La Femme Auteur, ou les Inconvéniens de la célébrité/Tome 2/XIII


CHAPITRE XIII.




Les personnes exaltées sont capables de prendre des résolutions extrêmes dans un moment d’enthousiasme ou de courroux, et de les maintenir, quelque douleur qui leur en coûte, quand elles y croient leur honneur attaché. Madame de Simiane pensait que le sien exigeait qu’elle ne revît pas M. de Lamerville, et se félicitait d’une démarche qui ne lui laissait aucun moyen de retour vers lui. Elle était soutenue dans son pénible sacrifice par l’idée qu’il était un hommage à la mémoire de son père, et aussi par l’espoir qu’elle n’en souffrirait pas seule. Anaïs est aimée d’Amador, disait-elle ; s’il me coûte des pleurs, je lui coûte des regrets. Quand on ne peut jouir de la félicité avec celui qu’on aime, c’est quelque chose d’imaginer qu’on a des peines qui lui sont communes.

La retraite profonde où vivait la marquise, ne lui procurait cependant pas les avantages qu’elle s’était promis. L’image de son amant la poursuivait sans relâche ; le bosquet d’Hélène se présentait sans cesse à sa mémoire. Un jour de bonheur que l’on dut à l’amour, suffit pour faire le tourment du reste de la vie ; rien n’égale la puissance de ses souvenirs. Anaïs avait contre eux moins de force que de courage ; toutefois elle demeurait ferme dans le parti qu’elle avait adopté. Qui ne craint pas la mort, est capable de tout ; et quand on languit sous le poids d’un amour malheureux, loin de la craindre, on la désire. La marquise se faisait une idée presque agréable de la sienne. À mon heure dernière, se disait-elle avec une joie douloureuse, je pourrai révéler mon histoire à l’injuste Amador ; il saura jusqu’à quel point il m’a méconnue, offensée ; il se reprochera mon trépas ; peut-être viendra-t-il quelquefois gémir sur mon tombeau ; et moi, tranquille, fortunée sous l’œil de mon Dieu et de mon père, je m’applaudirai de voir mon amant m’apporter le tribut de ses remords et de ses pleurs.

Le pavillon où madame de Simiane avait autrefois entendu s’exhaler la plainte de Saint-Elme, était l’endroit qu’elle occupait de préférence à tout autre. Un jour qu’elle s’y abandonnait à ses rêveries mélancoliques, elle fut distraite par le bruit d’une marche précipitée : elle entr’ouvrit sa fenêtre, regarda dans le bois, et aperçut un homme qui le traversait. La faible clarté que jetait le crépuscule ne lui permit pas de distinguer sa figure ; elle ne douta point que ce ne fût Saint-Elme, qui ne pouvant plus supporter les ennuis de l’absence, venait rejoindre sa femme. Heureuse Amélie, pensa-t-elle, puisses-tu goûtter long-temps les faveurs d’un amour légitime ! Quant à moi, celui que j’aime ne viendra jamais me causer ainsi une douce surprise. Au même instant, Rosine entre, et s’écrie : Madame, Madame, M. de Lamerville ! Elle avait à peine prononcé ce nom, que le général parut.

Les divers sentimens que son aspect inattendu produisit dans l’ame d’Anaïs, lui ravirent soudain l’usage de ses sens. Tandis que madame de Saint-Elme et Rosine s’empressaient de la secourir, Amador, à genoux devant elle, lui adressait les discours les plus tendres. Quand elle reprit connaissance, elle ne vit pas sans une émotion profonde, l’air inquiet et passionné de son amant, et le premier regard qu’elle dirigea sur lui ne fut pas un regard de courroux ; mais elle se rappela bientôt le motif qu’elle avait eu de le fuir, et, d’un ton qu’elle s’efforça de rendre sévère, lui demanda de quel droit il était venu la chercher dans l’asile où elle voulait vivre ignorée. De quel droit ? répondit-il avec feu, du droit que me donne l’amour le plus vrai, le plus pur, le plus fidèle. Dès long-temps mes soins ont dû vous expliquer mes vœux ; j’ai dû penser que vous ne les rejetteriez pas. Et comment, le cœur rempli de cet espoir, aurais-je consenti à vous perdre ? Ah ! si je n’ai pas couru plutôt sur vos traces, je n’ai été retenu que par la prudence. Mais vous, femme adorée, vous qui seule m’avez fait connaître tous les délices du sentiment ; souveraine de mes pensées, vous dont la voix, le regard, le silence même me commande, comment avez-vous pu manquer de confiance en moi ? comment avez-vous pu m’abandonner ainsi ? Chère et défiante Anaïs ! croyez-moi, bannissez la feinte, elle est désormais inutile ; vous essayeriez en vain de me cacher qui vous êtes, j’ai tout deviné ; je puis tout réparer : daignez, dès ce moment, voir en moi votre époux. — Ô ciel ! serait-il vrai !… vous feriez le sacrifice ? Quoi !… Mme. de Simiane… — Ce nom viendra-t-il sans cesse me troubler ? répondit M. de Lamerville d’un ton chagrin. Vous êtes instruite, je le vois, de mes rapports avec madame de Simiane ; mais vous ignorez où ils se sont bornés. Il raconta à la marquise ce qu’elle ne savait que trop bien ; puis ajouta : J’ai satisfait, autant que je l’ai pu, aux dernières volontés de mon oncle, en ne balançant point d’assurer son héritage à celle qui était devenue ma rivale dans son cœur. Jugez combien je me félicite de m’être affranchi d’un lien qui, d’après mes principes, n’aurait jamais pu me rendre heureux, aujourd’hui que j’entrevois l’espoir de jouir de la plus haute félicité à laquelle un homme puisse atteindre. Ne trompez pas cet espoir, consentez à partager mon sort.

