La Femme (Michelet)/II/V

Hachette (p. 33-39).


V

L’AMOUR À CINQ ANS — LA POUPÉE


On s’étonne de voir l’excellente madame Necker de Saussure penser que, jusqu’à dix ans, les filles et les garçons sont à peu près la même chose, et que ce qu’on dit pour les uns servira pour les autres. Quiconque observe, sait bien que cet à peu près est une différence énorme, infinie.

Les petites filles, dans la légèreté même de leur âge, sont déjà bien plus posées. Elles sont aussi plus tendres. Vous ne les verrez guère faire mal à un petit chien, étouffer, plumer un oiseau. Elles ont de charmants élans de bonté et de pitié.

Une fois, indisposé, j’étais couché sur un divan, à demi couvert d’un manteau. Une charmante petite fille que sa mère avait amenée chez nous en visite, accourt et se met à vouloir me couvrir mieux et me border dans mon lit. Comment défendre son cœur de ces délicieuses créatures ? Cependant on doit se garder de le leur témoigner trop, et de trop les attendrir.

Le petit garçon est tout autre. Ils ne jouent pas longtemps ensemble. S’ils ont commencé d’abord à faire une maison, le garçon voudra bientôt qu’elle devienne une voiture ; il lui faut un cheval de bois qu’il frappe et qu’il dompte. Alors elle jouera à part. Il a beau être son frère, ou bien son petit mari. Quand même il serait plus jeune, elle désespère de lui, se résigne à sa solitude, et voici ce qui arrive.

C’est surtout l’hiver, au foyer, que vous observerez la chose, quand on est plus renfermé, qu’on ne court pas et qu’il y a moins de mouvement extérieur. Un jour qu’on l’a un peu grondée, vous la voyez dans un coin envelopper tout doucement le moindre objet, un petit bâton peut-être, de quelques linges, d’un morceau d’une des robes de sa mère, le serrer d’un fil au milieu, et d’un autre un peu plus haut, pour marquer la taille et la tête, puis l’embrasser tendrement et le bercer. « Toi, tu m’aimes, dit-elle à voix basse ; tu ne me grondes jamais. »

Voici un jeu, mais sérieux, et bien plus sérieux qu’on ne pense. Quelle est cette nouvelle personne, cette enfant de notre enfant ? Examinons tous les rôles que joue cette créature mystérieuse.

Vous croyez que c’est simplement une imitation de maternité, que, pour être déjà grande, aussi grande que sa mère, elle veut avoir aussi une petite fille à elle, qu’elle régente et gouverne, qu’elle embrasse ou qu’elle gronde. Il y a cela, mais ce n’est pas tout : à cet instinct d’imitation, il faut en ajouter un autre, que l’organisme précoce donne à toutes, à celles même qui n’auraient pas eu de mère pour modèle.

Disons la chose comme elle est : c’est ici le premier amour. L’idéal en est, non un frère (il est trop brusque, trop bruyant), mais une jeune sœur, douce, aimable, à son image, qui la caresse et la console.

Autre point de vue, non moins vrai. C’est ici un premier essai d’indépendance, l’essai timide de l’individualité.

Sous cette forme toute gracieuse, il y a, à son insu, une velléité de poser à part, quelque peu d’opposition, de contradiction féminine. Elle commence son rôle de femme ; toujours sous l’autorité, elle gémit un peu de sa mère, comme plus tard de son mari. Il lui faut une petite, toute petite confidente, avec qui elle soupire. De quoi ? de rien aujourd’hui peut-être, mais de je ne sais quoi qui viendra dans l’avenir… Eh ! que tu as raison ! ma fille. Hélas ! que tes petits bonheurs seront mêlés de douleurs ! Nous autres qui vous adorons, combien nous vous faisons pleurer !




Il ne faut pas plaisanter. C’est une passion sérieuse. La mère doit s’y associer, accueillir avec bonté l’enfant de sa fille. Loin de mépriser la poupée, elle insistera pour que l’enfant capricieuse lui soit toujours bonne mère, la tienne proprement habillée, qu’elle ne soit gâtée ni battue, mais tenue raisonnablement comme elle l’est elle-même.

