Traduction par Armand Le François.
Librairie Hachette et Cie (p. 60-96).
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LA FAUSSE CLEF.


M. Spencer était un homme aussi bon que sensible. Il avait entrepris l’éducation de plusieurs pauvres enfants parmi lesquels se trouvait un jeune garçon nommé Franklin, qu’il avait élevé depuis l’âge de cinq ans.

Cet enfant avait le malheur d’être le fils d’un homme qui s’était déshonoré, et on lui reprochait sans cesse sa naissance. S’il lui arrivait de se quereller avec les enfants du voisinage, on lui disait qu’il finirait comme son père. Mais M. Spencer lui disait au contraire que sa bonne conduite lui méritait l’estime de tous les honnêtes gens, et que les fautes de son père ne devaient pas retomber sur lui.

Cette espérance remplissait de joie le cœur de Franklin : il montrait le plus grand désir d’apprendre et de faire tout ce qui était bien. M. Spencer, voyant ces bonnes dispositions, s’attachait à lui de plus en plus. Il prit un soin tout particulier de son instruction, et lui inculqua les principes et les habitudes qui rendent un homme utile, respectable et heureux.

Lorsque Franklin eut atteint sa treizième année, M. Spencer le fit venir dans son cabinet et lui dit d’un ton grave et affectueux en pliant une lettre qu’il venait d’écrire :

« Franklin, tu vas me quitter.

— Moi, monsieur ?

— Oui ; il est temps de songer à ton avenir. Tu es en âge de gagner ta vie. Prends donc cette lettre, et porte-la chez Mme Churchill, ma sœur, place de la Reine. Tu sais où est cette place, n’est-ce pas ?

— Oui, monsieur, j’y suis déjà allé.

— Tu vas entrer au service de ma sœur. Il faut t’attendre, pendant les premiers temps, à faire des travaux un peu pénibles, désagréables même ; mais ne te décourage pas, sois soumis et obéissant pour ta maîtresse ; cherche à obliger les autres domestiques, et je puis t’assurer que tu n’auras pas lieu de t’en repentir. Mme Churchill est une fort bonne maîtresse, et, si tu suis mes conseils, tu réussiras à la satisfaire.

— Ah ! je n’en doute pas.

— Et, quelque chose qui t’arrive, compte sur moi comme sur ton meilleur ami.

— Vous êtes bien bon, monsieur ! je vous remercie. »

Et Franklin ne put ajouter un seul mot, tant il était ému au souvenir des bontés que son maître n’avait cessé d’avoir pour lui.

« Donne-moi une bougie pour cacheter cette lettre. »

Franklin alluma un flambeau ; puis, lorsque M. Spencer lui remit la lettre :

« Puis-je espérer, dit-il, que vous me permettrez de venir vous voir quelquefois ?

— Certainement, mon enfant ; toutes les fois que ta maîtresse le voudra bien, je me ferai un plaisir de te recevoir : et, si parfois tu épreuves quelque contrariété, viens te confier à moi. J’ai déjà parlé de toi. J’ai fait ton éloge comme tu le mérites. Va, mon enfant, et montre que je suis encore resté au-dessous de la vérité. »

Franklin laissa couler des larmes sur ses joues ; et après avoir, à deux ou trois reprises, exprimé à M. Spencer toute sa gratitude, il quitta cette maison hospitalière et se dirigea vers la demeure de Mme Churchill.

Il arriva sur la place de la Reine vers trois heures. La porte de la maison de Mme Churchill lui fut ouverte par un homme aux larges épaules, au visage enluminé, vêtu d’un habit bleu et d’une veste écarlate, auquel Franklin n’osa donner sa lettre, dans la crainte que ce ne fût pas un domestique.

« Que voulez-vous ? lui dit cet homme.

— J’ai une lettre pour Mme Churchill, » répondit Franklin d’une voix aussi respectueuse que celle du sommelier avait été insolente.

Le sommelier regarda la lettre, examina l’adresse, l’écriture, l’enveloppe, et remonta l’escalier ; puis au bout de quelques minutes, il revint, en disant à Franklin d’essuyer ses pieds et de le suivre.

Le jeune garçon fut introduit dans une grande et belle salle, où se trouvaient la maîtresse du logis et, sa suivante, Elle lui fit plusieurs questions, l’écouta attentivement pendant qu’il parlait et son regard, sévère en commençant, devint ensuite si doux que Franklin éprouva pour sa maîtresse un sentiment de crainte mêlé de respect et d’affection.

« Je te prends au mon service, dit-elle ; tu seras


attaché à ma gouvernante, et j’espère qu’elle n’aura pas à se plaindre de toi. »

La gouvernante entra en ce moment ; elle avait le sourire sur les lèvres ; mais, tournant ses regards sur Franklin, elle prit un air d’inquiétude et de soupçon. Sa maîtresse le lui recommanda en disant :

« Pamfret ! je pense que vous serez contente de cet enfant, et que vous lui rendrez le service agréable. »

Le très-bien ! madame, qui fut la réponse de la femme de chambre, indiqua cependant, par le ton avec lequel il fut prononcé, qu’elle était peu disposée à porter Franklin dans son cœur. Mlle Pamfret était une femme avide de pouvoir et jalouse des faveurs de sa maîtresse. Elle se serait disputée avec un ange qui aurait été accueilli dans la maison sans sa recommandation. Elle se contint néanmoins ; mais le soir, comme elle aidait Mme Churchill à faire sa toilette, elle ne put s’empêcher de dire d’un ton railleur :

« Ce n’est sans doute pas, madame, l’enfant dont M. Spencer nous a parlé l’autre jour ? Celui-là a été élevé par la Société vilainthropique.

