La Fayette pendant le consulat et le premier empire

La Fayette pendant le consulat et le premier empire
Revue des Deux Mondes3e période, tome 113 (p. 409-447).
LA FAYETTE
PENDANT LE CONSULAT ET LE PREMIER EMPIRE


I.

L’Europe entière s’était émue en apprenant la délivrance des prisonniers d’Olmütz. La Fayette, à peine arrivé à Hambourg, recevait la visite de ses anciens aides-de-camp accourus de Paris ; Klopstock, le noble poète, venait l’embrasser, et Archinoltz, un de ses fidèles correspondans, ne le quittait plus. C’était à qui lui écrirait, mais parmi tant de lettres affectueuses, aucune ne lui remua plus le cœur que celle envoyée par Mme de Staël dès la première nouvelle de sa prochaine délivrance.

« 20 juin 1797. — J’espère que cette lettre vous parviendra. Je voudrais être une des premières personnes qui vous parlât de tous les sentimens d’indignation, de douleur, d’espérance, de crainte, d’inquiétude, de découragement, dont votre sort, pendant ces cinq années, a rempli l’âme de ce qui vous aime. Je ne sais pas s’il est possible de vous rendre supportables vos cruels souvenirs. J’ose cependant vous dire que, pendant que la calomnie a défait toutes les réputations, que les factions se sont attachées aux individus, ne pouvant triompher de la cause, votre malheur a préservé votre gloire ; et si votre santé peut se remettre, vous sortez tout entier de ce tombeau, où votre nom a acquis un nouveau lustre.

« Venez directement en France ! Il n’y a pas d’autre patrie pour vous. Vous y trouverez la république que votre opinion appelait lorsque votre conscience vous liait à la royauté. Vous la trouverez illustrée par la victoire et délivrée des crimes qui ont souillé son origine. Vous la soutiendrez, parce qu’il ne peut plus exister en France de liberté que par elle et que vous êtes comme héros et comme martyr tellement uni à la liberté, qu’indifféremment je prononce votre nom et le sien pour exprimer ce que je désire pour l’honneur et la prospérité de la France.

« Venez en France ! vous y trouverez des amis qui vous sont dévoués, et laissez-moi espérer que mon occupation constante de vous, mes inutiles efforts pour vous servir, me donneront quelques droits à un peu d’intérêt de votre part. »

Cette lettre si éloquente, et qui marque une date dans les divers états d’esprit de Mme de Staël, était suivie de quelques lignes affectueuses et aimables de Mathieu de Montmorency, alors à Coppet : « La constante occupation de vos malheurs et de votre courage a survécu en moi et survivra toujours à mon éloignement de toute activité. Mais je crois que je retrouverais tout mon ancien enthousiasme pour fêter celui à qui j’en ai vu un si constant pour la liberté. » Cette unanimité de toutes les âmes libérales à fêter La Fayette est le jugement le plus favorable de sa conduite pendant la Révolution.

Les deux ou trois jours qu’il passa à Hambourg furent employés à remercier Huger, Fitz-Patrick, Masclet[1]. Ses lettres sont vivantes de reconnaissance et d’affection ; elles honorent son cœur, qui resta toujours droit et bon. Il s’acquittait le mieux qu’il pouvait de cette dette la plus sacrée dès le premier jour de sa mise en liberté.

M. Parish, consul des États-Unis, avait fini par représenter à M. de Buol, ministre d’Autriche, que la saison avancée, la mauvaise santé de Mme de La Fayette, ne rendaient plus possible le départ de la famille pour l’Amérique ; que, d’autre part, les événemens qui s’accomplissaient à Paris ne permettaient pas une installation en Hollande. Un troisième parti s’imposait, le séjour dans le Holstein. C’est celui qui fut adopté. L’installation de La Fayette à Hambourg était surtout ce que le gouvernement autrichien voulait éviter.

Le 10 octobre, le général et sa famille partirent en effet pour Wittmold, où la sœur de Mme de La Fayette, la marquise de Montagu, et leur tante, la comtesse de Tessé, s’étaient fixées pendant l’émigration. Ce fut un grand événement : « Le son des trompettes du jugement dernier ne les eût pas autrement émues, que la fanfare du postillon annonçant, suivant l’usage allemand, l’entrée dans la ville[2]. » Les prisonniers d’Olmütz arrivaient. Mme de Montagu courut éperdue au bord du lac et se jeta dans un petit bateau à voiles, qui n’avait pour pilote que le vieux M. de Mun. Elle se fit conduire à Ploën et se trouva bientôt dans les bras de sa sœur. Il lui semblait en la voyant a qu’elle retrouvait en elle plus qu’elle-même, c’est-à-dire sa mère, sa sœur de Noailles et tout ce qu’elle avait perdu. »

Le général, bienveillant, doux et calme comme à l’ordinaire, présenta à sa belle-sœur ses fidèles Bureaux de Puzy et Latour-Maubourg, puis, Théodore de Lameth, son ancien aide-de-camp, et Pellet, un de ses officiers d’ordonnance, qui étaient venus le rejoindre en route. Mme de Tessé attendait sa nièce sur la rive ; elle la reçut avec tendresse, et ce fut, ce jour-là et les suivans, fête à Wittmold ; toute la parenté y fut logée. Les amis s’installèrent à Ploën ; mais ils passaient le lac deux ou trois fois par jour. « Les eaux de ce pauvre petit lac, ordinairement bi tranquilles, n’étaient pas plus troublées par ce va-et-vient continuel que ne l’était au fond de l’âme Mme de Montagu par le bruit et la véhémence inaccoutumés des entretiens de la table et du salon. Il ne faut pas demander de quoi l’on y parlait. De quoi y eût-on parlé, sinon de politique ? »

Le champ était vaste, et on le parcourait en tous sens du matin au soir. Mme de Tessé, qui était là dans son élément, ranimait la conversation, quand elle languissait. Nous connaissons Mme de Tessé, un des types les plus accomplis de la femme du XVIIIe siècle, avec ses yeux perçans, sa bouche fine, mais tiraillée par un tic nerveux qui la faisait grimacer en parlant avec infiniment de grâce et encore plus d’esprit. Incrédule et charitable ; « on la voyait plus souvent sur le chemin des pauvres que sur le chemin de l’église. » C’était elle, tour à tour mordante et sentencieuse, qui discourait le plus au milieu du silence de l’auditoire attentif. Les aides-de-camp du général apportaient dans la discussion un peu moins d’esprit et plus de passion ; ils avaient moins d’aigreur contre la Révolution qui les avait proscrits, que contre les émigrés qui avaient applaudi à leur chute et contre les princes qui avaient refusé de s’appuyer sur eux. On pouvait pressentir leur opposition sous la Restauration.

Quant à La Fayette, « il était si peu changé qu’on rajeunissait en l’écoutant. On était toujours avec lui, à la déclaration des Droits de l’homme et à l’aurore de la Révolution. Le reste n’était qu’un accident, déplorable sans doute, mais qui n’était pas, à son avis, plus décourageant que l’histoire des naufrages ne l’est pour les bons marins. » Tel il fut jusqu’à la dernière heure de sa vie, conservant toujours la même intrépidité et la même foi dans les destinées de la France. Il était homme, si l’occasion s’en présentait, comme disait Mme de Montagu, à se rembarquer au premier jour sur les quatre planches mal jointes du radeau de 1791, et à risquer de nouveau sa fortune, et non pas seulement la sienne, dans l’entreprise.

Il avait le tempérament des chevaliers d’autrefois et le même calme dans l’ardeur : — « Gilbert, écrivait à Mme de Grammont Mme de Montagu, est tout aussi bon, tout aussi simple dans ses manières, tout aussi affectueux dans ses caresses, tout aussi doux dans la dispute que vous l’avez connu. Il aime tendrement ses enfans, et, malgré son extérieur froid, est aimable pour sa femme. Il a des formes affables, un flegme dont je ne suis pas la dupe, un désir secret d’être à portée d’agir. J’évite de traiter directement avec lui tout ce qui touche à la Révolution, aux choses qu’il défend comme à celles qu’il condamne. »

Après cinq semaines passées à Wittmold, La Fayette loua un château à Lehmkulen, tout près de Mme de Tessé, qu’il aimait et qui avait avec lui une parfaite communauté d’opinions. M. de Mun vint le voir, et aussi tous les Maubourg, y compris leur sœur, M de Maisonneuve. Mais une visite inattendue le charma : celle de Mme de Simiane. Munie d’un faux passeport, elle s’était échappée de France, tout exprès pour retrouver La Fayette. Les tristesses et les malheurs de la Révolution avaient amaigri son beau visage, sans lui ôter son attrait. Elle s’établit chez Mme de Tessé et fut étonnée en arrivant de n’entendre parler que de projets de mariage.

Charles de Latour-Maubourg, frère de l’aide-de-camp du général, venait de demander la main de m’ e Anastasie de La Fayette. Elle ne lui apportait en dot que sa jeunesse et ses vertus, et lui, sauf l’espérance d’une somme de 30,000 francs, rien de plus que son courage et sa droiture. Ni l’un ni l’autre ne craignaient la pauvreté. Mme de La Fayette trouvait le parti avantageux ; son mari y donnait son entière adhésion. Mais à Wittmold on jeta les hauts cris. M. de Mun prétendait qu’on ne se mariait pas ainsi, hormis chez les sauvages d’Amérique, et Mme de Tessé soutenait qu’on n’avait rien vu de pareil depuis Adam et Eve. Les sarcasmes n’y firent rien. Le mécontentement de Mme de Tessé se fondit bientôt en une tendre et aimable sollicitude. On revint s’installer à Wittmold pour célébrer le mariage (9 mai 1798). Mme de La Fayette fut assez gravement malade par suite des infirmités qu’elle avait contractées durant sa longue captivité. Elle ne souffrit pas qu’on ralentît d’un jour les apprêts de la noce. Elle était aussi calme, aussi ferme d’esprit qu’on l’avait jamais vue. Ses enfans la transportaient sur un canapé de sa chambre au salon. Mme de Montagu, près d’accoucher, les aidait à panser « les glorieuses plaies de leur mère. »

Stéphanie de Montagu vint au monde, en effet, dix jours après le mariage d’Anastasie de La Fayette. Elle fut ondoyée par Mme de Tessé ; mais il fallut recommencer la cérémonie. Mme de Tessé, qui n’en faisait jamais d’autres, avait, dans son trouble, répandu sur la tête du nouveau-né, au lieu d’eau pure, un flacon d’eau de Cologne : elle assurait pourtant qu’elle avait fait sur la tête de l’enfant un grand signe de croix.

Pour ajouter aux joies de cette union que le malheur avait préparée, en cimentant l’affection entre les deux familles, George La Fayette était arrivé de Mount-Vernon. Il apportait à son père une lettre de Washington. Ce grand homme lui disait toute la part qu’il avait prise à ses souffrances, ses efforts pour le secourir, les mesures qu’il avait adoptées, quoique sans succès, pour faciliter sa délivrance, sa joie enfin de voir le terme des injustices : « À aucune époque, ajoutait-il, vous n’avez eu une plus haute part dans l’affection de ce pays. Je n’emploierai pas votre temps à vous parler de ce qui me regarde personnellement, si ce n’est pour vous dire que je suis encore une fois rentré dans mes foyers, où je resterai en formant des vœux pour la prospérité des États-Unis, après avoir travaillé bien des années à l’établissement de leur indépendance, de leur constitution, de leurs lois[3]… » Cette lettre se terminait par ces mots plus affectueux encore que de coutume : « Si vos souvenirs ou les circonstances vous portaient à visiter l’Amérique, accompagné de votre femme et de vos filles, aucun de ses habitans ne vous recevrait avec plus de cordialité et de tendresse que Mme Washington et moi ; nos cœurs sont pleins d’affection et d’admiration pour vous et pour elles. »

Il y avait autre chose que du sentiment dans ces lignes ; elles cachaient un regret : depuis que La Fayette avait disparu de la scène politique, des dissensions affligeantes étaient survenues entre nous et les États-Unis. La France et la Grande-Bretagne essayaient depuis longtemps d’entraîner dans leurs hostilités réciproques le gouvernement américain et de lui imposer des résolutions contraires à ses principes de neutralité, comme à la liberté du commerce.

Par représailles contre l’Angleterre, la Convention avait autorisé, le 9 mai 1793, les bâtimens de guerre et les corsaires français à amener dans nos ports les navires neutres chargés soit de marchandises appartenant à une nation ennemie, soit de subsistances qui lui seraient destinées, et à vendre les cargaisons au profit des preneurs. Ces dispositions, dont on avait d’abord excepté les Américains, les atteignirent ensuite avec beaucoup de rigueur, lorsque, le 19 novembre 1794, ils se furent alliés, par un traité de commerce, avec les Anglais. Le Directoire déclara que ce traité violait le traité antérieur du 6 février 1778 entre la France et les États-Unis. M. Adet, notre ministre plénipotentiaire à Washington, signifia, le 12 novembre 1796, au secrétaire d’État de l’Union que les vaisseaux américains seraient soumis de la part des Français aux mêmes traitemens qu’ils se laisseraient imposer par la marine anglaise. M. Monroë, ministre à Paris, fut alors rappelé ; M. Pinckney étant venu pour le remplacer, le Directoire refusa ses lettres de créance. Bientôt tous rapports cessèrent entre les deux gouvernemens.

