La Fausse Antipathie/Prologue

La Fausse Antipathie
Œuvres de monsieur Nivelle de La ChausséePraultTome I (p. xxxix-26).


PROLOGUE.


ACTEURS DU PROLOGUE.


LE GÉNIE de la Comédie Françoise.
LA FOLIE.
LE BON-SENS.
Au Public. UN BOURGEOIS.
UNE PRÉCIEUSE.
UN ADMIRATEUR.
UN CRITIQUE.
UN PETIT-MAÎTRE.
UN HOMME SENSÉ.
THALIE.


La Scene est sur le Théâtre de la Comédie Françoise.



Scène I.

LE GÉNIE de la Comédie Française, seul.

On ne se plaindra plus que je suis indocile.
Sur le goût du public je vais être éclairci :
Lui-même, il m’apprendra ce secret difficile…
Que vois-je ? La Folie & le Bon-Sens aussi.



Scène II.

LE GÉNIE, LA FOLIE, LE BON-SENS.
La Folie.

Si je n’étois pas la Folie,
Oh ! je voudrois être Thalie :
Son projet est digne de moi.

Le Génie.

Voulez-vous bien me dire en quoi ?

La Folie.

Ah ! l’extravagance est complette.

Le Génie.

Si vous ne daignez pas vous en expliquer mieux…

La Folie.

Comment ? Vous ajournez le Public en ces lieux,
Pour le mettre sur la sellette ;
Et lui faire avouer en quoi, comment, par où,
On peut le contenter ? Eh ! mais rien n’est plus fou.
Demander au Public le secret de lui plaire !
Vous allez bien l’embarrasser.

Le Génie.

Vous m’étonnez. Puis-je mieux faire ?
À qui faut-il donc m’adresser ?

La Folie.

À tout autre. Sçait-il ce qu’il veut, ce qu’il aime,
Lui, qui ne fut jamais d’accord avec lui-même ?
Ne lui demandez pas ce qu’il n’a jamais sçu.
Ce qui le détermine est toujours imprévû :
Le caprice est son guide & sa loi naturelle :
Son goût est pour lui-même une énigme éternelle.

Le Bon-Sens.

Le Public n’est pas tel que vous le dépeignez ;
Du moins, le véritable : & vous vous méprenez.

La Folie.

Qu’appelez-vous le véritable ?
Combien en comptez-vous ?

Le Bon-Sens.

Combien en comptez-vous ?Autant qu’il est de gens,
Dont les goûts sont entr’eux plus ou moins différens.

Le moindre cercle usurpe un nom si respectable ;
C’est là qu’un suffisant décide à tout hazard,
Suivant les préjugés, les goûts, & les usages
De tous ces différens & faux Aéropages.
Chaque Société forme un Public à part :
Mais il en est un autre ; & c’est le véritable,
Le moins nombreux de tous, & le plus redoutable,
Qui sçait ce qui lui plaît, qui sçait ce qu’il lui faut,
Qui, tous les jours ici, le déclare assez haut.
N’attendez pas de lui ces louanges frivoles,
Ces ris contagieux, ces éclats indécens ;
Enfans de l’ignorance, ennemis du bon-sens,
Qu’excite tous les jours aux Piéces les plus folles,
Un premier mouvement qui ne se soutient pas.
Sa joie & ses plaisirs ne sont point un délire,
Un accès passager qui n’a qu’un faux appas :
Il ne rougit jamais de ce qui l’a fait rire ;
Ce Public m’appartient, les autres sont à vous.

La Folie.

Bon-Sens, vous radottez. Ils m’appartiennent tous,
De quel droit venez-vous ici me tenir tête ?

Le Bon-Sens.

Ou par droit naturel, ou par droit de conquête.

La Folie.

Vous allez discourir, & m’ennuyer à mort.
Eh, que m’importe, à moi, d’avoir raison, ou tort ?
Ici la préséance entre nous est réglée.

Le Bon-Sens.

Ne vous lassez-vous point de vous y voir sifflée ?

Vous l’êtes tous les jours ; jamais je ne le fus.

La Folie.

On m’aime ; & l’on vous craint : Voilà la différence.
Lorsque vous paroissez, on bâille ; & rien de plus.
Ah ! Je ressens déjà l’effet de sa présence.
(Elle bâille.)
Oh ! Vous allez jouer un rôle fort plaisant.