— Par la Société philanthropique, oui, je le sais, mon frère me l’a dit ; cet enfant est doué d’un excellent caractère, à ce qu’il paraît, et je ne doute pas que vous n’en soyez contente.

— Je le désire, mais je n’ose l’espérer. Pour ma part, je n’ai pas beaucoup de confiance dans les gens de cette sorte. Ces enfants sont pris dans ce qu’il y a de plus mauvais, et quoi qu’on fasse, ils suivent toujours les mauvais exemples de leurs parents.

— Ils ne vivent pas avec leurs parents ; comment voulez-vous donc qu’ils suivent des exemples qu’ils n’ont pas sous les yeux ? Si Franklin a le malheur d’avoir pour père un misérable, ce n’est pas une raison pour le repousser ; d’ailleurs, il a reçu une bonne éducation.

— Oh ! pour cela, madame, et sans rien dire de mal contre l’éducation, je puis vous assurer que l’éducation ne change pas notre nature. Chacun de nous vient au monde avec des penchants, avec des inclinations, et certes la meilleure éducation du monde ne peut pas les détruire ; et pour ma part, je ne voudrais certainement pas avoir chez moi un enfant qu’aurait élevé la société vilainthropique : il doit avoir une nature mauvaise. Je vous assure, madame, que j’aurais peur.

— Vous avez tort, Pamfret. Si je vous écoutais si je renvoyais cet enfant, comment ferait-il pour vivre ? Mendier ou voler, voilà sa seule ressource.

Mlle Pamfret, qui en définitive était une bonne créature, touchée de cette alternative, s’écria :

« Que Dieu me garde de faire de cet enfant un mendiant ou un voleur, que Dieu me garde de lui causer un préjudice quelconque ! Je ne lui veux aucun mal.

— C’est bien, Pamfret. Toutefois, si vous n’aimez pas ce jeune homme, dans un mois je le renverrai : j’ai promis à M. Spencer de le prendre à l’essai, et non de le garder.

— J’étais bien sûre de vous trouver dans de telles dispositions, madame ; mais quel sera le désappointement de votre cuisinière, quand elle va tout apprendre.

— Quel désappointement ?

— À cause de son neveu dont elle vous a parlé.

— Quand cela ?

— Le jour où elle a fait le superbe gâteau… et même, si vous vous rappelez, vous lui avez dit que vous ne voyiez pas d’objections à ce que l’enfant entrât chez vous, et c’est sur cette parole qu’elle avait apporté ses hardes : mais maintenant c’est inutile, je le lui dirai.

— Je n’avais cependant pas promis de prendre son neveu.

— Oh ! promis, non, madame ; vous avez dit seulement qu’il n’y avait pas d’empêchement, et la cuisinière se faisait un grande fête de faire entrer son neveu ici ! car elle sait bien qu’il ne trouvera jamais une meilleure maison ;

— En bien ! puisque j’ai, dit que je ne voyais, pas d’empêchement à ce qu’il entre, je tiendrai parole ; faites-le venir dès demain, qu’il reste ici pendant un mois, et nous verrons quel sera le meilleur des deux. »

Mlle Pamfret reçut ces ordres avec une satisfaction marquée ; elle s’empressa de terminer son ouvrage, et d’aller raconter ce qui se passait à la cuisinière, afin de lui prouver ainsi qu’elle savait conserver toute son influence dans la maison.

Félix, le neveu de la cuisinière, arriva le lendemain matin. Quand il entra dans la cuisine, tous les yeux se fixèrent sur lui, d’abord avec complaisance, puis avec admiration. Franklin, au contraire, n’était regardé qu’avec pitié, ce qu’il ne supporta pas sans confusion, quoiqu’il eût la conscience tranquille.

En considérant les deux enfants, on devait naturellement préférer Félix ; il avait déjà les habitudes du monde ; le maintien, le geste, presque le langage d’un homme comme il faut ; il portait avec cela des souliers vernis, une cravate, des chaussettes fines, une chemise brodée, toutes choses qui frappent les yeux et excitent l’admiration du vulgaire. Franklin, se rappelant les conseils de M. Spencer, savait que des souliers vernis et des chemises brodées ne constituent pas un bon serviteur. Il résolut donc d’effacer, par ses bons procédés, la différence que la toilette mettait entre lui et le nouveau venu, et de se relever de la défaveur ou l’arrivée de Félix allait le faire tomber. Puis il chercha à s’assurer l’approbation de sa maîtresse par son obéissance absolue à tous ses ordres et par sa provenance de tous les instants ; il voulut, aussi s’attirer la bienveillance des domestiques, en ne manquant aucune occasion de les obliger. Ce plan de conduite fut promptement arrêté dans sa tête, et il le mit aussitôt à exécution. Il s’aperçut bien vite que sa maîtresse lui savait gré de ses efforts, mais qu’il en était autrement des domestiques et qu’il avait le malheur de les contrarier malgré son bon vouloir.

