La Femme affranchie/Quatrième partie/Chapitre I
CHAPITRE I.
APPEL AUX FEMMES, APOSTOLAT, PROFESSION DE FOI, ETC.
I
APPEL AUX FEMMES.
Femmes de Progrès, c’est à vous que j’adresse la dernière partie de ce livre. Prêtez l’oreille à mes paroles au nom du bien général, au nom de vos filles et de vos fils.
Vous dites : les mœurs se corrompent ; les lois, en ce qui concerne notre sexe, ont besoin d’une réforme.
C’est vrai : mais pensez-vous que constater le mal, suffise pour le guérir ?
Vous dites : tant que la femme sera mineure dans la Cité, l’État, le Mariage, elle le sera dans l’atelier social, elle sera forcée de vivre de l’homme : c’est à dire de l’avilir en s’abaissant elle-même.
C’est vrai : mais croyez-vous que, constater ces choses, suffise pour remédier à notre abaissement ?
Vous dites : l’éducation que reçoivent les deux sexes est déplorable au point de vue de la destinée de l’humanité.
C’est vrai : mais croyez-vous qu’affirmer cela, suffise pour améliorer, transformer les méthodes d’éducation ?
Est-ce que les paroles, les plaintes, les protestations peuvent changer quelque chose ?
Ce n’est pas se lamenter qu’il faut : c’est agir.
Ce n’est pas seulement demander justice et réforme qu’il faut : c’est travailler soi-même à la réforme, c’est prouver par ses œuvres qu’on est digne d’obtenir justice ; c’est prendre résolument la place contestée ; en un mot, c’est avoir de l’intelligence, du courage et de l’activité.
Sur qui donc auriez-vous le droit de compter, si vous vous abandonnez vous-mêmes ?
Est-ce sur les hommes ? Votre incurie, votre silence ont en partie découragé ceux qui soutenaient votre Droit ; c’est à peine s’ils vous défendent contre ceux qui, pour vous opprimer, appellent à leur aide toutes les ignorances, tous les despotismes, tous les égoïsmes, tous les paradoxes qu’ils méprisent eux-mêmes lorsqu’il s’agit de leur sexe.
L’on vous insulte, l’on vous outrage, l’on vous nie ou l’on vous plaint, afin de vous asservir, et c’est à peine si vous vous en indignez !
Quand donc aurez-vous honte du rôle auquel on vous condamne ?
Quand donc répondrez-vous à l’appel que des hommes intelligents et généreux vous ont fait ?
Quand donc cesserez-vous d’être des photographies masculines, et vous déciderez-vous à compléter la Révélation de l’humanité, en faisant enfin entendre le Verbe de la Femme dans la Religion, la Justice, la Politique et la Science ?
Que faire ? Dites-vous.
Que faire, Mesdames ? Eh ! Ce que font des femmes de foi. Regardez celles qui ont donné leur âme à un dogme ; elles s’organisent, enseignent, écrivent, agissent sur leur milieu et sur les jeunes générations, afin de faire triompher la foi qui a l’adhésion de leur conscience. Pourquoi n’en faites-vous pas autant ?
Vos rivales écrivent des livres tout empreints de surnaturalisme et de morale individualiste, pourquoi n’en écrivez-vous pas qui portent le cachet du rationalisme, de la Morale solidaire et d’une sainte foi au Progrès ?
Vos rivales fondent des maisons d’éducation, forment des professeurs, afin de s’emparer des générations nouvelles au profit de leurs dogmes et de leurs pratiques, pourquoi n’en faites-vous pas autant au profit des idées nouvelles ?
Vos rivales organisent des ateliers, pourquoi ne les imitez-vous pas ?
Est-ce que ce qui leur est licite, ne vous le serait pas ?
Est-ce qu’un gouvernement qui dit relever des principes de 89 et est issu du droit Révolutionnaire, pourrait avoir la pensée d’entraver les héritières directes des principes posés par 89, tandis qu’il laisserait agir librement celles qui leur sont plus ou moins hostiles ? Aucune de vous n’admet une telle possibilité, n’est-ce pas ?
Que faire !
Vous avez à fonder un journal pour soutenir vos réclamations.
Vous avez à constituer un comité encyclopédique, qui rédige une suite de traités sur les principales branches des connaissances humaines afin d’éclairer les femmes et le peuple.
Vous avez à fonder un Institut polytechnique pour les femmes.
