La Fantaisie suédoise - Selma Lagerlöf

La Fantaisie suédoise - Selma Lagerlöf
Revue des Deux Mondes5e période, tome 54 (p. 761-791).
LA FANTAISIE SUÉDOISE

SELMA LAGERLÖF

Un écrivain suédois qui admirait, autant qu’il le redoutait, le sens critique des Français, me disait : « En France, vous écrivez pour des ennemis ; en Suède, nous écrivons pour des amis. » Il aurait dû ajouter : « Et surtout pour le meilleur de nos amis qui est nous-même. » Les écrivains suédois ne s’adressent point à un public qui les chicane sur la qualité de son plaisir et dont l’esprit mondain aiguise le jugement et souvent émousse la sensibilité. Ce sont des isolés qui, en charmant leur solitude, distraient des solitaires. Leur génie grandit seul sur les bords d’un lac désert. L’eau lui renvoie l’image de ses fleurs La terre résonne d’un bruit sourd et doux au choc de ses fruits mûrs. Il se voit et s’écoute longuement au milieu du silence.

Quand je passai à Falun, je visitai Selma Lagerlöf[1]. Sur la place, où aboutissent des rues interminables de pignons bas et rouges, elle habitait le plus bel appartement de la ville, qu’elle avait loué, me dit-elle, à très bon marché, parce que personne dans le pays ne possédait de rideaux assez grands pour les fenêtres. Elle y vivait retirée au fond de ces larges pièces, dont la clarté des jours de neige amortissait le luisant de leurs parquets, songeuse, et les trois quarts du temps étendue sur un canapé. Le silence qui l’entourait, la vieille place dominée par le clocher en cuivre de la reine Christine, et que sillonnaient parfois sur leurs patins muets des ombres d’enfans, sa mère très âgée dont les pas s’étouffaient au seuil de sa chambre comme au seuil d’un laboratoire magique, tous ces détails, et d’autres encore, concouraient à me donner l’impression d’une solitude qui s’offre à elle-même des divertissemens inépuisables. L’auteur célèbre et populaire de Gösta Berling, des Liens invisibles, de Jérusalem, n’éprouvait aucun désir de suivre dans le monde le sillage de son œuvre. Elle fuyait les réceptions flatteuses. Elle se dérobait aux invitations enthousiastes. C’était moins par modestie ou par timidité que pour ne pas interrompre la musique qu’elle jouait à ses rêves. Cette musique, cet accompagnement mystérieux d’une âme qui s’amuse, nous ne l’entendons point mais nous en soupçonnons le rythme au pas capricieux de ses récits. Elle forme autour de son œuvre comme un horizon chantant dont le bruit ne vient pas jusqu’à nous, mais d’où s’élance la divine fantaisie.

Selma Lagerlöf est la reine de la fantaisie, dans un pays dont l’imagination n’a jamais eu la puissance qui ne s’acquiert que sous l’armure de la discipline, et que sa sincérité a toujours rendu inhabile aux prestiges étourdissans de la rhétorique. Chez nous, la fantaisie n’est qu’un des travestis brillans et légers du bon sens le plus aimable et de la raison la plus fine. Nous sommes logiciens comme le diable ; mais il ne nous déplaît pas de déguiser notre logique en folie. Choisissez les œuvres les plus aériennes du génie français : un conte ou une fable de La Fontaine, une comédie de Marivaux ou de Beaumarchais, un roman de Voltaire, le théâtre de Musset, les petites nouvelles de Daudet, et pesez ce qu’elles renferment de volonté, de maîtrise, de dialectique, de calcul dans les proportions et dans les effets, et, si j’ose dire, « de plus lourd que l’air. » C’est à la fois exquis et solide. Comme l’écrivain connaissait bien son public ! Alors qu’il semblait n’obéir qu’à son humeur capricieuse, il sentait mille regards arrêtés sur lui. Son ingénuité n’était qu’une malice dont il savait que nous ne serions pas dupes, mais dont il était sûr que nous lui serions reconnaissans. Il ne se met jamais dans son œuvre au point de s’y confondre. Avant tout, il s’efforce de plaire et subordonne son plaisir à celui des autres. Voulez-vous de la vraie fantaisie, de la fantaisie prime-sautière et sauvage ? Vous en trouverez chez le plus germanique et le moins équilibré de nos Romantiques, chez le pauvre Gérard de Nerval ; mais les feux follets n’en sont peut-être que les lueurs vacillantes d’une raison qui s’éteint.

Le Suédois demande à ses romanciers de lui conter des contes plus étranges ou plus divertissans que ceux qu’il se conte à lui-même pendant la monotonie de ses hivers et l’insomnie de ses étés. Il n’exige ni rapidité, ni sobriété, ni aucune de ces qualités que réclament les gens pressés par la vie ou les gens qui ont hâte d’avoir lu pour discuter sur ce qu’ils viennent de lire. Dans son existence si pauvre d’événemens, il n’a besoin ni des simplifications de la logique, ni de ses rigoureuses vraisemblances. Il adore l’inattendu, la sensation vive, le mystère, le surnaturel qui flotte sur la nature comme les elfes du brouillard, les aventures dans des forêts que personne n’a foulées, la poésie des égaremens à travers les marécages au bout desquels on retrouve enfin le bon chemin du foyer. Mais, peu « soucieux de vérité générale, il tient beaucoup aux vérités particulières. Il admet les rêveries les plus folles, pourvu qu’elles lui apportent dans les plis de leurs voiles l’odeur de sa terre et qu’elles en laissent tomber des souvenirs précis de sa vie quotidienne.

Sous le chaume de Löfdala, le grand violoniste Lilliécrona, dont l’humeur nomade et fantasque a fait naguère le désespoir de sa femme et de ses enfans, est revenu parmi les siens[2]. Au dehors, les rafales soulèvent des colonnes de neige qu’elles entraînent au milieu des champs dans une ronde vertigineuse. Mais lui, assis au coin du feu sur un escabeau tout luisant d’usure, tour à tour conteur et musicien, devant sa maisonnée attentive et ravie, il court les aventures et galope à travers le monde jusqu’aux étoiles. « Et toute la vie devenait haute, belle et riche, au rayonnement de cette seule âme. » Il semble qu’en écrivant ces mots Selma Lagerlöf ait elle-même défini son influence de bienfaitrice. Elle a enrichi, embelli, exhaussé la vie intérieure de sa grande maisonnée nationale. Mais, sur le vieil escabeau des sagas, tenez pour certain qu’elle jouit encore plus du plaisir qu’elle se donne que de celui qu’elle épanche autour d’elle. Dépositaire par un décret providentiel de la fantaisie suédoise, elle en vit d’abord, et tout son art en est imprégné ; puis, comme elle est moraliste, elle en a compris au point de vue moral les dangers et les vertus, si bien que nous pouvons successivement étudier ce que doivent à cette fantaisie et son œuvre d’artiste et sa conception du monde.

Son œuvre lui doit des défauts qui ne sont pas plus marqués chez, elle que chez la plupart des écrivains suédois, mais que le voisinage de beautés supérieures fait ressortir davantage : une composition molle et lente, une complaisance exagérée pour certains leitmotiv, dont je dirais qu’ils ressemblent à des accords de musicien négligemment plaqués dans les intervalles de l’inspiration, un manque de perspective, une abondance qui, au lieu de se resserrer vers la fin du récit, se répand et s’enlize comme si elle s’embarrassait de tous les détails qu’elle n’a pu déposer au cours de son voyage. Selma Lagerlöf n’embrasse pas de vastes ensembles ; elle les divise et les morcelle. Ses romans ne sont que des séries de nouvelles qui peu à peu s’organisent en roman. Elle y laisse toujours des portes entr’ouvertes par où se glissent de nouveaux personnages ; et, sitôt qu’une nouvelle figure se montre, elle paraît s’y attacher au point d’en oublier les autres. Il n’est pas rare qu’elle rencontre d’admirables idées poétiques : il est plus rare que l’idée maîtresse se dégage de son récit sans être légèrement déformée ou obscurcie par des idées parasites.

Deux condamnés ont gagné la forêt[3] : l’un, paysan riche, qui a assassiné dans un banquet un moine insolent ; l’autre, fils d’un naufrageur et d’une sorcière, accusé d’un vol dont il a pris la responsabilité pour sauver son père et tromper le bourreau. Ces deux hommes se réunissent, habitent la même caverne, veillent réciproquement sur leur vie. Le fils de la sorcière est un païen ; il connaît le Christ et les Saints, mais comme on connaît les dieux d’un pays étranger. Son ignorance de toute idée morale effraie son compagnon qui, touché de l’admiration qu’il lui inspire, entreprend son éducation religieuse et dresse devant ses yeux l’image d’un Dieu juste et vengeur. Il en résulte que le néophyte conçoit l’horreur du crime dont son évangéliste a ensanglanté ses mains. Il voudrait sauver l’âme qui a éclairé la sienne et ne rêve plus qu’affreuses expiations pour celui qui lui a révélé les tortures de l’Enfer. Mais il ne voit qu’un moyen de lui assurer le salut éternel : c’est de le trahir ; et, obligé de se défendre, il finit par le tuer. « Je l’ai tué parce qu’il m’apprit que le fondement sur lequel repose le monde s’appelle la Justice ! »

Je comprends que ce sujet ait tenté Selma Lagerlöf ; mais encore fallait-il se décider entre les différentes idées qui pouvaient en ressortir. Voulait-elle nous prouver qu’un homme qui s’est mis hors la loi n’a pas le droit de prêcher le respect de cette loi, ou que, s’il le fait, il tord lui-même In corde autour de son cou ? Voulait-elle nous montrer qu’une religion, enseignée brutalement à des êtres mal préparés, les jette de leur amoralité inoffensive dans toutes les perversions du fanatisme ? Ces deux idées ne s’excluaient pas ; mais elles ne s’affirment pas assez nettement pour qu’à travers les visions charmantes et les longs épisodes de son récit nous en suivions la marche, et pour qu’aux dernières lignes nous ne demandions pas avec une sorte d’inquiétude ce qu’il signifie. Est-ce une attaque contre la religion qui corrompt la nature ? Est-ce une amère raillerie contre la conception de la justice qui fait d’un innocent sauvage un délateur et un criminel ?