Cette situation politique entre deux pays faits pour s’aimer et se soutenir resta longtemps ignorée de La Fayette. Quand il la connut, il écrivit à Washington[4] : « D’après les nouvelles que je reçois, je suis tout à fait persuadé que le Directoire désire être en paix avec les États-Unis. Le parti aristocrate, dont la haine pour l’Amérique date du commencement de la Révolution européenne, et le gouvernement anglais, qui, depuis la déclaration d’indépendance, n’a rien oublié, ni pardonné, se réjouissent, je le sais, de la perspective d’une rupture entre deux nations, autrefois unies pour la cause de la liberté, et ils s’efforcent par tous les moyens en leur pouvoir de nous précipiter dans la guerre. Mais vous êtes là, mon cher général, indépendant des partis, vénéré de tous, et, si, comme je l’espère, vos renseignemens vous portent à juger favorablement les dispositions du gouvernement français, votre influence doit empêcher que la brèche soit agrandie et assurer une noble et durable réconciliation. »

Le temps n’était plus où, dans les relations avec les États-Unis, La Fayette exerçait une influence souveraine sur le gouvernement de son pays ; les portes de la patrie ne s’ouvraient pas encore pour lui et il ressentait toutes les douleurs de l’exil. Il était impossible que sa pensée ne se reportât pas vers les événemens prodigieux auxquels il avait été mêlé trois ans.

Sous le titre de Souvenirs en sortant de prison, il a recueilli ses jugemens sur les personnes et les choses de la révolution. Le nouveau coup d’État du 18 fructidor venait s’ajouter aux crimes déjà commis et avait eu à l’étranger un grand retentissement ; des intrigans essayaient de réveiller l’ambition dans l’âme de l’ancien commandant des gardes nationales. Cet écrit nous montre un La Fayette mûri, et il nous semble intéressant d’en parler[5].

Il n’abdique aucune de ses convictions libérales. Il n’est pas de ceux que le spectacle des événemens ait absolument découragé. Son rêve était trop haut pour que les malheurs et les mécomptes aient pu l’atteindre. À ses yeux, c’est le 10 août qui a tout perdu, parce qu’il a consacré la violation des sermons constitutionnels. «Un nouveau bouleversement dans les hommes, dans les opinions, dans les mesures, portant la terreur et le dévergondage, corrompt jusqu’au fond le cours des idées libérales qui avait pu quelquefois être partiellement troublé, mais qui toujours avait été maintenu par la doctrine de l’assemblée constituante et par le dévoûment sans bornes des premiers chefs de la capitale. » Il condamne la politique des girondins ; mais il reconnaît que, dans les derniers temps, ils prirent une attitude toujours honorable, que leurs discours et leurs journaux, seules armes à leur usage, devinrent de courageux plaidoyers contre les progrès du terrorisme. Quant au roi, La Fayette ne cesse d’en parler avec respect et un certain attendrissement. Jamais son procès n’a été jugé avec plus de sévérité : « Le malheureux Louis XVI, dont ses prétendus amis avaient mieux aimé la perte que de le voir sauvé par moi, ne tarda guère à être assassiné par la plus monstrueuse procédure. Tout ce qui devait le protéger comme roi et comme citoyen, l’acte constitutionnel, l’inviolabilité jurée, la nécessité des lois préétablies et des formes établies, les amnisties passées, les incapacités légales, les motifs de récusation, la proportion des voix en matière judiciaire, tout fut foulé aux pieds. La Convention, exerçant rétroactivement contre lui les fonctions constituantes et législatives, osa cumuler encore les rôles de dénonciateurs, témoins, jurés d’accusation, jurés de jugement, ministère public, juges et pouvoir exécutif.» Et La Fayette raconte que lorsque ses deux amis et lui furent conduits en janvier 1791 de la prison de Wesel à celle de Magdebourg, se trouvant avec un négociant de Francfort et le maire de Lipstadt, ces messieurs, qui étaient connus du général Scholler, commandant d’escorte, obtinrent la permission de causer avec les prisonniers. À propos des premières procédures contre le roi, ils leur dirent : « Nous venons du quartier-général des émigrés, vous êtes les seuls patriotes que nous ayons vus et les premiers Français qui nous aient parlé décemment de ce malheureux procès. »

Il n’y a pas de paroles plus humaines que celles qui tombent des lèvres de La Fayette lorsqu’il parle de la mort de l’infortunée reine et de l’angélique Madame Elisabeth et il cite le mot de la duchesse d’Angoulême, mot peu connu : «Si ma mère eût pu vaincre ses préventions contre M. de La Fayette, si on lui eût accordé plus de confiance, mes malheureux parens vivraient encore. » Mais c’est quand il arrive à juger les jacobins que La Fayette sent la colère lui monter au cœur. Il se souvient du meurtre de son ami, le vertueux La Rochefoucauld, de l’exécution du maire de Strasbourg, le brave Dietrich, du martyre de Bailly, de l’immolation de Barnave, tous accusés de fayettisme. Aussi peu de pages sont plus vibrantes d’émotion que celles où sont marquées au fer rouge toutes les violences et toutes les folies sanguinaires de la Terreur. Il accuse nettement Danton d’avoir, après le 6 octobre, reçu de l’argent de M. de Montmorin[6], « qu’il fit en conséquence assassiner au 2 septembre, » et plus tard de la cour, quelque temps avant le 10 août, « pour tourner en faveur du roi l’émeute annoncée. »

La Fayette, dans ce même écrit, reconnaît que la Convention a créé des institutions utiles, et fait la meilleure constitution qui ait existé en Europe, la constitution de l’an III. Il exprime un regret, et ce regret est tout patriotique et inspiré par son tempérament militaire. il parle de la journée de Valmy et il ajoute : « Si je n’avais pas été proscrit, les fautes des ennemis et les hasards du temps auraient mis dans mes mains un succès infiniment plus marquant et beaucoup moins méritoire que ma campagne contre lord Cornwallis. Aussi, dès ce moment, suis-je devenu indifférent à toute ambition militaire. »

Voilà le cri qui lui échappe ! Il n’a jamais regretté que cela, ne s’être pas, en 1792, illustré par une victoire. il parle avec enthousiasme des armées de la Révolution. Il admire leur obéissance sous les armes[7], leur désintéressement, leur caractère généreux, « qui, pendant que la France était souillée par la férocité ou dégradée par la résignation, distinguèrent au deors ses troupes victorieuses. Elles furent longtemps le refuge de l’honneur national. » Avec quelle chaleur et quelle sympathie il cite le nom de Hoche qu’il avait connu simple sergent !

Quand, au contraire, il fait un retour sur lui-même, la modestie qui accompagnait son honnêteté lui dicte ces paroles : « J’ai su quelquefois profiter, pour le succès de mes vues, de grandes circonstances et même les créer. J’ai souvent produit beaucoup d’effet sur des auditoires tumultueux ou prévenus. Je ne suis pourtant ni homme d’État, ni orateur. »

C’est dans ces pages peu lues que nous saisissons La Fayette sur le vif. Il importait de ne pas les laisser dans l’ombre.

Il conformait du reste ses actes à ses doctrines. Ainsi, dès leur arrivée dans le Holstein, ses amis et lui avaient arboré la cocarde nationale, afin d’établir une distinction tranchante avec les émigrés. Il s’était rendu ensuite chez le ministre de France, M. Reinhart, pour lui porter son adhésion à la constitution de l’an III[8], et lorsque le lendemain il reçut la visite du représentant du gouvernement du Directoire, il lui exprima fermement « ses inaltérables sentimens sur le 10 août et son horreur du 18 fructidor. » M. Reinhart, dans sa dépêche à M. de Talleyrand, dut constater les divers sentimens de La Fayette, car le Directoire fut mécontent. Par son ordre,

le peu de biens que La Fayette possédait encore en Bretagne furent vendus aux enchères, et sa rentrée en France tut compromise. « Notre ami, écrivait Masclet le 31 novembre 1797, vient de jeter le gantelet contre le 18 fructidor, c’est-à-dire qu’il vient de prononcer son arrêt d’ostracisme contre lui-même, j’ai montré tout cela à Talleyrand. Il pense comme moi que de pareilles indiscrétions ne peuvent manquer de tout perdre. »

En attendant des jours meilleurs, Mme de La Fayette, à peine convalescente, fut dans l’obligation de retourner en France, où les affaires de la famille l’appelaient impérieusement. La détresse s’était assise à son foyer. La guerre d’Amérique, la révolution, la prison, l’exil, avaient dévoré une fortune considérable. Mme de La Fayette seule pouvait poursuivre le règlement des partages et des comptes ; car seule elle n’était portée sur aucune liste de proscription ou de suspicion. Elle partit donc pour Paris avec sa seconde fille ; elle n’y fît qu’un court séjour et s’empressa d’aller embrasser en Auvergne sa vieille tante, Mme de Chavaniac.

Pendant son absence, La Fayette et son fils George avaient quitté le Holstein. La famille s’installait plus près de la France, à Vianen, aux portes d’Utrecht. « En exil, dit mélancoliquement Mme de Lasteyrie, nul lien n’attache ; on espère toujours abandonner l’établissement qu’on se fait. »

Avant de reprendre le chemin de l’exil, Mme de La Fayette avait remis à l’un des directeurs, La Revellière-Lépeaux, une lettre dans laquelle le général demandait la rentrée de ses compagnons. « En offrant de loin, écrivait-il, mes vœux pour la liberté, la gloire et le bonheur de mon pays, je viens solliciter la rentrée du petit nombre d’officiers qui, dans une occasion dont la responsabilité appartient à moi seul, ne pouvant pas prévoir où les conduisait l’obligation d’accompagner leur général, tombèrent avec lui dans les mains des ennemis. Leur patriotisme éprouvé, dès les premiers temps de la révolution, s’est conservé dans toute son ardeur, comme dans toute sa pureté, et la république ne peut pas avoir de plus fidèles défenseurs. »

La Revellière fut cette lettre en présence de Mme de La Fayette et lui dit qu’il en ferait part au Directoire. Aucune résolution ne fut prise.

L’exil fut moins dur en Hollande. Depuis que Pichegru en avait chassé les Anglais, le stathoudérat avait été aboli, et les sept provinces, sous le nom de République batave, étaient gouvernées par une assemblée législative directement nommée par le peuple. Un traité d’alliance entre la France et les Provinces-Unies avait été signé depuis le mois de mai 1795. La Fayette et son fils étaient les amis du général Van Ryssel, et ils avaient été reçus par ce grand patriote de la façon la plus touchante[9]. Le général Brune commandait les troupes auxiliaires françaises. La présence de La Fayette dans la république batave n’était pas sans réveiller les haines de ses ennemis et leurs accusations. « Il serait facile à mes amis d’y répondre, écrivait-il le 4 avril 1799, si l’apathie générale ne trouvait plus commode de répéter des mots en l’air sur les prétendues fautes du temps passé, que d’encourir le malheur d’avoir une volonté en cherchant à tirer parti du temps présent. J’ai fait des fautes, sans doute, et je les connais bien ; mais les accusateurs ne sont pas heureux dans leur choix. Dois-je ajouter un manifeste de plus à tous ceux qui ont inondé le public ? Je ne le crois pas. Attendons pour que je prenne la parole une occasion. La situation actuelle ne peut pas durer. »

Le général Brune se plaignit au gouvernement du séjour de La Fayette dans la république batave. On le gênait dans le choix d’un asile. Il songea à chercher un refuge en Amérique ; mais Washington y voyait des inconvéniens politiques pour son ami.

Il se donna, pour tout oublier, aux joies de la famille, laissant M de La Fayette essayer de réunir les débris de leur fortune. M de Montagu et Mme de Grammont, au printemps de 1799[10], arrivèrent à Vianen. L’entrevue des trois sœurs fut pleine d’émotion. Il s’agissait de partager la succession encore indivise de la duchesse d’Ayen. Il y avait des mineurs. M. de Thésan vivait en Allemagne, le vicomte de Noailles en Amérique. Les Mémoires de Mme de Montagu indiquent qu’on faisait très mauvaise chère chez le général. Tout y manquait. Les trois sœurs, dès le premier jour, avaient dû mettre en commun leur génie et leur bourse pour se procurer à peu de frais quelques-uns des objets les plus indispensables. « La seule ressource de la maîtresse du logis était de faire des œufs à la neige, lorsqu’il s’agissait d’ajouter un plat de résistance à l’ordinaire de quinze ou seize convives mourant de faim. » Mais au sein de cette détresse que de bonheur ! Il faudrait copier toute la correspondance de ce temps-là pour en donner une idée.

Après un mois de vie commune, on se sépara de nouveau. Mme de La Fayette retourna en France. Jamais son esprit cultivé et juste ne montra autant de ressources qu’à cette époque, en même temps que ses qualités de résolution trouvèrent leur emploi. Toutes les lettres de La Fayette à sa femme, pendant cette longue absence, avec les années de plus, rappellent, par leur tendresse, le temps de la guerre d’Amérique :

« 16 mai 1799. — Je suis revenu bien tristement tout seul, ma chère Adrienne, et quoique je ne puisse regarder cette séparation comme celle de l’année dernière, il y en a plus qu’il ne faut pour me faire bien de la peine. Déjà, je commence à éprouver l’impatience de vous revoir, c’est m’y prendre de bonne heure.