Cependant il avait fait de grands progrès dans l’amitié de M. Tirebouchon, le sommelier ; il se mettait en quatre pour lui être utile, et chaque jour il faisait au moins la moitié de son ouvrage. Mais un soir que M. Tirebouchon était sorti et que Franklin montait l’escalier, sa maîtresse lui demanda :

« Ou est le sommelier ?

— Il est parti, madame.

— Où est-il allé ?

— Je l’ignore, madame. »

Il avait dit la vérité, et n’avait pas mis de méchanceté dans ses réponses ; mais lorsqu’il répéta au sommelier ce qui venait de se passer, il reçut un coup de poing sur le visage et fut traité de méchant, d’impertinent, de sot animal.

« Méchant ! impertinent ! » répéta Franklin ; puis regardant M. Tirebouchon, et voyant qu’il avait la face plus enluminée que d’habitude, il pensa qu’il était ivre. Il fut donc persuadé que le lendemain, en recouvrant l’usage de la raison, le sommelier ne manquerait pas de reconnaître son injustice et de lui faire ses excuses pour les mauvais traitements qu’il lui avait fait endurer. Il n’en fut pas ainsi cependant ; le lendemain, lorsque Franklin provoqua une explication :

« Pourquoi, lui dit M. Tirebouchon, quand madame vous a demandé où j’étais, avez-vous répondu que j’étais parti ?

— Parce que vous étiez réellement parti.

— Et pourquoi avez-vous ensuite répondu que vous ne saviez pas ou j’étais ?

— Parce que vous ne me l’aviez pas dit et que je n’en savais rien.

— Vous êtes un enfant stupide ! Il fallait dire que j’étais à la cave.

— Mais y étiez-vous ?

— Si j’y étais ? répondit M. Tirebouchon avec un regard farouche. Ah ça ! mais êtes-vous donc ici pour censurer ma conduite ? Monsieur l’hypocrite, vous vous trompez singulièrement, si vous vous attendez à ce que je vous fasse des excuses. Allez faire votre rapport, allez ; sortez d’ici, sortez bien vite, et envoyez-moi Félix. »

À partir de ce moment, Félix eut seul le privilège d’aller travailler avec le sommelier. Il devint son favori, et Franklin, sans chercher à pénétrer le secret de leurs conférences, ne tarda pas à découvrir que les deux serviteurs buvaient le vin de leur maîtresse.

Mais ce n’était pas la seule faveur frauduleuse que reçut Félix ; sa tante, la cuisinière, ne laissait passer aucune occasion de lui donner quelques douceurs. C’était tantôt une aile de volaille, tantôt une demi-perdrix, du fromage, des fruits, et, en un mot, ce qui restait de meilleur du déjeuner ou du dîner. Franklin, au contraire, était laissé de côté, bien qu’il prît plaisir à aider la cuisinière, et que, dans un moment de presse, il fit tous ses efforts pour lui éviter des reproches mérites. Il garnissait les jardinières de fleurs, et préparait avec tant d’habileté tout ce dont on avait besoin, que le service de la cuisinière devenait facile. Mais l’ingrate profitait de sa complaisance et ne lui en savait pas plus de gré. À l’heure des repas, elle ne trouvait à lui donner que du pain et quelques mauvais légumes.

Franklin n’enviait cependant pas le sort de Félix. « J’ai une conscience irréprochable, se disait-il, et je suis certain que Félix ne peut pas en dire autant. Sa tante m’en veut et ne peut me souffrir depuis le jour où j’ai vu le panier. »

Or, voici l’histoire de ce panier :

Mlle Pamfret, la gouvernante, avait laissé entendre plusieurs fois qu’une quantité prodigieuse d’objets avaient été enlevés à sa maîtresse ; elle ne parlait ordinairement de cela qu’au dîner, et en jetant sur Franklin des regards qui lui firent comprendre suffisamment qu’elle le soupçonnait. Les autres domestiques le regardaient aussi en souriant ; mais sa conscience était tranquille, et il ne s’affecta pas de ces injustes soupçons. »

On avait, un dimanche soir, servi sur la table un filet de bœuf assez fort. Le lundi, le filet avait disparu. Mlle Pamfret, ne pouvant contenir son indignation, demanda qu’on lui représentât immédiatement le filet de bœuf, ajoutant qu’elle voulait savoir où il était passé, et quel était celui des domestiques qui s’était rendu coupable de cette soustraction.

Elle parla avec véhémence ; mais le morceau de bœuf ne paraissait pas, lorsque Franklin, rappelant ses souvenirs, s’écria :

« Il me semble l’avoir vu dans un panier placé sur le garde-manger. »

La cuisinière fut atterrée et changea de couleur. La parole lui revint bientôt. Alors elle se tourna vers Franklin, et, d’une voix pleine de colère :

« Je ne sais ce qu’il veut dire, mais nous pouvons nous assurer du fait. »

Et après avoir déposé le panier sur le plancher :

« Puisque M. Franklin est si bien instruit, ajouta-t-elle, il pourra sans doute dire qui s’est permis de placer ce morceau de bœuf dans le panier ?

— Mais je crois avoir vu…

— Vous croyez avoir vu ! La belle raison ! dit la cuisinière en mettant ses mains sur ses hanches et en le regardant effrontément. Et de quoi vous mêlez-vous ? Veuillez, ajouta-t-elle en s’adressant à Mlle Pamfret, veuillez le questionner ; peut-être vous répondra-t-il, et j’en serai bien aise : car, depuis quelque temps, je m’aperçois que le beurre, la crème et tout ce que je mets dans le garde-manger disparaît, et, sans accuser Franklin, je serais bien aise cependant que justice fût faite.