Le Bon-Sens.

On va plaider ma cause, & j’y serai présent.

La Folie.

Tant pis.

Le Bon-Sens.

Tant pis.Peut-être.



Scène III.

LE GÉNIE, LE FOLIE, LE BON-SENS, UNE PRÉCIEUSE, UN BOURGEOIS, UN CRITIQUE, UN ADMIRATEUR, UN HOMME SENSÉ.
(Ils font tous amitié au Bon-Sens.)
Le Critique, caressant le Bon-Sens.
(à la Folie.)

Tant pis.Peut-être.Ah ! serviteur, Déesse.

La Folie.

D’où vient donc que ces gens lui font tant de caresses ?

Le Critique, au Bon-Sens.

Ah ! parbleu, mon Patron, je vous sers assez bien,
Envers & contre tous ; je ne ménage rien.
Vous êtes ce que j’ai de plus cher au monde.
Sans cesse, à tout propos, je critique, je fronde.
Malheur à tous les sots, y compris les Auteurs ;
Sans compter leurs Admirateurs. ;
(Il fait une révérence à l’Admirateur.)
Quand, suivant leur coutume, ils vous font quelque outrage,
Ventrebleu ! je m’éleve, & contre eux je fais rage.

Le Bon-Sens.

Je vous suis obligé. Mais loin de me servir,
Si vous continuez, vous me ferez haïr.

La Précieuse.

Le sexe dont je suis ne vous rend guere hommage :
Mais je déroge à notre usage,
Et mets en non-valeur ma dispense avec vous.
Je veux bien vous devoir mes charmes les plus doux.

L’Admirateur.

Madame fait valoir la moindre bagatelle.
Personne, en vérité, ne s’exprime comme elle.

La Critique.

Tant pis, morbleu.

La Folie.

Tant pis, morbleu.Voyons ; ce n’est pas d’aujourd’hui
Que je vois les plus foux se réclamer de lui.

Le Bourgeois, au Bon-Sens.

Touchez-là, notre ami ; je suis aussi le vôtre.

Demandez à ma femme, à qui, soir & matin,
je vous prône sans cesse ; & c’est, comme dit l’autre,
Perdre son tems & son latin.

Le Génie.

Vous savez l’embarras que mon emploi me donne ;
Je suis chargé du soin de vos amusemens.
Je voudrois, s’il se peut, ne déplaire à personne ;
Et réunir enfin vos applaudissemens.
Donnez-m’en le secret ; vous le sçavez ?

Tous.

Donnez-m’en le secret ; vous le sçavez ?Sans doute.

Le Génie.

Convenez entre vous ; déterminez ma route ;
Et vous serez servis au gré de vos desirs.
Dites-moi votre goût ; ordonnez vos plaisirs.

La Folie.

Qui, mieux que moi, peut vous le dire ?
N’est-ce pas moi qui les inspire ?

Le Bourgeois.

Or sus, pour commencer, tout d’abord je conclus
Que la meilleure Piéce est où l’on rit le plus.
Pour moi, la plus joyeuse est celle où je me livre.
Du reste, Serviteur ; je m’ennuie en entrant ;
Et fut-elle un chef-d’œuvre, & propre à faire un livre,
Malgré moi, ventrebleu, je bâille, en admirant.

L’Admirateur.

Oui, j’aimerois assez une Piéce égayée.

Le Bourgeois.

En un mot, j’aime à rire à gorge déployée.

La Précieuse.

Est-ce qu’on rit encore ?

Le Bourgeois.

Est-ce qu’on rit encore ?Est-ce qu’on ne rit plus ?
Vous me la donnez belle ! Et, par quelle avanture…

La Précieuse.

La joie est tombée en route.

Le Bourgeois.

Et le Bon-Sens aussi. Je m’en moque. Au surplus,
Je veux rire ; ou, sambleu ! je prendrai ma revanche.
Monsieur l’Ordonnateur, adieu, jusqu’à Dimanche.



Scène IV

LE GÉNIE, LA FOLIE, LE BON-SENS, LA PRÉCIEUSE, LE CRITIQUE, L’ADMIRATEUR, L’HOMME SENSÉ.
Le Bon-sens.