« Nous attendons de vos nouvelles. J’ai trop de confiance en vous pour craindre que vous ayez oublié les soins de votre santé, que vous m’avez solennellement et tendrement promis. — Notre jardin a tous les jours de nouveaux charmes ; mais une fouine a mangé ma pauvre femelle ramier et ses œufs. J’ai rencontré avant-hier chez la nourrice trois charbonniers du Cantal ; ce sont des hommes de fort bon sens, et dont le jugement pour les questions que je leur faisais est très supérieur à celui des salons. Il en résulte évidemment que la révolution, malgré les crimes et les violences, qui en ont souillé le cours et arrêté les effets, a cependant déjà beaucoup amélioré le sort des paysans de ce département. Je vous fais part de cette consolation que j’ai attrapée en passant et qui m’a fait grand plaisir.

« Adieu, ma chère Adrienne ; mon cœur vous suit, vous regrette, vous prêche et vous aime bien tendrement. »

Mme de La Fayette avait pu aplanir les difficultés des règlemens de famille. Le château de Lagrange-Bleneau lui était échu en partage, à la satisfaction de son mari qui rêvait d’agriculture. « Ma lettre, lui écrivait-il (29 mai 1799), vous trouvera vraisemblablement à Lagrange, mon cher cœur ; dans cette retraite où nous sommes destinés, j’espère, à nous reposer ensemble des vicissitudes de notre vie. » Et il lui demande des détails sur la maison, surtout sur la ferme et sur les bois. Il s’enfonce dans l’étude des questions agricoles. Il ne peut s’habituer maintenant à la pensée d’aller s’installer dans l’État de Virginie, ou bien à portée de la ville de Boston. « D’ailleurs, il ne nous manque que le premier dollar pour acheter notre ferme. Cette incertitude, dit-il à son admirable femme, doit être ajoutée à bien d’autres sans que vous deviez vous en tourmenter. » Il apportait dans ces années de gêne une sérénité et une force morale sans égales[11].

Pendant ce temps, Pitt avait réformé la coalition, l’armée anglaise envahissait la Hollande, George La Fayette et Victor La Tour-Maubourg, le frère du prisonnier d’Olmütz, s’étaient engagés comme grenadiers dans les troupes hollandaises. Le général ne savait où reposer sa tête. Dans une lettre du 19 septembre 1799, il écrivait à sa femme : « Il y a aujourd’hui deux ans, chère Adrienne, que nous sortîmes de cette prison où vous étiez venue me porter la consolation et la vie. Que ne puis-je, après deux ans d’exil, augmentés de cinq ans de captivité, vous porter dans une paisible retraite l’assurance d’être réunis pour toujours !.. Comment nous arrangerons-nous, en attendant, pour passer ensemble une partie de l’hiver ? Voilà, mon cher cœur, la question que je me fais à moi-même, sans trop savoir comment y répondre. J’ignore si la Hollande sera suffisamment défendue par le général Brune et son armée gallo-batave. »

C’est alors que Mme de La Fayette, effrayée aussi de ce qu’elle entendait dire à Paris, tremblant de voir de nouvelles barrières s’élever entre son mari et elle, si la coalition parvenait à amener en Hollande une contre-révolution, prit la résolution de s’adresser à Sieyès, un des nouveaux directeurs.

La Fayette a tracé de lui un portrait ressemblant[12] : « Il est peureux, prend de l’humeur, ne sait pas plaire. Il ne peut ni parler d’abondance, ni monter à cheval ; c’est un abbé dans toute la force du terme, de manière qu’avec beaucoup d’esprit, de grandes facultés pour l’intrigue, et d’excellentes intentions à présent, il est resté au-dessous de sa besogne et de l’attente publique, surtout de celle de l’Europe, où sa réputation en bien et en mal a été fort exagérée. Il est dans la révolution ce que l’archevêque de Toulouse a été dans l’ancien régime ; tout le monde l’attendait sur le piédestal, et on s’est étonné de le voir si petit. »

Sieyès reçut Mme de La Fayette. Elle lui parla des dangers que courait son mari[13] et le prévint que, si les armées étrangères étaient victorieuses en Hollande, il viendrait chercher un asile sur le territoire français. Sieyès se disculpa d’être l’ennemi du général, l’assura de son désir de le voir rentrer, mais il ajouta qu’actuellement ce serait imprudent et que La Fayette serait plus en sûreté dans les États du roi de Prusse. — « Comment ! du roi de Prusse, qui l’a retenu prisonnier ! répondit Mme de La Fayette. Mon mari préférerait, s’il le faut, une prison dans sa patrie, mais il a en elle plus de confiance. » Et, sur ce mot, ils se séparèrent. Heureusement, le duc d’York, commandant de l’armée anglaise, fut réduit, le 18 octobre, à accepter une capitulation qui l’obligeait à rembarquer sans délai son armée, à relever les batteries détruites et à rendre à l’armée batave 8,000 prisonniers, sans conditions ni échanges.

Un autre événement dont La Fayette voyait avec perspicacité les conséquences venait modifier du tout au tout la situation. Bonaparte revenait d’Egypte. « Il peut devenir le maître de la France, écrivait La Fayette à La Tour-Maubourg ; quant à ses dispositions à notre égard, elles dépendront essentiellement de son intérêt et de ses projets actuels. Vous savez que son premier mot, en Italie, fut que je ne devais jamais rentrer en France. »

Mme de La Fayette savait tout cela. Sur ses conseils, son mari adressa cependant une lettre nouvelle de remercîmens à Bonaparte ; elle resta sans réponse. Bonaparte avait autre chose à faire : il préparait le 18 brumaire. Quand la partie fut gagnée. Mme de La Fayette, avec cette appréciation juste des choses qui ne lui faisait jamais défaut, jugea sur-le-champ que son mari, sans hésitation et sans rien demander à personne, devait rentrer en France, au moment même où l’on proclamait le retour à la justice. Elle obtint un passeport sous un nom supposé. Alexandre Romeuf le porta à La Fayette, sans aucune autre information. Il partit et débarqua à Paris, chez M. Adrien de Mun. Dans une dernière lettre à sa femme, du 30 octobre 1799, La Fayette lui montrait le fond de son âme : « Terminer la révolution à l’avantage de l’humanité, influer sur des mesures utiles à mes contemporains, rétablir la doctrine de la liberté, fermer des blessures, rendre hommage aux martyrs de la bonne cause, seraient, pour moi, des jouissances qui délasseraient mon cœur. Mais je suis plus dégoûté que jamais, je le suis invinciblement de prendre racine dans les affaires publiques ; je n’y entrerais que pour un coup de collier, comme on dit, et rien au monde, je vous le jure sur mon honneur, par ma tendresse pour vous et par les mânes de ce que nous pleurons, ne me persuadera de renoncer au plan de retraite que je me suis formé et dans lequel nous passerons tranquillement le reste de notre vie. »

C’est dans ces sentimens que, dans les premiers jours de novembre, La Fayette revenait de l’exil. Il y avait plus de sept ans qu’il avait quitté la France, et pendant ces longues années de souffrance, son âme ne s’était pas aigrie, son enthousiasme libéral ne s’était pas éteint. Mais, s’il restait toujours le représentant le plus vrai de 1789, la nation, dégoûtée des troubles civils et folle de batailles, avait oublié son idole du 14 juillet. Elle était aux pieds du jeune capitaine qui allait fonder la société issue de la révolution, et lasser la fortune et la gloire.


II.

Le premier acte de La Fayette à Paris fut d’écrire à Bonaparte : « Citoyen consul, depuis l’époque où les prisonniers d’Olmütz vous durent leur liberté, jusqu’à celle où la liberté de ma patrie va m’imposer de plus grandes obligations envers vous, j’ai pensé que la continuation de ma proscription ne convenait ni au gouvernement ni à moi-même ; aujourd’hui, j’arrive à Paris. Avant de partir pour la campagne éloignée où je vais réunir ma famille, avant même de voir ici mes amis, je ne diffère pas un instant de m’adresser à vous, non que je doute d’être à ma place partout où la république sera fondée sur des bases dignes d’elle, mais parce que mes devoirs et mes sentimens me pressent de vous porter moi-même l’expression de ma reconnaissance. »

Le général Clarke voulut se charger de remettre cette lettre à Bonaparte. Il s’était mis en colère, à la nouvelle de l’arrivée de La Fayette. Talleyrand s’était empressé de donner rendez-vous à l’ancien prisonnier. Regnault de Saint-Jean-d’Angély s’y trouvait.

Tous deux lui peignirent la fougue du premier consul et pressèrent leur interlocuteur, dans la crainte de mesures violentes, de retourner en Hollande. La Fayette était résolu à ne plus quitter la France. Il était prêt à se laisser arrêter, comme il le déclarait à Louis Romeuf. Il chargea Mme de La Fayette de revoir Bonaparte. Elle fut gracieusement accueillie par lui. « L’arrivée de M. de La Fayette, dit-il, entrave ma marche pour le rétablissement de mes principes et me force à serrer le vent. Je le conjure donc d’éviter tout éclat ; je m’en rapporte à son patriotisme. » Elle répondit que telle avait été toujours l’intention de son mari.

Rœderer et Volney vinrent le voir et lui répéter un propos semblable de Bonaparte. La Fayette quitta Paris et se rendit à Lagrange. Le premier consul adopta un système de silence à son égard, à ce point que, lorsque, le 1er  février 1800, Fontanes prononça, aux Invalides, l’éloge de Washington, Bonaparte lui demanda de ne

[14] pas nommer La Fayette, et il parut même contrarié d’apprendre que son fils George assistait à la cérémonie.

Retiré à la campagne, le prisonnier d’Olmütz ne cherchait que l’occasion de servir ses anciens compagnons. Cette occasion se présenta bientôt : un arrêté des consuls du 11 ventôse an VIII (1er  mars 1800) avait décidé qu’on effacerait de la liste des émigrés ceux des membres de l’assemblée constituante qui présenteraient au ministre de la police des attestations constatant « qu’ils avaient voté pour l’établissement de l’égalité et pour la suppression de la noblesse. » La Fayette, après avoir rempli les formalités, écrivit à Fouché, en réclamant les mêmes avantages pour les officiers qui avaient signé avec lui, le 19 août 1792, la déclaration faite à Rochefort. Elle témoignait que les signataires, ne pouvant plus servir la liberté de leur pays et défendre sa constitution, demandaient, non comme militaires en activité, et moins encore comme émigrés, mais en qualité d’étrangers, un libre passage sur territoire neutre. La Fayette eut le bonheur de voir ses camarades rayés, en même temps que lui, de la liste de proscription.

Son fils George souhaitait passionnément d’entrer dans l’armée. Il fut proposé pour une sous-lieutenance : le premier consul le plaça dans un régiment de hussards dont Horace Sébastiani était colonel. Enfin La Fayette fut présenté à Bonaparte, aux Tuileries, en même temps que La Tour-Maubourg, par le consul Lebrun. « Je me rappelai, écrit La Fayette, le premier accueil que j’avais reçu autrefois du grand Frédéric. » — Après les complimens réciproques, Bonaparte, répondant aux félicitations sur les succès de l’armée d’Italie : « Les Autrichiens, dit-il, en veulent pourtant encore : c’est Moreau qui fera la paix. Je ne sais ce que diable vous leur avez fait, général La Fayette, ajouta-t-il avec grâce, en parlant des puissances, mais elles ont eu bien de la peine à vous lâcher. » — Et comme, à leurs remercîmens, La Fayette et Maubourg joignaient ceux de Bureaux de Puzy, alors aux États-Unis, avec Dupont de Nemours, dont il était le beau-fils : — « Il reviendra, dit Bonaparte, et Dupont de Nemours aussi ; on en revient toujours à l’eau de la Seine. »

Peu de temps après, comme La Fayette allait rendre visite à Talleyrand, il le vit sortir de son cabinet avec quelqu’un qui ressemblait au premier consul : c’était Joseph Bonaparte. Après quelques mots de politesse, il invita La Fayette à une fête qu’il donnait à Morfontaine, pour célébrer le traité d’amitié et de commerce, signé le 30 septembre 1800 avec les États-Unis. La Fayette rencontra les ministres américains, plusieurs généraux et toute la famille Bonaparte. Ce fut une bonne fortune pour lui, durant les deux jours que dura la fête, d’avoir plus d’une occasion de causer avec le premier consul. Les lambeaux de conversation que La Fayette a transcrits sont pleins d’intérêt et font connaître le héros des campagnes d’Italie, dans ses premiers mois d’éclat et de grandeur incontestés :

« Vous avez dû trouver les Français bien refroidis sur la liberté ? — Oui, mais ils sont en état de la recevoir. — Ils sont bien dégoûtés, vos Parisiens, par exemple ; oh ! les boutiquiers n’en veulent plus. — Je n’ignore pas l’effet des crimes et des folies qui ont profané le nom de liberté ; mais, je le répète, les Français sont, plus que jamais peut-être, en état de la recevoir. C’est à vous à la donner ; c’est de vous qu’on l’attend. »

Bonaparte parla sans affectation des intrigues royalistes et de la coopération des partis extrêmes. Puis, comme La Fayette, tout en ne le croyant pas l’inspirateur de la constitution de l’an VIII, le rendait cependant responsable de la part trop grande faite au pouvoir exécutif : — « Que voulez-vous, répondit-il, vous savez que Sieyès n’avait mis partout que des ombres : ombre de pouvoir législatif, ombre de pouvoir judiciaire, ombre de gouvernement. Il fallait bien de la substance quelque part… Ma foi, je l’ai mise là. » Revenant à La Fayette, il le questionna sur ses campagnes d’Amérique ; mais, avec sa modestie de bon goût, l’ami de Washington se contenta de lui dire : « Ce furent les plus grands intérêts de l’univers, décidés par des rencontres de patrouilles ; » et lui parlant, à son tour, de l’idée qu’avaient eue quelques membres de la convention fédérale de faire, en Amérique, une présidence à vie, il vit les yeux de Bonaparte s’animer et, comme il lui donnait quelques détails sur la présidence américaine, sans faste et sans garde : « Vous conviendrez, répliqua-t-il vivement, qu’en France cela ne pourrait pas aller. » Il joignait alors à la simplicité du génie la profondeur de l’esprit et la sagacité du jugement. La Fayette dut à cette rencontre à Morfontaine un des grands plaisirs de sa vie ; il obtint que M. et Mme de Tessé fussent rayés de la liste des émigrés.