Vous avez à aider vos sœurs ouvrières à s’organiser en ateliers d’après des principes économiques plus équitables que ceux d’aujourd’hui.
Vous avez à faciliter le retour au bien des femmes égarées qui vous demanderont aide et conseil.
Vous avez à travailler de toutes vos forces à la réforme des méthodes d’éducation.
Et, en présence d’une tâche si complexe, vous demandez : que faire ?
Ah ! si vous avez du cœur et du courage, femmes majeures, levez-vous !
Levez-vous ! Et que les plus intelligentes, les plus instruites et celles qui ont du temps et de la liberté constituent l’Apostolat de la Femme.
Qu’autour de cet Apostolat, se rangent toutes les femmes de Progrès, afin que chacune serve la cause commune selon ses moyens.
Et rappelez-vous, rappelez-vous surtout que l’Union fait la force.
II
PROFESSION DE FOI.
L’union fait la force, oui ; mais à condition qu’elle soit fondée sur des principes communs, non sur le dévouement à une ou plusieurs personnes. Car les personnes passent et peuvent changer : les principes restent.
Donc votre noyau de cristallisation, Mesdames, doit être moins l’Apostolat que les principes qu’il professe, que son Credo, sa profession de foi ; car il lui en faut une pour rallier les intelligences et les cœurs, et les diriger vers un but unique.
Permettez-moi, Mesdames, d’essayer ici l’ébauche de ce Credo, que nous diviserons en six titres et vingt quatre articles.
1o La loi de L’humanité est le progrès.
2o Nous nommons Progrès le développement de l’individu et de l’espèce en vue de la réalisation d’un idéal de Justice et de bonheur, idéal de moins en moins imparfait et qui est le produit des facultés humaines.
3o La loi de Progrès n’est pas purement fatale, comme les lois du monde ; elle se combine avec notre loi propre ou libre-arbitre ; d’où il résulte que l’humanité peut, pendant un certain temps, comme l’individu, demeurer stationnaire et même rétrograder.
4o Chacun de nous est un ensemble de facultés destinées à former une harmonie sous la présidence de la Raison ou principe d’ordre.
5o La Raison reconnaît à chacune des facultés le droit de s’exercer en vue du bien de l’ensemble, et dans la mesure du droit égal posé par les autres facultés.
6o Chacun de nous a pour aiguillon de ses actes le désir du bien-être et du bonheur, et doit se proposer pour fin le triomphe de notre liberté sur ce que les lois générales de l’univers ont de blessant pour notre organisme ; et, dans l’ordre moral, le triomphe sur la tendance incessante de nos instincts égoïstes à se sacrifier les instincts plus élevés de la Justice et de la Sociabilité.
7o La destinée de l’individu s’accomplit par le développement de ses facultés, le travail, la Liberté dans l’Égalité.
8o La souffrance n’est qu’un désaccord mis en nous ou par notre faute, ou par celle d’un mauvais milieu, ou par la solidarité du sang. C’est un produit de notre insuffisance, de nos erreurs ou de celles de nos prédécesseurs dans la vie.
9o La souffrance et le mal sont des stimulants au Progrès, par la lutte qu’on soutient pour en guérir et en garantir soi et ses successeurs : si l’on ne souffrait pas, l’on ne progresserait pas, parce que rien ne tiendrait en éveil et en action l’intelligence et les autres facultés.
10o Se résigner à la souffrance qu’on peut éviter sans commettre le mal moral, c’est affaiblir son être ; c’est un mal, une erreur ou une lâcheté.
llo S’imposer des souffrances, excepté celles que nécessite la lutte contre l’exagération des penchants, est un acte de folie qui tend à désharmoniser notre être, et le rend impropre à remplir sa fonction dans l’humanité.
12o Le mal et le bien, dans le sens moral, ne sont pas des substances, des êtres en soi, mais l’expression de rapports jugés vrais ou faux entre l’acte de notre libre-arbitre et l’idéal du bien posé par la conscience.
13o L’âme d’une nation, c’est le Bien et le Juste : ce qui est prouvé par ces deux faits : chute des civilisations et des empires par l’affaiblissement du sens moral ; décadence, par ce seul fait, malgré le progrès littéraire, artistique, scientifique et industriel.
14o L’affaiblissement du sens moral est le résultat de l’absence d’un idéal élevé du Bien et de la Justice, et produit la prédominance croissante des facultés égoïstes sur les facultés sociales.