Mlle Pamfret, aveuglée par ses préventions contre les enfants élevés par la Société philanthropique, et animée d’une secrète jalousie contre un garçon qui était entré chez sa maîtresse sans sa protection, se joignit à la cuisinière, et, persuadée que Franklin était un petit voleur, elle dit :

« Laissez-le ! laissez-le ! Il a déjà tous les vices des fripons ; mais nous le soignerons. Je ne tarderai pas à le prendre sur le fait. Je connais ses penchants ; je sais ce qu’il vaut, et madame fera bientôt justice de ce petit vaurien. »

Ces mots, prononcés avec dureté, firent sur Franklin une profonde impression. Mlle Pamfret put s’en apercevoir, lorsque Félix dit d’un air narquois, en voyant les larmes de Franklin :

« Ce sont des larmes de crocodile.

— Eh quoi ! se demanda Franklin avec douleur, lui aussi ? »

Et en effet, Félix qui traitait son camarade avec tant de morgue, n’avait reçu de lui que des marques de bonté. Tous les matins Franklin servait le déjeuner avant que Félix fût seulement descendu de sa chambre. Il préparait les tasses, le pain, le beurre, et tout ce dont Mme Churchill avait besoin : il évitait ainsi à son camarade une disgrâce certaine.

L’heure de la réparation n’était cependant pas aussi éloignée que Félix le croyait. Semblable à ces gens qui, parce qu’ils ont réussi quelquefois dans leurs coupables entreprises, se figurent ne devoir jamais être découverts, Félix était de plus en plus infidèle. Un jour, il se trouva sur le passage de sa maîtresse, qui lui demanda :

« Où vas-tu, Félix ?

— Je vais chez l’épicier, madame, répondit-il avec effronterie.

— C’est bien ; mais j’ai une course à te donner : tu vas te rendre chez mon libraire. »

Et Mlle Pamfret lui ayant donné ce qui était nécessaire pour écrire, elle traça à la hâte quelques lignes qu’elle mit sous enveloppe. Pendant ce temps, Félix était tourmenté par un petit chien français que l’on appelait Manchon. Manchon ne voulait pas des caresses de Félix ; il criait dès qu’il l’apercevait, et ce jour-là paraissait plus acharné que jamais après le jeune garçon.

« Bon petit chien ! bon petit chien ! » disait Félix en lui frappant doucement sur la tête.

Mais Manchon cherchait à lui déchirer sa poche.

« Tenez, dit la maîtresse, voici la lettre. Silence, Manchon ! silence ! Venez ici et laissez Félix tranquille. »

Manchon, au lieu d’obéir, attaqua la poche de Félix avec plus de vigueur, parvint à y entrer la tête, et en sortit un papier plié et la moitié du pâté qui avait servi au déjeuner du matin.

« Mon pâté froid ! s’écria Mlle Pamfret, qu’est-ce que cela signifie ?

— Allons, répondez, dit Mme Churchill, qu’est-ce que cela signifie ?

— Je ne sais, madame, seulement…

— Seulement… achevez. »

Et comme Félix se taisait :

« Parlez, dit-elle, je veux savoir ce qui se passe chez moi, et rendre justice à tous ceux qui la méritent. »

Notre garçon raconta alors qu’il allait porter ce pâté froid à son cousin ; que sa tante, la cuisinière, l’avait chargé de faire cette commission et qu’il n’avait pas osé refuser.

La cuisinière appelée rejeta cette accusation avec la même violence qu’elle avait mise à repousser déjà celle que Franklin avait portée contre elle à propos du filet de bœuf. Mais elle n’obtint pas le même succès. Cependant Félix, voyant qu’il allait être mis à la porte et qu’il ne pourrait pas facilement trouver une place aussi agréable, n’hésita pas à confondre sa tante ; il représenta à sa maîtresse le papier plié que le chien avait tiré de sa poche en même temps que le pâté, et il fut dès lors facile à Mme Churchill de connaître la vérité. La cuisinière priait cousin d’accepter ce pâté froid, et de lui envoyer par le porteur une bouteille de vin de Cherry.

La cuisinière fut chassée aussitôt. Mme Churchill voulait aussi mettre Félix à la porte ; mais, touchée de ses larmes et de son repentir, elle consentit à ce qu’il termina son mois, en l’engageant fortement à changer de conduite.

Quant à Mlle Pamfret, qui s’aperçut combien elle avait été trompée à l’égard de Franklin, elle se promit de le traiter dorénavant avec bienveillance. Elle reconnut alors tous les services qu’il rendait, elle vit qu’il faisait tous les matins l’ouvrage de Félix, qu’il cherchait à se rendre utile en toutes occasions, et qu’en un mot c’était un bon et excellent serviteur.

Nous n’avons pas besoin de raconter ici tous les incidents qui se passèrent, pendant le mois d’épreuve, dans la maison de Mme Churchill, ni les différentes particularités de caractère que l’on remarqua chez les deux enfants ; nous avons hâte d’arriver à une circonstance qui décida de leur avenir.