Du reste, dans les premiers mois du consulat, il eût pu obtenir pour lui-même de grandes fonctions publiques. Il s’y refusa. « J’ai souhaité la gloire et non la puissance, écrivait-il. La fortune m’a fait manquer l’année 1792. D’ailleurs, tant d’amis n’étaient plus, on avait à me pardonner tant de torts envers moi ; j’étais si peu enclin aux liaisons et aux mesures jugées nécessaires, que je préférai sincèrement ma retraite sous la magistrature de Bonaparte[15]. »

La première proposition qu’il reçut fut honorable et séduisante. Elle vint de Cabanis, qui, après avoir appartenu au conseil des cinq cents, était entré au sénat après le 18 brumaire. Talleyrand de son côté lui renouvela l’offre d’être sénateur. Enfin, le général Mathieu Dumas vint s’expliquer avec lui sur son attitude, au nom du premier consul. « Personne n’aime passer pour un tyran, avait dit Bonaparte ; le général La Fayette semble me désigner comme tel. » — « Le silence de ma retraite, répondit-il, est le maximum de ma déférence ; si Bonaparte veut servir la liberté, je lui suis dévoué ; mais je ne veux ni approuver un gouvernement arbitraire, ni m’y associer. » Il n’accepta que le titre d’électeur départemental, quoiqu’il fût à vie ; et il profita d’une élection au corps législatif pour motiver son refus de candidature, auprès des électeurs de la Haute-Loire, en quelques mots publiés au Puy (19 juillet 1800) : « c’est dans la retraite, disait-il, et me consacrant enfin au repos de la vie privée, que je forme des vœux ardens pour que la paix extérieure soit bientôt le fruit des miracles de gloire qui viennent de surpasser les prodiges des campagnes précédentes, et pour que la paix intérieure se consolide sur les bases essentielles et invariables de la vraie liberté. Heureux que vingt-trois années de vicissitudes dans ma fortune et de constance dans mes principes m’autorisent à répéter, comme le 11 juillet 1789 : « Si, pour recouvrer ses droits, il suffit toujours à une nation de le vouloir, elle ne les conserve que par une austère fidélité à ses obligations civiques et morales. »

Il ne fut donc pas ébloui par le génie et la fortune. Il eut néanmoins, jusqu’au consulat à vie, des rapports avec Bonaparte. L’explosion de la machine infernale, le 3 nivôse, fut pour La Fayette une occasion d’aller lui rendre visite. En recevant ses complimens, le premier consul lui rappela leur conversation, à Morfontaine, sur la constante coopération des partis extrêmes dans les temps révolutionnaires. Comme La Fayette l’engageait à publier les preuves du complot, il lui fit observer qu’elles n’étaient pas susceptibles de publicité. Il ajouta que Louis XVIII lui avait écrit pour désavouer ce crime. « Sa lettre est bien, dit-il, la mienne aussi ; mais il finit par me demander une chose que je ne peux faire, c’est de le mettre sur le trône. » Alors il lui conta gaîment les propositions dont on chargeait sa femme Joséphine. « Ils me promettent une statue qui me représentera tendant la couronne au roi. J’ai répondu que je craindrais d’être enfermé dans le piédestal. Leur rendre le pouvoir serait de ma part une infâme lâcheté ! Vous pouvez désapprouver mon gouvernement, me trouver despote, on verra, vous verrez un jour si je travaille pour moi ou pour la postérité !.. Mais enfin, je suis maître du mouvement, moi que la révolution, que vous et tous les patriotes ont porté où je suis, et si je rappelais ces gens-là, ce serait nous livrer tous à leur vengeance. » Il parla si éloquemment de la gloire et de la France que La Fayette lui prit la main.

Ses visites furent en ce temps-là assez nombreuses. Elles avaient pour objet des radiations de parens ou d’amis ou quelque autre service à rendre. Bonaparte et lui restaient deux ou trois heures tête à tête, causant de tout avec une liberté mutuelle, et le Bonaparte de ce temps-là était singulièrement intéressant !

Il étalait un jour ses projets de concordat. « Vous ne vous plaindrez pas, disait-il, je replace les prêtres au-dessous de ce que vous les avez laissés ; un évêque se croira très honoré de dîner chez le préfet. » — La Fayette l’interrompit, pour dire en riant : « Avouez que cela n’a d’autre objet que de casser la petite fiole ? » — « Vous vous moquez de la petite fiole et moi aussi, répondit-il ; mais croyez qu’il nous importe au dehors et au dedans de faire déclarer le pape et tous ces gens-là contre la légitimité des Bourbons. Je trouve tous les jours cette sottise dans les négociations. Les diocèses de France sont encore régis par des évêques à la solde des ennemis. »

Jamais il ne parlait à La Fayette des grands seigneurs et des rois de l’Europe sans lui témoigner combien il avait été frappé de leur malveillance envers lui. « Je suis bien haï, disait-il un jour, et d’autres aussi, par ces princes et leurs entours ; mais, bah ! tout cela n’est rien auprès de leur haine pour vous. J’ai été à portée de le voir ; je n’aurais jamais cru que la haine humaine pût aller si loin ! Comment, diable ! les républicains ont-ils eu la sottise de croire un instant leur cause séparée de la vôtre ? Mais à présent ils vous rendent bien justice, mais justice complète, » et ce mot fut appuyé d’un regard très significatif.

Les entretiens se continuèrent encore une année. Un jour que La Fayette était venu l’entretenir de Lally-Tolendal, pour lequel il avait témoigné la plus bienveillante considération : « J’ai reçu une lettre de lui, répondit-il ; celui-là a le sang rouge. » Il fut ensuite question d’un autre député à la Constituante qui avait eu des rapports avec le cabinet britannique : « Pourquoi, dit Bonaparte, ne pas faire comme un avocat du Dauphiné, Meunier, qui préféra être maître d’école ? Tenez, mon cher, une belle conduite, c’est la vôtre ! Mener les affaires de son pays, et, en cas de naufrage, n’avoir rien de commun avec ses ennemis, voilà ce qu’il faut !» — « A-t-il porté les armes ? » répondait-il à toutes les demandes de radiation d’émigrés.

Il était dans un moment d’épanchement lorsqu’il dit à La Fayette, en riant : « Vous vous sentez encore trop d’activité pour être sénateur ? » — « Ce n’est pas cela, répondis-je, mais je crois que la retraite est ce qui me convient le mieux. » — « Adieu, général La Fayette, reprit-il avec un dépit concentré, fort aise d’avoir passé ce temps avec vous. » La Fayette, en lui disant adieu, le remerciait de l’intérêt qu’il avait pris à la radiation d’une personne qui l’intéressait. Bonaparte saisit ce mot pour reprendre la conversation : « Permettez-moi, lui dit La Fayette, de reparler d’un point sur lequel je ne veux pas vous laisser d’injustes impressions ; j’ai besoin de vous répéter que, d’après les circonstances de ma vie orageuse, vous devez trouver naturel et convenable que je vive en simple citoyen, au sein de ma famille. Déjà même je vous aurais demandé ma retraite militaire, si je ne voulais pas que tous mes compagnons aient passé avant moi. » — « Votre retraite militaire aussi, répondit-il ; mais, si vous y êtes décidé, il ne faut pas que la considération de vos compagnons vous arrête. Parlez à Berthier pour qu’il presse votre demande. »

L’affaire fut terminée aussitôt, et La Fayette eut la pension de retraite maxima de son grade.

Au moment du traité d’Amiens (27 mars 1802), ses discussions avec le premier consul devinrent plus vives. La Fayette avait fait une visite à lord Cornwallis, de passage à Paris, et il avait été invité avec lui chez Joseph Bonaparte. Le premier consul dit en ricanant à La Fayette, la première fois qu’il le revit : « Je vous préviens que lord Cornwallis prétend que vous n’êtes pas corrigé.» — « De quoi ? reprit La Fayette assez vivement. Est-ce d’aimer la liberté ? Qui m’en aurait dégoûté ? Les extravagances et les crimes de la tyrannie terroriste ? Je n’ai pu qu’en haïr davantage tout régime arbitraire et m’attacher de plus en plus à mes principes. » — « Voilà pourtant, continua Bonaparte, ce que prétend lord Cornwallis ; vous lui avez parlé de nos affaires, et voilà ce qu’il dit. » — « Je ne me rappelle rien ; personne n’est plus loin que moi d’aller chercher un ambassadeur anglais pour dénigrer ce qui se passe dans mon pays ; mais s’il m’a demandé si j’appelais cela de la liberté, je lui aurais dit non, quoique plutôt à tout autre qu’à lui. » Bonaparte reprit d’un air sérieux : « Je dois vous dire, général La Fayette, que je vois avec peine que par votre manière de vous exprimer sur les actes du gouvernement, vous donnez à ses ennemis le poids de votre nom. » — « Que puis-je faire de mieux ? répondit La Fayette, j’habite la campagne, je vis dans la retraite, j’évite les occasions de parler ; mais toutes les fois qu’on viendra me demander si votre régime est conforme à mes idées de liberté, je répondrai que non ; car enfin, général, je veux bien être prudent, mais je ne veux pas être renégat. » — « Qu’entendez-vous, répliqua-t-il, avec votre régime arbitraire ? Le vôtre ne l’était pas, j’en conviens ; mais vous aviez contre vos adversaires la ressource des émeutes. Je n’étais encore qu’au parterre, lorsque vous étiez sur le théâtre ; mais je regardais bien. Oui, pour mettre à la raison ces gueux, vous aviez besoin de faire des émeutes. » — « Si vous appelez émeute, reprit son interlocuteur, l’insurrection nationale de juillet 1789, je réclame celle-là ; mais, passé cette époque, je n’en ai plus voulu. J’en ai réprimé beaucoup ; la plupart se faisaient contre moi, et, puisque vous en appelez à mon expérience, je vous dirai que je n’ai vu dans la révolution aucune injustice, aucune déviation de la liberté qui n’ait nui à la révolution elle-même, et, finalement, aux auteurs de ces mesures. » — « Mais ne conviendrez-vous pas vous-même, dit Bonaparte, que dans l’état où j’ai trouvé la France, j’étais forcé à des mesures irrégulières ? » — « Ce n’est pas la question, répondit La Fayette ; je ne parle ni du moment, ni de tel ou tel acte ; c’est la direction. Oui, général, c’est la direction dont je me plains et m’afflige. » — « Au reste, reprit le premier consul, je vous ai parlé comme chef du gouvernement, et, en cette qualité, j’ai à me plaindre de vous. Mais, comme particulier, je dois être content, car, dans tout ce qui m’est revenu de vous, j’ai reconnu que, malgré votre sévérité sur les actes du gouvernement, il y a toujours eu de votre part de la bienveillance personnelle pour moi. »

Il avait raison : un gouvernement libre, et Bonaparte à sa tête, voilà ce qu’il fallait à La Fayette ; et, au contraire, on tournait de plus en plus le dos à la liberté. Le consulat à vie, au lieu d’être entouré de barrières constitutionnelles, était présenté à la sanction des électeurs comme une consécration du despotisme. La Fayette crut devoir motiver son vote. Il écrivit sur le registre de sa commune : « Je ne puis voter pour une telle magistrature jusqu’à ce que la liberté publique soit suffisamment garantie ; alors je donnerai ma voix à Napoléon Bonaparte. » Et, pour ne laisser aucune incertitude planer sur son opinion, il lui fit remettre la lettre suivante :


« Lagrange, 20 mai 1802.

« Général,

« Lorsqu’un homme, pénétré de la reconnaissance qu’il vous doit, et trop sensible à la gloire pour ne pas aimer la vôtre, a mis des restrictions à son suffrage, elles sont d’autant moins suspectes que personne ne jouira plus que lui de vous voir premier magistrat à vie d’une république libre.