15o La lutte est en nous par la constitution même de notre être, parce qu’il y a antagonisme entre les instincts qui tendent à notre satisfaction propre, et ceux qui nous relient à nos semblables ; parce que, d’autre part, les premiers nous sont donnés dans toute leur âpre vigueur, tandis que les autres ne nous sont donnés qu’en germe pour que nous ayons la gloire de nous élever nous-mêmes de l’animalité à l’Humanité. De ces faits, il résulte que la vertu, c’est à dire l’exercice du libre-arbitre et de la force morale contre les empiétements des facultés égoïstes, est et sera toujours nécessaire pour les maintenir dans leurs limites légitimes, et les empêcher d’opprimer les facultés supérieures.
16o L’humanité est une. Les races et nations qui la composent n’en sont que les organes ou éléments d’organe, et elles ont leur tâche spéciale. L’idéal moderne est de les relier dans une intime solidarité, comme sont reliés entre eux les organes d’un même corps.
17o L’humanité est elle-même l’auteur de son Progrès, de sa Justice, de son idéal qu’elle perfectionne à mesure qu’elle devient plus sensible, plus rationnelle et comprend mieux l’univers, ses lois et elle-même.
18o L’étude attentive de l’histoire de notre espèce nous montre que la destinée collective de l’Humanité est de s’élever au dessus de l’animalité, en cultivant les facultés qui lui sont spéciales, et de créer en même temps les arts, les sciences, l’industrie, la Société, afin d’assurer de plus en plus et à un nombre toujours plus grand, la liberté, les moyens de se perfectionner et le bien-être.
19o L’histoire nous dit encore que le Progrès est en raison du degré de liberté, du nombre des libres et de la pratique de l’Égalité. D’où il résulte que la Liberté individuelle dans l’Égalité sociale est un droit imprescriptible, le seul moyen de donner à chaque individu puissance d’accomplir sa destinée qui est un élément de la destinée collective : Voilà pourquoi la France depuis 89 se propose pour idéal le triomphe de la Liberté et de l’Égalité.
20o Les deux sexes, étant d’espèce identique, sont, devant la Justice, et doivent être devant la loi et la Société, parfaitement égaux en Droit.
21o Le couple est une Société formée par l’Amour ; une association de deux êtres distincts et égaux, qui ne sauraient s’absorber, devenir un seul être, un androgyne.
22o La femme n’a pas à réclamer ses droits en tant que femme mais uniquement comme personne humaine et membre du corps social.
23o La femme doit protester en tant qu’épouse, personne humaine et citoyenne contre les lois qui la subordonnent, et revendiquer ses droits jusqu’à ce qu’on les ait reconnus.
24o Ce que quelques-uns ont nommé l’émancipation de la femme dans l’Amour, est son esclavage, la perte de la civilisation, la dégénérescence physique et morale de l’espèce. La femme, tristement émancipée de cette manière, bien loin d’être libre, est l’esclave de ses instincts, et l’esclave des passions de l’homme.
Quelqu’incomplète et imparfaite que soit cette profession de foi provisoire, si vous vous groupiez autour d’elle, Mesdames, vous redonneriez un idéal à votre sexe qui se corrompt et conduit l’autre à l’abîme.
Vous imprimeriez à l’éducation un cachet de Justice, d’unité, de rationalité qu’elle n’a jamais eu jusqu’ici.
Vous agrandiriez et transformeriez la Morale.
Pénétrées d’une vive foi en la solidarité humaine, vous travailleriez sérieusement à la réforme des mœurs.
Au lieu de mépriser les égarés des deux sexes, vous emploieriez tout pour les remettre dans la droite voie ; car pas un de nous ne peut se croire innocent, tant qu’il y a des coupables.
Vous moraliseriez le travail et les travailleuses.
En un mot, vous prouveriez par vos œuvres, que vous êtes dignes de jouir des droits que vous revendiquez ; et vous fermeriez la bouche à ces insipides babillards qui déblatèrent en vers et en prose contre l’activité de la femme, la capacité de la femme, la science de la femme, la rationalité et l’esprit pratique de la femme.
Mille ans de dénégations ne valent pas contre eux, croyez-moi, Mesdames, cinq années bien remplies de travaux utiles et de dévouement actif.
III
COMITÉ ENCYCLOPÉDIQUE.
Revenons, Mesdames, sur quelques-unes des œuvres collectives que je vous ai signalées, et parlons tout d’abord du Comité Encyclopédique.