Et d’un public.

La Folie.

Et d’un public.Eh bien ? Celui-là par hazard
N’est-il point à vous ?

Le Bon-Sens.

N’est-il point à vous ?Non : je n’y prends point de part.

La Folie.

Ainsi du reste.
Ainsi du reste. À(Au critique.)
Ainsi du reste.À vous, caustique impitoyable.

Le Génie.

Dites-nous votre avis. Que trouvez-vous de bon ?

Le Critique.

Rien.

Le Génie.

Rien.Rien !

Le Critique.

Rien.Rien !Oui, rien de bon, ni même de passable.

Le Génie.

Vous ne louez donc jamais ?

Le Critique.

Vous ne louez donc jamais ?Non ;
Je n’en eus de mes jours la sotte complaisance.

Le Génie.

Quoi, Vous n’approuvez rien ?

Le Critique.

Quoi, Vous n’approuvez rien ?Je n’ai jamais été
Réduit à cette extrémité !
Et pour n’y pas tomber, je blâme tout d’avance.
Le titre de l’Ouvrage, & le nom de l’Auteur
Suffisent pour cela, quand on est connoisseur.
C’est le Bon-Sens qui fait que jamais je ne loue.

Le Bon-Sens.

Moi ? Soyez assuré que je vous désavoue.
Je n’approuvai jamais cette extrême rigueur
Que l’on exerce, autant par air, que par humeur.

Mais au contraire, je me prête ;
En faveur des beautés, je fais grace aux défauts.
Trop de délicatesse est souvent indiscrette.
Un dégoût général désigne un esprit faux.
Qui n’est jamais content, n’est pas digne de l’être.
Tel épluche un ouvrage, en croyant s’y connoître ;
Et trouve des défauts par-tout,
Qui ne sont bien souvent que dans son propre goût.

Le Critique.

Ah ! Vous êtes trop bon.

Le Génie.

Ah ! Vous êtes trop bon.Et vous, trop intraitable.
Je n’ai rien à vous demander.

Le Critique.

Cependant je puis vous aider
À donner un spectacle un peu moins détestable.
Je connois le public. Il est malin, cruel ;
Il aime à voir la bile avec le fiel.
Quittez tout autre goût ; embrassez la Critique ;
Armez-vous de ses traits ; devenez satyrique.
Ce genre a trouvé du crédit ;
On l’a rendu facile : Il y faut moins d’esprit.

Le Bon-Sens.

La Critique, autrefois moins âpre & moins amere,
Instruisoit les auteurs, sçavoit les redresser ;
Comme on voit une tendre mere
Corriger des enfans qu’elle craint de blesser.
Alors, elle pouvoit briller sur le Théâtre :
Mais son utilité n’a pas duré long-tems ;

Ce n’est plus aujourd’hui qu’une affreuse marâtre,
Qui dès le berceau même étouffe ses enfans.

La Folie.

Vous voulez supprimer le plaisir de médire ?

Le Critique.

Qu’importe que l’on nuise aussitôt qu’on fait rire ?
Tombez sur ce peuple d’Auteurs
À qui l’appas du gain & sa fainéantise
Font apporter ici sottise sur sottise,
Dont ils sçavent trop bien empaumer les Acteurs :
Aides-les à se faire une guerre cruelle ;
Empoisonnez encore leur haine mutuelle,
Et la rage qu’ils ont à s’entre-déchirer ;
N’épargnez à pas un la plus forte satyre ;
Fût-ce même Apollon. Le Public aime à rire
De ceux que tous les jours on lui voit admirer.

Le Génie.

En suivant votre avis…

Le Critique.

En suivant votre avis…Vous ne pouvez mieux faire.

Le Génie.

Je serai donc sûr de vous plaire ?

Le Critique.

Point du tout. Quant à moi, ce que je vous en dis,
C’est pour votre profit. Jamais je n’applaudis.



Scène V.

LE GÉNIE, LA FOLIE, LE BON-SENS, LA PRÉCIEUSE, L’ADMIRATEUR, L’HOMME SENSÉ.
L’Admirateur.

Cette guerre d’Auteurs aurait bien son mérite.

La Précieuse.

