La Fauvette de maître Gélonneur/Chapitre 1
LA FAUVETTE
DE
MAITRE GÉLONNEUR
I
UN HEUREUX CANCRE.
La petite ville de Sylans, dans les montagnes du Haut-Bugey, possède deux curiosités dont elle est également fière et sur lesquelles elle compte, en même temps que pour passer à la postérité, pour attirer et charmer les touristes. C’est d’abord son lac ; puis son ancien notaire, maître Gélonneur.
Le lac de Sylans est certes bien connu, — de nom du moins, — de nos jeunes lecteurs. D’ailleurs, douteraient-ils de son existence, je les enverrais se promener sur le boulevard des Italiens ou de la Madeleine, en plein Paris. Là ils verraient, chaque été, circuler de grosses voitures jaunes, attelées de deux vigoureux percherons, et sur la caisse desquelles se détache, à l’arrière, en lettres noires, cette inscription probante : Glacières du lac de Sylans.
C’est qu’en effet ce petit lac aux eaux d’une limpidité merveilleuse, placé à une altitude de plus de 600 mètres, dans un site riant en été, quand le soleil consent à l’éclairer, mais sinistre pendant les longs mois des hivers du Bugey, fournit à toute la région, à Lyon, à Marseille, à Paris, et même à l’Algérie, une glace d’une pureté absolue, d’une transparence incroyable.
Sans doute on y pêche d’excellent poisson ; la truite y acquiert une délicatesse exceptionnelle, la tanche en est fort appréciée des gourmets ; le brochet y est exquis ; l’échatou, sorte de poisson blanc, assez médiocre d’ailleurs, y pullule. Même une industrie locale s’est établie sur les bords du lac : avec les herbes aromatiques des pentes boisées qui l’entourent et l’enserrent, on fabrique une sorte de chartreuse de second choix qui n’est point à dédaigner et dont la saveur, assez fine, flatte agréablement le palais des gens du pays, bons connaisseurs en pareille matière, et, sans doute aussi, leur amour-propre national. « Morbleu ! disait à ce sujet un catholard (habitant du pays), croyiez-vous donc que nous n’avions ici que des herbes de la Saint-Jean ? »
Mais la vraie, la grande, la notoire spécialité du lac de Sylans, c’est sa glace. Elle y est excellente, parfaite, inépuisable. Sa transparence est telle qu’à travers l’éclat glauque de ses plus gros blocs, on peut lire un journal. Et tant qu’il neigera en hiver, qu’il pleuvra au printemps, ce qui à lieu dans les montagnes avec une ponctualité désespérante et une fâcheuse abondance, le lac pourra fournir de glace les consommateurs des cafés de la France entière, qui, eux non plus, ne paraissent pas devoir disparaître de sitôt.
Chaque année, au plus fort de l’hiver, par les froids secs, deux cents à deux cent cinquante travailleurs sont employés à scier, à fendre la glace, à la harponner, à la hisser et à l’entasser dans un immense bâtiment qui peut en contenir jusqu’à 80.000 mètres cubes. Dans cet amas formidable d’eau solidifiée, on taille des escaliers, on perce des tunnels, on trace des couloirs. En entrant dans cette maison d’eau, en circulant dans ces méandres de cristal aux parois d’un vert étincelant, on a une idée de ce que peuvent être les palais de glace, élevés, chaque année, par les Russes sur les bords de la Néva.
Mais ce qu’il y a de plus féerique encore, c’est l’extraction de la glace pendant la nuit, à la lumière électrique. Le temps menace-t-il, en effet, de se détendre et de se mettre au redoux ? la neige de tomber ? on double les équipes d’ouvriers et le travail continue jour et nuit. Des faisceaux de lumière électrique sont projetés sur le lac, où s’agitent et s’enlèvent à l’emporte-pièce, noires sur la blancheur éblouissante de la glace, comme des ombres chinoises occupées à quelque œuvre mystérieuse, les silhouettes des scieurs, des fendeurs, des harponneurs. Les rayons lumineux jaillissent de tous côtés et fouillent la neige immaculée des hauteurs voisines ; la glace étincelle en myriades de paillettes roses, rouges, irisées, jaunes, vertes, orangées. Les sapins apparaissent surchargés de pierreries, les hêtres sont empanachés de grappes de perles ; c’est une vision des Mille et une nuits.
La ville de Sylans est presque aussi fière de son ancien notaire, maître Gélonneur, son plus illustre enfant. Tous, de père en fils, ont été notaires dans cette famille. Et même, question que les archives locales ne permettront sans doute jamais de bien élucider, on ne sait au juste quel est le vrai nom familial de cette race de tabellions. On suppose avec assez de vraisemblance que le premier, le fondateur, la tige, notaire royal sous Louis XIII, aurait reçu, comme surnom humoristique, celui de « J’ai l’honneur », à cause, dit-on, de sa constante habitude de commencer ainsi la plupart de ses phrases et toutes ses missives. Puis, le temps et l’usage aidant, l’orthographe de Gélonneur fut universellement répandue et acceptée dans le pays. Rien n’est plus vraisemblable, rien n’est plus commun que ces transformations de noms propres : que nos jeunes lecteurs se souviennent du Président Chartron, sous la Fronde, « connu, dit Voltaire, par le sobriquet de président Je dis ça, parce qu’ouvrait et concluait toujours ses avis par ces mots ».