Le but de ce Comité devrait être de vulgariser les connaissances acquises jusqu’ici par l’Humanité en se conformant à la doctrine générale esquissée dans le paragraphe précédent.
Le Comité se composerait d’un nombre illimité de femmes, cultivant chacune quelque spécialité artistique, scientifique, littéraire ; elles se classeraient en autant de sections qu’il y aurait de branches de connaissances à traiter, et les membres de chaque section s’entendraient entre elles pour se diviser le travail.
Les membres du Comité ne perdraient pas de vue que leurs ouvrages s’adressent à la classe des lecteurs peu ou point instruits ; que, conséquemment, elles doivent se préserver du style scientifique, s’exprimer simplement, méthodiquement, et ne pas laisser sans définition très claire les termes techniques dont elles seraient parfois obligées de se servir.
Le travail individuel achevé, devrait venir celui de la section qui l’examinerait quant au fond ; puis celui du Comité réuni qui n’aurait à s’occuper que de la clarté, dont il pourrait mieux juger que les spécialités, trop habituées au langage de la science qu’elles cultivent pour s’apercevoir suffisamment quand il ne peut être compris de tous.
Outre ce rôle de public d’épreuve, le Comité devrait veiller scrupuleusement à ce que l’auteur respecte les principes généraux qui sont la base de la profession de foi. Ainsi par exemple, un auteur qui traiterait de la formation de notre globe et des manifestations successives de la vie sur la planète, ne devrait pas s’écarter de la méthode rationnelle, et ne pourrait, en conséquence, présenter un créateur posant les assises de la terre et soufflant la vie dans des narines quelconques. Un auteur qui traiterait d’histoire universelle, n’aurait pas à subordonner les grands faits de l’humanité à la venue et à la mission d’un homme, comme l’a fait Bossuet ; mais à faire ressortir la loi de Progrès, à tout subordonner au développement de la Justice et des facultés qui noua sont spéciales. Le Comité devrait bien comprendre qu’il n’est pas là pour continuer le passé, pour expliquer les faits par l’inconnu, mais pour préparer l’avenir et expliquer les faits par les lois qui n’en sont que la généralisation.
L’ouvrage, approuvé par le Comité, serait livré à l’impression et porterait en tête du titre : Comité des femmes du Progrès ; et, au dessous du titre, le nom de l’auteur ou des auteurs.
En s’organisant et travaillant de cette manière, en livrant au meilleur compte possible leurs traités, les femmes, en peu d’années, auraient fait une encyclopédie populaire qui réformerait la Raison, développerait le sens moral du peuple et de leur sexe, vulgariserait, ferait aimer les principes du monde moderne que le monde ancien tâche d’étouffer. En agissant ainsi, les femmes instruites feraient plus pour le Progrès, plus contre les révolutions sanglantes, les désordres qui les accompagnent et les réactions qui les terminent, que toutes les mesures de répression qui sont si fort du goût masculin et dont le résultat infaillible est une nouvelle tempête.
Outre l’avantage immense de rendre possible une encyclopédie rationnelle et populaire à bon marché, le Comité offrirait à ses membres le moyen de s’instruire. Bien peu d’entre nous ont des connaissances générales suffisantes, quelque fortes d’ailleurs que nous soyons sur une spécialité : notre éducation a été si défectueuse ! Dans le sein du Comité, chacune agrandirait sa propre sphère en agrandissant celle de ses compagnes ; les travaux particuliers en vaudraient mieux, parce que toutes les connaissances se tiennent. Ainsi en se dévouant à l’éducation nationale, les membres du Comité compléteraient la leur.
IV
INSTITUT.
Nous réclamons le doublement des lycées, des écoles spéciales : mais la routine est si tenace, les préjugés si grands, qu’il se passera bien du temps, peut-être, avant qu’on ait fait droit à nos légitimes réclamations ; il faut donc nous passer des hommes jusqu’à ce qu’ils aient honte de leur injustice et de leur déraison.
Comment nous y prendrons-nous en ce qui touche l’instruction ?
Nous n’avons qu’une chose à faire ; c’est de fonder un Institut polytechnique pour cultiver les vocations dites exceptionnelles, et former des institutrices d’après les principes modernes.