Grands enfants qui lisez ceci, père, frères, parents, je vous prie, ne riez pas de votre enfant. Examinez-vous vous-mêmes, ne lui ressemblez-vous pas ? Que de fois, dans les affaires que vous croyez les plus graves, une lueur de réflexion vous vient, et vous souriez… vous avouant à demi que vous jouiez à la poupée.

Notez bien que plus la poupée de la petite fille est son œuvre, plus elle est sa fabrication simple, élémentaire, mais aussi personnelle, plus elle y a mis son cœur, et plus il y a danger de la contrister.

Dans une campagne du nord de la France, pays pauvre et de travail dur, j’ai vu une petite fille fort sage, raisonnable avant le temps. Elle n’avait que des frères, qui étaient tous plus âgés. Elle était venue fort tard, et ses parents qui alors ne comptaient plus avoir d’enfants, semblaient ne pas lui savoir bon gré d’être née. Sa mère, laborieuse, austère, la tenait toujours près d’elle au travail, pendant que les autres jouaient. D’ailleurs les garçons plus âgés, avec la légèreté sèche que leur sexe a dans l’enfance, ne se seraient guère prêtés aux jeux de la jeune sœur. Elle aurait voulu d’elle-même faire un peu de jardinage, mais on riait de ses essais, on marchait dessus. Elle en vint naturellement à se faire, avec quelques chiffons de coton, une petite consolatrice à qui elle racontait les espiègleries de ses frères, ou les gronderies maternelles. Vives, extrêmes étaient les tendresses. La poupée était sensible, elle répondait à merveille et de la plus jolie voix. Aux épanchements trop tendres, aux récits émus, elle s’attendrissait aussi, et toutes deux s’embrassant, elles finissaient par pleurer.

On s’en aperçut un dimanche. On rit fort, et les garçons, la lui arrachant des bras, trouvèrent plaisant de la lancer sur les plus hautes branches d’un arbre, et si haut qu’elle y resta. Les pleurs, les cris n’y firent rien. La petite lui fut fidèle, et, dans sa douleur, refusa d’en refaire jamais une autre. Pendant la mauvaise saison, elle y pensait, attristée de la sentir là à la neige, aux gelées. Lorsqu’au printemps on tailla l’arbre, elle pria le jardinier de la chercher. Inutile de dire que dès longtemps la pauvre sœur s’était envolée au souffle du vent du nord.

Deux ans après, la mère achetant des habits pour les aînés, la marchande qui vendait aussi des jouets, remarqua la petite qui les regardait. Par un mouvement de bon cœur, elle voulut donner quelque chose à celle pour qui on n’achetait rien, et lui mit entre les bras une petite poupée d’Allemagne. Sa surprise fut si forte, et tel le ravissement que, chancelante sur ses jambes, à peine elle put la rapporter. Celle-ci, mobile, obéissante, suivait toute volonté. Elle se prêtait à la toilette. Sa maîtresse ne pensait plus qu’à la faire belle et brillante. Et c’est ce qui la perdit. Les garçons la firent danser, à mort ; ses bras s’arrachèrent ; elle devint impotente ; on la soigna, on la coucha. Nouveaux sujets de douleur, — la petite fille en maigrit.

Cependant une demoiselle la voyant si triste, si triste, s’émut et chercha, retrouva dans ses rebuts une superbe poupée qui avait été la sienne. Quoique maltraitée par le temps, elle faisait illusion bien plus que celle de bois. Elle avait des formes complètes ; même nue, elle paraissait vivante. Les amies la caressaient fort, et déjà dans ses amitiés elle avait des préférences, les lueurs, les premiers signes d’une vie précoce de passion. Pendant une courte maladie que fit l’enfant, je ne sais qui, peut-être par jalousie, brisa cruellement la poupée. Sa maîtresse, relevée du lit, la trouva décapitée. Cette troisième tragédie était trop, elle tomba dans un tel découragement qu’on ne la vit plus jamais rire, jamais jouer. Toujours trompée dans ses rêves, elle désespéra de la vie, qu’elle avait à peine effleurée, et rien ne put la sauver. Elle mourut, laissant un vrai deuil à tous ceux qui avaient vu cette douce, cette suave et innocente créature, qui n’avait guère été heureuse, et qui pourtant était déjà si tendre et le cœur plein d’amour.