Vous mocquez-vous des spectateurs ?
Quoi ? Nous aurons toujours des bisbilles d’Auteurs ?
Ces sujets sont trop bas. Le Public vous en quitte,
Génie ; élevez-vous à des objets plus grands.
Prenez le ton Philosophique ;
Ajustez la Métaphisique
À l’usage du sexe & des honnêtes gens ;
Pour la mettre à portée, ôtez-lui les échasses :
Mais ne lui donnez pas des allures trop basses ;
Ayez le badinage abstrait & clair obscur,
Toujours enveloppé d’un tendre crépuscule.
Faites-vous deviner, vous plairez à coup sûr.
Ayez pour votre langue un peu moins de scrupule ;
Osez-en disposer comme de votre bien :
Pour dire ce qu’on veut, c’est l’unique moyen.
D’heureuses libertés sont bien récompensées.
Soyez manieré dans vos réflexions ;

Et toujours imprévû dans vos expressions.
Agencez votre style à l’air de vos pensées.

L’Admirateur, battant des mains.

Ah ! Miracle !

Le Bon-Sens.

Ah ! Miracle !Monsieur entend apparemment
Ce jargon-là tout couramment ?

L’Admirateur.

J’imagine l’entendre, ou du moins je l’admire.

La Folie.

Hé ! Mais rien n’est plus clair. Je ne pourrois mieux dire.
(Au Bon-Sens)
Oh ! Vous haussez les épaules à tout ce que l’on dit.
Ce langage n’est pas le vôtre :
C’est celui de l’esprit. Quiconque en parle un autre ;
Encanaille à la fois sa langue & son esprit.

Le Génie, (Au Bon-sens.)

Donnerons-nous encor dans ce tatillonnage ?

Le Bon-Sens.

La nouveauté du genre a d’abord ébloui ;
Mais le charme est évanoui.
La raison a repris son ancien langage ;
Et c’est celui de vos ayeux :
Il doit être pour vous aussi bon que pour eux.

La Précieuse.

J’en appelle.

Le Génie.

J’en appelle.À qui donc ?

La Précieuse.

J’en appelle.À qui donc ?Au Bon-Sens.

Le Génie.

J’en appelle.À qui donc ?Au Bon-Sens.C’est lui-même.
Qui vient de décider.

La Précieuse.

Qui vient de décider.Votre erreur est extrême.
Je m’y connois : ce n’est plus lui.
Ismène ouvre ce soir, son cercle Académique.
On doit en sa faveur y relire aujourd’hui
Une Piéce d’un goût Métaphysi-comique ;
C’est de l’esprit tout pur, passé par l’alambic,
Trop fin pour le goût du public ;
Le Bon-sens ; mais je dis le Bon-Sens véritable.

Le Bon-Sens.

Vous verrez que nous sommes deux.

La Folie.

Autant que de Publics ; cela n’est pas douteux.

La Précieuse.

Il y fera, vous dis-je, & ce Juge équitable
Approuvera mon goût, & me rendra raison
De l’accueil si bourgeois qu’on me fait en son nom.



Scène VI.

LE GÉNIE, LA FOLIE, LE BON-SENS, L’ADMIRATEUR, L’HOMME SENSÉ.
Le Bon-Sens.

La bonne connoisseuse !

La Folie.

La bonne connoisseuse !Allez, ma chere amie ;
J’aurai soin de me rendre à votre Académie.

L’Admirateur.

Pour moi, l’on satisfait aisément mes désirs.
Je suis de tous les goûts & de tous les plaisirs.
J’ai pour tous les Auteurs une estime infinie :
Je ne sifflai jamais aucun d’eux de ma vie.
Tout homme qui s’adonne à divertir autrui,
Mérite que l’on ait un peu d’égard pour lui.
Aussi malgré ma femme, & ses façons maussades ;
J’en ai toujours sans vanité
Chez moi deux ou trois accolades,
À l’heure du dîner, pour leur commodité,
Mon Cuisinier fait des merveilles.
Ces Messieurs, à leur tour, enchantent nos oreilles.
Ainsi…

Le Génie.

Ainsi…De vos avis on se passera bien.
Quiconque admire tout, ne se connoît à rien.



Scène VII.