À cette proposition, plusieurs objections sont faites. Pourquoi, dira-t-on, cultiver chez les femmes des spécialités qui ne peuvent être des professions pour elles ? Vous les exposez à des déboires, à des souffrances. Nous pourrions répondre ; épouse d’un astronome , la mathématicienne partagera ses travaux ; La chimiste, épouse d’un chimiste, lui aidera ; épouse d’un manufacturier, elle lui rendra de grands services.
La physicienne, la mécanicienne, la femme médecin, etc., épouseront de préférence le physicien, le mécanicien, le médecin, et le travail commun donnera des résultats supérieurs.
Nous pourrions encore répondre que la femme dispensée du travail par la richesse ou l’aisance, a toujours du temps de reste ; qu’il est plus sain pour elle de l’employer à la culture d’une science ou d’un art, qu’à courir les magasins, à faire des visites oiseuses, à s’occuper de chiffons ou, pour se préserver des bâillements, à filer quelqu’intrigue avec un amant qui ne l’amuse guère.
Voilà ce que nous pourrions répondre, si nous étions purement utilitaires, mais comme avant l’utilité est le Droit, nous disons :
Les femmes qui ont des vocations, dites exceptionnelles, ont le droit de les cultiver comme les hommes.
Si elles ne se préparaient pas à prendre leur place, si elles ne sentaient pas vivement qu’elles ont le droit de la prendre, si elles ne souffraient pas de leur injuste exclusion, cette place, elles ne l’auraient jamais.
Il faut donc qu’elles souffrent et s’indignent : c’est de là que sortira la reconnaissance de leur Droit.
D’ailleurs la jeune Amérique est là : nous aurons le moyen d’y trouver de l’emploi pour les vocations exceptionnelles. Ce ne sera pas la première fois que la France aura forcé ses enfants à mettre leur intelligence et leur industrie au service d’autres pays.
D’autres nous disent : Ne trouvez-vous donc pas les institutrices suffisamment instruites, que vous voulez en former par d’autres méthodes ? Nous répondons : leur instruction est morcelée, incomplète, littéraire, si l’on veut, mais dépourvue de toute philosophie, de tout point de vue général ; on leur inculque une foule de notions fausses et contradictoires ; elles n’ont pas la fermeté de refuser d’enseigner ce qu’elles ne croient pas, et ménagent des préjugés, qu’au fond du cœur, elles ne partagent point.
L’élève de l’Institut serait, au contraire, une rationaliste, une progressiste, solidement imbue de l’Idéal qu’on lui aurait fait vérifier par l’étude de l’histoire, des religions et des lois ; elle ne dirait que ce qu’elle penserait ; ne ferait pratiquer que ce qu’elle croirait et pratiquerait elle-même. Digne, morale, vraie, autant par principe que par habitude, méthodiquement et philosophiquement instruite, sentant l’importance de la vie, la gravité de son rôle, portant dans tous ses rapports l’idée du Droit et du Devoir, la fille de l’Institut saurait partout remplir la tâche que lui imposent ses aptitudes et son titre de membre de l’humanité.
Ce ne serait pas elle, à la vérité, qui dirait langoureusement et sottement à son mari : toi, rien que toi, toujours toi ; mon enfant c’est encore toi ; car on lui aurait appris que c’est manquer à ce qu’on se doit, que de s’absorber dans un être toujours faible, souvent vicieux et despote ; que ce serait manquer à son devoir envers l’humanité, que de mettre une affection particulière au dessus des affections générales, et de se disposer ainsi à sacrifier la justice et l’univers à un sentiment égoïste.
À l’instruction solide et méthodique, nécessaire à l’institutrice, l’élève de l’Institut joindrait les connaissances anatomiques, physiologiques et hygiéniques si nécessaires à ceux qui dirigent l’éducation, et la meilleure méthode d’enseignement, celle de Frœbel modifiée, par exemple.
Pense-t-on que des institutrices ainsi formées, manqueraient d’occupation ? Je ne le crois pas.
Sur toute la surface de l’Europe, des familles dévouées à l’idée nouvelle, aujourd’hui assez embarrassées pour donner une institutrice à leurs enfants, ne manqueraient pas d’en demander une à l’Institut.
La supériorité de connaissances et de méthode engagerait, d’autre part, une foule de gens à préférer les élèves de l’Institut pour les leçons particulières.
Enfin, les élèves de la maison mère fonderaient en France et à l’étranger des pensions qui ne seraient, par l’esprit et l’enseignement, que des succursales de l’Institut ; pensions dans lesquelles les parents qui partagent notre foi ne manqueraient pas de placer leus filles ; tandis que les parents qui n’ont aucun principe arrêté, et qui forment la grande majorité, y enverraient les leurs à cause de la variété des connaissances, et de la solidité des principes qu’elles y puiseraient.
