danser à Bullier, le jeudi et le dimanche, tandis que le Dr Mardrus admirait la fête en savourant une glace et que M. et Mme Robert Delaunay, peintres, opéraient la réforme du costume.

L’orphisme simultané produisait à Bullier des nouveautés vestimentaires qui n’étaient pas à dédaigner. Elles eussent fourni à Carlyle un curieux chapitre du Sartor Resartus.

M. et Mme Delaunay étaient des novateurs. Ils ne s’embarrassaient pas de l’imitation des modes anciennes et, comme ils voulaient être de leur temps, ils ne cherchaient point à innover dans la forme de la coupe des vêtements, suivant en cela la mode du jour ; mais ils cherchaient à influencer en utilisant des matières nouvelles infiniment variées de couleurs.

Voici, par exemple, un costume de M. Robert Delaunay : veston violet, gilet beige, pantalon nègre. En voici un autre : manteau rouge à col bleu, chaussettes rouges, chaussures jaune et noir, pantalon noir, veston vert, gilet bleu de ciel, minuscule cravate rouge.

Voici la description d’une robe simultanée de Mme Sonia Delaunay Terck : tailleur violet, longue ceinture violette et verte et, sous la jaquette, un corsage divisé en zones de couleurs vives, tendres ou passées, où se mêlent le vieux rose, la couleur tango, le bleu nattier, l’écarlate, etc., apparaissant sur différentes matières, telles que drap, taffetas, tulle, pilou, moire et poult de soie juxtaposés.

Tant de variété méritait de n’avoir point passé inaperçue. Elle mettait de la fantaisie dans l’élégance.

Et si, en se rendant à Bullier, on ne les voyait pas aussitôt, on savait que les réformateurs du costume se tenaient généralement au pied de l’orchestre, d’où ils contemplaient non sans mépris les vêtements monotones des danseurs et des danseuses.

Elvire les intriguait à cause de son monocle et de ses cheveux aux couleurs changeantes, mais elle refusa toujours de se lier avec eux, préférant passer son temps à danser avec Mavise.

Nicolas Varinoff les menait aussi parfois dans les bals-musettes ; celui des Gravilliers, où les musiciens se tenaient sur un petit balcon ; le Bal de la Jeunesse, rue Saint-Martin, dont le patron avait une si belle collection de lingues qu’il donnait en prime à ses clients ; celui d’Octobre, rue Sainte-Geneviève, et qui appartenait en 1914 à M. Vachier ; le Petit Balcon, qui s’ouvrait dans une impasse près de la Bastille ; le bal de la rue des Carmes ; la Fauvette, rue de Vanves, et le Boulodrome de Montmartre, endroit charmant où la musique était, à mon gré, plus plaisante que celle de M. Strauss.

La guerre assassina tous ces « rendez-vous de noble compagnie » auxquels aujourd’hui Elvire ne pense jamais sans éprouver une tendre mélancolie.

La guerre éclata donc, brisant comme verre cette vie adorable et légère.

Nicolas Varinoff fut extrêmement frappé par l’événement imprévu et, peu de jours après la Marne, il déclarait à Elvire, qui se pressait contre lui caressante comme une chatte, que le temps de l’amour était interrompu et que les occupations qui l’entraînaient particulièrement durant la nuit ne seraient reprises, en ce qui le concernait, qu’à la fin des hostilités. Mais comme Elvire n’accordait à la guerre qu’un intérêt médiocre, cette décision lui parut incohérente et, au firmament de leur liaison, le dédain se prit à monter comme une lune rousse.

  1. L’appellation édilitaire est boulevard du Montparnasse.