Jamais ces pensées révolutionnaires n’ont effleuré l’âme de Selma Lagerlöf. Sa fantaisie l’emporte : voilà tout. Lorsque nous essayons de juger des œuvres étrangères, nous devons nous défier de la logique à laquelle nous avons accoutumé de tant sacrifier. Dans les reproches que je lui adresse, je crains d’en apercevoir l’ombre étroite et rigide. En tout cas, les inégalités de son art tiennent à la nature même de la fantaisie, souverainement indépendante, irrégulière et individuelle. Et, par le privilège des plus heureux génies, il lui arrive de choisir des sujets où ses défauts deviennent des qualités. S’agit-il de ressusciter la vie légendaire d’une vieille province ou de suivre à travers la Suède un enfant qui chevauche des oies sauvages ? La mollesse de sa composition n’est plus qu’une habile souplesse ; la lenteur de son récit lui donne un charme odysséen ; ses redites, l’accent sincère des vieilles sagas ; le manque de perspective, l’attrait naïf et somptueux de l’art décoratif. Son habitude de découper une histoire en scènes et en tableaux indique moins un procédé artistique que la marche naturelle et impressionniste de la fantaisie. Ses contes fabuleux n’atteignent pas en perfection littéraire la Légende de saint Julien l’Hospitalier ; mais ils ne trahissent jamais le laborieux effort qui consiste à suppléer aux intuitions de la rêverie par les déductions de l’intelligence. Ses nouvelles modernes en reçoivent une grâce poétique, un peu lointaine, comme si nous reconnaissions tout à coup nos contemporains transformés en personnages de vitraux. C’est bien à des vitraux que me fait songer l’œuvre de Selma Lagerlöf. Que le ciel de Suède me paraît charmant en se teignant de leurs couleurs : ciel d’hiver où elles allument des reflets d’aurore boréale ; ciel de sous-bois qu’elles illuminent, d’apparitions fantastiques ; ciel d’été dont elles concentrent les lueurs irréelles sur de réelles figures !

Mais l’éclairage du Midi ne leur convient pas. La fantaisie de Selma Lagerlöf perd à voyager, sauf peut-être quand elle retrouve aux carrefours de Jérusalem la trace des paysans suédois. Je n’aime ni les Miracles de l’Antéchrist, où elle s’est flattée de peindre la Sicile et les Siciliens, ni ce qu’elle a rapporté de l’Italie. Si j’en avais le loisir, cette partie de son œuvre m’offrirait cependant un curieux sujet d’étude ; car j’essaierais d’y préciser ce qui, dans l’esprit méridional, reste fermé aux esprits du Nord, et d’y montrer combien toutes les documentations, et même la connaissance intellectuelle d’un pays, sont insuffisantes quand on veut en tirer un roman, c’est-à-dire une œuvre vivante qui, en sa qualité d’œuvre vivante, doit plonger dans l’instinct. Selma Lagerlöf, malgré sa bienveillance, n’a guère compris que la gesticulation et l’exubérance de paroles des Méridionaux ; et elle n’en a guère fait que des fantoches. Si elle a su, dans une page des Miracles assez puissante dresser le personnage du Pape, probablement de Léon XIII, elle a faussé dans une de ses Nouvelles celui de sainte Catherine de Sienne[4].

Etrange contresens ! Les hagiographes et la correspondance de la Sainte lui fournissaient sa matière. Un jeune homme de Pérouse, accusé d’avoir mal parlé du gouvernement de Sienne, est condamné à mort ; et, dans la prison, où son désespoir use ses griffes sur des pierres insensibles et sur des gens plus insensibles que les pierres, il demande qu’on lui amène la jeune fille dont la réputation de sainteté remplit déjà toute la ville. Elle vient, l’apaise, obtient de lui qu’il se confesse et communie, lui promet de l’assister jusqu’au bout de la terrible épreuve. En effet, elle lui tient la tête au moment où le bourreau frappe. Le sang rejaillit sur sa robe. Mais, à cette minute tragique, Jésus lui apparaît, qui recueille dans son flanc ouvert l’âme du supplicié ; et, au retour de cette exécution, elle dicte pour son confesseur Raymond de Capoue une lettre dont je doute qu’on trouve l’équivalent dans toute la littérature mystique. Jamais le mystère de la Rédemption par le sang n’a inspiré une plus ardente frénésie d’amour et, si j’ose dire, un plus sublime enivrement. « Mon père, j’ai reçu une tête dans mes mains, et j’en ai ressenti une douceur que le cœur ne peut comprendre, la bouche raconter, l’œil voir, l’oreille entendre[5]… »

Cette sainte fille, née peuple et robuste, et qui, avant de se macérer dans les pénitences et de s’épuiser dans les jeûnes, « prenait facilement sur ses épaules la charge d’un cheval et la portait en montant très vite deux grands escaliers[6], » cette prodigieuse visionnaire, d’une étonnante lucidité, dont la parole tendre ou rude et toujours décisive se gravait du premier coup dans les âmes et s’inscrivait au livre d’or de la langue italienne, s’est changée, sous la baguette de Selma Lagerlöf, en une petite personne menue, une petite vierge bavarde qui raconte au misérable condamné ses visions et son mariage mystique avec Notre-Seigneur. » C’était la dernière nuit du carnaval. Les balcons semblaient des cages bariolées accrochées aux murs des grands palais… Je vis une verte prairie où la mère de Dieu était assise parmi les fleurs ; et, sur ses genoux, Jésus jouait avec des lys… » Cette prairie-là, ne la cherchez pas autour de Sienne : vous la rencontrerez en Dalécarlie, pour peu que vous suiviez les petites paysannes illuminées qui sortent du prêche. Le dernier jour du Carnaval, où, selon le récit qu’elle en fit plus tard à Raymond de Capoue, s’accomplirent ses noces, Catherine ne vit point de prairie ; mais le Christ entra dans sa chambre avec la Vierge, saint Jean l’évangéliste, saint Paul, saint Dominique, ut le prophète David, « qui tirait de sa harpe des sons d’une extrême douceur » Et ce fut un tableau comme celui où les peintres siennois nous peignent le Couronnement de la Vierge.

Certes, je ne conteste point à un romancier le droit de modifier la vérité historique et d’en soumettre les élémens aux jeux de son inspiration. Mais je me demande pourquoi Selma Lagerlöf, qu’on ne peut accuser de mièvrerie, et chez qui, au contraire, la sensibilité féminine se relève d’un goût nettement marqué pour les brutalités audacieuses, a ici rapetissé et comme affadi un sujet dont la beauté dramatique, et, même à ne le regarder que par son côté profane, dont la couleur barbare devaient séduire en elle l’héritière des vieilles sagas Scandinaves. Notez qu’on la sent très sincèrement touchée de la légende qu’elle a lue et qu’elle a vue peinte dans les églises de Sienne et dans la maison de Sainte Catherine. Mais je crois que les gens du Nord sont souvent tentés d’affaiblir jusqu’à la puérilité le caractère méridional, comme ils sont toujours portés à représenter le catholicisme sous des formes enfantines. Ils ont le sens du mystère, mais non du mystère qui se cache derrière des apparences harmonieuses et éclatantes. Le mystère est pour eux inséparable de l’indécision et du crépuscule.

J’entends ce que Selma Lagerlöf me répondrait. Pourquoi voulez-vous que je me forme de Sainte Catherine l’idée que vous vous en formez logiquement d’après ceux qui l’ont connue ? Les héros n’ont-ils pas cet avantage que notre fantaisie peut s’en façonner des représentations aussi diverses que nous différons nous-mêmes les uns des autres, sans qu’on puisse dire, si toutefois nous sommes émus d’un sincère amour, qu’aucune d’elles soit fausse ? Ne sont-ils pas la substance merveilleuse dont nous alimentons notre vérité intérieure et dont nous faisons, les uns de la douceur, les autres de l’énergie ? Exigez-vous du soleil qu’il produise les mêmes effets sur tous les êtres qui se réchauffent à sa lumière ? J’ai besoin que ma Sainte Catherine ressemble un peu aux petites filles de mon pays. Elle est aussi vraie que votre Siennoise, puisque mon cœur reçoit d’elle un égal bienfait… Mais, au lieu de me répondre, Selma Lagerlöf me renverrait sans doute à son beau conte d’Astrid[7].