Toutes ces enfants de l’Institut et leurs élèves formeraient bientôt une pépinière de réformatrices qui régénéreraient la famille, et prépareraient la transformation pacifique de la Société, l’extension du Droit et le progrès de la Justice.
On demande qui formerait le corps enseignant de l’Institut. Nous répondons ; autant que possible, des membres du Comité encyclopédique : car ce qui est important, c’est l’unité de Doctrine.
On dit encore : mais y aura-t-il assez de femmes capables pour remplir cette double tâche ? Nous répondons de nouveau : oui ; car en toute branche des connaissances, sont, parmi nous, des spécialistes distinguées : que toutes ces femmes veuillent, et les choses s’organiseront promptement.
V
JOURNAL.
Depuis quelque temps, dans les rangs des femmes avancées se fait sentir le besoin d’une feuille périodique, non seulement pour soutenir la cause de leur Droit et travailler à la réforme des mœurs et de l’éducation, mais pour créer une critique et une littérature nouvelles, et trouver le placement d’articles sérieux que les journaux masculins, même dirigés par des hommes de Progrès, repoussent de leurs colonnes, dans lesquelles ils admettent les travaux souvent médiocres de gens qui ne sont pas dans le courant de la Réforme.
Nous n’apprécierons pas cette conduite de quelques-uns de ceux qui se disent nos frères : mais puisque beaucoup d’entr’eux nous refusent l’hospitalité, au lieu de nous en lamenter et de nous en étonner, bâtissons-nous une maison qui soit à nous
Pour rendre des services et réussir, le journal ne devrait arborer le drapeau d’aucune secte sociale, et devrait éliminer les questions politiques et religieuses proprement dites : car il ne saurait descendre dans l’arène des passions de sectes et de partis sans nuire à la cause qu’il défendrait.
La rédaction devrait être pénétrée de cette vérité : que la bonne foi, l’honneur, le dévouement se rencontrent sous toutes les bannières ; que l’habitude, l’éducation, les relations de famille nous classent bien plus que notre volonté. C’est en se tenant à ce point de vue élevé, qu’il lui serait possible de rester juste, équitable, et même indulgente envers les personnes, tout en combattant les doctrines erronées.
Le journal devrait être le drapeau d’une nouvelle École fondée, non plus sur le Mysticisme ou la Métaphysique, mais sur la Raison qui déduit nos Droits et nos Devoirs de nos Facultés, de nos besoins, de nos rapports.
L’œuvre de ce journal serait de modifier l’opinion par la critique rationnelle des lois, des institutions, des mœurs qui oppriment la femme ;
De poursuivre, par voie de pétition, les réformes mûres dans les esprits ;
De signaler les faits de misère et de corruption fruits de l’ignorance, de l’oisiveté et de la situation précaire des femmes ;
D’intéresser les particuliers et le gouvernement à des mesures spéciales propres à diminuer l’ignorance et la misère ;
D’élaborer les méthodes d’éducation au point de vue moderne ;
De critiquer les œuvres d’art et de littérature, non pas seulement au point de vue de la forme, car l’art pour l’art est une niaiserie ; mais au point de vue du fond et de la portée morale ;
De rendre compte des ouvrages sérieux ;
De mettre la science à la portée de tous ;
De travailler à l’élaboration de la morale solidaire ;
Enfin, de soutenir la polémique que soulèveraient ses doctrines, en mesurant ses coups sur ceux des adversaires ; car il le faut dans notre spirituel pays de France, où l’on a toujours raison quand on est battant, toujours tort quand on est battu.
Que celles qui me lisent y réfléchissent : si elles veulent sincèrement le triomphe de leur cause, la réforme pacifique de la Société, il faut qu’elles deviennent une puissance ; et elles ne le seront que par un organe périodique de publicité. Un livre, quelque bon et fort qu’il puisse être, ne produit qu’une impression fugitive sur le public : mais une feuille qui vient à époques rapprochées et à jour fixe frapper les mêmes cordes du cerveau, leur fait contracter l’habitude de vibrer d’une certaine manière : ce qui, une première fois, semble étrange, quelquefois inadmissible, finit par paraître très admissible et très normal quand on s’y est accoutumé. Une cause est gagnée quand l’opinion est pour elle : or cette opinion, en ce qui concerne notre droit, c’est à nous de la former et, je le répète, c’est beaucoup moins par des livres que par un journal que nous y parviendrons.