M. Tirebouchon avait pris l’habitude, après souper, d’aller au cabaret pour y boire avec ses amis. Le cabaret était tenu par le cousin de la cuisinière, celui-là même à qui on devait porter le pâté froid, et qui devait envoyer du Cherry. Tirebouchon emportait la clef de sa chambre, de sorte qu’il pouvait rentrer à l’heure qui lui faisait plaisir, et si, par accident, Mme Churchill demandait après lui, Félix répondait par un de ces mensonges qui avaient répugné à la droiture de Franklin, et allait ensuite le chercher. Toutes ces précautions prises, le sommelier se livrait avec confiance à sa passion. Chaque jour il prenait la résolution de s’arrêter, mais chaque jour il augmentait ses libations, si bien qu’en peu de temps sa face devint toute bourgeonnée, ses membres furent pris d’un tremblement continuel, son intelligence s’obscurcit et on ne vit plus en lui qu’une victime de l’ivrognerie.

Il dépensa au cabaret tout ce qu’il avait mis de côté, et ses gages devinrent insuffisants. Il dut bientôt un gros compte ; puis, lorsqu’il se représenta, le maître du cabaret refusa de lui faire crédit. Un jour, cependant, que Tirebouchon se disputait avec lui et qu’il lui reprochait de ne pas traiter ses pratiques en gens comme il faut, le cabaretier lui répondit :

« Aussi longtemps que vous avez payé en homme comme il faut, je vous ai traité avec toute la déférence que vous méritiez ; mais aujourd’hui que vous êtes ruiné, pourquoi voulez-vous que je vous traite de la même façon ? »

Et il appela, pour répondre à cette question, des hommes qui buvaient dans le chambre voisine ; mais ces hommes prirent pitié du sommelier : ils le firent venir à leur table, lui offrirent un verre, se lièrent d’intimité avec lui et le firent jaser sur son état, ses occupations, la fortune de sa maîtresse, etc. Ces nouveaux amis engagèrent Tirebouchon à boire tant qu’il le désirait, car il importait à leurs secrètes pensées que le bonhomme perdît le raison.

Mme Churchill appartenait à une ancienne famille ; elle possédait beaucoup de vaisselle d’argent, et ces gens-là, qui étaient des voleurs de profession, voulaient s’en emparer. Ils accompagnèrent Tirebouchon jusqu’à la porte et l’engagèrent à revenir le lendemain soir. Leur intimité se resserra davantage. Un des voleurs proposa même au sommelier de lui prêter trois guinées pour payer ses dettes, ajoutant qu’il lui serait facile, s’il le voulait, d’en avoir beaucoup plus. Alors il lui dévoila le plan qu’ils avaient concerté, lui promettant la meilleure part du butin s’il consentait à les aider.

Le sommelier jouissait de la réputation d’un honnête homme, et il lui répugnait de faire quelque chose qui pût la ternir. Mais, pressé par ses compagnons, il but trois ou quatre grands verres de vin, et promit de garder le secret sur les propositions qu’on lui avait faites et de rendre réponse le lendemain.

Il était à moitié ivre, et, lorsqu’il passa près du lit de Félix, il ne voulut pas le réveiller, craignant de l’initier aux propositions des voleurs. Le matin, cependant, Félix lui demanda ce qu’il avait fait la veille, et Tirebouchon alarme éluda toutes ses questions, cherchant même sous diverses prétextes à l’éloigner. Le jeune garçon n’était pas disposé à garder le silence ; il fit donc comprendre à son compagnon qu’il avait été mis, lui aussi, dans le secret, et qu’il n’était pas dupe de sa dissimulation. Le sommelier vit dès lors qu’il n’avait rien à lui cacher, et que Félix était bien déterminé à favoriser le projet des voleurs.

La nuit suivante ils se tous deux au cabaret. Tirebouchon hésitait encore ; mais à la pensée que ses dettes seraient payées, que son amour de la bouteille, qu’il ne pouvait plus satisfaire, serait à l’abri d’un refus, ses scrupules cessèrent, il assura que son concours serait acquis ; après avoir pris l’heure du rendez-vous, il but un grand verre de vin, et on convint qu’il remettrait aux voleurs la clef de la maison. Félix les embarrassait un peu ; ils craignaient qu’il ne divulguât le complot, qu’il ne les vendît, et que la police ne vînt les arrêter au moment où ils s’empareraient de leur butin. Mais Félix était rempli de vanité, et en flattant son orgueil il était facile de se l’attacher tout à fait. On lui parla donc de cravates brodées, de chemises fines ; on lui dit que les hommes comme il faut en portaient, et que, s’il pouvait s’en procurer, il passerait certainement pour un monsieur. Enfin on lui en montra, et on lui dit à quelles conditions on les lui donnerait. Félix consentit à tout et promit de venir, dés le lendemain, remettre aux voleurs réunis chez son cousin la clef de la maison.

Le complot bien arrêté, ainsi que les conditions du partage, les voleurs se séparèrent. Félix fut se coucher ; quant au sommelier, dont la conscience n’était pas encore étouffée, et qui, dans le silence de la nuit, se trouvait bien misérable il eut besoin, pour avoir le courage de sa mauvaise action, de faire de nouvelles libations. Il se rendit donc à la cave de sa maîtresse, et là, buvant verre sur verre, il perdit si complétement la raison, qu’il ne parvint qu’avec beaucoup de difficultés à retrouver son lit. Il se jeta sur son grabat, tenant encore la chandelle allumée, et mit le feu à ses rideaux.