« Le 18 brumaire sauva la France, et je me sentis rappelé par les professions libérales auxquelles vous avez attaché votre honneur. On vit depuis, dans le pouvoir consulaire, cette dictature réparatrice qui, sous les auspices de votre génie, a fait de si grandes choses, moins grandes, cependant, que ne le sera la restauration de la liberté.

« Il est impossible que vous, général, le premier dans cet ordre d’hommes qui, pour se comparer et se placer, embrassent tous les siècles, vouliez qu’une telle révolution, tant de victoires et de sang, de douleurs et de prodiges, n’aient pour le monde et pour vous d’autre résultat qu’un régime arbitraire. Le peuple français a trop connu ses droits pour les avoir oubliés sans retour ; mais peut-être est-il plus en état aujourd’hui, que dans son effervescence, de les recouvrer utilement ; et vous, par la force de votre caractère et de la confiance publique, par la supériorité de vos talens, de votre existence, de votre fortune, vous pouvez, en rétablissant la liberté, maîtriser tous les dangers, rassurer toutes les inquiétudes. Je n’ai donc que des motifs patriotiques et personnels pour vous souhaiter, dans le complément de votre gloire, une magistrature permanente ; mais il convient aux principes, aux engagemens, aux actions de ma vie entière, d’attendre, pour lui donner ma voix, qu’elle ait été fondée sur des bases dignes de la nation et de vous.

«J’espère que vous reconnaîtrez ici, général, comme vous l’avez déjà fait, qu’à la persévérance de mes opinions politiques se joignent des vœux sincères pour votre personne.

« Salut et respect. »

Personne alors en France n’aurait osé écrire cette lettre. Elle honore un homme autant qu’une victoire. Une femme seule en eût été capable, et cette femme envoyait de Rome à La Fayette ces lignes éloquentes : « j’espérerai toujours de la race humaine tant que vous existerez. Je vous adresse ce sentiment du haut du Capitole, et les bénédictions des Ombres vous arrivent par ma voix. » On a reconnu Mme de Staël.


III.

L’établissement de l’empire ne fit que maintenir La Fayette dans sa ligne de conduite.

La retraite lui était de plus en plus commandée par l’honneur. Jamais Mme de La Fayette ne fut plus heureuse. Il lui fut enfin permis, dans ses dernières années, de goûter un bonheur dont elle n’avait jamais conçu l’espérance. Sa félicité ne fut troublée que par les inquiétudes que lui donnait son fils George, qui faisait vaillamment son devoir sur le champ de bataille, et qui fut blessé à la bataille du Mincio.

Pendant le voyage qu’il fit en France pour guérir sa blessure, il s’était marié à Mlle Emilie de Tracy, dont le père, M. Destutt de Tracy, un des plus fermes esprits, une des rares intelligences philosophiques de son temps, député de la noblesse du Bourbonnais à la constituante, avait été l’ami de La Fayette, un des confidens de ses idées, et, comme maréchal de camp, commandait, sous ses ordres, la cavalerie à la frontière en 1792. Il y avait harmonie de sentimens et d’éducation entre les deux époux. Toute la famille était venue à Chavaniac partager cette nouvelle joie avec la vieille tante[16] octogénaire, « qui conservait toutes ses facultés dans un cœur aimant. » C’est pendant ce séjour en Auvergne que Mme de Montagu présenta au général le marquis de Lasteyrie du Saillant, qui devait bientôt épouser Mlle Virginie, celle qui a écrit ce beau livre, digne d’être mis entre les mains de toutes les femmes, et qu’elle a modestement intitulé : Notice sur Mme de La Fayette par sa fille.

Le mariage allait se célébrer, lorsque M. de La Fayette, en tombant sur la glace, se cassa le col du fémur. Avec l’imperfection de la science chirurgicale d’alors, il souffrit cruellement pendant quarante jours et quarante nuits. Il éprouva le maximum de douleur que le corps humain peut supporter, avec un courage et un stoïcisme au-dessus de tout éloge. « Nous sommes sur la roue, » disait Mme de Lasteyrie, au milieu de si atroces douleurs. Le mariage de Virginie de La Fayette et de Louis de Lasteyrie put se célébrer, et dans une chambre voisine de celle où le général était encore étendu, le père Carrichon, qui avait assisté Mme d’Ayen dans son martyre, bénit le jeune couple. Mme de Tessé, toujours généreuse, avait envoyé le trousseau ; le reste de la famille s’était cotisé pour offrir à la mariée[17] , au lieu de diamans et de bijoux, un portefeuille contenant deux mille francs. La fortune des Noailles et celle des La Fayette étaient loin d’être refaites.

Quelque réduites que fussent ses ressources, Mme de La Fayette avec sa sœur, Mme de Montagu, ne prit pas moins la résolution d’élever un monument au lieu même où Mme d’Ayen et Mme de Noailles avaient été ensevelies. Grâce au dévoûment obscur d’une pauvre ouvrière, Mlle Paris, les deux sœurs apprirent que les guillotinés de la barrière du Trône, dans les dernières semaines de la Terreur, avaient été entassés dans un puits creusé sur un terrain presque désert sur le chemin de Saint-Mandé et dans le voisinage d’un monastère en ruine. Treize cents personnes suppliciées en quarante-trois jours avaient été jetées dans le trou de Picpus. Un an après l’installation du Directoire, Mme la princesse de Hohenzollern, dont le frère avait été enfoui dans le champ de morts, l’acheta, et le fit sans bruit clore de murs pour le mettre à l’abri des profanations.

Quand Mme de Montagu et Mme de La Fayette, guidées par Mlle Paris, allèrent pour la première fois à Picpus, et qu’elles virent ce cimetière inconnu, elles furent saisies de tristesse. Le projet qu’elles avaient conçu dans l’exil d’élever une tombe à leur mère, à leur aïeule, à leur sœur, se transforma. Une souscription fut ouverte parmi les parens des victimes. Avec le temps, l’œuvre se développa ; la chapelle fut agrandie ; les terrains contigus furent achetés ; une partie du vieux monastère fut restaurée. Des religieuses vouées à l’adoration perpétuelle y furent installées. Des plaques de métal furent scellées aux murs, et l’on y grava les noms des treize cent victimes de la barrière du Trône, dans l’ordre où on les avait trouvées inscrites sur les registres de la Conciergerie. Cette œuvre de Picpus fut une consolation pour Mme de La Fayette.

Sa santé était sérieusement atteinte, mais son courage simple était comme un charme qui trompait ceux qui l’approchaient, et elle recevait de la plus noble façon les visiteurs. Lagrange eut, après la paix d’Amiens, des hôtes illustres. Charles Fox et sa femme, Fitz-Patrick, les amis des mauvais jours, y passèrent deux semaines, apportant avec eux leur grand souffle libéral, et jugeant avec sagacité les événemens extraordinaires qui se déroulaient.

Mme de La Fayette se prêtait à tout. Elle supportait avec douceur les inquiétudes que lui causaient les batailles auxquelles son fils assistait. Napoléon gardait rancune à George de l’attitude de son père. Bien qu’il eût sauvé à Eylau la vie du général Grouchy dont il était l’aide-de-camp, et bien qu’il eût été présenté deux fois pour le grade de capitaine, deux fois il avait été rayé de la main même de l’empereur. George attendait la paix pour donner sa démission.

Les années de ce tranquille séjour à Lagrange s’écoulaient rapides comme la joie. La Fayette était tout entier à ses travaux agricoles. Même dans ses lettres à Jefferson, avec lequel il avait un commerce épistolaire suivi, il parlait avec réserve des événemens, tout en les jugeant avec une grande hauteur. Il ne se désintéressait jamais des affaires de l’Amérique, se réjouissant avec Jefferson du développement des institutions républicaines.

Le 20 février 1807, il écrivait à cet ami fidèle qui l’avait invité à venir le voir avec la famille : « George a dû renoncer à l’espoir d’obtenir de l’empereur aucun avancement, mais son zèle dans l’armée active déplaît assez pour qu’il ait à craindre d’être envoyé, avec son grade de lieutenant, dans quelque régiment éloigné. C’est pourquoi il est décidé à revenir près de nous aussitôt que les circonstances lui permettront de quitter la division à laquelle il est attaché, à moins qu’il ne survienne quelque explication à ce sujet.. Ma situation personnelle est toujours la même, ma femme éprouve dans ce moment une crise de souffrance ; vraiment, mon cher ami, je ne sais comment elle aurait pu traverser l’Atlantique, ni comment, dans la situation actuelle des affaires, nous pourrions espérer ! de vous rejoindre. »

George La Fayette, découragé, avait en effet quitté l’armée et était revenu à Lagrange. Sa mère était entrée dans un état de souffrance dont elle ne sortit plus. On profita d’une trêve dans ses douleurs pour la transporter à Aulnay, chez Mme de Tessé, à trois lieues de Paris. Puis, le malfaisant des progrès, la malade s’établit à Paris, toujours chez sa tante dévouée. Dans son délire Mme de La Fayette reconnaissait ses enfans. Elle appela un jour sa fille aînée, Mme de La Tour-Maubourg, pour lui dire : « Avez-vous l’idée de ce que c’est que le sentiment maternel ? En jouissez-vous comme moi ? Y a-t-il quelque chose de plus doux, de plus intime, de plus fort ? Sentez-vous comme moi le besoin d’aimer, d’être aimée[18] ? »

Dieu et son mari furent l’occupation de ses derniers momens. Au milieu de la fièvre, elle répétait le cantique de Tobie, qu’elle avait dit en apercevant la ville d’Olmütz, et s’éteignit la nuit de Noël 1807. Ses dernières paroles à ses enfans furent : « Je vous souhaite la paix du Seigneur, » et à M. de La Fayette : « Je suis toute à vous ! » Elle fut inhumée à Picpus, dans le funèbre asile que sa sœur Mme de Montagu et elle avaient fondé.

Quelques jours après cette mort, M. de La Fayette écrivait à M. de La Tour-Maubourg cette lettre admirable qui mérite d’être conservée, tant par sa sincérité, son élévation, elle honore deux amis. C’était la seule oraison funèbre que rêvât Mme de La Fayette. Dans ce livre, où elle tient presque autant de place que son mari, ce cri de douleur, ces larmes doivent être recueillis :

« Je ne vous ai pas encore écrit, mon cher ami, du fond de l’abîme de malheur où je suis plongé. J’en étais bien près, lorsque je vous ai transmis les derniers témoignages de son amitié pour vous, de sa confiance dans vos sentimens pour elle. Ma douleur aime à s’épancher dans le sein du plus constant et cher confident de toutes mes peines au milieu de toutes les vicissitudes où souvent je me suis cru malheureux, mais jusqu’à présent vous m’avez trouvé plus fort que les circonstances. Aujourd’hui la circonstance est plus forte que moi, je ne m’en relèverai jamais.

« Pendant les trente-quatre années d’une union où sa tendresse, sa bonté, l’élévation, la délicatesse, la générosité de son âme, charmaient, embellissaient, honoraient ma vie, je me sentais si habitué à tout ce qu’elle était pour moi, que je ne la distinguais pas de ma propre existence. Elle avait quatorze ans et moi seize, lorsque son cœur l’amalgama à tout ce qui pouvait m’intéresser. Je croyais bien pouvoir avoir besoin d’elle, mais ce n’est qu’en la perdant que j’ai pu démêler ce qui reste de moi pour la suite d’une vie qui m’avait paru livrée à tant de distractions et pour laquelle néanmoins il n’y a plus ni bonheur, ni bien-être possible.

« Le jour où elle reçut les sacremens, elle mit du prix à voir que j’y assistais. Elle tomba ensuite dans un délire constant, le plus extraordinaire et le plus touchant qui ait été jamais vu. Imaginez-vous, mon cher ami, une cervelle tout à fait dérangée, se croyant en Égypte, en Syrie, au milieu des événemens du règne d’Athalie, que les leçons de Célestine avaient laissés dans son imagination, brouillant presque toutes les idées qui ne tenaient pas à son cœur, enfin le délire le plus constant, et en même temps une douceur inaltérable et cette obligeance qui cherchait toujours à dire quelque chose d’agréable ; cette reconnaissance pour tous les soins qu’on prenait d’elle, cette crainte de fatiguer les autres, ce besoin de leur être utile, tels qu’on aurait trouvé tous ces sentimens, toute cette bonté en elle, dans l’état de parfaite raison. Il y avait aussi une définition de pensées, une finesse dans ses définitions, une justesse, une élégance d’expressions qui faisaient l’étonnement de tous les témoins ou de ceux à qui on transmettait les paroles admirables ou charmantes qui sortaient de cette tête en délire.

« Ne croyez pas que ce cher ange eût des terreurs pour la vie future.