Le vieux barde Hjalte entretient pendant des jours et des jours une jeune princesse d’Upsal et sa jeune esclave du roi de Norvège, Olaf Haraldson. Toutes les deux recueillent les mots de Hjalte « comme s’ils étaient des fils de soie ; » et chacune d’elles dans sa pensée en tisse « comme un gobelin brillant » une image du Roi. La princesse le voyait haut et couronné, assis sur un trône que soutenait un Troll dompté. Un manteau rouge brodé d’or, lui descendait des épaules aux pieds. Il avait dans sa main, non une épée, mais de Saintes Écritures. Blanc comme de la cire, son visage luisait encadré de longues boucles. La paix et la piété resplendissaient dans ses yeux. Un éclat surhumain rayonnait de cette pâle figure. « Mais Astrid, la blonde esclave, qui avait éprouvé le froid et la faim et supporté bien des peines, et qui pourtant remplissait la maison de son rire et de sa gaîté, s’imaginait le Roi tout autrement. Chaque fois qu’on parlait de lui, elle croyait voir le fils du bûcheron qui, le soir, sortait de la forêt la hache sur l’épaule. « Je te vois ! Je te vois si bien ! disait Astrid à l’image. Tu n’es pas haut de taille, mais large d’épaules, et souple et léger. Quand tu as passé toute la journée dans l’obscurité des bois et que tu atteins la route, tu te mets à rire et à sauter, et le dernier bout du chemin, tu le fais en quelques bonds… Je te vois ! Tu as un visage blanc et rose et une ligne de taches de rousseur à travers le nez. Dès que tu aperçois ta cabane, tu lèves ton bonnet, tu découvres ton front. Ne conviendrait-il pas à un roi, ce front-là ? Ne pourrait-il pas, ce front-là, porter le heaume et la couronne ?… » Si le barde Hjalte avait vu ces deux images, sûrement il les eût louées l’une et l’autre. Toutes deux ressemblaient au Roi, eût-il dit, car c’est le privilège du roi Olaf d’être un jeune homme dru et gai en même temps que le héros de Dieu ! »

Il ne nous convient pas d’être moins sages que le barde Hjalte. J’avouerai seulement que je préfère la fantaisie de Selma Lagerlöf quand elle se déploie dans les horizons familiers de sa terre natale. Je l’aime surtout, cette fantaisie si légère, lorsque je la sens nourrie de réalité.

Dans sa nouvelle Les Proscrits, Tord le meurtrier regarde ses mains comme pour y chercher les chaînes qui l’ont traîné jusqu’au meurtre de son ami. « Mais ces chaînes étaient forgées de rien, du jour vert dans les roseaux, du jeu des ombres dans les bois, du chant de la tempête, du bruissement des feuilles et du charme des rêves. » Il en est de même des chaînes dont Selma Lagerlöf nous captive. Elevée au milieu des lacs et des forêts dans la petite ferme où elle logea plus tard son violoniste Lilliécrona, je ne dirai pas qu’elle aime la nature en tant que cet amour suppose chez l’artiste une exploitation très consciente et très savante du paysage. Mais la nature continue d’agir en elle et de se mêler indissolublement à tous ses sentimens et à toutes ses pensées. Les bois, les eaux dormantes, les vents, les fleurs, les pierres sont la trame éternelle où courent ses rêves. Elle ne peut les en séparer et ne s’arrête point à la décrire. J’ai visité les communes dalécarliennes et vermlandaises qui furent le théâtre de ses principaux personnages ; et j’ai senti fortement qu’ils n’avaient pu vivre que là. J’en reconnaissais les paysages pour les avoir vus renversés dans le miroir de leurs songes. En ce sens, sa fantaisie, toute personnelle qu’elle soit, le serait moins que l’imagination de George Sand et de nos Romantiques qui s’écartent à chaque instant du groupe de leurs créatures et jouissent seuls, en poètes et en peintres, des acculons de la route. Selma Lagerlöf ne le fait presque jamais. Il n’existe à ses yeux aucune démarcation tranchée entre le monde conscient et le monde inconscient. L’homme et la nature échangent perpétuellement des reflets et des signes. « A travers l’espalier des roses grimpantes, j’apercevais le petit lac qui reposait et clignotait vers le soleil. Il était trop petit et trop bien encadré pour se gonfler en vraies vagues ; mais, à chaque frisson sur sa face grise, des milliers d’étincelles jaillissaient et scintillaient comme si ses profondeurs étaient remplies d’un feu qui ne pouvait s’échapper. Notre vie d’été lui ressemblait, tranquille, immuable ; mais, au moindre petit coup de vent, quel scintillement et quel éclat[8] ! » Ce n’est ici qu’une comparaison ; mais cette continuelle et instinctive assimilation de nos sentimens et des aspects de la nature justifie le titre de Liens invisibles que porte un de ses recueils, et finit par nous pénétrer d’une sorte d’animisme universel où la pensée devient un paysage et le paysage une pensée. Je ne connais pas d’auteur Scandinave qui ait rendu d’une manière aussi vivante et aussi spontanée les intimes relations de l’esprit et des choses.

Cependant elle semble souvent, et jusque dans ses récits les plus graves, s’abandonner à des souvenirs personnels et au caprice de sa rêverie. Mais elle s’est si profondément identifiée avec ses personnages qu’alors même qu’elle parle en son propre nom, ce sont encore leurs idées qu’elle exprime et leurs obscures sensations. Voici un vieux pêcheur qui, à la suite d’un rêve, se croit obligé de se remarier et qui se rend à la ville pour y publier ses bans[9]. Le chemin passe à travers des pâturages marécageux et des prés salés où le vent s’amuse. Une légende prétend que les habitans du hameau de pêche sont si riches qu’ils pourraient le couvrir sur toute sa longueur de belles pièces d’argent. Au souvenir de cette légende, la fantaisie de la conteuse appareille et s’élance, pavoisée de flammes légères. « Le charme étrange que cela donne au sentier ! Brillant comme le ventre d’un poisson, tout en écailles blanches, il serpenterait entre les touffes de careiche et les flaques d’eau d’où monte le coassement mélancolique des rainettes. La pâquerette qui décore cette terre abandonnée de l’homme se mirerait sur des monnaies polies, et, de leurs épines tendues, les chardons les protégeraient. Quelle résonance y prendrait la voix du vent quand il joue dans les tiges de roseaux et dans les fils du téléphone !… » Le passage est d’une vivacité et d’une fraîcheur salines. Nous emboîtons allègrement le pas du vieux Mattson. Mais il sait la légende aussi bien que nous ; et, si Selma Lagerlöf jette au milieu de son récit cette jolie strophe lyrique, ce n’est pas uniquement pour son plaisir. Elle ne fait que traduire la songerie confuse du bonhomme, « qui eût sans doute éprouvé quelque douceur à poser ses lourdes bottes de mer sur de l’argent sonore. »

Je définirais volontiers sa fantaisie une sympathie délicieusement agile. Elle s’insinue dans les cœurs les plus noués, dans les esprits les plus durs, comme dans les choses les plus vulgaires, et les échauffe jusqu’à en volatiliser la poésie secrète. Elle n’a point d’ironie ; mais elle se permet l’humour qui se distingue de l’esprit en ce qu’il n’implique de notre part aucune supériorité sur ceux dont nous nous égayons. Son humour est à base de gravité morale. Les infirmités du cœur humain n’excitent pas plus sa verve que les infirmités du corps. Mais elle sourit des ridicules qui sont comme les ombres de nos vertus ; elle en croque les gestes fantasques et l’allure bizarre sur la route qu’éclairent tour à tour l’honnête soleil et le malicieux clair de lune.

Ce qu’elle aime surtout, c’est le contraste si suédois de la mobilité de la vie dans l’immobilité des vieux usages. Les rites où, depuis des centaines d’années, les paysans canalisent leurs sentimens et leurs pensées, lui causent un plaisir dont elle renouvelle sans cesse, et toujours avec le même bonheur, l’expression pittoresque. Elle en comprend l’importance et la valeur. Elle admire dans ces immuables existences l’empreinte des vertus fossiles que les siècles y ont déposée. Une jeune femme a été abandonnée par son mari Le bruit s’en répand. Aussitôt les voisines se rassemblent chez elle ; et une scène s’organise dont les détails sont réglés de temps immémorial. La jeune femme, toute à son deuil, ne doit s’occuper de rien. Elle se tient au milieu de la cuisine, blonde et douce « avec sa grâce de colombe. » Une voisine empressée vaque aux soins du ménage, apporte les tasses, met du bois sur le feu, découpe la pellicule de poisson séché dont on éclaircit le café, pleure un peu et s’essuie les yeux. « . Les bonnes femmes du quartier s’étaient assises le long du mur. Leurs mains rudes reposaient tranquillement sur leurs genoux. Leurs visages hâlés se creusaient de rides profondes. Leurs lèvres minces et pressées se fermaient obstinément sur leurs gencives dégarnies. Elles savaient comment il faut se conduire dans une maison que le malheur a frappée et veillaient à ce qu’on observât dignement les bienséances. Elles célébraient comme un office ou comme un jour férié l’abandon de cette pauvre femme qu’elles avaient le devoir de consoler[10]. » Un sourire passe évidemment sur les lèvres de la conteuse ; mais elle se garderait bien d’égratigner d’une facile moquerie ce respect des bienséances, cette salutaire contrainte qui donne plus de noblesse à nos douleurs et à nos joies. On sent que, si elle était là, elle n’agirait pas autrement que les bonnes femmes du quartier, dont l’attitude impersonnelle représente ce que la sagesse humaine a d’impersonnalité et semble associer à l’infortune de l’individu la sympathie des générations antérieures.

Non seulement elle connaît, pour les avoir pratiquées, toutes les coutumes qui nouent ainsi le passé au présent et qui font de la Suède un pays de traditions persistantes ; mais elle n’ignore aucun des chemins rapides ou détournés par où l’on pénètre dans l’esprit des humbles, car elle est humble elle-même, en ce sens que ses plus beaux dons d’artiste ne sont que des facultés populaires portées jusqu’au génie. Consultez les annales de la charité : vous y constaterez que toutes les belles œuvres ont été créées par des pauvres qui savaient mieux que personne les besoins des pauvres et qui étaient plus riches que personne en amour de la pauvreté. Selma Lagerlöf adore les légendes, non comme nos artistes littéraires qui en font une exposition de miniatures et de joailleries. Elle les adore comme les enfans, comme les bonnes femmes, comme les plus simples d’entre nous, pour leur grande générosité et pour leurs miracles de justice. Rien, dans ce genre, ne me paraît plus fastidieux que l’affectation de l’ingénuité et les jeux élégans du pastiche. L’auteur pense-t-il que je m’intéresserai à des choses dont ses artifices et ses coquetteries m’avertissent qu’il s’estime très détaché ? Et, s’il se propose de m’administrer une leçon de morale, qu’ai-je à faire de tout ce bric-à-brac d’insincérité ? Il ne me traite ni en enfant, ni en égal. Je conviendrai pour lui plaire que ses phrases sont jolies, qu’il a du style et surtout des lettres. Mais je veux que l’auteur d’histoires fabuleuses y apporte ce que j’appellerai la bonne foi de l’imagination, qu’il me mette en communion d’esprit et de sentiment avec ceux qui y ont cru ou qui peuvent y croire, et qu’il n’y cherche pas une misérable occasion de dépenser beaucoup d’esprit pour nous prouver que les saints et les martyrs n’en ont pas.