Heureusement pour lui et pour la maison tout entière, Franklin ne dormait pas. À la clarté inusitée qu’il aperçoit dans la chambre du sommelier, il saute sur son séant, il se lève, il s’habille précipitamment, et courant jusqu’au lit de Tirebouchon, il le secoue, le réveille, et prend aussitôt les mesures nécessaires pour éteindre le feu. Félix, tout tremblant et tout honteux, ne sachant à quoi attribuer cet accident, exécuta les ordres de Franklin. Quant à Mlle Pamfret, qui avait une frayeur extrême du feu, elle se sauva de sa chambre, disant seulement qu’elle avait sur sa table à toilette deux pots remplis d’eau. Franklin court les chercher à l’instant, et jette l’eau avec tant d’habileté qu’en quelques minutes tout danger avait disparu.

« Que diras-tu à Mlle Pamfret, si elle te demande où tu as trouvé la chandelle, demanda Tirebouchon à Franklin.

— Si elle me le demande, je lui dirai la vérité.

— Tu veux donc me faire du tort ?

— Je ne veux faire de tort à personne ; mais je ne mentirai jamais.

— Si cependant je te donnais quelque chose que tu aimes beaucoup ?

— Vous ne pouvez rien me donner qui me force à mentir. Je désire seulement qu’on ne me questionne pas.

Son désir ne fut pas exaucé. Mlle Pamfret s’empresse, dès le matin, de prendre des informations, et la chandelle joua dans tout cela un rôle considérable. M. Tirebouchon soutenait qu’il l’avait placée a six pieds au moins des rideaux ; mais, lorsque Franklin fut appelé et qu’on lui enjoignit de dire ce qu’il avait vu, il prit le chandelier et le mit à la place où il l’avait trouvé.

« Comment, dit Mlle Pamfret, ce chandelier était ici ? Ce n’est cependant pas le chandelier que je vous avais donné hier soir, Monsieur Tirebouchon ?

— C’est cependant celui-là que j’ai trouvé ici, dit Franklin.

— Mais c’est impossible. J’avais laissé ce chandelier dans la grand salle du bas, et je me suis couchée la dernière.

— Je suis sûr cependant de ce que je vous dis, madame, » répliqua Franklin.

Tirebouchon avait en effet changé de chandelier en revenant du cabaret.

« Mais, madame, hasarda Félix, vous vous trompez. Je me rappelle parfaitement que, lorsque le sommelier est allé se coucher hier soir, il avait ce chandelier verni.

— Vraiment, monsieur, je ne me rappelle pas ? Je n’ai cependant pas, que je sache, une tête de linotte, et pourquoi dites-vous que je ne me rappelle pas ?

— Oh ! madame, s’écria Félix, je vous demande pardon. Je disais seulement que vous vous trompiez peut-être ; et je voulais vous engager à rappeler vos souvenirs.

— Je me rappelle ce qui me plaît, monsieur. Quant à vous, veuillez tenir votre langue. Pourquoi vous mêlez-vous de ce qui ne vous regarde pas ? Quel intérêt avez-vous dans tout ceci ?

— Je n’en ai aucun, madame, je n’en ai aucun, je vous assure. Je vous demande pardon. »

M. Tirebouchon ne savait plus quelle contenance tenir, lorsque Mme Churchill agita la sonnette, Mlle Pamfret suspendit son interrogatoire pour assister au lever de sa maîtresse.

« Comment avez-vous dormi cette nuit, madame, dit-elle en ouvrant les rideaux ?

— Mais très-bien. Je crois même avoir dormi plus qu’à l’ordinaire.

— Cela est vrai, madame, vous n’avez pas été éveillée par le feu.

— Le feu a donc pris dans la maison, cette nuit ?

— Oui, madame. Mais ce n’a pas été grand’chose, Dieu merci.

— Et savez-vous comment le feu a pris ?

— J’ai interrogé ; mais le feu n’est pas ce qui me préoccupe le plus.

— Qu’avez-vous donc ?

— Vous ne craignez pas les voleurs, n’est-ce pas, madame.

— Oh non, certainement.

— Eh bien ! moi, madame, je ne sais pourquoi j’ai, depuis quelque temps, de funestes pressentiments.

— Sur quoi les fondez-vous ?

— Sur beaucoup de circonstances dont je n’ai pas cru devoir vous entretenir. Ainsi, hier, j’ai laissé dans la salle du bas les chandeliers vernis, et il s’en est trouvé un ce matin dans la chambre de M. Tirebouchon. L’autre nuit, la lanterne de la cour était dehors, allumée, et le matin elle se trouvait dans l’écurie. C’est Franklin qui me l’a dit, et, certes, Franklin ne ment pas.

— Vous le croyez donc, maintenant ?

— Oh ! certainement, madame.

— Cependant il a fait une mauvaise action.

— Il faut rendre justice, madame, et je crains bien que nous ne l’ayons accusé à tort.

— Comment s’est-il conduit cette nuit ?

— Si vous l’aviez vu, madame, vous auriez sûrement admiré, comme moi, son habileté et son sang-froid. C’est lui qui a éteint le feu ; c’est lui qui nous a sauvés. Le pauvre enfant ! c’est un bon et excellent garçon, celui-là.

— Prenez garde, Pamfret, n’allez pas d’une extrémité à l’autre.

— Oh ! il n’y a pas de danger, madame, et je suis sûre que, si vous l’aviez vu cette nuit, vous lui donneriez une récompense.