LE GÉNIE, LA FOLIE, LE BON-SENS, L’HOMME SENSÉ, LE PETIT-MAÎTRE.
Le Petit-Maître.

Je viens tard ; excusez. Je me sauve au plus vîte.
(À la Folie.)
Déesse, vous voilà ! je vous en félicite.
Je vous trouve par tout ou l’on trouve quelqu’un.
(Montrant le Bon-Sens.)
Quel est ce visage importun ?
Je n’ai vû sa figure en aucun lieu du monde.
Cela sent son Poëte une lieue à sa ronde.

La Folie.

C’est toute une autre espece, un Estre de raison.

Le Bon-Sens.

Avez qui vous n’aurez jamais de liaison.

Le Petit-Maître.

Qu’on nomme ?

La Folie.

Qu’on nomme ?Le Bon-Sens.

Le Petit-Maître.

Qu’on nomme ?Le Bon-Sens.Oui, je me le rappelle.

Le Bon-Sens.

C’est du plus loin.

Le Petit-Maître.

C’est du plus loin.Quelle nouvelle ?
Hé bien ? Qu’a-t-on conclu ?

Le Génie.

Hé bien ? Qu’a-t-on conclu ?Rien encore entre nous.

Le Petit-Maître.

Qu’attend-on ?

Le Génie.

Qu’attend-on ?Votre avis.

Le Petit-Maître.

Qu’attend-on ?Votre avis.Soit.

Le Génie.

Qu’attend-on ?Votre avis.Soit.D’abord, aimez-vous ?…

Le Petit-Maître.

Beaucoup.

Le Génie.

Beaucoup.La Comédie ?

Le Petit-Maître.

Beaucoup.La Comédie ?Oui, quand elle est meublée.

Le Génie.

Qui vous la fait aimer ?

Le Petit-Maître.

Qui vous la fait aimer ?Le monde & l’assemblée.

Le Génie.

Mais…

Le Petit-Maître.

Mais…Le monde se cherche, & je le cherche aussi.

Le Génie.

C’est là tout ce qui peut vous attirer ici ?

Le Petit-Maître.

Oui, l’affluence est tout ce qui m’est nécessaire.
Je jette, en arrivant, un coup d’œil circulaire.
Nous ne valons qu’autant que nous nous faisons voir,
Si quelque femme d’importance,
Fiere d’être à la Cour un peu sur le trottoir,
Veut éluder ma révérence,
Je me fais un plaisir d’abaisser son orgueil
Jusqu’à me saluer : Je fais la guerre à l’œil,
Je le tiens en arrêt, & je m’opiniâtre
Tant, qu’au milieu d’un Acte enfin l’on m’apperçoit.
Je me leve, on me rend le salut qu’on reçoit ;
Cela fait un coup de théâtre.

Le Génie.

Et la Piéce ?

Le Petit-Maître.

Et la Piéce ?Elle va son train, & moi, le mien.

Le Génie.

Sans qu’elle vous occupe en rien ?
Car vous n’êtes pas homme à prendre la fatigue
D’entrer dans les détails, & d’en suivre l’intrigue.

Le Petit-Maître.

L’intrigue ! Ah ! par sambleu, l’Auteur peut arranger
La sienne pour le mieux. J’ai la mienne à songer.
Avant qu’on soit au fait des nouvelles courantes,
Que l’on ait décliné vingt femmes différentes,
À qui, de loge en loge, on va faire sa cour,
Et qu’on ait au foyer été faire son tour,
La Piéce est aux abois ; le dernier Acte expire.

Le Génie.

Et vous jugez alors ?…

Le Petit-Maître.

Et vous jugez alors ?…Définitivement.

Le Génie.

Mais encor, que pouvez-vous dire ?

Le Petit-Maître.

Ma décision roule alternativement
Sur ces deux mots…

Le Génie.

Sur ces deux mots…Qui sont ?

Le Petit-Maître.

Sur ces deux mots…Qui sont ?Divin, ou détestable,
Et souvent le dernier est le plus véritable.

Le Génie.

Ah ! Je vous reconnois pour être d’un Pays,
Où d’abord on sçait tout, sans avoir rien appris.

Le Petit-Maître.

Enfin, les spectacles que j’aime,
Sont ceux où la presse est extrême.

Le Génie.