« Sa religion était tout amour et confiance… La crainte de l’enfer n’avait jamais approché d’elle. Elle n’y croyait même pas pour les êtres bons, sincères et vertueux d’aucune opinion. Je ne sais ce qui arrivera au moment de leur mort, disait-elle, mais Dieu les éclairera et les sauvera… » — « Il fut une époque, me disait-elle il y a quelques mois, où, lors d’un retour d’Amérique, je me sentis si violemment entraînée, au point d’être prête à me trouver mal, lorsque vous entriez, que je fus frappée de la crainte de vous être importune ; je cherchai donc à me modérer. Vous ne devez pas être mécontent de ce qui m’est resté. » — « Que de grâces je dois à Dieu, disait-elle dans sa maladie, de ce qu’un entraînement si violent ait été pour moi un devoir ! » — « Que j’ai été heureuse, disait-elle, le jour de sa mort ! quelle part d’être votre femme ! » — Et lorsque je lui parlais de ma tendresse : « C’est vrai ! répondait-elle d’une voix si touchante, quoi, c’est vrai ! Que vous êtes bon ! Répétez encore ! cela fait tant de plaisir à entendre ! Si vous ne vous sentez pas assez aimé, disait-elle, prenez-vous-en à Dieu. Il ne m’a pas donné plus de facultés que cela. Je vous aime, disait-elle au milieu de son délire, chrétiennement, mondainement, passionnément.

« Quelquefois on l’entendait prier dans son lit. Elle s’est fait lire les prières de la messe par ses filles, et s’apercevait de ce qu’on passait pour ne pas la fatiguer. Il y eut dans les dernières nuits quelque chose de céleste dans la manière dont elle récita deux fois de suite, d’une voix forte, un cantique de Tobie, le même qu’elle avait récité à ses filles en apercevant les clochers d’Olmütz. Je ne l’ai vue se tromper sur moi qu’un ou deux momens, en la persuadant que j’étais devenu chrétien fervent.

« Vous n’êtes pas chrétien ? » me disait-elle un jour. Et comme je ne répondais pas : « Ah ! je sais ce que vous êtes, vous êtes fayettiste. » — « Vous me croyez bien de l’orgueil, répondis-je ; mais vous-même ne l’êtes-vous pas un peu ? » — «Ah oui ! s’écria-t-elle, de toute mon âme ; je sens que je donnerais ma vie pour cette secte-là. »

« Un jour, je lui parlais de sa douceur angélique. « C’est vrai, dit-elle. Dieu m’a faite douce. Ce n’est pourtant pas comme votre douceur ; je n’ai pas de si hautes prétentions. Vous êtes si fort en même temps que si doux ; vous voyez de si haut ; mais je conviens que je suis douce, et vous êtes si bon pour moi ! » — « C’est vous qui êtes bonne, répondis-je, et généreuse par excellence. Vous souvenez-vous de mon premier départ pour l’Amérique ? Tout le monde était déchaîné contre moi ; vous cachiez vos larmes. Au mariage de M. de Ségur, vous ne vouliez pas paraître affligée, de peur qu’on ne m’en sût mauvais gré. » — « C’est vrai, me dit-elle, c’était assez gentil pour un enfant, mais que c’est aimable à vous de vous souvenir de si loin ! »

« Je trouve de la douceur à me redire avec vous tout ce qui rappelle combien elle était tendre et heureuse. Mon Dieu ! qu’elle l’aurait été cet hiver ! les trois ménages réunis, la guerre finie pour George, Virginie ayant un enfant, et je pourrai ajouter après ma maladie, où nos craintes avaient encore redoublé notre tendresse ! N’avait-elle pas la bonté dans ces derniers temps de s’occuper de mes amusemens de Lagrange, de ma ferme, de ce qui était resté dans sa tête ! Quand je lui parlais de notre retour chez nous : « Ah ! disait-elle, ce serait trop délicieux. Mon Dieu ! mon Dieu ! s’écriait-elle un jour, encore six pauvres années de Lagrange ! » Dans ces derniers temps, comme elle s’agitait pour y aller avec moi, pour que je partisse le premier, je la priai de me laisser près d’elle, je l’engageai au repos. Elle me promettait d’y faire ce qu’elle pourrait ; et se calmant : « Eh bien ! dit-elle, restez ; attendez un peu, je vais m’endormir tout doucement. » La pauvre femme ! c’était un pressentiment de notre sort.

« Malgré le désordre et l’embarras de ses idées, elle a eu quelque prévoyance de sa mort. Je l’entendais, l’avant-dernière nuit, dire à la garde : — « Ne me quittez pas, dites-moi quand je dois mourir. » — Je m’approchai, son effroi se calma ; mais lorsque je lui parlai guérison, retour à Lagrange : « Ah ! non, dit-elle, je mourrai. Avez-vous quelque rancune contre moi ? » — « Et de quoi ? chère amie, lui dis-je, vous avez toujours été si bonne, si tendre ! » — « Je vous ai donc toujours été une douce compagne ?» — « Oui, sans doute ! » — « Eh bien ! bénissez-moi ! »

« Tous ces derniers soirs, lorsque je la quittais, ou qu’elle le croyait, elle me demandait de la bénir. — Ce dernier jour, elle me dit : « Quand vous verrez Mme de Simiane, vous lui direz mille tendresses pour moi. » — C’est ainsi que son cœur était tout en vie et déjà ses pauvres jambes n’avaient plus de mouvement.

« Sans doute, elle avait l’idée de sa mort prochaine, lorsqu’après m’avoir dit d’une manière touchante, comme elle le faisait souvent : « Avez-vous été content de moi ? Vous avez donc la bonté de m’aimer ? Eh bien, bénissez-moi ! » lorsque je lui répondis : « Vous m’aimez aussi, vous me bénirez, » elle me donna sa bénédiction, pour la première et la dernière fois, avec la plus solennelle tendresse. Alors, chacun de ses six enfans s’approcha tour à tour, lui baisa les mains et le visage. Elle les regardait avec une affection inexprimable. Plus sûrement encore, elle avait l’idée de la mort, lorsque, craignant une convulsion, elle me fit signe de m’éloigner ; et comme je restais, elle prit ma main, la mit sur ses yeux, avec un regard de tendre reconnaissance, en indiquant ainsi le dernier devoir qu’elle attendait de moi. C’est sans apparence de souffrance, avec le sourire de la bienveillance sur son visage et tenant toujours ma main, que cet ange de tendresse et de bonté a cessé de vivre. J’ai rempli le devoir qu’elle m’avait indiqué…

« Vous savez, comme moi, tout ce qu’elle a été, tout ce qu’elle a fait pendant la révolution. Ce n’est pas d’être venue à Olmütz que je veux la louer ici ; mais c’est de n’être partie qu’après avoir pris le temps d’assurer, autant qu’il était en elle, le bien-être de ma tante et les droits de nos créanciers ; c’est d’avoir eu le courage d’envoyer George en Amérique.

« Quelle noble imprudence de cœur, à rester la seule femme de France compromise par son nom et qui n’eût jamais voulu en changer ! Chacune de ses pétitions ou déclarations commençait toujours par ces mots : La femme La Fayette., Jamais cette femme si indulgente pour les haines de partis n’a laissé passer, lorsqu’elle était sous l’échafaud, une réflexion contre moi sans la repousser, jamais une occasion de manifester mes principes sans s’en honorer et dire qu’elle les tenait de moi…

« Ma lettre ne finirait pas, mon cher ami, si je me laissais aller aux sentimens qui la dictent. Je répéterai encore que cette femme angélique a été environnée de tendresse et de regrets dignes d’elle…

« Je vous embrasse en son nom, au mien, au nom de ce que vous avez été pour moi, depuis que nous nous connaissons.

« Adieu, mon cher ami. »

Il est difficile de ne pas être ému en lisant ces lignes mouillées de larmes ; y ajouter serait un manque de goût.

La Fayette perdait plus qu’une compagne ! Il perdait aussi sa conscience. Sa vie publique peut être divisée en deux parties, avant et après 1807. Ces deux parties ne se ressemblent pas. Nous aurons plus d’une occasion de le faire remarquer. Pendant les premières années qui suivirent ce deuil irréparable, il vécut avec ses souvenirs et sa douleur. C’est à peine s’il reprend sa correspondance avec Jefferson, ne se désintéressant jamais des affaires d’Amérique.

C’était beaucoup de se tenir debout au milieu des prosternations du dedans et du dehors. Son isolement volontaire était, pour l’empereur, le plus grand signe de désapprobation. Il fallut les malheurs de la patrie et la première invasion pour faire sortir La Fayette de la solitude.


IV.

Ces longues années silencieuses, remplies par la vie de famille, par le charme que répandait la femme de George, furent seulement troublées par les visites de Destutt de Tracy, dont l’influence a été, comme celle de Cabanis, considérable et féconde dans le champ de la spéculation. Les travaux agricoles occupaient La Fayette tout le jour. On causait et on lisait le soir. Il avait beaucoup désiré devenir possesseur de Lagrange. Lorsqu’il y fut convenablement installé, il se livra avec ardeur à l’agriculture et rétablit ainsi sa santé délabrée par les souffrances de sa captivité et par les ennuis de sa carrière politique[19].

Après la mort de sa femme, il avait fait murer la porte de communication, et l’appartement tel qu’il était à cette époque était resté clos. Seulement, à certains jours consacrés, il y pénétrait seul, ou avec ses enfans, par une porte dérobée, afin de rendre hommage à une mémoire qui resta toujours sacrée.

Pendant les heures de réflexion et de repliement sur lui-même, où ses vertus privées, sa bonté morale, l’excellence de son cœur pour tout ce qui l’approchait, se développaient sans contrainte, loin des yeux du public, il restait de plus en plus attaché à ses doctrines libérales.

Pendant un court séjour à Chavaniac, où sa tante octogénaire, désespérée de ne plus le revoir, l’avait appelé, il écrivait à Masclet : « Maintenant je vois une nouvelle organisation sociale, dont il est inutile dans cette lettre de discuter le mérite eu égard à la liberté publique, d’autant plus que mes principes vous sont déjà connus ; et puisque les psaumes sont devenus à la mode, j’ai le droit de m’appliquer le Sicut erat in principio et nunc et semper[20]. »

Le 20 février 1810, dans une lettre à Jefferson, nous lisons : « Le récit des actes de ce pouvoir impérial, singulier mélange de grandeur empruntée à la révolution et d’abaissement contre-révolutionnaire, vous apprendra nos triomphes sur nos ennemis étrangers, le récent agrandissement de notre territoire, ainsi que de nouvelles mesures contre les libertés publiques. » — Il ne désespérait pas de l’avenir : « Quelles qu’aient été, ajoutait-il le 4 juillet 1812, la violation, la corruption et en dernier lieu la proscription avouée des idées libérales, je suis convaincu qu’elles se sont conservées plus qu’on ne le croit généralement, et qu’elles ranimeront encore l’ancien comme le Nouveau-Monde. » — Et il fêtait dans sa famille l’anniversaire de la proclamation de l’indépendance américaine.

Il n’y avait que Mme de Staël et La Fayette pour conserver ainsi le feu sacré. L’empereur le savait bien. Il avait cru, au mois de juillet 1808[21], pouvoir envelopper le solitaire de Lagrange dans une accusation capitale. Fouché avait détourné le coup. Mais La Fayette avait dû surtout son salut à l’imperturbable fermeté de M. Jacquemont, membre du conseil supérieur de l’instruction publique, qui fut puni de son amitié aussi éclairée que généreuse, par un long emprisonnement et la perte de son emploi. L’isolement de La Fayette était un signe permanent de désapprobation. « Votre existence, lui disait Bernadotte, en partant pour la Suède, est vraiment miraculeuse ; votre péril est moins encore dans le caractère de l’empereur que dans l’acharnement des gens de l’ancien régime à l’irriter contre vous. »

Napoléon connaissait bien son caractère inflexible. En 1812, à propos d’une discussion au conseil d’État, sur le rétablissement de la garde nationale, il disait : « Tout le monde en France est corrigé ; un seul ne l’est pas, c’est La Fayette. Il n’a jamais reculé d’une ligne. Vous le voyez tranquille ; eh bien ! je vous dis, moi, qu’il est tout prêt à recommencer. »

Sa retraite n’était donc pas sans danger, lorsque les calamités accumulées par les fautes de Napoléon vinrent à fondre sur la France. Les armées étrangères avaient passé la frontière. La Fayette avait été appelé à Paris par la mort de ses deux plus chers parens, M. de Tessé, et surtout Mme de Tessé, cette maternelle amie de quarante ans. La même maladie les avait emportés à quelques jours d’intervalle. Au milieu du désarroi du gouvernement, La Fayette s’offrit pour commander la garde nationale. Il convint avec M. Ternaux, chef de la 3e légion, que si un bataillon voulait résolument marcher contre l’ennemi, il se mettrait à la tête. Il tenta une démarche auprès de l’un des principaux maréchaux pour l’amener à arracher l’abdication de l’empereur ; toutes ces tentatives turent inutiles, La Fayette fut trouvé téméraire. Le lendemain, pendant que les ennemis entraient dans Paris, il s’enferma dans son appartement et fondit en larmes.