— Mais je lui en donnerai une aussi ; je veux seulement lui faire subir encore une épreuve.

— Ce n’est peut-être pas l’occasion, maintenant après le service qu’il a rendu.

— Je le désire, cependant ; dites-lui d’apporter le déjeuner ce matin, et donnez-moi la clef de la maison. »

Lorsque Franklin servit le déjeuner, il trouva sa maîtresse assise devant le feu, et tenant une clef entre ses mains. Elle le félicita et le remercia tout à la fois de son habileté.

« Depuis combien de temps êtes-vous ici ?

— Depuis trois semaines, madame.

— Je n’ai eu qu’à me louer de vous ; vous voyez que je sais reconnaître les services qu’on me rend. Connaissez-vous cette clef ?

— Oui, madame, c’est celle de la porte d’entrée.

— C’est bien cela, je vais vous la confier. C’est une grande preuve de confiance que je vous donne. Vous la garderez, et surtout faites attention de ne la donner à personne sans mon ordre.

— Je vous obéirai, madame,» Et il reçut la clef des mains de sa maîtresse.

Lorsqu’on connut les ordres de Mme Churchill, on murmura dans la maison. Ces dispositions contrariaient les projets de Tirebouchon et de Félix, et ils en éprouvèrent un grand ressentiment ; toutefois, persuadés qu’on attrape plus de mouches avec du miel qu’avec du vinaigre, ou, en d’autres termes, que la douceur est préférable à la violence, ils firent semblant d’avoir pour Franklin beaucoup d’amitié. Depuis deux ou trois jours, le sommelier, se faisant violence, n’allait pas au cabaret, et se couchait en même temps que les autres. Mlle Pamfret elle-même crut un instant que ses soupçons n’étaient pas fondés.

Le troisième jour, cependant, le sommelier fit avertir ses complices du dehors de se tenir prêts, parce qu’ils pourraient le soir même accomplir leur projet. La grande difficulté était de se procurer la clef. Dès que les domestiques furent réunis dans la cuisine, Tirebouchon déplia des billets de spectacle, et se donnant des airs d’importance :

« Qui est-ce qui veut venir à la comédie ? dit-il. On donne un spectacle magnifique.

— Y es-tu déjà allé ? demanda Félix à Franklin.

— Non, jamais,

— Eh bien ! veux-tu y venir ce soir avec nous ? reprit le sommelier.

— Oh ! certainement, si madame y consent, ce sera avec grand plaisir.

— Mais as-tu de l’argent ?

— Non, répondit Franklin avec tristesse.

— Eh bien ! ne te chagrine pas, je veux te payer le spectacle ; obtiens seulement la permission de madame. »

Franklin était au comble de la joie, car il pensait bien que la permission ne lui serait pas refusée.

Profitant de ce moment, Tircbouchon ajouta :

« Va tout de suite chez madame. Prête-moi la clef pendant ce temps, j’en aurai besoin pour une minute ou deux.

— La clef ! j’en suis fâché, mais je ne puis vous la prêter.

— Tu ne peux pas ? Alors, mon cher, tu n’iras pas au spectacle.

— Comme vous le voudrez, mais vous n’aurez pas la clef.

— Ne fais donc pas l’insolent, dit Félix. Ne vas-tu pas te croire un grand personnage parce que tu as une clef ?

— Laisse-le, dit Tirebouchon et ne parlons plus de lui ; quant à toi, Félix, tu viens toujours avec moi ?

— Oh ! certainement, car j’aime le spectacle par-dessus tout.

— Eh bien ! viens. »

Et le jeune hypocrite, s’approchant de Franklin, lui dit :

« Ne sois donc pas si obstiné ! Quel mal y a-t-il à ce que Tirebouchon ait la clef pendant quelques minutes ?

— Je ne dis pas qu’il y ait du mal ; mais je ne puis pas la lui prêter, parce que madame l’a défendu. J’ai promis de ne pas laisser sortir cette clef de mes mains, et M. Spencer m’a toujours dit que manquer à sa parole c’était un crime tout comme de voler. »

À ce mot de voler, Tirebouchon et Félix furent saisis d’une terreur secrète, et détournèrent aussitôt la conversation.

« Donne-moi la main, dit le sommelier, tu es un brave garçon.

— Mais je serais désolé si vous pouviez penser le contraire.

— Nous aurons la clef, en dépit de son obstination, dit Félix à l’oreille de son complice ; dites-lui qu’il est un bon garçon pour qu’il ne puisse pas avoir de soupçon, et ce soir, quand il sera endormi, nous trouverons bien moyen de la lui soustraire. »

Ce plan fut mis à exécution ; ils découvrirent le lieu où Franklin déposait la clef pendant la nuit, ils s’en emparèrent, prirent une empreinte en cire, et la replacèrent pendant que le gardien dormait encore.

Avec l’empreinte obtenue, les deux complices se rendirent chez un serrurier qui leur avait été indiqué par les gens de la bande. Ils commandèrent une fausse clef au moyen de laquelle ils devaient entrer dans la maison.

Franklin était d’un caractère peu soupçonneux ; lorsqu’à l’heure ordinaire il reprit sa clef, il s’aperçut qu’elle était bouchée dans quelques parties, et, en examinant avec soin, il vit que les trous, étaient pour la plupart obstrués par la cire ; il commença dès lors à soupçonner la vérité, d’autant plus que Félix lui avait dit souvent qu’avec un peu de cire il pourrait, s’il le voulait, ouvrir la première porte venue, sans avoir besoin de la clef. Il s’empressa aussitôt de porter sa clef à sa maîtresse et de lui exposer ses craintes.