Maitre Gélonneur, après une fortune honorablement acquise à « instrumenter », s’était retiré assez jeune encore, et avait fait de son habitation, située au bord du lac, à l’extrémité de la ville, sinon la huitième merveille du monde, du moins celle du Bugey. La volonté humaine, quand elle a des millions à son service, triomphe de la nature la plus rebelle et fait fleurir des cactus dans le pays où le sol ne produit guère que des sapins et du buis.
C’est dire que maître Gélonneur n’avait rien épargné pour embellir sa demeure des oiseaux les plus rares, des fleurs les plus précieuses, des arbres exotiques les plus recherchés : faisans dorés, colibris, oiseaux-mouches, oiseaux du paradis myrtes de Ceylan, rose de Kachemir, manguiers, bois de fer, de santal, de teck, ébéniers, crotons à laque, etc., etc. Sa collection de roses, peut-être unique au monde, ne comptait pas moins de 789 variétés, sans parler du rarissime rhododendron gelonnarium, magnifique produit du rhododendron ferruginé et de la rose-thé, obtenu par maître Gélonneur lui-même et dont on a-pu admirer un spécimen à l’Exposition Universelle de 1889. Faut-il y ajouter le rhododendron pontique, où des abeilles puisèrent autrefois le miel qui empoisonna les soldats de Xénophon ?
Mais hélas ! pourrait-on dire en parodiant légèrement le vers de La Fontaine :
Ni l’or ni les rosiers ne nous rendent heureux !
Maître Gélonneur avait, en effet, une épine dans le cœur. Cet homme si bien partagé du côté de la fortune, de la considération publique, avait un fils qui faisait
son désespoir. Le passage de Robert
Gélonneur au collège de Sylans n’avait
été rien moins que lumineux. Détesté de
ses camarades, abhorré et redouté de ses professeurs, il y avait été baptisé de ce
terme méprisant qui, au dire de Littré
est synonyme de mauvais écolier, On l’appelait
le cancre. Paresse, insolence, rébellion
constante, il résumait en lui tous les
vices caractéristiques du mauvais élève.
À son professeur de latin, il avait fourni
de ces traductions ultra-fantaisistes, restées
légendaires au collège de Sylans ; son professeur
d’histoire, il l’avait fait bondir en
lui soutenant effrontément que Louis XIV
avait poursuivi les gens sinistres (lisez
Jansénistes). Quant aux mathématiques,
après deux années de collège, il en était
encore à se demander ce que pouvait bien
être la multiplication ; la table de Pythagore
était pour lui lettre close, nuit noire.
Le reste à l’avenant.
Ajoutez à cela, selon la saison, les petits moineaux élevés dans un pupitre, la confection du café en étude, les hannetons lâchés en classe, les cornets de papier remplis d’encre et placés sous les camarades qui se rasseyaient après avoir récité leurs leçons, les vitres cassées au moyen de cailloux imperceptibles lancés avec une fronde élastique, etc., etc. On n’en finirait plus de raconter tous ses méfaits ; si bien que son père dut prendre le parti de le retirer du collège.
À une pareille blessure faite au cœur paternel le luxe ne pouvait offrir que des consolations insuffisantes. Malgré le souci des mille embellissements sans cesse apportés à sa demeure, malgré le rhododendron gelonnarium lui-même, maître Gélonneur n’était pas heureux.
Et pourtant, à côté de cette grande douleur, — le cœur des collectionneurs est ainsi, — le notaire avait un autre, un réel chagrin.
À coup sûr, le doge de Gênes, Impériale Lascaro, avait dû être moins étonné de se trouver dans les salons de Versailles, au milieu de la cour du grand roi, que les bengalis, les colibris venus du Brésil, transportés et entretenus à grand frais dans la volière de maître Gélonneur sur les bords du lac de Sylans, au pays de la neige et de la glace. Et pourtant il manquait à leur propriétaire un oiseau rare, la curruca pinguis antontana qu’il ne pourrait se procurer qu’à Tahiti, dans cette île enchantée perdue au milieu de l’Océan Pacifique. Maître Gélonneur avait dû renoncer à sa possession ; ce serait toujours là pour sa volière une lacune irréparable.
Il le pensait, du moins, jusqu’au jour où, par une résolution énergique, le riche tabellion se dit que, puisque son garnement de fils ne voulait rien faire, il n’avait d’autre ressource pour le dompter que de le faire naviguer. Qui sait ? Les voyages forment la jeunesse, trempent esprit et le corps. De ces lointaines pérégrinations Robert lui reviendrait ne lui reviendrait peut-être meilleur ? ne lui reviendrait peut-être pas du tout ? Et s’il allait trouver à Tahiti la curruca pinguis antoniana ?
Une dernière incartade de son fils le décida à l’embarquer. Il fut résolu sans appel, sans sursis, que Robert partirait donc pour Tahiti par le prochain paquebot, avec mission éventuelle d’en rapporter, si possible le précieux, l’introuvable, le mystérieux oiseau, la curruca pinguis antoniana.
Que d’écoliers modèles auraient ambitionné la punition infligée à Robert !