La Fauvette de maître Gélonneur/Chapitre 5
V
VOYAGE AUTOUR DE L’ILE.
Il y avait déjà neuf mois que Robert et Néron
habitaient Tahiti, et de la curruca pinguis antoniana
pas la moindre trace ! Cependant
M. Gélonneur avait fixé à dix-huit mois l’absence
totale de son fils : un an passé à Tahiti,
trois mois pour y parvenir, autant pour s’en retourner
en France. Le terme de l’épreuve s’avançait rapidement.
Pour tenter une dernière fois de trouver l’introuvable oiseau qu’il avait jusqu’ici vainement cherché, même, comme on l’a vu, jusqu’aux Iles Marquises, même jusqu’aux Iles Tuamotu, et sans doute aussi pour donner libre carrière à son humeur aventureuse, dont nous sommes loin de le blâmer, certes, Robert résolut de faire le tour de l’île en compagnie de son fidèle Néron. Au moins, en cas d’insuccès, il n’aurait rien à se reprocher, s’il rentrait au foyer paternel les mains vides.
D’ailleurs il n’avait conservé que bien peu
d’espoir de réussir dans sa tentative ; personne
à Tahiti n’avait su de quoi il voulait
parler quand il s’informait de la curruca ; la
curruca y était absolument inconnue. Le conservateur
du musée de Papeete, consulté à
ce sujet, avait regardé le jeune homme pardessous ses lunettes et avait acquis la ferme
conviction qu’il avait affaire à un mauvais
plaisant.
Guidé par un habitant de Papeete, un de ces Tahitiens métis qui ont su s’élever et se moraliser au contact des Européens et de la civilisation, Robert entreprit donc de faire le tour de l'île. Ce ne devait être qu’une courte absence.
On ne peut faire aujourd’hui le tour complet de Tahiti : la partie sud, en effet, de la presqu’île de Taïarabu est à pic ; on n’a pour la longer qu’un chemin de chèvre des plus pénibles. Mais le tour de la grande île peut se faire ; la route, bien que mauvaise, permet à un service de voiture de fonctionner régulièrement.
Partis de Papeete à six heures du matin, nos touristes y rentraient le soir du troisième jour, a près avoir parcouru 112 kilomètres et traversé une centaine de ruisseau ou de rivières, dont une très profonde, celle de Papeiha.
Cette promenade un peu fatigante, faite si rapidement par des chemins exécrables, surtout ceux de l’est de l’île, est charmante. Robert put admirer à son aise des sites délicieux, tour à tour riants ou grandioses, et, pour les embellir encore, cette mer azurée qu’on longe presque sans cesse et qui complète le paysage. Excursion charmante aussi par l’hospitalité des bons Tahitiens, aux visages épanouis, heureux de recevoir ces hôtes.
Le premier jour on s’arrêta, pour déjeuner, près d’un charmant petit cours d’eau ; le temps était superbe. Puis la route qui traverse le district de Mahuena les amena devant la case du district, près de laquelle s’élève encore l’arbre dont une branche fut enlevée par un projectile du « Phaéton », lors de la conquête de l’île, On conserve précieusement ce gros arbre dont la blessure est guérie depuis 45 ans. C’est là, en effet, que se livra le furieux combat de Mahuena, le 17 mars 1844, où fut blessé mortellement l’enseigne de vaisseau de Nansouty. Très aimé de tous les Tahitiens, le jeune officier fut pleuré de tous, amis et ennemis. Non seulement on fit pour lui des hyménées solennels, mais encore on exécuta une espèce de danse guerrière représentant le combat où il avait été tué. La mise en scène se termina par des pleurs et des chants en son honneur. Il ne faut pas, d’ailleurs, se figurer cette guerre comme une lutte de sauvages ; on se voyait entre insurgés et partisans des Français ; dans l’intervalle des combats, on se parlait, on se donnait des marques d’amitié, et, le lendemain, la lutte reprenait. C’était un duel pour l’honneur, et non une guerre à mort. Les traits d’une bravoure toute chevaleresque de part et d’autre fourmillent. Rarement les Tahitiens attaquaient sans prévenir. Ces insulaires pourraient servir d’exemple à plus d’une nation civilisée.
Le soir, les trois voyageurs arrivèrent à Hitiea. Les naturels qu’ils avaient rencontrés sur toute cette route les avaient aidés à passer les rivières, à franchir les mauvais pas, en les saluant gracieusement du « Ia ora na ! » traditionnel.
C’était l’époque où la saison fraîche commence ; les malheureux ne prennent pas de précautions ; les rhumes étaient nombreux ; beaucoup étaient malades. Les voyageurs trouvèrent ainsi un vieillard que sa femme dit être souffrant. Le pauvre homme aurait eu besoin d’un remède que personne n’était là pour lui fournir. Heureusement qu’ils avaient dans leur voiture le nécessaire. Ils mirent la poudre dans un verre, et le Tahitien but ce qu’on lui offrait, sans la moindre défiance, sans même demander le nom de ce qu’il venait d’avaler. Le Mahori ne croit pas à l’homme faisant le mal pour le mal.
La route parcourue le lendemain était peut-être le point le plus intéressant de toute la côte tahitienne ; ce ne sont que forêts de superbes buraos et pandanus qui venaient se mirer dans les nombreux cours d’eau dont le murmure jaseur charme les oreilles, faute oiseaux. Car, moins que jamais il était question de la curruca.
Vainement le lendemain Robert et Néron pénétrèrent-ils dans les fourrés pour essayer d’y surprendre le précieux volatile qu’ils auraient tant voulu apporter à M. Gélonneur. Pas plus qu’à Papeete, d’ailleurs, les indigènes ne connaissaient la curruca pinguis. Robert en vint à se demander si réellement cet oiseau existait. À coup sûr il ne soupçonnait pas son père d’avoir voulu le mystifier ; mais de qui M. Gélonneur tenait-il lui-même la certitude que la curruca fût autre chose qu’un être imaginable ? D’un de ses confrères de Genève. Ne serait ce pas ce dernier qui aurait trompé M. Gélonneur ?
Quoi qu’il en soit, cet insuccès jeta un peu d’eau fraîche sur l’enthousiasme de Robert, et quand il rentra à Papeete, s’il était ravi de son excursion autour de l'île, il n’en avait pas moins pris le parti définitif de ne plus s’occuper de curruca pinguis antoniana.