Ses relations de jeunesse avec le comte de Provence et le comte d’Artois ses contemporains, ses liaisons de parenté avec des personnes appartenant au pur royalisme, tout l’avertissait que cette première restauration ne serait qu’une contre-révolution plus ou moins lente ou déguisée. Il se serait fait scrupule d’appeler les Bourbons[22]. Et néanmoins telle est la force des premières impressions, que la vue du comte d’Artois dans la rue l’émut vivement : « Pardonnant leurs torts, même ceux envers la patrie, je souhaitai de tout mon cœur que la liberté pût s’amalgamer avec le règne des frères et de la fille de Louis XVI. »

Il adressa alors à Monsieur ces quelques lignes :

« Monseigneur, il n’y a point d’époque et de sentiment dans ma vie, qui ne concourent à me rendre heureux de voir votre retour devenir un signal et un gage du bonheur et de la liberté publique. Profondément uni à cette satisfaction nationale, j’ai besoin d’offrir à Monsieur l’hommage de mon attachement personnel, et du respect avec lequel je suis, etc. »

Le comte d’Artois, ne sachant trop que répondre, s’en tira par des complimens, il chargea Alexis de Noailles de les porter à La Fayette dont il était le neveu. Le général crut devoir se présenter à la première audience aux Tuileries, en uniforme ; il fut reçu poliment par Louis XVIII et par son frère ; mais la fureur des royalistes, en l’entendant annoncer, fut telle qu’il ne put se méprendre sur leur état d’esprit[23], et il ne songea plus à renouveler ses politesses. Au contraire, la manière dont le duc d’Orléans demanda de ses nouvelles, à George, fit un devoir au père d’aller au Palais-Royal. Le duc d’Orléans fut sensible à cette démarche. Ils parlèrent de leur temps de proscription, de la communauté de leurs opinions. « Il causa, dit La Fayette, en termes trop supérieurs aux préjugés de sa famille pour ne pas faire reconnaître en lui le seul Bourbon compatible avec une constitution libre. »

La Fayette eut une occasion plus solennelle de manifester ses idées politiques, à l’empereur de Russie, dans une soirée célèbre, chez Mme de Staël. Nous savons que le général avait voué à la fille de Necker, presque depuis son enfance, un profond attachement. La constance de sa généreuse affection, pendant l’emprisonnement à Olmütz, avait resserré les liens de leurs cœurs. Alexandre venait rendre hommage à la haute société française, en entrant dans le salon de Mme de Staël. Lorsqu’elle lui eut présenté La Fayette, l’empereur de Russie lui fit signe de le suivre, et l’emmenant dans une embrasure[24], il se plaignit de ce que ses bonnes intentions avaient si mal tourné, de ce que les Bourbons n’avaient que des préjugés d’ancien régime et, comme son interlocuteur se bornait à répondre que le malheur devait pourtant les avoir en partie corrigés : « Corrigés, lui dit-il, ils sont incorrigés et incorrigibles. Il n’y en a qu’un, le duc d’Orléans, qui ait des idées libérales ; mais pour les autres, n’en espérez jamais rien. » — « Si c’est votre opinion, sire, pourquoi les avez-vous ramenés ?» — « Ce n’est pas ma faute, on m’en a fait arriver de tous les côtés, je voulais du moins les arrêter, pour que la nation eût le temps de leur imposer une constitution, ils ont gagné sur moi, comme une inondation. Vous m’avez vu aller à Compiègne au-devant du roi, je voulais le faire renoncer à ses dix-neuf ans de règne, et autres prétentions de ce genre. La députation du corps législatif y était aussitôt que moi, pour le reconnaître de tout temps, sans condition. Que pouvais-je dire, quand les députés et le roi étaient d’accord ? C’est une affaire manquée, je pars bien affligé. » — La Fayette soutint qu’on pouvait encore s’en tirer, et qu’il devait à la cause de la liberté, au roi lui-même, de persister dans ses bons conseils.

Les événemens allaient donner raison à l’empereur Alexandre La Fayette, durant la première Restauration, ne manqua ni de perspicacité, ni de tenue d’esprit. Il vit clairement que peu de mois suffiraient pour rendre la popularité à Napoléon. Il fait observer dans ses notes que si Louis XVIII, venant s’asseoir sur le trône constitutionnel de Louis XVI, en avait repris les couleurs, emblème de l’affranchissement du peuple et de la gloire de nos soldats, « il n’eût pas laissé à Napoléon ce talisman de l’insurrection. Mais on voulut que la nation et les troupes fussent marquées du sceau de l’ancien régime et de l’émigration. En vain les maréchaux pressaient le roi d’adopter la vieille garde. Il leur déclara qu’ils avaient raison et n’en fit rien. » La Fayette tenait de la bouche même du général Letort, des dragons de la garde, qu’ayant dit en leur nom, au comte d’Artois : « Prenez-nous, monseigneur, nous sommes de braves gens ! » — « La paix est faite, répondit-il, nous n’avons pas besoin de braves. » — C’est ainsi que cette troupe intrépide fut à jamais ennemie des Bourbons.

« Pensez-vous, demandèrent à La Fayette ses amis du faubourg Saint-Germain, que si le roi maintient la charte, la garde nationale le défendra ?» — « Oui, sans doute, répondait-il, d’autant mieux qu’elle y croit plus que moi. » — « Mais si l’on revenait à d’autres principes, qu’arriverait-il ? » — «Elle chasserait les Bourbons. » — Huit mois se passèrent aux Tuileries à hésiter sur cette alternative.

Il apprit à ses dépens, s’il l’avait oublié, que les rancunes des émigrés envers les premiers constitutionnels de la révolution étaient implacables ; ainsi, les journaux avaient retenti de la mort du commandant de bataillon Carle, un des riches joailliers de Paris, massacré le 10 août, après avoir fait des prodiges de dévoûment et de courage, en défendant le roi et la reine. Mais il avait fêté la prise de la Bastille en 1789 ; mais il avait demandé en 1792 de lever à ses frais une compagnie de volontaires pour courir à la frontière. Son sang versé, presque sous les yeux de la famille royale, n’avait pu laver ces torts. Jamais La Fayette et des personnages plus en crédit que lui ne purent obtenir une marque de bienveillance pour une famille dont la ruine avait expié l’héroïsme de son malheureux chef.

Des pamphlets commencèrent alors à présenter sous un jour faux le rôle et la conduite du général vis-à-vis de Louis XVI et de Marie-Antoinette pendant la Révolution. On vit même sortir de l’imprimerie royale un ouvrage du premier valet de chambre de Louis XVIII, M. Hue, où La Fayette était calomnié avec acharnement, particulièrement à propos des événemens du 6 octobre. Dans un autre écrit, sanctionné par le suffrage authentique de Mme la duchesse d’Angoulême, il était appelé un misérable, et l’on soutenait que Bailly et lui avaient poussé le roi au voyage de Varennes.

Quoique indifférent aux injures, La Fayette, sous prétexte de répondre à ses calomniateurs, avait tracé en vingt pages une esquisse de l’ancien régime et un résumé des conditions indispensables « pour nationaliser la Restauration. » Cet écrit devait paraître dans les premiers jours d’avril 1815. Le retour de l’île d’Elbe en arrêta la publication. S’adressant aux ultra-royalistes, La Fayette leur disait : « c’est vous qui repoussâtes les réformes de Turgot, Malesherbes et Necker, acceptées par Louis XVI ; ce sont les intrigues de vos parlemens contre les ministres, qui nécessitèrent ces assemblées de notables, où vous défendîtes vos privilèges en 1787 contre le roi, en 1788 contre le peuple, et puis les états-généraux convoqués au milieu des émeutes civiles et de l’indiscipline militaire, dont vous étiez alors les fauteurs. — À l’assemblée constituante, votre opposition furieuse, où vos perfides votes n’ont cherché qu’à empêcher le bien, ou à empirer le mal ; et depuis, vos espérances et vos menées n’ont-elles pas, sans cesse, en haine de la liberté, invoqué les excès et les crimes de l’anarchie ? C’est en allant solliciter partout l’invasion étrangère et la ruine de votre patrie, en déclarant une guerre d’extermination aux partisans de la Révolution, c’est-à-dire à presque tous les Français, que vous avez abandonné le roi et accrédité la méfiance contre lui, que vous avez affaibli les défenseurs de l’ordre public, fortifié les jacobins, amené la Terreur, la destruction de la famille royale et de tant d’autres victimes ! Et vous venez mesurer l’honneur et le blâme aux citoyens qui ont défendu leur pays et ses lois, protégé vos familles et vos biens, aussi longtemps que vos intrigues l’ont permis, aux guerriers qui ont déjoué vos complots parricides, et couvert l’Europe de la gloire française ! Mais, en supposant toutes choses égales entre vous et les patriotes, du moins est-il vrai que l’opinion de ceux-ci tendait à l’amélioration générale, au lieu que la vôtre a pour base le maintien de vos privilèges !.. »

Certes, si La Fayette péchait par le flegme et la froideur, ce n’était pas le jour où il écrivait des pages semblables à celles-là ! Ce n’était pas non plus le jour, où, malgré la charte, il fut porté atteinte à la liberté individuelle, dans la personne des généraux : Grouchy et Exelmans. Le premier, à qui l’on reprochait une lettre inconvenante, à propos du titre de colonel général enlevé aux titulaires pour en gratifier les princes (ordonnance du 15 mai), avait reçu l’invitation d’aller à la campagne ; il consulta La Fayette, qui l’engagea vivement à ne pas obéir. Quant au général Exelmans dont on avait saisi une lettre insignifiante, adressée au roi de Naples, il ne se laissa point exiler ; on entoura sa maison : il menaça de se défendre. La Fayette lui fit proposer de venir à Lagrange ; mais il échappa au blocus et se réfugia chez un ami.

Cependant, malgré ces désenchantemens, la France avait recouvré plus de liberté qu’elle n’en avait eu pendant le règne de Napoléon ; La Fayette était obligé de le reconnaître. C’étaient les résultats sociaux et égalitaires de la révolution qui étaient menacés, plus que les libertés parlementaires ; et les masses tenaient plus aux uns qu’aux autres. Le mécontentement grandissait donc lorsque, tout à coup, on apprit que Napoléon était en Provence. Le cri d’alarme fut porté à Lagrange, où La Fayette était retourné. Il n’avait eu, depuis sa visite au roi et au comte d’Artois, aucun rapport avec la cour. Il s’était même abstenu d’y paraître au jour de l’an, trouvant dans les injures presque officielles dont il avait été l’objet, de quoi autoriser cette commode attitude de brouillerie personnelle. Il se rendit néanmoins à Paris, pour être à portée de servir la cause libérale.

Malgré son antipathie pour les opinions et les hommes de la contre-révolution, malgré leur haine implacable dont il avait eu récemment les témoignages les plus choquans, tandis qu’au contraire le souvenir reconnaissant de la délivrance d’Olmütz n’était pas effacé dans son cœur, La Fayette n’apportait de sa retraite que des vœux contraires au succès de Napoléon.

La conduite du général pendant les cent jours a été et est encore l’objet des plus vives critiques. Il importe de faire connaître avec exactitude ses sentimens, ses idées, le but auquel il tendait, avant d’asseoir un jugement. Les notes qu’il a laissées sur cette dramatique époque sont précises et portent un visible cachet de sincérité[25]. Il semblait encore possible à La Fayette, à ce premier moment du retour de l’île d’Elbe, de tirer un meilleur parti de la situation des Bourbons que du rétablissement de celui qu’il appelait le plus habile et le plus intraitable ennemi de la liberté. « Si l’on avait pu, disait-il, obliger les Bourbons à tirer leur charte de l’ornière du 4 juin, pour en faire un pacte national, on les aurait liés par des démarches et des institutions plus fortes qu’eux et leur parti et de nature à les renverser eux-mêmes, s’ils eussent tenté de les violer. Cela valait mieux que de reprendre le système de l’empereur, de livrer la France aux caprices et aux machinations de cet homme indomptable, portant avec lui une guerre générale dont le résultat probable devait être notre ruine, tandis que son succès eût rétabli le pouvoir, employé pendant quatorze ans à la corruption de tous les sentimens généreux, à la destruction de toutes les idées libérales. »

Les dispositions de La Fayette furent bientôt connues. On lui demanda s’il répugnerait à une conférence chez le président de la chambre, M. Lainé. Il s’y rendit sur-le-champ et conseilla un appel immédiat des membres de toutes les assemblées nationales depuis 1789, qui se trouveraient à Paris, afin d’opposer une grande force morale à cet entraînement irréfléchi pour l’empereur. Il ajouta qu’il serait prudent d’éloigner les neveux du roi, le duc d’Angoulême et le duc de Berri, et de n’employer que son cousin, le duc d’Orléans, le seul prince populaire. Son avis n’excita que de l’effroi et du soupçon. « M. de Chateaubriand proposa de nous ranger tous autour du roi, pour y être égorgés, afin que notre sang devînt une semence d’où renaîtrait un jour la monarchie. » — Benjamin Constant se mit à rire du dédommagement qu’on lui offrait.

La réunion s’arrêta à la résolution de faire remplacer par la chambre elle-même les sièges vacans. La Fayette promit d’accepter cette élection irrégulière et calma, à cet égard, les scrupules de son ami d’Argenson. Mais le gouvernement eut soin de faire écarter, dans les bureaux, cette proposition.

Au milieu de l’effarement général, on apprit que, dans la nuit du 20 juin, le palais des Tuileries avait été évacué ; la précipitation avait été telle que Louis XVIII avait oublié son portefeuille et son grand aumônier. Le lit du roi était encore chaud lorsque l’empereur y entra.


V.

