La Femme Auteur, ou les Inconvéniens de la célébrité/Tome 2/IV


CHAPITRE IV.




Le premier mois que madame de Simiane passa dans son château, s’écoula assez paisiblement. Le calme de la campagne paraissait avoir rendu le calme à son ame. Elle consacrait une partie de ses loisirs à donner des leçons de littérature, de dessin et de musique à mademoiselle de Waldemar. Cette jeune personne montrait la plus tendre reconnaissance pour sa bienfaitrice ; elle faisait sa principale étude de lui plaire, écrivait sous sa dictée, la suivait dans ses promenades, et lui tenait fidèle compagnie, sans toutefois gêner sa liberté. Les personnes sensibles s’attachent facilement à ceux qui leur doivent tout. L’intérêt qu’Anaïs portait à la douce orpheline devint bientôt de l’amitié. Le plaisir qu’elle trouvait à la rendre heureuse lui faisait quelquefois croire qu’elle l’était elle-même. Cependant, une pensée triste demeurait au fond de son cœur ; et cette pensée, qu’on devine, corrompait ses plus pures joies.

Un matin qu’elle était à corriger un dessin d’Amélie, on vint lui annoncer que l’invalide et sa petite-fille demandaient la permission de la voir. Elle ordonna de les introduire.

Georgette entra tenant entre ses bras un joli enfant. L’invalide s’approcha avec respect, et lui dit : Vous voyez, Madame, que Dieu nous a bénis ; ma petite-fille est devenue mère d’un gros garçon. Il me tardait de vous le présenter. Grâces à vous, Ambroise voit sa quatrième génération. Oh ! Madame, combien nous avons fait de vœux pour vous le jour du baptême ! — Grand-merci, digne homme ! Votre arrière-petit-fils promet de devenir charmant. Il s’appelle ?… — Amador. Je l’ai appelé ainsi, afin de perpétuer dans ma famille le souvenir de mon général et le vôtre. C’est à vos doubles bienfaits que nous devons notre aisance ; vos deux noms seront sans cesse unis dans nos prières. — Vos affaires vont donc bien, Georgette ? demanda la marquise. — À merveille, Madame ; tout nous réussit : Henry n’a pas encore manqué d’ouvrage ; nous avons un septier de farine à la maison et un septier de blé au moulin. La satisfaction semble avoir rajeuni notre mère ; le vieux père va quelquefois le dimanche, clopin-clopant, jusqu’à la place de la danse. Mon Henry est toujours frais et dispos. — Votre tendresse pour lui n’est pas diminuée ? — Diminuée ! tout au contraire, nous nous aimons chaque jour davantage ; nous travaillons, nous chantons, nous rions ensemble. Mon Henry est si fier d’avoir un garçon, qu’il le caresse à chaque instant ; ça fait plaisir à voir. Tenez, Madame, il n’y a de bonheur que dans le mariage. — Vous croyez, Georgette ? — J’en suis certaine : aussi je donnerais tout au monde pour voir Madame devenir l’épouse d’un beau Monsieur qui l’aimerait comme mon Henry m’aime, et qui la rendrait mère d’une belle petite fille, qui serait aussi bienfaisante qu’elle. Comme je me réjouirais de cet événement ! surtout si je pouvais avoir l’honneur d’être la nourrice choisie par Madame. La naïve Georgette déchirait innocemment le cœur de madame de Simiane. Elle fit servir le déjeûner à la paysanne et au vieil Ambroise ; mais elle ne put prendre sur elle d’y assister : elle laissa à mademoiselle de Waldemar le soin de la remplacer, et se retira dans son cabinet d’études. Sa harpe s’offrit à ses regards, elle l’accorda sans trop savoir ce qu’elle voulait faire, et, le sein oppressé de désirs et de regrets, laissa avec ses pleurs échapper ces accens.


Amour, hymen, présens des cieux,
Divins trésors du plus bel âge,
Vous qui nous rendez précieux
Jusqu’aux maux qui sont votre ouvrage,
Amour, hymen, vos noms si doux,
De mes yeux font couler des larmes.
Hélas ! mon cœur, créé pour vous,
Ne goûtera jamais vos charmes.

Eh quoi ! sous ces bosquets naissans,
Retraite heureuse du mystère,
On me verra, chaque printemps,
Revenir triste et solitaire.

De l’amour et de ses plaisirs,
Tout m’y retracera l’image,
Et je n’aurai que des soupirs
À faire entendre à leur ombrage.

