La Femme (Michelet)/III/IX


IX

DES ARTS ET DE LA LECTURE. — DE LA FOI COMMUNE


Un chant d’oiseau de nos aïeux dit l’idéal léger d’alors :


J’étais petite et simplette,
Quand à l’école on me mit.
J’étais petite et simplette,
Quand à l’école on me mit.
Et je n’y ai rien appris…
Qu’un petit mot d’amourette !…
Et toujours je le redis,
Depuis qu’ai un bel ami !


Mais ce petit mot d’amour, toi, tu dois le développer. Que contient-il ? les trois mondes, tout le réel, — pas davantage.

Elle ne serait que trop portée à te laisser faire, agir, raisonner seul. Elle se contenterait aisément de n’être qu’une chose charmante qui te donnât du plaisir. Tu dois en faire une personne, l’associer de plus en plus à ta vie de réflexion. Plus elle deviendra une âme, et plus elle aura de moyens pour s’unir à toi davantage. Rends-la forte, aie confiance. Elle sera attendrie de se sentir par toi plus libre, heureuse d’avoir plus à donner, et d’être une volonté, afin de mieux se perdre en toi.




Apprends une chose nouvelle qui sera un des bonheurs de l’avenir dans un monde plus civilisé. C’est que chaque art, chaque science, nous offre une voie spéciale pour pénétrer davantage dans la personnalité. Il n’est pas aisé à deux âmes de s’atteindre au fond et de se mêler. Mais chacune de ces grandes méthodes qu’on appelle sciences ou arts, est un médiateur qui touche une fibre nouvelle, ouvre un organe d’amour inconnu dans l’objet aimé.

Apprends encore une chose, trop peu observée, et qui rend la communion des idées délicieuse avec la femme. C’est qu’elle les reçoit par des sens qui ne sont point du tout les nôtres, et nous les renvoie sous des formes très-charmantes et très-émouvantes que nous n’aurions pas attendues. Ce qui à l’homme est lumière, à la femme est surtout chaleur. L’idée s’y fait sentiment. Le sentiment, s’il est vif, vibre en émotion nerveuse. Telle pensée, telle invention, telle nouveauté utile, t’affectait agréablement au cerveau, te faisait sourire, comme d’une aimable surprise. Mais elle, elle a senti de suite le bien qui en résulterait, un bonheur nouveau pour l’humanité. Cela l’a touché au sein ; elle palpite, — à l’épine, elle a froid, est près de pleurer. Tu t’empresses de la raffermir, tu lui prends tendrement la main. L’émotion ne diminue pas ; comme un cercle dans un milieu fluide fait des cercles toujours plus grands, de l’épine, elle rayonne à tous ses organes, aux entrailles, aux bases de l’être, — se mêle avec sa tendresse, et, comme tout ce qui est en elle, se fond en amour pour toi… Elle se rejette sur toi et te serre entre ses bras.




Quel infini de bonheur tu vas trouver à traverser avec elle le monde des arts ! Ils sont tous des manières d’aimer. Tout art, surtout dans ses hauteurs, se confond avec l’amour, — ou avec la religion, qui est de l’amour encore.

Quiconque enseigne une femme à ces degrés supérieurs, est son prêtre et son amant. La légende d’Héloïse et de la Nouvelle Héloïse n’est pas chose du passé, mais du présent, de l’avenir, en un mot, d’histoire éternelle.

Voilà pourquoi la vierge ne peut pénétrer dans l’art que jusqu’à un certain degré. Et voilà pourquoi le père est un précepteur incomplet. Il ne peut pas, ne veut pas qu’elle dépasse avec lui certaines régions sérieuses, froides encore. Il l’y conduit. Mais quand elle avance au delà dans sa chaleur jeune et pure, il s’arrête et se retire. Il s’arrête au seuil redoutable d’un nouveau monde, l’Amour.

Exemple. Pour les arts du dessin, il lui donne, dans sa noblesse, l’ancienne école florentine, telles madones de Raphaël et de sages tableaux du Poussin. Ce serait une impiété s’il lui enseignait le Corrége, ses frissons, son frémissement. Ce serait chose immorale de lui dire la profondeur maladive, la grâce fiévreuse, sinistre, de la mourante Italie dans le sourire de la Joconde.

Même la vie, la vie émue, ne s’enseigne que par l’amour. Quand la superbe Néréide, la blonde potelée de Rubens, dans la bouillonnante écume, trépigne, murmure l’hyménée, et déjà conçoit l’avenir, — tant pis pour la demoiselle qui sentirait ce mouvement, entendrait ce je ne sais quoi qui sort de sa bouche amoureuse ! En conscience, elle en saurait trop.

Même le chef-d’œuvre de la Grèce, de noblesse pure et sublime, si loin, si loin des sensualités du peintre d’Anvers, les femmes évanouies, les mères défaillantes du temple de Thésée, quelle vierge osera les copier ? Telle en est la palpitation, tel le battement du cœur, visible sous ces beaux plis, qu’elle en resterait troublée. Cette contagion d’amour, de maternité, la bouleverserait. Oh ! mieux vaut qu’elle attende encore. C’est sous les yeux de son amant, c’est dans les bras de son mari qu’elle peut s’animer de ces choses et s’en approprier la vie, en recevoir les effluves et la chaude fécondation, y boire à longs traits la beauté, s’en embellir elle-même, en doter le fruit de son sein.