La Fayette ne crut pas à sa conversion, malgré son nouveau langage. Il raconte que, le conseil d’État ayant pris au sérieux la situation nouvelle où Napoléon sentait la nécessité de se placer : «Vous l’avez voulu, répondit-il avec colère ; on ne reconnaît plus le vieux bras de l’empereur ; mais vous le sentirez, ajoutait-il entre ses dents. » La Fayette avait plus que de l’humeur de ce que le retour de l’île d’Elbe venait troubler la paix du monde et les probabilités de l’éveil de l’opposition parlementaire.

Après être resté trois jours à Paris, le vieux libéral s’enferma dans sa solitude de Lagrange.

La grande réunion du Champ de Mai, annoncée avec emphase, lui paraissait une jonglerie destinée à éviter la convocation d’une assemblée délibérante. Ses méfiances répondaient à celles de cette bonne bourgeoisie de Paris, paisible, modérée, désintéressée, ne recherchant pas les emplois, ne demandant que la renaissance des affaires, et avec la paix une liberté sage, et un régime qui ne blessât pas ses sentimens, ses opinions, sa dignité. Dans une lettre à Benjamin Constant, devenu conseiller d’État, malgré son célèbre article du Journal des Débats, La Fayette (19 avril 1815) dévoile sans réserves l’état de son esprit :

« Il n’a tenu qu’à moi, pendant plusieurs années, d’être accueilli par l’empereur. Mes obligations envers lui n’ont jamais été plus reconnues par moi que depuis sa chute. Je n’en suis pas moins convaincu, bien à regret, que son gouvernement, avec ses talens et ses passions, est celui de tous qui offre le moins de chances à l’établissement d’une véritable liberté. Je souhaite de toute mon âme me tromper, et alors j’en conviendrai avec autant de bonne foi que de plaisir. En attendant, je crains que l’homme auquel il a suffi autrefois pour attraper tant de gens d’esprit de signer : Membre de l’Institut, général en chef, qui aujourd’hui vient de soulager tant d’amours-propres et tant d’intérêts, et qui succède à tant de sottises, ne finisse par tromper, comme il y a quinze ans, l’honnête espérance des patriotes. Il ne peut exister de liberté dans un pays, à moins qu’il n’y ait une représentation librement et largement élue, disposant de la levée et de l’emploi des fonds publics, faisant toutes les lois, « organisant la force militaire et pouvant la dissoudre, délibérant à portes ouvertes dans des débats publiés dans les journaux ; à moins qu’il n’y ait liberté complète de la presse, soutenue par tout ce qui garantit la liberté individuelle ; à moins que tous les délits ne soient soustraits aux tribunaux d’exception, et soumis au jugement de jurys convenablement formés… Je désire être assuré que l’empereur puisse se résigner à de pareilles institutions : jusqu’à présent, je ne vois pas qu’il le veuille… Je vous offre mon incrédulité, et j’y joins mille amitiés. »

Il était dans cette disposition d’esprit, et dans une visite à Lagrange, M. Crawfurd, ministre des États-Unis, n’avait fait que l’aggraver, en lui parlant de la guerre inévitable et des forces de la coalition, lorsque, le 19 avril, le général Mathieu Dumas, très anciennement lié avec La Fayette, lui envoya par exprès la lettre suivante :

« Le prince Joseph, qui vous a toujours conservé les mêmes sentimens d’estime que votre caractère et votre attachement à la liberté lui ont dès longtemps inspirés, désire vous voir. Il m’a chargé de vous le faire savoir et de vous engager à venir passer quelques heures à Paris le plus tôt possible… Si vous avez quelque confiance en mon jugement, si vous croyez à la constance de mon opinion et de mes vœux pour l’indépendance de notre chère patrie, venez,.. je vous attends demain. »

La Fayette répondit sur-le-champ : « L’appel que je reçois dans la crise où nous sommes ne me permet pas d’hésiter. Vous me trouverez un grand fonds d’incrédulité qui compense ma trop grande confiance de l’an VIII. Je vous embrasse de tout cœur. »

Le prince Joseph, qui l’appelait, avait toujours déploré la faculté laissée à Napoléon Ier[26] de tout faire jusqu’à se perdre. Il partageait les sentimens du parti constitutionnel et cherchait à nouer avec ses chefs, particulièrement avec La Fayette et Mme de Staël, des relations politiques. Il espérait persuader à son frère de se mettre en rapport avec les libéraux. Dès le lendemain de l’arrivée de La Fayette, il le reçut avec une grande affabilité. Après lui avoir tracé un tableau trop vrai des dangers de la patrie, il chercha à le convaincre que les puissances étrangères en voulaient à la liberté et à la France autant qu’à l’empereur. Sur ces points, La Fayette pensait comme Joseph ; mais leurs dissidences éclatèrent au moment où le prince déclara que les dispositions de son frère étaient amendées.

La Fayette rappela qu’il avait souvent regretté que son caractère fût inconciliable avec les libertés publiques : « Quelle que soit, ajouta-t-il, mon admiration pour le génie de l’empereur, et ma reconnaissance individuelle envers lui, je l’ai cru tellement incompatible avec la liberté de mon pays, que, l’an dernier, j’ai souhaité ardemment qu’une insurrection nationale fût suscitée à la fois contre l’invasion étrangère et contre le despotisme intérieur. Je me livrai à quelque espoir de voir les Bourbons eux-mêmes devenir constitutionnels et j’ai fait jusqu’au dernier jour des vœux pour eux contre la brillante entreprise de votre frère. J’avoue que je ne puis encore partager votre confiance ; mais il n’est jamais trop tard pour chercher à réparer ses fautes et les maux faits à l’humanité, et le moyen le plus efficace, le seul moyen de ramener la confiance publique, de susciter un esprit national, était de surmonter la répugnance que l’empereur paraissait avoir pour la convocation immédiate d’une chambre de représentans. »

Le prince Joseph avoua que cette répugnance était grande ; l’empereur, en partant pour la frontière, craignait de laisser derrière lui une assemblée constituante. Joseph regretta que l’acte additionnel eût été arrêté avant d’avoir pu le montrer à La Fayette. « Il y a une chambre des pairs, dit-il, et vous jugez bien que vous êtes le premier sur la liste[27]. » — « Il ne me convient pas, répondit son interlocuteur, de rentrer dans les affaires par la pairie, ni par aucune autre faveur de l’empereur. Je suis un homme populaire, c’est par le choix du peuple que je dois sortir de ma retraite. Si je suis élu, je m’unirai à vous, comme représentant la nation, pour repousser l’invasion et l’influence étrangères, et conservant néanmoins toute mon indépendance. »

Le prince Joseph alla rendre compte à l’empereur de cette conversation, et le lendemain, il écrivait à La Fayette le billet suivant : « Dimanche matin. — L’acte constitutionnel sera publié aujourd’hui (22 avril) dans le Moniteur et soumis à l’acceptation de l’universalité des citoyens. Je ne serai pas aujourd’hui, ni ce soir chez moi, étant obligé d’être chez l’empereur, je ne pourrai donc pas avoir l’avantage de vous recevoir aujourd’hui. J’espère que vous me dédommagerez de ce contre-temps un autre jour, à votre choix. »

La Fayette, en le renvoyant, convint que, sauf le dernier article, l’acte additionnel valait beaucoup mieux que sa réputation, et il en tirait un argument de plus pour que la constitution fût immédiatement soumise à la délibération de la chambre des représentans. Le surlendemain, à un dîner chez le prince Joseph, dîner où se trouvaient Benjamin Constant, le principal rédacteur de l’acte constitutionnel, Mathieu Dumas, Sébastiani et Lavalette, La Fayette répéta : « Votre constitution vaut mieux que sa réputation ; mais il faut y faire croire, et pour qu’on y croie, la mettre immédiatement en vigueur. » D’après lui, une fois que les hommes marquans du parti libéral seraient réunis dans une assemblée. Napoléon n’était plus à craindre ; et il était prêt à se tenir pour satisfait, si l’on ne faisait pas attendre la convocation des chambres. Or, La Fayette était l’homme qu’on mettait le plus de prix à contenter, parce qu’il était le plus respecté des survivans de la révolution. Benjamin Constant se faisait alors son partisan, et lui disait : « Vous êtes ma conscience ; » et certes il en avait besoin.

Cependant, Napoléon hésitait à mettre en pratique la nouvelle constitution, redoutant toujours une chambre en son absence. Durant ces hésitations que le prince Joseph s’efforçait de combattre, le gouvernement sollicitait de La Fayette un autre service que son patriotisme était prêt à rendre. M. Crawfurd, ministre des États-Unis, avec lequel le général avait les meilleures relations, retournait en Amérique. « Croirait-on que ce puissant empereur dont jadis les ordres volaient sans obstacle d’Anvers à Naples, des portes de Cadix à Dantzig, eût dans ce moment besoin de moi, dit La Fayette, pour envoyer une lettre hors du cercle que ses ennemis avaient tracé autour de la France ? À peine Joseph m’eût-il parlé du départ de M. Crawfurd, que je pressentis son vœu, et comme j’étais résolu à seconder Bonaparte dans tous nos intérêts extérieurs, j’offris de faire passer pour mon compte un paquet à Londres destiné aux principaux personnages d’Angleterre. »

Le décret convoquant les chambres le trouva à Lagrange. Ce fut Benjamin Constant qui le lui envoya (1er  mai 1815). « Je suppose, lui écrivait-il, que vous allez vous faire élire. Je regarde votre élection comme un grand pas vers notre ordre constitutionnel. Si, quand vous et tout ce qui vous intéresse serez nommés, il reste une place, je la réclame, parce que je serais bien content d’être votre collègue. Dites-moi si vous êtes satisfait. »

« Oui, je suis content, répondait La Fayette, et j’aime à vous le dire. La convocation immédiate d’une assemblée de représentans me paraît comme à vous l’unique moyen de salut. »

L’acte additionnel étant soumis à l’acceptation des citoyens, il crut devoir s’expliquer sur le registre de sa commune dans les termes suivans : « Le nouvel acte additionnel à des constitutions de l’empire, qui pour la plupart ne furent jamais soumises à la délibération nationale, est lui-même présenté par une autorité provisoire, non à la discussion légale, mais à la signature individuelle des citoyens. Il renferme des articles que tout ami de la liberté doit à mon avis adopter, d’autres que je rejette pour ma part, sans que le mode imposé permette de les distinguer, encore moins de les discuter ici, mais que je me réserve de discuter ailleurs. Cependant, comme les droits de la souveraineté du peuple ont été reconnus, et qu’ils ne peuvent non plus que les droits essentiels de chacun de nous être aliénés sur aucun point, je dis oui, malgré les illégalités et sous les réserves ci-dessus. »

C’est toujours la même doctrine libérale qu’il pratique sans déviation, ni faiblesse.

Le 8 mai, il fut élu membre de la chambre des représentans par le collège départemental de Seine-et-Marne.

Ainsi après vingt-trois ans d’interruption, La Fayette était jeté au milieu de la vie politique, dans une des crises les plus graves qu’ait traversées notre malheureux pays. Il se préparait à reprendre son rôle de 1789, interrompu par la république, par un long emprisonnement, par l’empire, et par une retraite de plus de dix années dans la solitude.

Il sentit que les événemens l’appelaient, comme il l’avait senti dans sa jeunesse, comme il devait le sentir encore en 1830 avant de mourir ; et il n’hésita pas à redevenir un homme d’action.


Bardoux.
  1. Voir Correspondance, t. IV, p. 375 et suiv. ; Mémoires d’Anne-Paule-Dominique de Noailles, marquise de Montagu, par M. Callet ; Rouen, 1859, 1 vol., p. 172.
  2. Voir Dépêches de Buol à Thugut et de Thugut à Parish, 4-14 nov. 1797.
  3. Voir Correspondance t. IV, p. 392.
  4. Correspondance, t. IV, p. 431 et suiv.
  5. Voir Souvenirs en sortant de prison, p. 304, 306, 509.
  6. Page 329.
  7. Pages 344 et 360.
  8. Page 362.
  9. Voir Correspondance, t. V, p. 6-16.
  10. Mémoires de Mme de Montagu, par M. Gallet, p. 184.
  11. Correspondance, t. V, p. 70-84.
  12. Lettre à M. de Maubourg, t. V.
  13. Vie de Mme de La Fayette, p. 401.
  14. Voir Mes Rapports avec le premier consul, p. 154 et suiv.
  15. Mes Rapports avec le premier consul, p. 170.
  16. Vie de Mme de La Fayette, par Mme de Lasteyrie.
  17. Mémoires de Mme de Montagu.
  18. Vie de Mme de La Fayette.
  19. Souvenirs sur la vie privée de La Fayette, par Jules Cloquet.
  20. Voir Correspondance t. V, p. 285-287.
  21. Voir Pièces et Souvenirs, 1814-1815.
  22. Pièces et Souvenirs, 1814-1815.
  23. Mémoires de M. de Vitrolles, Souvenirs du duc de Broglie, t. Ier.
  24. Pièces et Souvenirs, 1814-1815, p. 311.
  25. Pièces et Souvenirs, 1814-1815.
  26. Thiers, Histoire du Consulat et de l’Empire, t. XVIII, in fine.
  27. Voir Pièces et Souvenirs, 1814-1815, p. 418.