Cruel destin ! l’époux, hélas !
Qui seul eût fait mon bien suprême,
Là, ne suivra jamais mes pas :
Jamais ne me dira je t’aime.
Sans avoir connu le bonheur,
Dans la tombe je dois descendre,
Et les regrets d’un tendre cœur
Ne consoleront point ma cendre.




Le trouble douloureux que madame de Simiane avait ressenti du discours de Georgette, fut aperçu par Amélie. Cet ange n’est donc pas exempt de chagrin, pensa-t-elle ? Ah ! s’il est ainsi, qui osera se plaindre d’en avoir ?

L’absence d’Anaïs ne permit à personne de trouver du plaisir au déjeûner. Il s’en fallait bien qu’il ressemblât au premier qu’Ambroise avait pris dans ce château ; il en remarqua la différence, but peu, ne parla point, et s’en alla moins content qu’il n’était venu. Il avait vu rouler des larmes dans les yeux de la marquise, et n’avait pu porter un toast à son général.

Dès qu’Amélie fut libre, elle épia l’instant où madame de Simiane sortait de son appartement, dans l’idée qu’elle pourrait souhaiter de l’entretenir : elle se trompait ; Anaïs passa près d’elle sans la voir, et prit, toute pensive, le chemin du mausolée de M. de Crécy. L’orpheline, n’osant suivre sa protectrice dans cette auguste retraite, se tint à quelque distance, mais non assez loin pour ne pas être à portée de veiller sur elle.

Mme. de Simiane s’agenouilla auprès du monument, y resta environ une demi-heure, comme ensevelie dans une profonde méditation, puis fit entendre ces paroles : « Ombre du meilleur des pères, toi que je n’invoquai jamais en vain, toi qui m’as long-temps sauvée du danger de brûler d’une autre flamme que de celle de la gloire ; ombre sacrée, sors du tombeau ; reviens, comme autrefois, errer à mes côtés. Relève-moi du découragement où je tombe sans cesse. Prête-moi la force de sortir victorieuse des combats auxquels me livre un inconcevable amour. Dis-moi que ce bien après lequel je soupire, hélas ! sans le connaître, devient toujours fatal à celui qui le goûte. Dis-moi que ses jouissances passagères ne sont pas comparables à celles que tu m’instruisis à chérir. Rends-moi cette ardeur qui animait ma jeunesse, cette noble ardeur, la compagne inséparable du talent, le gage certain de ses succès. Mon père, fais que je sois encore digne de toi. Oui, je le serai ; oui, mon dévouement à ta mémoire, ma tendresse pour l’ami qui partagea, qui adoucit mes peines, m’occuperont désormais toute entière. J’adopterai l’orpheline que le ciel a conduite sur mon passage ; elle deviendra épouse, mère ; elle laissera des enfans qui béniront mon souvenir, comme je bénis le tien ; et moi !… moi !… je laisserai un nom illustre ».

Un long soupir suivit ce mot. Madame de Simiane sortit ensuite du mausolée, avec un air serein, et s’enfonça dans le bois, où Amélie s’était vîte réfugiée : elle l’aperçut, s’avança vers elle la serra dans ses bras, et lui dit : Je viens de songer aux moyens de vous assurer un sort indépendant. — Je souhaite dépendre éternellement de vous. — Nous irons passer l’hiver à la ville, je vous chercherai un aimable et bon mari. Vous ne serez plus seule au monde. — Je serais bien ingrate, si je m’y trouvais seule maintenant. Madame, croyez-moi, je ne désire rien tant que de ne pas vous quitter ; ma sœur elle-même ne me fut pas plus chère que vous ne me l’êtes.

Madame de Simiane retourna au château, où elle trouva quelques personnes qui venaient lui demander à dîner ; elle les reçut avec une grâce parfaite, les entretint avec éloquence et gaîté, sur différens sujets, et parut, toute cette journée, d’une humeur charmante. Quant à l’orpheline, la scène dont elle s’était trouvée le témoin secret, lui était trop présente pour qu’elle pût se réjouir de l’enjouement de la marquise ; il ne lui paraissait que de l’agitation. L’exemple de Clémence lui avait appris à se défier des résolutions prises contre un amant. Elle comparait en elle-même Anaïs à un malade à l’agonie, auquel un cordial rend une force factice : l’effet avantageux que ce cordial semble produire sur lui, ne sert qu’à retarder de quelques momens l’époque de sa mort.