VI
ATELIERS.
Une question était à l’ordre du jour en 1848 ; elle est toujours palpitante au fond des choses : c’est le Droit au travail, dont se sont raillés une foule de gens à courte vue, parce qu’ils n’ont pas compris que le Droit au travail est celui de vivre, dont ne peut être éliminé celui qui est né ; parce qu’ils n’ont pas compris que le Droit au travail est le droit à la dignité, à la vertu ; que c’est la Justice entrant dans le domaine de l’activité et de l’échange ; c’est à dire la Justice entrant dans sa quatrième phase pour constituer le Droit industriel.
Nous n’avons point à nous arrêter sur cette grave et brûlante question qui n’est pas près d’être résolue ; seulement nous voudrions que les femmes de progrès s’occupassent d’organiser des ateliers d’après les principes de l’association, de manière à ce que le salaire des travailleuses augmentât : tout le monde sait que cela se peut.
Ce qui se peut encore, c’est de fonder des ateliers d’apprentissage où les jeunes filles seraient préservées de la corruption qui les atteint dans les ateliers dépendant de l’industrie privée : à ce sujet nous pourrions faire de bien tristes révélations.
Ce qui se peut, enfin, c’est de faire voter aux associées de ces ateliers un règlement qui expulse toute femme de mœurs condamnables, comme sont éliminés d’une association d’hommes actuellement existante, ceux qui se sont enivrés trois fois.
L’Apostolat ne pourrait-il encore organiser ce qui l’est parmi des ouvrières Américaines, des associations de chasteté ?
C’est dans ces ateliers de travailleuses et d’apprenties, c’est dans ces associations de femmes, que l’Apostolat pourrait le mieux rappeler l’ouvrière au sentiment de sa valeur, de sa dignité, la relever à ses propres yeux, lui parler de ses devoirs de femme, de mère et d’épouse, lui révéler nos grandes destinées, lui inculquer la meilleure méthode d’élever ses enfants, la rendre enfin un instrument de salut social.
Ah ! Ce ne sont pas les travailleuses, Mesdames, qu’on trouve jalouses des supériorités qui se rencontrent dans leur sexe. Comme elles en sont fières, au contraire ; comme elles les aiment, quand elles sentent qu’elles en sont aimées, estimées ; qu’on ne désire rien tant que de les éclairer, de les instruire. Comme l’apôtre de leur sexe les verrait, la figure souriante, attacher leurs regards attentifs sur elle, lorsqu’elle leur dirait : mes bonnes amies, voilà la droite voie ; celle que vous devez suivre pour respecter en vous le noble caractère de l’humanité. Travailleuses de la pensée, travailleuses des bras, nous sommes toutes utiles à l’accomplissement de l’œuvre commune. Par vous seules, femmes du peuple, la France peut être régénérée et sauvée, si vous savez comprendre et remplir vos grandes fonctions de mères et d’épouses. Instruisez doucement et fraternellement vos enfants et vos maris comme je vous instruis moi-même ; répétez-leur sans cesse que les Droits sont la condition de l’accomplissement des devoirs ; que le Devoir est leur raison d’être, leur justification. Jusqu’ici les révolutionnaires ont parlé des droits, et ont laissé les devoirs dans l’ombre ; c’est à vous, femmes, à rétablir l’harmonie ; car le Droit seul c’est la licence, l’oppression ; le Devoir seul c’est la servitude. Apprenez à tout ce qui vous entoure que l’on ne doit pas sacrifier la patrie à la famille, pas plus que la dignité personnelle et la Justice au bien-être. C’est en agissant comme je vous le conseille, que vous vous montrerez dignes de nos braves grands pères qui combattaient nu pieds et sans pain pour la défense du sol national et de la Liberté.
Femmes de la bourgeoisie, entendez-moi bien, c’est en aimant vos sœurs du peuple et le peuple lui-même d’un amour de mère, c’est en vous dévouant à les éclairer, à les moraliser, c’est en vous élevant au dessus des passions masculines qui divisent, et non pas en les partageant et, ce qui est plus odieux, en les excitant, que vous rapprocherez les cœurs et fusionnerez les intérêts ; que vous travaillerez à faire de la France, la véritable Grande Nation, digne de servir d’exemple à l’Univers.