La situation de la marquise était horrible ; elle cacha sa tête dans ses mains, et balbutia d’une voix entrecoupée par des sanglots : Mon destin ne peut être uni au vôtre… ne me parlez plus de votre amour… par pitié, laissez-moi. — Qu’ai-je entendu ! votre foi serait-elle engagée ? — La marquise fit un signe négatif. — Serais-je haï de vous ? — Moi, vous haïr ! hélas ! — Eh bien, si vous êtes libre, si je suis aimé, qui pourrait s’opposer à notre union ? Avez-vous perdu votre fortune ? la mienne nous suffit. Votre liberté est-elle menacée ? mon hymen la garantit. De grâce, expliquez-vous, ne dissimulez rien à l’amant qui ne respire que pour vous. Votre nom, je le présume, n’est pas celui de Senneterre ; mais quel que soit celui que vous portez, il ne saurait rendre notre alliance impossible. Parlez, ne me laissez pas davantage en proie à une accablante incertitude. Amador, répondit la marquise d’un ton sensible et noble, la preuve de tendresse que vous n’hésitez pas à me donner dans des circonstances où vous paraissez fondé à ne pas m’accorder toute l’estime que je mérite, touche mon cœur au dernier point. Ce cœur, je me plais à l’avouer, n’a jamais palpité que pour vous ; mon amour a précédé le vôtre, il ne s’éteindra qu’au tombeau ; mais cet amour, qui m’est plus précieux que la vie, me contraint lui-même à vous taire quel est l’obstacle qui nous sépare. N’ajoutez pas à mes douleurs, en me demandant encore une révélation que je ne puis vous faire. Plaignez-moi, respectez mes secrets ; adieu.

La marquise se leva pour sortir. M. de Lamerville la retint : Non, lui dit-il, non, je ne reçois pas cet adieu. Vous m’aimez : ce regard, cet accent me l’assurent ; ils ne sauraient être perfides ; vous m’aimez, je vous adore ; nous serons unis. Il n’est point d’obstacles qui ne cèdent à la force de ma passion ; quelque puissans qu’ils soient, je saurai les aplanir : parlez, je vous en conjure, parlez. — Il veut que je parle, s’écria la marquise d’un ton qui décelait la plus terrible angoisse ; il veut que je parle, le cruel ! il ne sait pas ce qu’il exige. Il veut que je me condamne à ne plus être aimée de lui. Moi, ne plus t’aimer ! s’écria vivement M. de Lamerville ; femme trop injuste, le crois-tu possible ? Ne sais-tu pas que mon amour est ma vie ? Va, quel que soit le mystère qu’il m’importe d’éclaircir, il ne saurait altérer mes sentimens. Idole de mon ame, ne crains rien ; je ne puis, ne veux être, et ne serai qu’à toi ; j’en atteste l’honneur. Je ne résiste pas à cet accent, dit la marquise ; il me persuade : oui, dussai-je en mourir, il faut te satisfaire. Écoute, Amador, ajouta-t-elle dans un transport qui tenait de l’égarement, écoute cette femme qui veilla sur les derniers jours de ton oncle, qui reçut ses derniers soupirs ; cette femme qu’il a si tendrement chérie, qu’il t’avait destinée pour épouse, qui t’aimait avant que de te connaître, qui t’idolâtre maintenant ; cette femme dont tu as refusé la main, que tu as fuie, dédaignée, calomniée ; cette madame de Simiane, eh bien !… c’est Anaïs… c’est moi. — Grands dieux ! se peut-il ?… Je le savais, observa-t-elle avec un sourire déchirant, je le savais que ce nom éteindrait tout-à-coup son amour ; mon arrêt est déjà prononcé dans son cœur : ne pourrai-je expirer avant que de l’entendre ? Que dis-tu ? s’écria M. de Lamerville ; garde-toi d’attribuer à une injurieuse hésitation, un moment de silence, effet de la surprise. Abjurer les torts dont je fus coupable envers toi, ce n’est point abjurer mes principes. Tu n’es pas une femme ordinaire, tu n’es pas ce qu’on appelle une femme supérieure, tu ne peux être rangée dans aucune classe, tu es une femme à part, et je m’enorgueillis de l’amour que tu m’as inspiré ; il est uniqué comme toi.

M. de Lamerville était aux pieds de madame de Simiane, mais il lui renouvelait en vain le serment de l’aimer toujours. Elle ne l’entendait pas, et ne lui répondait que par des mots sans suite, qui peignaient sa terreur. La contrainte qu’elle s’était imposée dans le commencement de son entretien avec son amant, l’effort inoui qu’elle s’était fait pour lui déclarer son nom, l’avait jetée dans un accès de délire qui devint bientôt effrayant. Madame de Saint-Elme la fit porter dans son lit. Amador, au désespoir, courut sur-le-champ à Vernon, et ramena avec lui un médecin : celui-ci déclara que la maladie d’Anaïs était une fièvre millière de la plus fâcheuse espèce.

Le général supplia madame de Saint-Elme de lui permettre de rester auprès de madame de Simiane : elle n’osa lui refuser cette faveur. Un exprès fut dépêché à Mr. D., pour l’instruire de ce qui se passait.