Quand je lis Selma Lagerlöf, les légendes me sont racontées de la même façon que les gens du peuple me les raconteraient s’ils avaient le don. Je les vois avec leurs yeux ; et il se trouve que je ne les ai jamais mieux vues. Plus tard j’en jouirai littérairement. Elles n’ont d’abord excité en moi que le fonds commun d’imagination et de sensibilité d’où sont sortis, depuis trois mille ans, les chefs-d’œuvre populaires. Dès les premiers mois, je suis pris. Les débuts de ses romans et de ses nouvelles sont des jaillissemens de verve heureuse et dramatique. Ses personnages se pressent et s’agitent, tous distincts, tous vivans. Entre mille détails, elle choisit ceux qui donnent la vie et qui, toujours très simples et en petit nombre, ne sont guère plus analysables que le mystère de la vie. Ils se gravent aussi bien dans la mémoire de l’enfant que dans celle de l’homme mûr. C’est une altitude, un geste, un mot, qui éclate au milieu du récit fantastique, comme la parcelle brillante de vérité dont nous fascine un doux mensonge, et qui offre à la croyance du lecteur la réalité terrestre dont elle a besoin pour s’enraciner. Un chasseur de l’ancien temps découvre sous une grotte sauvage une belle fille endormie, que la montagne semble mettre à ses pieds comme un très noble et très riche présent[11]. Sera-t-elle sa femme ou son esclave ? Il décide qu’elle sera sa femme ; mais il se dit qu’une fois chrétienne et civilisée, elle rougirait au souvenir de sa nudité, et, avant de l’emporter, il l’enveloppe de sa pelisse d’ours… « Comme il poursuivait sa route, il sentit qu’on soulevait son chapeau aux larges bords. La jeune fille, réveillée et tranquillement assise dans ses bras, voulait voir qui l’emportait. Il allongea le pas et ne dit rien. Elle dut remarquer que le soleil lui brûlait le front ; car elle tint le chapeau comme un écran ; main elle ne le lui reposa point sur la tête et, muette, elle continua de contempler son visage… » Je goûte infiniment cette fantaisie qui, à travers les aventures les plus chimériques, garde toujours les mouvemens vrais et la simplicité gracieuse de la nature. Ses personnages ne se guindent pas dans la fixité hiératique où, par une imitation assez niaise de la gaucherie des Primitifs, tant d’écrivains de ce genre immobilisent les leurs, persuadés que c’est ainsi qu’on fait du naïf et du vieux. Ils ont la souplesse et la variété, les alternatives de brusquerie et de douceur des êtres réels. Elle ne renchérit pas sur le sombre éclat des scènes barbares : elle les affronte sans faiblesse ; je retrouve même en sa peinture des passions la rudesse paysanne et impulsive des âmes Scandinaves. Mais je retrouve surtout et partout le détail de terroir, si savoureux et si topique. Un jeune roi chevauche le long des prés salés par un jour brumeux d’automne. Jamais sa jeunesse et sa royauté ne lui ont paru plus mornes et plus grises que sous cette grise humidité qui le transit jusqu’à l’âme. À ce moment, il s’engage dans une grande prairie. « Si c’eût été la saison printanière, il y aurait vu paître des troupeaux de vaches et de moutons ; mais aujourd’hui la prairie était déserte et boueuse… » Sous l’habit de ce roi suédois, reconnaissez le paysan. De beaux troupeaux paissant une belle prairie : voilà qui dissipe les humeurs noires et qui réconforte le cœur des jeunes hommes !

Mais Selma Lagerlöf sait que le lecteur n’aime et ne retient que ce qu’il achève lui-même de créer. Les descriptions implacablement exactes ressemblent aux jouets d’un mécanisme parfait dont les pauvres riches tuent l’imagination de leurs enfans. Elle mêle, avec un tact infaillible, les traits précis qui stimulent notre faculté créatrice aux traits, généraux et volontairement vagues qui lui permettent de s’exercer. Ce mélange d’exactitude et d’indécision, ces coups de lumière dans un crépuscule vaporeux, font d’elle une puissante évocatrice de fantômes. Lorsque Sigrid la Superbe aborda à la cour du saint roi Olaf, tous les dieux du paganisme Scandinave y rentrèrent avec elle. La nuit de son arrivée, le passeur d’Elfbacken fut plus occupé qu’il ne l’avait jamais été. Coup sur coup, on le hélait de l’autre rive : il y allait et ne voyait personne ; mais il entendait des pas autour de lui, et son embarcation s’emplissait au point qu’elle menaçait de couler. C’étaient les Lutins et les Gnomes qui revenaient en Norvège. L’œuvre de Selma Lagerlöf est comme le bac de son passeur d’Elfbacken, chargée d’invisibles et de revenans que nous entendons glisser et dont nous sentons le poids sur notre cœur. Lorsqu’ils prennent une figure, rien à mon avis ne surpasse dans ces récits leurs surprenantes apparitions. Selma Lagerlöf les revêt d’une chair qui n’est plus qu’une pâleur phosphorescente ; elle leur prête des mouvemens aussi précis que les nôtres, mais qui en diffèrent par leur silence et leur flexibilité ; elle nous donne la sensation de l’air impalpable et froid qui les enveloppe. Et ce n’est point par des mots qu’elle obtient ces effets ; c’est uniquement par ta persistance et la sincérité de sa vision.

Sa longue nouvelle, L’Argent de Monsieur Arne, dont les premières pages sont remplies d’une mystérieuse épouvante, nous raconte l’histoire d’un assassin aux pas duquel s’attache l’ombre de la jeune fille qu’il a égorgée, une ombre transparente et grise qui flotte le long des chemins de neige et qui se penche vers lui comme pour lui parler à voix basse. Elle le suit partout, sans haine, sans désir de vengeance, mais obligée de le faire, avec la lassitude d’une âme épuisée et altérée de sommeil. Quelle admirable trouvaille, qui individualise un fantôme ! L’idée de cette morte, ne poursuivant son meurtrier que pour obéir à une loi plus forte que lui et plus implacable qu’elle, nous saisit par son étrange beauté. C’est ainsi qu’on rajeunit de vieilles histoires. Un matin, l’hôtesse de la taverne, où le misérable fréquente, voit à sa porte une jeune fille en robe grise, les yeux baissés, les bras serrés autour du corps, les traits fins et diaphanes comme le cristal, et qui lui demande de servir chez elle. L’hôtesse la conduit dans une petite pièce éclairée seulement d’une lucarne qui donnait sur la salle commune. La jeune fille y entre aussi doucement et silencieusement que dans la tombe. « Elle resta là toute la journée, ne parla à personne, ne toucha pas à la nourriture placée devant elle. On n’entendit aucun bruit de vaisselle. Chaque fois que l’hôtesse tendait sa main vers la lucarne, elle recevait des plats, des gobelets et des tasses absolument nets ; mais, quand elle les prenait, ils étaient si glacés que la chair de sa main en semblait entamée. Elle frissonna et se dit : « C’est comme si je les prenais de la main même de la mort. » Ce spectre glacial, incolore et charmant, qui rôde dans le réalisme pittoresque d’un petit port danois du XVIe siècle bloqué par les glaces, et qui frôle des bourgeois cossus, des pêcheurs en guenilles et des grands seigneurs aux pourpoints bouffans et aux chapeaux à plumes, me produit à la longue une indéfinissable impression de malaise et d’angoisse. Je ne voudrais pas écraser Selma Lagerlöf sous des comparaisons ambitieuses ; mais j’éprouve quelque chose de semblable devant le Christ des Pèlerins d’Emmaüs où Rembrandt, selon l’expression de Fromentin, a rendu ce je ne sais quoi d’un vivant qui respire et qui, certainement, a passé par la mort. D’ailleurs, pourquoi reculer devant ces rapprochemens lorsqu’ils nous aident à classer les esprits en de grandes familles ? On peut appliquer à la fantaisie de la romancière Scandinave ce que le même Fromentin disait du clair-obscur chez le peintre hollandais, « qu’il ajoute un attrait aux beautés morales et donne une grâce aux spéculations de la conscience. »

L’art dont Selma Lagerlöf évoque les morts et les fantômes ne lui est point inutile quand elle nous peint les âmes qui, dans leurs crises, sont, elles aussi, pleines de tombeaux entr’ouverts et de revenans mélancoliques ou impérieux. A la lueur des mots qui sont alors échangés, les traits du caractère se détachent comme des arêtes de montagne au milieu du brouillard. Nous devinons la masse de sentimens, de réflexions, de douleur et d’instinct qui sont en dessous et que nous n’avons pas besoin de mesurer plus distinctement. En voulez-vous un exemple ? L’enfant des Sander vient de mourir[12]. C’est l’heure du déjeuner. Le maître de forges est assis dans sa salle à manger où il mange seul, selon son habitude. Sa femme est là qui pleure. On parle de l’enterrement, et, tout à coup, Sander dit à sa femme : « Je ne veux pas que cet enfant-là soit mis dans mon tombeau. » « À ces mots, les yeux d’Ebba devinrent subitement secs. Toute sa petite forme se rapetissa de peur, et un tremblement la saisit : « Que dis-tu ? que dis-tu ? » — « Ça me gêne. Père et mère y reposent. Le nom de Sander est sur la pierre. Je ne veux pas que l’enfant y soit. » — « Ah ! c’est ça que tu as trouvé ! dit-elle en frissonnant. Je savais bien que tu te vengerais un jour ! » Il rejeta sa serviette, se leva de table, et se dressa devant elle large et haut. Ce n’était nullement son intention de faire passer sa volonté par beaucoup de paroles… « Je ne cherche pas le moins du monde à me venger, dit-il sans élever la voix. C’est simplement que je ne peux pas souffrir cette chose-là. » — « Tu parles comme s’il ne s’agissait que de le changer de lit ! Puisqu’il est mort, peu lui importe. Mais moi, je serai une femme perdue. » — « J’y ai songé ; mais je ne peux pas. » — « Alors, pourquoi m’as-tu pardonné ? » gémit-elle… »