Pour l’attirer ici, sçavez-vous un moyen ?

Le Petit-Maître.

Parbleu, rien n’est plus simple.

Le Génie.

Parbleu, rien n’est plus simple.Hé bien ?

Le Petit-Maître.

Les nouveautés sont toujours belles.
Sans vous embarrasser du choix,

Ne nous donnez jamais que des Piéces nouvelles ;
Affichez-les d’abord pour la derniere fois ;
Prenez-double, rendez vos plaisirs impayables ;
Exceptez le Parterre. Il pourroit au surplus
Vous envoyer à tous les diables.
C’est, du reste, à quoi je conclus.



Scène VIII.

LE GÉNIE, LA FOLIE, LE BON-SENS, L’HOMME SENSÉ.
La Folie.

Voilà bien des Publics qui passent en revûe.
Vous voyez qu’à la Ville aussi bien qu’à la Cour,
Vous n’étrennerez pas, si cela continue.

Le Bon-Sens.

Peut-être que j’aurai mon tour.

Le Génie à l’Homme sensé.

Passons à vous, Monsieur.

L’Homme sensé.

Passons à vous, Monsieur.Moi, sur cette matiere
Je n’ai qu’un faible usage, & fort peu de lumiere.
Je pourrois me tromper.

La Folie.

Je pourrais me tromper.C’en est le pis-aller.
Cela ne doit jamais empêcher de parler.
Comment ? Vous rougissez ?

L’Homme sensé.

Comment ? Vous rougissez ?J’ai lieu d’être timide.

La Folie.

On pense mal des gens qui n’osent dire un mot.

Le Bon-Sens.

Souvent il n’en faut qu’un pour passer pour un sot.

La Folie.

Bon, bon, dites toujours.

L’Homme sensé.

Bon, bon, dites toujours.Jamais je ne décide.

La Folie.

Peut-on s’en empêcher ?

L’Homme sensé.

Peut-on s’en empêcher ?J’écoute ce qu’on dit ;
Et je tâche au surplus de la mettre à profit.

Le Bon-Sens, à part.

Cet homme, par hasard, seroit-il raisonnable ?
J’aime sa retenue, & sa timidité.
Quand on compte si peu sur sa capacité,
On ne dit jamais rien qui ne soit convenable.

L’Homme sensé.

Je vais, puisque vous l’exigez,
Dire à peu près ce que je pense,
Mais ce sera sans conséquence.
Ce ne sont que des préjugés.

Le Génie.

Sur le théâtre, enfin, que faut-il vous produire ?

L’Homme sensé.

Je cherche à m’amuser ; encor plus à m’instruire.

La Folie.

À s’instruire ! cet homme est de mauvaise foi.

L’Homme sensé.

La vrai, le naturel ont des charmes pour moi.
Renvoyez aux Forains ces folles rapsodies,
Que l’on veut bien nommer du nom de comédies,
Qu’on ne voit qu’une fois, que jamais on ne lit,
Où l’esprit & le cœur ne font aucun profit.
Quoi ? nous aurons toujours des farces surchargées ?
Une intrigue cousue à des Scènes brochées ?
Des suppositions, des caractéres faux,
Absurdes, indécens, chargés outre mesure ;
Des portraits inventés, dont jamais la nature
N’a fourni les originaux ?
Hé quoi ? Dans le siécle où nous sommes,
Quelle nécessité d’imaginer des hommes !
De pousser leur folie au suprême degré !
C’est assez des travers que chacun d’eux se donne.
Peignez les tels qu’ils sont. Un ridicule outré
Fait rire, & cependant ne corrige personne.
Je m’explique peut-être avec témérité.
Bien d’autres cependant osent penser de même,
Toutefois je n’en tire aucune autorité.
À vos décisions, je soumets mon systême.



Scène IX.

LA GÉNIE, LA FOLIE, LE BON-SENS.
Le Bon-sens.

Ah ! Je le reconnois à ce discours sensé.
Le voilà ce public que j’avois annoncé,
À qui par préférence, il faut cherche à plaire.

Le Génie.

Que ne m’est-il permis d’y borner tous mes soins !

La Folie.