« Je n’ai pas à me plaindre de t’avoir confié la clef, répondit Mme Churchill. Tu es un brave et digne garçon. Mon frère doit venir aujourd’hui, je le consulterai, et nous verrons ensuite ce qu’il y aura à faire. »

Le soir venu, M. Spencer rencontra Franklin sur l’escalier, lui prit affectueusement la main, et lui dit :

« C’est moi, maintenant, qui suis ton obligé, puisque tu as sauvé la fortune et peut-être la vie de ma sœur.

— Je n’ai fait que mon devoir, répondit Franklin avec modestie.

— Veux-tu aller au spectacle ce soir ?

— Oh ? monsieur, ce serait avec beaucoup de plaisir. »

M. Spencer entra ensuite dans l’appartement ; il examina avec soin la dépense, il trouva le panier rempli d’argenterie, plus loin des ballots, des paquets contenant tout ce que Mme Churchill avait de précieux, et, pour éviter tout soupçon, rien dans la chambre des deux malfaiteurs qui pût faire supposer qu’ils étaient de connivence avec ceux du dehors.

« Voyez donc, s’écria Mlle Pamfret, les beaux habits de Tirebouchon et les superbes cravates de Félix ! Ce sont les habits et les cravates dont ils parlent tant depuis quelques jours.

— Sur ma tête, dit M. Spencer, ils seront bien habiles s’ils vont au spectacle ce soir ?

— Non, certes, ils n’iront pas ; je suis sûre qu’ils passeront leur soirée dans le cabaret, en compagnie de leurs complices.

— Ne vous effrayez pas surtout, mademoiselle Pamfret.

— Oh ! soyez tranquille, pourvu que Franklin ait une carabine et moi un manche à balai, je ne craindrai rien.

— Vous aurez mieux que cela, beaucoup mieux que cela. »

M. Spencer sortit de chez sa sœur vers le soir ; il alla dans le cabaret que fréquentait le sommelier, et demanda à parler à celui qui en était le maître.

« N’avez-vous pas, lui dit-il, parmi vos clients, deux domestiques de Mme Churchill ?

— Oui, monsieur.

— Ne sont-ils pas chez vous en ce moment ?

— Oui, ils sont dans un cabinet avec deux autres buveurs.

— Et quelle mine ont ces buveurs ?

— À vous dire vrai, je les crois d’une mauvaise espèce.

— Que disent-ils ? le savez-vous ?

— Je ne sais pas au juste, mais tout ce que je puis vous dire, c’est qu’ils se disputaient il n’y a qu’un instant.

— Et à propos de quoi ?

— À propos d’une clef. « Nous voulons avoir la clef cette nuit, » disaient les étrangers.

— Et combien y a-t-il d’étrangers ?

— Deux seulement. »

Ces informations recueillies, M. Spencer salua le cabaretier et se dirigea vers une rue voisine. Quelques minutes après, il se rendait chez sa sœur avec un constable et son assistant. Ils se placèrent dans le parloir qui précédait la pièce où les malfaiteurs avaient déposé leur butin. À minuit, on entendit une clef crier dans la serrure, et Tirebouchon, suivi de ses complices, se dirigea vers la pièce ; mais ils furent aussitôt arrêtés et conduits en prison.

Mme Churchill et Mlle Pamfret avaient passé la nuit dans une maison du voisinage.

« Madame, dit Mlle Pamfret, qui, dès le matin, avait été mise au courant de ce qui s’était passé, tous ces monstres sont arrêtés, Dieu merci. J’ai voulu les voir ce matin. Je me suis mise à la fenêtre. Ils étaient si sots ! Félix n’oubliera jamais cette journée, je vous assure. Quant à Franklin, madame, c’est le meilleur garçon que je connaisse. Ce Félix avait un regard fauve et insolent que je n’oublierai jamais. Et puis, Franklin est si modeste quand il parle à M. Spencer, ou quand celui-ci lui adresse quelques questions.

— Savez-vous si mon frère lui a donné quelque récompense ?

— Non, madame, et je sais bien quelle est la meilleure récompense qu’on pourrait lui donner.

— J’entends, j’entends. Eh bien ! faites mettre de côté la moitié de mon argenterie ; qu’on la vende et qu’on place en son nom l’argent qu’on en tirera, pour lui assurer plus tard une petite fortune.

— Oh ! madame, je savais bien que vous étiez bonne !

— Tenez, prenez ces billets de spectacle, je désire que vous y alliez avec lui.

— Je vous remercie, madame, ce sera pour moi un grand plaisir d’accompagner un si honnête garçon. »

Depuis ce moment, Mlle Pamfret ne cessa d’avoir pour Franklin une amitié sans bornes ; elle comprit que les enfants ne sauraient être responsables des fautes de leurs parents, et elle ne repoussa jamais ceux que la Société philanthropique, avec un louable zèle cherchait à arracher, par une bonne éducation, aux vices que des exemples pernicieux auraient pu faire naître. Elle prit alors pour maxime ce que la sagesse de tous les temps a conseillé, et reconnut qu’il n’y a de différence entre les hommes que celles qu’établissent les talents et la vertu.