Connaissez-vous beaucoup de dialogues qui éclairent en moins de mots une situation plus dramatique et deux caractères plus tranchés ? J’ai là tout ce qu’il me faut pour reconstruire tout un passé. L’homme, le maître, est taciturne, inébranlable, orgueilleux et dur, mais dur sans méchanceté. Il a pardonné, parce qu’il n’a pas voulu s’avouer atteint et aussi parce que son sentiment à l’égard de la femme se complique d’une indulgence méprisante pour sa faiblesse et pour ses défaillances. Mais, durant cinq ou six ans, le cruel souvenir l’a rongé ; et, maintenant que l’enfant adultérin est mort, sa volonté se cabre devant l’horreur d’imposer ce mensonge à ceux qui dorment dans son tombeau de famille. Il a consenti par orgueil à mentir aux vivans. Dût son foyer en être éclaboussé, il ne peut pas mentir à ses morts. Quant à la femme, j’ignorerai toujours les circonstances de sa chute. Ce n’est pas la faute qui nous intéresse, c’est le chemin qui y mène et celui qui en sort. Rien que son attitude, ses larmes, son effroi, son cri, m’indique suffisamment sur quels sentiers de ronces et de misère ses petits pieds ont couru. Elle était honnête et sentimentale ; sa tendresse l’a égarée ; son honnêteté l’a reprise ; et comme toutes les femmes pour qui l’oubli est si facile, elle ne demandait qu’à oublier. Aimait-elle son enfant ? Je n’en sais rien, et peut-être n’en sait-elle rien elle-même. Mais elle tient à la considération ; elle tremble à l’idée du déshonneur qu’elle a côtoyé et dont la peur rétrospective double sa terreur présente. Le pardon distant de son mari l’a moins rassurée que ne l’eussent fait de la colère et des coups. Elle m’apparaît dans cette maison froide comme une pauvre petite loque solitaire et frémissante.

Dirai-je que Selma Lagerlöf s’élève souvent jusqu’à cet art sobre, dépouillé, d’une intensité si profonde et d’un sous-entendu si riche ? Elle s’y élève quelquefois. Et de tous les traits que lance un artiste, il suffit, pour lui mériter la gloire, que quelques-uns vibrent au cœur noir de la cible.

Parmi les personnages de Selma Lagerlöf, je n’en vois qu’un seul qui lui inspire une véritable répulsion. Ce n’est pas un criminel. Elle n’excuse pas les criminels ; elle ne les idéalise pas ; mais d’ordinaire, ceux qu’elle nous présente ne le sont que par hasard et sous une telle impulsion qu’ils éveillent en elle un sentiment de pitié et parfois même un intérêt romantique. Ce n’est pas un de ces maniaques sombres et méchans, comme elle nous en a peint dans sa Légende de Gösta Berling ; car, si méchans qu’ils soient, elle ne peut s’empêcher d’admirer les inventions dont ils ont diversifié les jours ternes et gris de l’existence ; elle sait gré à Barbe-Bleue des cauchemars qu’il lui a donnés. Ce n’est pas un faible ni un pusillanime : elle est trop femme pour maltraiter la faiblesse, et trop intelligente pour demander à des âmes chétives un impossible effort. On la sent toujours prête à examiner gravement les sophismes dont se paient nos petites lâchetés. Elle les remue d’un doigt délicat et d’un œil attentif, comme si elle espérait y découvrir une bonne raison d’indulgence ou de bienveillance ; — et elle l’y découvre quelquefois. Non ; le seul personnage qui trouve moyen de la rendre ironique et presque aussi cruelle qu’un de nos romanciers réalistes, c’est un beau jeune homme sage, raisonnable, pratique, dont la dignité est aussi raide que son faux-col, les sentimens aussi empesés que les deux coques de sa cravate, les idées aussi correctes que les poils, de ses favoris blonds, l’esprit aussi nu que son menton rasé. Il appartient à « la populace bien élevée » d’Ellen Key. Il dénigre tout ce qui sort de la règle. S’il veut épouser la fille d’un boulanger, une exquise petite créature qui a plus de fantaisie dans l’ombre des cils que lui dans toute sa personne, c’est beaucoup moins par amour que par infatua-lion de soi-même. Il s’admire d’aimer au-dessous de lui ; et il se flatte qu’on lui en sera toujours reconnaissant. Il est sot, mais d’une sottise qui ne va pas sans vilenie, car sa présomption recouvre une telle absence de dignité et une si misérable défiance de la vie qu’il n’attend son bonheur que de l’aumône dédaigneuse d’un parent riche. Selma Lagerlöf a horreur de ces natures ingrates dont on ne saurait pas plus tirer un éclair de poésie qu’une goutte de sang d’un animal empaillé. Elle méprise et déteste les êtres incapables d’ajouter, ne fût-ce qu’un liard, au trésor d’imaginations sur lequel vit l’humanité.

Nous possédons un royal pouvoir, celui de transfigurer, par la magie de notre rêve, et sans la défigurer, la réalité qui nous entoure. Cette réalité n’est jamais mauvaise en soi, puisqu’elle offre toujours à ceux qui l’observent et qui l’approfondissent des élémens dont il leur est permis de composer du bonheur ou, à défaut de bonheur, une mélancolie très douce, supérieure à la joie. La beauté de l’existence, c’est d’abord d’exister. L’optimisme se fonde sur le miracle de la vie. Le vieil ermite Hatto, enragé contre la méchanceté des hommes, conjure Dieu de les anéantir[13]. Il a fait vœu de tenir son bras tendu vers le ciel du matin au soir jusqu’à ce que le destructeur de Sodome et de Gomorrhe exauce sa prière. Et son bras est noueux, ridé, sec et gris comme une branche de saule ; mais il ne s’incline pas au vent du désert ; et de petites bergeronnettes, trompées par l’apparence, sont venues nicher dans cette main stable et pleine d’anathèmes. Leur activité, leur patience, leur amour et les premiers pépiemens du nid vont insensiblement toucher le cœur du féroce ennemi des hommes. La merveille de la vie éclose entre ses doigts convertira sa haine en pitié, sa pitié en tendresse. Il n’insulte déjà plus les femmes qui lui apportent des figues et du lait ; et ces femmes qu’il épouvantait commencent à lui sourire. Il comprend maintenant que Dieu puisse ne pas haïr les créatures qui sont toutes blotties dans sa main puissante.

Cependant le vieil Hatto ne s’était point forgé l’illusion des vices et des cruautés dont pâtit la société humaine. Les hommes travaillent souvent à justifier ses imprécations. Alors qu’il tenait dans sa paume ouverte et sous ses doigts recourbés le nid des bergeronnettes, un épervier fondait du haut des airs, et le rugueux cénobite n’eut que le temps de le saisir avec son autre main libre et de lui tordre le cou. Pourquoi la nature elle-même nous propose-t-elle à chaque instant l’exemple de la rapacité, du meurtre et de l’injustice ? Selma Lagerlöf n’aborde point l’insondable problème du mal dans l’univers. Elle se remet à Dieu de nous en fournir, le jour qui lui conviendra, l’explication tant désirée. Ce qu’elle nous répète, c’est qu’il nous a départi la force de surmonter toutes les embûches du désespoir.

Du temps que Jésus et Judas étaient encore enfans, ils s’amusaient un jour devant leurs maisons voisines à façonner des oiseaux dans la souple et molle argile que leur avait donnée le potier d’en face[14]. Mais les oiseaux de Judas étaient mal faits et ne lui disaient rien, tandis que Jésus entendait les siens lui raconter des choses admirables de leur pays imaginaire. Le soleil brillait dans de petites flaques d’eau entre les pavés inégaux de la rue. Jésus y plongea la main et la passa tout humide sur ses oiseaux de terre qui en gardèrent des reflets de diamant. Judas essaya de l’imiter ; mais le soleil glissait entre ses doigts, et, furieux, il piétina ses oiseaux, puis se mit à briser ceux de Jésus. Et Jésus en larmes s’écriait : « Envolez-vous donc ! Envolez-vous ! » Les oiseaux s’envolèrent… Nous aussi, nous pétrissons dans l’argile ; mais cette argile nous parle-t-elle au cœur ? Sommes-nous capables de la peindre avec un rayon de soleil et de lui communiquer le souffle de la vie ? Tout est là. Nous le pouvons, grâce à l’amour et à la fantaisie.