Lui ? C’est un franc Visionnaire,
Et, de tous les Publics, celui qui vaut le moins ;
Car il est sérieux. Avec la multitude
On ne gagne souvent que de l’incertitude.
Mais j’ai pitié de vous. Je serai votre appui.
Laissez-moi sur la scène un souverain empire ;
Sur-tout que le Bon-sens pour jamais se retire :
Je ne veux rien avoir à débattre avec lui.
À ce prix, j’entreprends d’entretenir Thalie,
Et Melpomène encor, par-dessus le marché.

Le Génie.

Je ne puis. Au Bon-sens je suis trop attaché.
Mais souffre qu’avec lui je vous réconcilie.
Cet accord vous convient, & feroit mon bonheur.

La Folie.

Qui, moi ? Que je m’unisse avec un raisonneur.
Qui s’oppose sans cesse à mon heureux délire,
Dont le but est d’apprendre à se passer de rire ?
Un pédant, dont le front toujours chargé d’ennui,
Écarte le plaisir qui vient s’offrir à lui ?
La fléau de tous ceux qui deviennent sa proye,
Qui dispense à regret, & mesure la joye
Que je répands à pleines mains ;
Ce ridicule accord déplairoit aux humains.

Le Génie.

Vous vous corrigerez tous les deux l’un par l’autre.

La Folie.

Entre nous, en un mot, il faut se déclarer.

Le Génie.

Je n’oserois vous séparer.
Son secours m’est utile, & j’ai besoin du vôtre.

La Folie.

Hé bien ? Éprouve donc sa persécution,
Insensé ; je te livre à sa direction.
Bientôt tes Spectateurs aussi froids que des ombres,
Encor plus ennuyés que les Mânes plaintifs,
Épars sur les rivages sombres,
Rappelleront ici les plaisirs fugitifs :
J’aurai conduit ailleurs leur folâtre cohorte.
À commencer dès aujourd’hui,
Ce lieu va devenir le temple de l’ennui.
Tu finiras par mettre écriteau sur la porte.



Scène X.

LE GÉNIE, LE BON-SENS.
Le Génie.

Cette prédiction pourrait bien s’accomplir.
Je crains qu’elle aille s’établir…

Le Bon-Sens.

Laisser, laissez aller cette folle immortelle :
On peut ici se passer d’elle.
Vous ne manquerez pas de prodiges nouveaux.
Plus d’un vrai nourrisson des filles de mémoire
Pour quelque tems encore assurent votre gloire.
Si ce n’est pas assez, ils auront des rivaux.
J’en sçais qui n’ont besoin que d’un peu plus d’audace ;
Et je vais les encourager.



Scène XI.

LE GÉNIE seul.

Je suis dépourvû. Que faut-il que je fasse ?
La Folie en tous tems, est bonne à ménager.



Scène XII.

THALIE, LE GÉNIE.
Le Génie.

Déesse, vous voyez mon embarras extrême.

Thalie.

Oui, le Public n’est pas d’accord avec lui-même.

Le Génie.

J’ai reçu vingt avis tous différens entr’eux :
Un seul m’a paru bon ; mais il est dangereux.

Thalie.

Il faut pourtant le suivre.

Le Génie.

Il faut pourtant le suivre.Où prendrez-vous des piéces ?

Thalie.

Le Bon-Sens t’a promis ses soins officieux.

Le Génie.

Oui, mais en attendant l’effet de ses promesses,
Je n’ai rien à donner.

Thalie.

Je n’ai rien à donner.Eh bien ? Faute de mieux,
Prends cette comédie.
(Lui présentant un manuscrit.)

Le Génie.

Prends cette comédie.Est-ce une bonne aubeine ?

Thalie.

C’est l’essai d’un auteur que je connois à peine.

Le Génie.

Tant pis.

Thalie.

Tant pis.Au bas du Pinde on m’a fait ce présent.

Le Génie.

Si c’en est un.

Thalie.

Si c’en est un.Peut-être. Et je n’ose à présent
Jurer de rien, en fait d’ouvrage,
Le Public qu’on prévient, refuse son suffrage.
Entre-nous, celui-ci me paroît hasardeux.
Je ne sçai : j’y voudrois une fable mieux faite,
Un peu plus de comique, & l’intrigue plus nette.

Le Génie.

Allons, prenons toujours ; les tems sont malheureux.


Fin du Prologue.