La musique est la vraie gloire, l’âme même du monde moderne. Je définis cet art-là : l’art de la fusion des cœurs, l’art de la pénétration mutuelle, et d’un si intime intérieur, que, par elle, au sein de la femme aimée, possédée, fécondée, tu iras plus loin encore.

Ce que Dumesnil, Alexandre, ont dit des grandes symphonies, de la musique d’amitié, de la musique de chambre, je l’admire trop pour le redire. Je n’y ajoute qu’un mot. — C’est que de l’homme à la femme tout est musique d’amour, musique de foyer et d’alcôve. Un duo, c’est un mariage. On ne prête pas son cœur, mais on le donne un moment, on se donne, et plus qu’on ne veut. Que dire de celle qui chaque soir chante avec le premier venu ces choses émues, pathétiques, qui mêlent les existences autant que le baiser suprême ? L’amant, le mari, viendront tard ; d’elle ils n’auront rien de plus.




Heureux celui dont la femme refait tous les jours le cœur par la musique du soir ! « Tout ce que j’ai, je te le donne, dit-elle… Mes idées ? non, je suis encore si ignorante ! mais je saurai tout avec toi… Ce que je puis te donner, c’est le souffle de mon cœur, c’est la vie de ma poitrine, âme flottante où mon amour nage comme une ombre indécise, un rêve. — Eh bien, prends mon rêve et prends-moi. »

« Ah ! que le rhythme m’a manqué ! dit-il. Quelle vie sauvage j’ai vécu… »

Elle veut, elle tâche, elle se livre… ne peut autant qu’elle voudrait. Car c’est si pur ! car c’est si haut !…

Il plane sur des ailes d’or dans le ciel profond de l’amour. Il voudrait bien aussi la suivre un peu de la voix, n’ose d’abord et chante bas… Il modère sa force timide.

Puis, peu à peu, se lançant, il la fait vibrer à son tour. Émue, elle essaye de suivre, palpite… Oh ! qu’ils sont unis !…

Mais l’émotion est trop forte, la voix manque, et le chant expire dans l’abîme d’harmonie profonde.




La musique est le couronnement, la suprême fleur des arts. Mais la prendre pour base principale de l’éducation, comme on fait, c’est chose insensée, infiniment dangereuse.

Art moderne presque sans passé. Au contraire, les arts du dessin sont de tous les temps, et représentés à tout âge de l’histoire. Ils fournissent par cela seul une carrière riche et variée. À toute époque, la sculpture, la peinture, offrent non-seulement des modèles à l’imitation, mais les textes les plus féconds à l’initiation intellectuelle. Ces textes se marient à merveille à ceux de la littérature, les suppléent. Ce que Rabelais, Shakspeare, ne peuvent exprimer de telle idée, de telle nuance, de tel aspect de leur siècle, est dit par Vinci, par Corrége, par Michel-Ange ou Jean Goujon.

Tous les livres trop ardents que le père a évités, dont il n’a osé donner tout au plus que des passages, ils te sont ouverts à toi. Et quel bonheur sera-ce donc de mettre entre toi et ta bien-aimée tous les trésors de la vie, et les Bibles de l’histoire et les Bibles de la nature ! Leur ravissante concordance lui fera un oreiller pour y reposer sa foi. Chaque soir, sans trop l’agiter et sans faire tort à sa nuit, une douce et nourrissante lecture, mêlée de paroles tendres, lui révélera quelque chose de l’amour universel, et quelque aspect nouveau de Dieu. Elle peut maintenant chastement savoir tout, car c’est une femme. Ce qui eût troublé la fille, lui sanctifiera le cœur et lui donnera près de toi un doux somme et de nobles rêves.




C’est par l’amour que la femme reçoit toute chose. Là est sa culture d’esprit.

En prendras-tu l’aliment dans le petit, le médiocre ? Sous prétexte de facilité, c’est ce que l’on fait toujours. On ne sait pas qu’au contraire le grand, le fort, c’est le simple. La femme dit modestement : « Je laisse aux hommes ces grandes choses ; je m’en tiens aux petits romans. » Mais ces romans, faibles et fades, ces pâles images d’amour, n’en sont pas moins laborieux d’incidents et d’imbroglios.

Non, visons toujours au plus haut. Là est la grande lumière, là aussi la force du cœur, même la vraie pureté.

L’amour, où le prendrons-nous ? Telle femme l’irait chercher dans Balzac. Mieux vaudrait madame Sand. Il y a là du moins toujours un élan vers l’idéal. Et mieux encore, pourquoi pas dans le Cid et dans Roméo ? pourquoi pas dans Sacontala et dans la Didon de Virgile ?…

Mais, à une énorme hauteur, par-dessus toutes œuvres humaines, les grandes légendes antiques dominent tout, humilient tout.

Nos idées sur le progrès ne peuvent faire illusion. L’antiquité nous a laissé à creuser l’infini de l’analyse, et c’est le champ du progrès. Mais, dans sa force synthétique, dans la chaleur organique qui la poussait en avant, ce jeune géant, en deux pas, toucha les deux pôles, atteignit les bornes du monde. Elle a créé les grands types de simplicité divine. Ainsi, le mariage héroïque a son type si haut dans la Perse, que celui de Rome même en est un amoindrissement, prosaïsé, vulgarisé. Ainsi, la bonté, la chaleur, l’adorable force de vie et de tendresse instinctive, l’amour (si vous voulez) physique, mais s’épanchant en torrents de bienfaisance universelle, c’est la légende d’Égypte. Rien n’y ajouta jamais, et l’on n’a pu qu’adorer.