Quand, après avoir publié des nouvelles et des romans qui assuraient sa gloire en Suède et commençaient à répandre son nom à travers l’Europe, on apprit que Selma Lagerlöf préparait lentement un ouvrage pour les Ecoles Primaires, quelques-uns de ses amis ne cachèrent pas leur surprise. Ils attendaient un nouveau chef-d’œuvre ; et voici qu’elle entreprenait un livre d’enfant, une espèce de géographie de la Suède, qui, par son sujet même, ne semblait point destiné à sortir des frontières. Mais elle ne se préoccupait que de l’intérêt des petites âmes suédoises. Le merveilleux Voyage de Nils Holgersson à travers la Suède n’enseigne pas seulement, aux enfans, la faune, la flore, les ressources et les beautés de leur pays ; il leur révèle combien tout ce qu’ils voient autour d’eux, à leurs pieds ou sur leur tôle, contient de poésie mystérieuse, et mérite leur amour, et réserve à leur fantaisie d’intarissables richesses. Selma Lagerlöf est comme le gardien légendaire du mont Kullen qui, certains jours, laisse la montagne s’ouvrir et en découvre aux yeux des passans les veines d’argent et d’or. J’envie pour les écoliers de France un livre conçu dans cet esprit et que sa valeur littéraire rende du soir au lendemain parfaitement classique. Mais je doute un peu qu’il reçût l’approbation de nos illustres pédagogues. Nous élevons la jeunesse dans le goût des vérités tangibles. Nous ne voulons pas en connaître d’autres. Que nous sommes austères ! La science, j’entends la science officielle, a dressé ses batteries autour de nos écoles primaires et de nos collèges. Défense aux oiseaux d’argile de parler et de s’envoler ! Il est nécessaire et hautement moral que l’enfant sache tout de suite qu’ils ne sont que de la poussière inanimée et de quoi cette poussière est faite. On traite l’imagination en ennemie, car elle a créé les dieux, paraît-il, et elle pourrait y revenir ou en créer encore. Mais elle se rit de ses iconoclastes en les forçant, sur le champ de bataille où ils la combattent, d’ériger cette monstrueuse et puérile idole qu’ils nomment l’Infaillible Raison.

Si Selma Lagerlöf choisit ses personnages de préférence parmi les paysans, les pêcheurs, et les petits de ce monde, c’est précisément parce qu’ils ont conservé plus intacte la faculté de croire et de projeter sur la réalité les rayons colorans de leur fantaisie. Elle écrit aussi pour des gens que presque rien ne distrait de leur solitude et que tout ramène aux sortilèges de la vie intérieure. J’ai interrogé plus d’un habitant de ces déserts du Nord et de ces bourgades dispersées à travers la forêt et la plaine. Ce qu’ils redoutent aux approches de l’hiver, c’est bien moins la tempête et les grands froids que l’inexorable isolement, la monotonie des jours si peu distincts des nuits, le brouillard d’ombre qui s’infiltre jusqu’à leur âme et, l’une après l’autre, en éteint toutes les lumières. Passe encore s’ils ont une famille ou si, de temps en temps, un mendiant nomade vient frappera leur porte. Mais la vieille Agneta de Selma Lagerlöf restait seule et vivait au flanc d’une montagne dont la neige blanchissait les crevasses et les dents pointues[15]. Comme il n’y avait personne sur la vaste terre à qui sa vie pût donner de la joie, son cœur s’engourdissait, et son esprit s’épouvantait à l’idée que les damnés, suivant une ancienne croyance, enduraient leur supplice sur les glaciers éternels qui surplombaient sa cabane. Mais un jour elle a vu leurs ombres infatigables chassées et torturées par le vent ; et la compassion l’a envahie pour ces pauvres morts qui ne demanderaient qu’un peu de chaleur. De l’instant où ce sentiment est entré dans son âme, l’horreur de la solitude en est sortie. Elle filait péniblement à la quenouille sa vie quotidienne. Désormais elle doublera sa tâche avec allégresse, afin de pouvoir entretenir, durant toutes les nuits, dans la première pièce de sa maison grande ouverte, le feu des trépassés. Superstition grossière, dirait la Raison, inutile charité ! Il n’y a pas de charités inutiles. Ce sont ces feux-là qui attiédissent la froide atmosphère du monde. Entre l’âme de la vieille Agneta, qui triomphe de son épouvante et qui s’exténue à soulager les damnés, et celle d’un martyr de la science qui s’est dévoué au bien de l’humanité, avons-nous le droit d’établir des degrés de perfection ? Qui sait si le martyr de la science n’a pas obéi à des visions aussi chimériques que la superstitieuse bonne femme du fjell suédois ?

Les solitaires ne sont pas les seuls pour qui l’illusion soit aussi nécessaire que le pain de chaque jour. D’ailleurs, on rencontre dans la société des hommes des solitudes aussi effrayantes que sous les forêts et au pied des montagnes. L’Impératrice Marie-Thérèse est venue visiter les Flandres Occidentales et le pauvre peuple des dunes[16]. Toute la journée, elle a vu des ports ensablés, des marais mal desséchés, des cabanes déchiquetées par la tempête, des églises englouties. Les hommes découragés n’osent plus braver les flots, tant ils ont peur que leur naufrage n’entraîne la ruine irrémédiable de leur famille. L’un d’eux fait-il un héritage ? Il abandonne les travaux commencés pour ne pas y aventurer son cher argent. Découvre-t-on un banc de morues ? Ceux qui l’ont découvert, d’amis qu’ils étaient, deviennent ennemis acharnés. L’Impératrice comprend qu’il leur faudrait quelque chose sur quoi compter, et qui ne s’épuisât pas, et que nul ne pût découvrir. Elle les réunit et leur annonce qu’elle a décidé de leur laisser son trésor à la condition qu’on lui promette de ne l’ouvrir qu’après avoir consulte le peuple tout entier et seulement au cas où la misère serait trop forte. Elle exige que chacun d’eux lui jure de ne pas chercher à savoir qui le détient ; et, s’ils ne l’ont point employé, ils le légueront à leurs descendans. De ce jour, les habitans des dunes n’ont cessé de creuser et de bâtir. A chaque phare qu’ils ont érigé, à chaque port qu’ils ont curé, à chaque digue qu’ils ont construite, ils se sont dit : « Si notre propre argent ne suffit pas, nous recourrons à notre gracieuse Impératrice. » Mais leur propre argent a toujours suffi. Nul n’a vu ce trésor, sauf les matelots en perdition, car il flotte devant eux sur les vagues comme un signe qu’ils ne doivent point désespérer dans la mort pour leur femme et pour leurs enfans. C’est, disent-ils, une imitation de la cathédrale de Vienne en or pur. Sur ses côtés toute l’histoire de l’Impératrice est gravée dans l’albâtre le plus transparent. A la pointe des quatre tourelles étincellent les quatre diamans que l’Impératrice arracha de la couronne du Sultan turc… Telle est la parabole que le Père Verneau a racontée aux mineurs en grève de Charleroi dans un sermon où, sous peine de tumulte, il s’était engagé à ne nommer ni Dieu, ni la Providence. Ils en ont compris le sens ; et son évêque, qui l’a mandé pour l’entendre de sa bouche, le félicite ; mais, au moment de le congédier, il l’arrête : « Dites-moi, Père Verneau, ce trésor ?… Il existe ?… » Et le Père Verneau lui avoue que c’est un petit coffre aux montures de fer, que le curé de Blankenberghe tient en sa garde, et où il peut y avoir « vingt beaux thalers à l’effigie de Marie-Thérèse. »

Supposez cette nouvelle traitée par Anatole France, et qu’il en fasse un chef-d’œuvre comme son Procurateur de Judée. J’ignore s’il y mettrait plus d’art que Selma Lagerlöf et s’il la composerait d’une façon très différente. A vrai dire, je ne le crois pas. Elle n’en changerait pas moins de sens et de figure. Nous devinerions, sous cette prose voltairienne où a passé le romantisme, le sourire du philosophe pour qui toute religion n’est qu’une mystification et qui en considère les humbles dupes du haut de son indulgente ironie. Je serais étonné qu’il ne prêtât pas un peu de ses sentimens d’encyclopédiste affiné à son Impératrice Marie-Thérèse, et que son Père Verneau ou son curé de Blankenberghe ne nous apparût pas avec la bouche riante, les yeux vifs et les trois mentons de l’abbé Jérôme Coignard. Car enfin, cette Impératrice ne s’est-elle pas divertie de la crédulité humaine ? Ne spéculait-elle pas sur la naïveté des pauvres gens qui s’imaginaient qu’elle se dépouillerait de son trésor ? Selma Lagerlöf ne nous autorise pas un instant à la juger ainsi : elle est trop convaincue que les mensonges bienfaisans ne sont que des intuitions du cœur et comme les jeux devins de l’éternelle vérité. Son Impératrice est restée longtemps à genoux dans l’église, suppliant Dieu qu’il lui permît de secourir les habitans de la côte ; et, quand elle leur a parlé, ses larmes se sont mêlées aux leurs. C’est à son insu, « grâce à la sagesse impériale déposée dans son cœur de Régente, » qu’elle a réussi au-delà de ce qu’elle avait espéré. Quant au Père Verneau, un petit moine desséché, mal tenu, mal rasé, j’avoue que le fond de sa pensée m’échappe. Lorsque l’évêque, d’abord amusé de son aveu, se reprend et s’écrie : « Ose-t-on comparer un pareil coffret à la Providence ? » je ne saisis pas exactement l’accent dont il répond avant de se glisser hors de la chambre : « Toutes les comparaisons pèchent. Monseigneur, toutes les pensées des hommes sont vaines. » Nous pourrions discuter sur l’état d’esprit du Père Verneau. Qu’est-ce à dire, sinon que Selma Lagerlöf, entraînée par sa fantaisie créatrice, donne souvent à ses personnages, d’un geste ou d’un mot, la profondeur énigmatique de la vie ?

Les mêmes réflexions s’imposent, mais avec plus de force, si l’on songe à sa nouvelle intitulée L’Oncle Ruben. Un enfant de trois ans s’endormit un jour sur un perron de pierre, attrapa un refroidissement et mourut. La mère en conçut un de ces chagrins qui défient le temps ; et aucun de ses autres enfans ne fut jamais plus présent à sa pensée que le petit Ruben. Ni ses frères, ni ses sœurs ne pouvaient s’asseoir sur un escalier ou sur une balustrade, qu’elle ne leur rappelât sa mort ; et, son image grandissant avec eux, ils la parèrent de toutes les vertus qui justifiaient à leurs yeux la préférence de leur mère. Quel merveilleux enfant il devait être pour que la mère l’aimât ainsi ! Ils comprenaient qu’ils ne pourraient ni l’égaler ni le remplacer. Toutefois ils s’y efforcèrent ; et, lorsque la mère les quitta, le petit Ruben était devenu pour eux le symbole de la vie honnête et laborieuse, de la piété filiale et du touchant souvenir des années difficiles. « Ce fut sous cette forme qu’il glissa dans la vie de ses neveux et nièces. L’amour maternel l’avait rendu grand, et l’action des grands hommes s’exerce de génération en génération. » Mais les neveux et les nièces eurent maille à partir avec l’oncle Ruben. L’exemple de ce maudit oncle s’interposait toujours entre eux et leur plaisir favori. Impossible de descendre l’escalier à califourchon sur la rampe : l’oncle Ruben en était mort. Impossible d’escalader les chariots à foin, de ramer dans la barque, de pêcher à la ligne, de se balancer au-dessus de l’eau : l’oncle Ruben était mort partout. Ah, comme ils se fussent révoltés de bon cœur contre sa tyrannie ! Mais, lorsqu’ils eurent des enfans, ils commencèrent aussitôt à tirer parti de l’oncle Ruben. Et ces enfans, moins crédules aujourd’hui, peuvent se demander si le fameux oncle n’est pas un mythe. Au fond, ils restent aussi convaincus de sa grandeur que les générations précédentes. Un jour viendra où ces blasphémateurs feront un pèlerinage à la vieille maison et restaureront le vieux perron de pierre. Ils auront à leur tour senti la nécessité du grand homme.

Il suffirait d’un rien pour que ce joli conte s’aiguisât en facétie maligne et subversive. Si nous révisions le procès des grands hommes, combien d’Oncles Ruben compterions-nous ? Rappelez-vous la page célèbre de Renan au sujet du roi David. « L’humanité croira à la justice finale sur le témoignage d’un bandit qui n’y pensa jamais et de la sibylle qui n’a point existé. Teste David cum Sibylla. O divine ironie ! » Qu’importe ? Dirait Selma Lagerlöf. Plus vous rabaisserez historiquement les oncles Ruben, plus j’exalterai la vertu de l’amour et de l’imagination. S’ils ne sont que les créations de notre fantaisie, respectons dans leur personne imaginaire les plus nobles idées que nous ayons conçues. Ce que nous cherchons en eux, soyons fiers de l’avoir trouvé en nous. Quand donc les hommes comprendront-ils qu’en mutilant leurs dieux ils se diminuent eux-mêmes ? Le culte de la vérité commande-t-il un pareil sacrifice ? Mais l’action que ces puissans fantômes ont exercée sur nous, le bien qu’ils nous ont fait, la force qu’ils nous ont inspirée, les progrès que nous leur devons, tout cela constitue une vérité qui, elle aussi, a ses droits et mérite notre déférence. S’ils sont appelés à mourir, ils mourront d’eux-mêmes, le jour où ils auront épuisé tout ce qu’ils avaient en eux de réalité féconde. Mais sachons que ceux qui prendront leur place ne seront comme eux que des incarnations de nos rêves. Le scepticisme s’en amuse parce qu’il ne se joue qu’à la surface des choses. S’il descendait plus profondément, il se heurterait à une telle vérité d’amour qu’il s’évanouirait.

L’imagination vivifiée par la tendresse mène le monde. Les erreurs dont on l’accuse ne retombent que sur notre égoïsme. Selma Lagerlöf nous met en garde contre l’exemple des rêveurs qui se prennent pour objet et pour fin de leurs rêves. Si elle ne leur est pas trop sévère, — car tout lui semble préférable à la sécheresse et à la stérilité des êtres sans poésie, — elle ne nous dissimule ni le mal qu’ils se font, ni celui qu’ils font aux autres. Elle veut qu’on soit avant tout, — et l’expression est charmante en suédois, — un homme de la vie, livetsman, c’est-à-dire un homme qui n’esquive aucune responsabilité, qui ne se dérobe à aucun devoir, qui agisse vaillamment et qui embellisse la réalité non seulement par ce qu’il y ajoute de son âme, mais encore plus par ce qu’il en dégage de beauté mystérieuse.

Elle n’ignore pas le danger que courent les imaginations des solitaires ! Les aurores boréales et les soleils de minuit ont aussi leurs Tartarins ; et le Per Gynt d’Ibsen, débarrassé de l’obscure complexité où le grand dramaturge du Nord nous a moins prouvé la profondeur que la confusion de ses idées philosophiques, nous en présente un admirable type. Plus fréquent en Norvège qu’en Suède, Selma Lagerlöf devait cependant le rencontrer, et à peu près dans la même classe sociale[17]. C’est un pauvre matelot, dont sa mère dira que tout enfant il était plus beau, plus blanc que les autres, un fils de prince né par hasard sous un toit de chaume, sur une côte sablonneuse et plate. On le tient dans le pays pour un menteur invétéré. Il n’a cependant aucune intention de tromper. Il imagine, et vit au milieu de ses richesses imaginaires comme un dormeur que le bruit des lazzi ne réveillerait pas. Il est brave. Il ne rechigne ni à la peine, ni au péril ; mais son esprit ne consent jamais à toucher terre. Il épousera, loin de son hameau, une jeune fille séduite par cette distinction naturelle qui donne à ses grossiers vêtemens l’apparence d’un déguisement, et par les descriptions de son opulente demeure et de sa noble famille. Il l’emmène, et, tout le long du voyage, il lui verse sans scrupule l’ivresse de ses fictions dont il ne sent pas qu’elles deviennent criminelles. On arrive enfin ; et les voici qui cheminent à travers les chardons et les sables, elle d’abord déçue, puis inquiète, puis épouvantée, lui désormais silencieux, tous deux inégalement victimes d’une imagination qui ne s’est jamais appuyée sur la réalité, ni inspirée d’un véritable amour. L’aventure finit dans la brume d’une vie qui sombre. Comme toujours, le héros français, comparé au héros suédois, garde l’avantage de la sociabilité. Il n’y a point de trébuchet où saignent les âmes dans les mirages de notre Tartarin ! La galejade, en émigrant vers le Nord, ressemble au coucou des superstitions Scandinaves qui, après avoir chanté le printemps, se métamorphose, aux premiers froids d’automne, en épervier sinistre.

Certes, l’imagination est redoutable quand on s’abîme en elle et qu’on se désintéresse de tout ce qui n’est pas soi ! Plus que le bonheur, le malheur doit craindre l’égoïsme. Mais que faire contre le désespoir où nous jette la mort d’un être aimé ? Que direz-vous à cette jeune femme qui vient d’apprendre le naufrage du mari qu’elle adorait[18] ? Elle erre le long des remparts démantelés de Visby, son étrange ville natale, une ville tout en ruines, aussi belle qu’une nuit de tempête, aussi sauvage et aussi muette que si les débris en avaient émergé du fond de la mer où dorment les villes englouties et les marins noyés. Lui direz-vous comme les cloches de la cathédrale qu’elle entend sonner : « Tu es ici dans la ville du souvenir. Nul n’a besoin d’endurer la souffrance. Apprends des pierres elles-mêmes à écarter la réalité. » Mais ce n’est pas impunément qu’on s’évade de la vie réelle. Le rêve qui nous isole est un mauvais rêve où la folie se tient embusquée. Ne trichons pas avec la douleur. N’en faisons ni une vanité morbide, ce qui est abominable, ni un refuge chimérique en dehors de l’espace et du temps. Il ne faut pas plus nier la mort qu’oublier les morts. Si l’idée de la douleur nous terrifie, c’est que nous ignorons ce que renferme la douleur et ce qu’elle développe en nous d’énergie morale et de pitié pour les autres. Nous ignorons ce que Lamartine appelait sa vertu divine.

Savez-vous comment la jeune veuve de Visby a été sauvée de la démence qui rampait dans son ombre ? Les flots ont apporté au rivage un petit coffre où son mari déposait les lettres qu’il lui écrivait chaque jour et qu’il ne pouvait lui envoyer. Comme elle refusait de les lire pour ne pas déranger les plis du songe irréel où elle avait roulé son âme, sa mère irritée les a jetées au feu. Ah, quel cri ! Le cri d’une hypnotisée qui sort de sa léthargie sous la morsure d’une souffrance aiguë ! Tu ne fermeras plus les yeux à la réalité. Tu ne diras plus que ton mari n’est pas mort. La flamme qui consume ses dernières paroles t’a enfin éclairé son cadavre. Tu verseras des torrens de larmes à la pensée que jamais, jamais, tu ne connaîtras le contenu de ces lettres. Mais tu leur dois plus que leur lecture ne t’eût donné, plus qu’il n’eût osé l’espérer lui-même s’il avait eu, en les écrivant, le pressentiment de sa fin prochaine. Le vent qui en balaie les cendres t’ouvre le chemin des rêves illimités et sains ; car maintenant, tu vas passer d’innombrables heures à les reconstituer dans ton imagination ; et tu seras bien forcée d’échapper à toi-même pour entrer dans la pensée du mort. Il te souviendra qu’il aimait son équipage et qu’en prévision d’un naufrage il a dû te recommander les enfans, les femmes, les parens de ses matelots. C’était « un homme de la vie, » lui ! Tous les nobles mouvemens qu’étouffait ton cœur trop lâche pour accepter l’épreuve, tu en liras l’expression impérative dans les flammes de ton foyer. Et l’on pourra dire de toi ce que Selma Lagerlöf dit d’une de ses autres héroïnes, d’une mère qui a perdu son enfant : « Le chagrin qu’elle craignait tant jadis n’est pas ce qu’elle supposait… Le chagrin, c’est de pénétrer dans l’être intime du disparu, de le comprendre enfin ; et ce chagrin-là est pour elle une richesse. »

Ces derniers mots achèvent de nous préciser la philosophie de Selma Lagerlöf. Jamais l’optimisme suédois n’a plus tendrement étreint la vie humaine. Dans chaque page qu’elle écrit, elle se donne à nous. Son œuvre n’est que le don multiplié d’une âme. A-t-elle souffert ? Ressemble-t-elle au personnage de son Roi déchu, qui a reçu de sa souffrance cachée la faculté merveilleuse d’émouvoir les cœurs, en la faisant parler, gémir, et pleurer dans les créations de sa fantaisie ? « Il livrait son secret et tout de même ne le livrait pas. » Elle ne nous livrera pas autrement les siens, s’il est vrai, comme elle en est persuadée, qu’on n’a plus rien à dire aux hommes lorsqu’on n’a plus rien à leur déguiser et que la douleur sans pudeur ne nourrit pas le génie. Elle élargit tous nos sentimens, soit par le mystère dont elle les remplit, soit par les échos infinis qu’ils répercutent en nous. L’amour se glisse dans l’âme d’une jeune fille, « avec le froissement et le bruissement furtif d’un Troll qui traverse la sombre forêt nocturne. » Au premier baiser d’amour, le jeune homme entend bourdonner à ses oreilles les grandes cloches de la Noël et de Pâques ; et la paix sainte et profonde des dimanches descend en lui. Elle opère le même miracle que la gracieuse Impératrice Marie-Thérèse. Il se peut que plus d’une de ses nouvelles ne soit qu’un petit coffret aux montures de fer ; mais elle a si bien su solliciter notre imagination que nous le refaisons nous-mêmes d’albâtre et d’or. « Les vingt beaux thalers » qu’elle y a enfermés deviennent un inépuisable trésor, parce qu’elle les a baignés de ses larmes.

Le plus puissant génie du monde ne parviendra jamais à guérir nos misères. Nous ne demandons à ceux qui assument la tâche de nous distraire ou de nous instruire que d’utiliser nos énergies secrètes et de nous rehausser à nos propres yeux. La petite Paméla de Richardson disait : « S’il ne s’agissait que de sauver ma vie, je ne voudrais exposer qui que ce fût au monde pour une pauvre et indigne créature comme moi ; mais mon âme est d’aussi grande importance que celle d’une princesse. » Quand un romancier s’est pénétré de cette vérité sublime, il peut, sans crainte d’éclaboussures, s’aventurer parmi toutes les laideurs de la vie et en affronter les vulgarités les plus rebutantes. Son optimisme sera peut-être ébranlé. Il en éprouvera peut être le défaut et l’amère impuissance. L’humanité lui réserve des spectacles de dénuement et de détresse, de plate détresse, tels que les larmes tarissent et que l’imagination se dessèche. Pourtant, si dénués, si misérables que nous soyons, il y aura toujours une heure où nous nous égalerons aux plus grands. Je ne crois pas que Selma Lagerlöf ait lu Schopenhauer ; mais que son optimisme résolu se rencontre un instant avec le pessimisme de ce maître du désenchantement, cela ne serait pour déplaire ni à l’un ni à l’autre. Dans son chapitre sur l’Ordre de la Grâce, le philosophe allemand développe cette pensée que « chaque cas de mort nous paraît une sorte d’apothéose ou de canonisation. » Voici la traduction de la même pensée dans une nouvelle de Selma Lagerlöf, mais touchée de sa fantaisie et rendue légère :

« Si vous mourez dans la commune de Swartsiœ, vous savez que vous aurez une bière pareille à celle de tous, une honnête bière noire comme celle où le juge et le commissaire de police furent enterrés l’an passé, car c’est le même menuisier qui fait toutes les bières, et il n’a qu’un modèle. Vous savez aussi que vous serez conduit à l’église sur une voiture de charge qu’on aura peinte en noir. Vous n’avez pas à songer aux panaches : on ne les connaît point. Mais les chevaux, vous le savez, auront des linges blancs attachés aux harnais ; et l’on vous mènera aussi lentement et aussi solennellement qu’un paysan… Les gens du village se réuniront autour de vous, et toutes les femmes tiendront leur mouchoir à la main. Personne ne pleurera. Les mouchoirs resteront pliés, et on ne les mettra point devant les yeux. On pleurerait si c’était l’usage ; mais ce ne l’est pas. Vous comprenez que, s’il y avait beaucoup de chagrin et beaucoup de larmes devant un cercueil, ce serait pénible pour celui qui n’est regretté de personne. Ils savent ce qu’ils font à Swartsiœ !… Vous serez enterré un dimanche, de sorte que vous aurez autour de vous toute la commune, et la jeune fille avec laquelle vous dansiez à la dernière veillée de la Saint-Jean, et l’homme avec lequel vous échangiez des chevaux à la dernière foire. Et le maître d’école sera là qui s’occupait de vous, lorsque vous étiez un petit garçon, et qui vous aura oublié, bien que vous ne l’ayez pas oublié ; et le vieux député qui jamais autrefois ne daignait vous saluer… Soyez certain que tous les paroissiens vous accompagneront au cimetière. Et notez qu’ils auront tous l’air petit et pauvre. Un seul est grand et vénérable, vous dans votre bière, vous qui êtes mort. Les autres se lèveront le lendemain pour les pesantes et grossières besognes. Ils seront assis dans leurs vieilles cabanes et porteront de vieux vêtemens rapiécés. Ils souffriront encore et seront opprimés et humiliés par la pauvreté. Mais vous, vous n’aurez plus jamais besoin d’examiner si le col de velours de votre pardessus commence à blanchir sur les bords. Vous n’aurez plus jamais besoin de faire à votre foulard le pli qui en cache la coupure. Vous n’aurez plus jamais besoin de prier les marchands de campagne de vous laisser leurs marchandises à crédit. Et, en vous accompagnant, chacun se dit qu’il vaut mieux monter vers le ciel sur les nuages blancs du matin que d’éprouver la vie aux nombreuses peines…[19]. »


J’ai été, sinon le premier, du moins un des premiers à parler de Selma Lagerlöf en France. Bien des exemples m’ont averti que notre amour-propre est trop intéressé aux découvertes que nous faisons ou que nous croyons faire pour que nous ne soyons pas tentés de les exalter outre mesure. Je me suis plus d’une fois demandé si je n’exagérais pas l’originalité charmante et forte de ma romancière suédoise et si je n’embellissais point son œuvre de toutes les impressions poétiques que j’ai ressenties en Suède et que je n’ai pas su exprimer. Me trompé-je en pensant que cette seule page, après tant d’autres, mettrait un écrivain hors de pair ? Suis-je dupe d’un mirage en y admirant une fantaisie où s’illumine la morne réalité, comme dans une pure lumière un pauvre visage en pleurs ? Et, si la supériorité de l’artiste se marque à la façon dont il traite les lieux communs, n’y a-t-il pas là un art qui rajeunit un thème éternel par la précision du détail et l’émouvante sincérité du cœur ? Et songez que je n’ai encore rien dit de son chef-d’œuvre, Jérusalem, qui, nous expliquera plus tard un des côtés les plus importans de la Suède religieuse… Si je me trompe, j’ai la consolation de me tromper avec tout un peuple, et même avec l’Académie suédoise, qui vient enfin de lui décerner le prix Nobel de Littérature.

Le 10 décembre 1903, j’assistais à Stockholm au banquet qui suit la proclamation des lauréats. Ce fut à ce banquet, présidé par le futur roi de Suède, que je rencontrai pour la première fois Selma Lagerlöf. J’osai prédire à cette magicienne qu’elle occuperait bientôt la place où, après notre cher Sully Prudhomme et Mommsen, Björnson, ce soir-là, se carrait en triomphateur. Je vis un joyeux éclair traverser ses grands yeux d’un bleu si profond et si pur. Le 10 décembre dernier, il y a cinq jours, la prédiction de ses amis s’est réalisée. Je ne crois pas qu’elle ait fait à l’illustre assemblée un aussi beau discours que Björnstjerne Björnson. Elle n’a point d’éloquence. Mais que sa voix ait été jusqu’au fond de tous les cœurs suédois, ah ! de cela je suis bien sûr…


ANDRE BELLESSORT.

  1. Selma Lagerlöf a publié La Légende de Gösta Berling (1891) ; Les Liens Invisibles (1894) ; Les Miracles de l’Antéchrist (1891) ; Les Reines de Kungahalla (1899) ; La Légende d’un Vieux manoir (1899) ; Jérusalem (1901-1902) ; Les Légendes du Christ (1904) ; Le Voyage merveilleux de Nils Holgersson (1906-1907).
  2. L’Hôte de Noël dans le Recueil des Liens invisibles.
  3. Les Proscrits [Liens invisibles).
  4. Sainte Catherine de Sienne (Reines de Kungahalla).
  5. Lettres de Sainte Catherine, traduites par E. Cartier (t. II. Lettre CXLIII).
  6. Vie de Sainte Catherine de Sienne, par le B. Raymond de Capoue (livre I ch. X).
  7. Astrid (Reines de Kungahalla).
  8. Parmi les Roses grimpantes (les Liens invisibles).
  9. Le Portrait de la Mère (Liens invisibles).
  10. Un Roi déchu (Liens invisibles).
  11. La Saga de Réor (Liens invisibles).
  12. L’Epitaphe (les Reines de Kungahalla).
  13. Le Nid de Bergeronnettes (Liens invisibles).
  14. A Nazareth (Légendes du Christ).
  15. La Vieille Agnela (Liens invisibles).
  16. Le Trésor de l’Impératrice (les Reines de Kungahalla).
  17. La Femme du Pécheur (les Liens invisibles).
  18. Dans Vineta.
  19. Les Deux frères (Reines de Kungahalla).