Comte , 1828-1910
Traduction par Ely Halpérine-Kaminsky.
Perrin et Cie (p. i-xv).

PRÉFACE DU TRADUCTEUR



Les Réfectoires de Tolstoï


On a beaucoup parlé, l’année dernière, de la famine qui a atteint plus d’un tiers de la population rurale de l’immense empire des tzars. Aujourd’hui, il n’en est plus question, du moins à l’Étranger. Cependant, pour être plus localisé dans quelques provinces, ce fléau n’en continue pas moins à sévir et avec plus d’intensité : dans ces provinces, la récolte de l’automne a été aussi mauvaise que celle de l’année précédente. Ce sont les populations des gouvernements de Voronèje, de Toula, de Kherson, de Samara, de Simbirsk, qui ont encore besoin de l’assistance active qu’ils ont déjà reçue avec prodigalité.

Parmi les tentatives d’organisation de secours aux affamés qui, dès le début, ont particulièrement réussi et attiré l’attention, autant en Russie qu’à l’Étranger, on a déjà signalé les réfectoires gratuits du comte Léon Tolstoï. L’activité philanthropique de l’éminent écrivain russe a même eu l’honneur d’une mention spéciale dans le rapport publié par le Messager officiel de M. Balaschov, délégué dans le gouvernement de Toula par le comité spécial, présidé par S. A. I. le grand-duc césarévitch.

« En parlant des épreuves du district d’Épiphane et de la bienfaisance qui y a été déployée, lit-on entre autres dans le rapport de M. Balaschov, on ne saurait passer sous silence la vaste et féconde activité du comte Léon Tolstoï. Il a établi 187 réfectoires dans les quatre districts limitrophes d’Épiphane et d’Efrémov (du gouvernement de Toula), de Daukov et de Skopine (du gouvernement de Riazan). Outre la nourriture qu’il donnait, le comte faisait à des populations nécessiteuses, dans des proportions plus ou moins larges, des distributions de semences et de chevaux. »

Dès le début de la famine, les gouvernements de Voronèje et de Toula, où habite le comte Tolstoï, ont été naturellement choisis par lui pour champ de son activité philanthropique. Comme ces gouvernements sont encore aujourd’hui parmi les plus éprouvés, les réfectoires qu’il y a fondés il y a deux ans ont été maintenus et fonctionnent toujours. Et, malgré les nombreux envois d’argent que la famille du comte Tolstoï a reçus de tous les points du globe, surtout d’Angleterre et d’Amérique, malgré la modicité de la dépense par personne à laquelle on a pu arriver, comme on le verra tout à l’heure, le besoin de secours ne cesse pas d’être grand.

Aussi ai-je eu l’idée de fournir aux nombreux admirateurs français du romancier russe l’occasion de participer, dans la mesure du possible, à l’œuvre de charité pratique si ingénieusement organisée par l’auteur de Guerre et Paix. À cet effet, je traduis tout ce que Tolstoï a écrit sur la famine, et je le réunis en un volume qui sera vendu au profit des réfectoires.

Quel que soit le sujet que traite Tolstoï, il intéresse invariablement par la nouveauté de ses idées, et elles sont toujours marquées au coin du génie. Mais, certes, ce n’est pas dans sa valeur littéraire que réside l’intérêt de ces études ; leur importance est surtout dans ce fait qu’elles présentent l’exposé de la première application pratique, la justification philosophique d’un principe nouveau, autant que je sache, de charité rationnelle. Ainsi, la diffusion de ce volume servira non seulement à soulager la misère des pensionnaires de Tolstoï en particulier, mais encore les principes qu’il contient pourraient trouver une application partout où il y aurait à combattre une calamité aussi effroyable. Si le succès des résultats obtenus par Tolstoï paraissait concluant, ce serait un exemple à suivre, notamment contre la famine qui décime actuellement la population arabe de l’Algérie.

Voici, d’ailleurs, en quelques mots, l’exposé du système de réfectoire adopté par le comte Tolstoï.

Vous arrivez dans un rayon atteint du fléau ; vous y établissez tout d’abord un centre de provisions, par exemple dans quelque dépendance de château dont le propriétaire prête généralement non seulement le local nécessaire à titre absolument gratuit, mais encore en surveille volontiers l’administration.

Le dépôt ainsi établi, vous vous rendez dans chaque village, en commençant par le plus éprouvé, où vous réunissez les plus âgés et les plus autorisés des habitants, le « staroste » (maire de village) en tête. C’est avec le concours de ces notables qu’on dresse la liste des plus nécessiteux. Et, chose à noter : jamais aucun abus ; ce sont les paysans mêmes qui désignent ceux d’entre eux dont les besoins sont les plus pressants ; les autres éprouvent de la honte à fréquenter le réfectoire s’ils ont les moyens de s’en passer, tandis qu’ils ne se gêneraient nullement, comme cela a été maintes fois constaté, pour participer à toute distribution gratuite de secours pécuniaires ou de dons en nature. À leurs yeux, les réfectoires sont, comme ils les appellent, les « asiles de l’orphelin ».

La liste dressée, on choisit le ménage le plus besogneux pour lieu d’installation du réfectoire. Les offres de locaux et de services gratuits ne manquent pas, car le ménage qui est chargé du réfectoire s’y nourrit tout entier, et, en hiver, il a le chauffage gratuit.

Cependant, ce n’est pas là une entreprise facile puisqu’il s’agit de nourrir une moyenne de quarante adultes et vingt-cinq enfants par jour.

Quant au premier établissement de réfectoires, l’organisation en est aussi facile et les frais presque aussi nuls. Chaque desservante de réfectoire est tenue de fournir tous les ustensiles indispensables à la préparation des aliments ; si elle ne peut en réunir le nombre nécessaire, les voisins les plus riches suppléent volontiers. Enfin, chaque pensionnaire est tenu d’apporter son couvert.

De cette façon, grâce aux rabais considérables que procure l’achat en gros des provisions nécessaires, les frais d’établissement et de fonctionnement des réfectoires reviennent à un prix si minime qu’il paraîtrait incroyable, n’était le témoignage du comte Tolstoï lui-même. Ce prix varie entre 1 rouble 20 kopeks et 1 rouble 50 kopeks, c’est-à-dire atteint un maximum de 4 francs par tête et par mois. Certes, la viande ne fait pas partie du menu ; mais l’absence de cet aliment n’apporte aucun changement aux habitudes du paysan russe qui en fait fort rarement usage : les jours de fête quelquefois. Il ne s’en porte pas plus mal pour cela. D’ailleurs, le comte Tolstoï prêche lui-même l’exemple : c’est un végétarien convaincu. Au reste, ce régime est relativement varié et nutritif : soupe aux choux, à la betterave, gruau d’avoine, pommes de terre frites, etc., et du pain à discrétion.

On voit combien est à la fois simple, facile, peu coûteux et pratique le système des réfectoires de Tolstoï. Son application pourrait même être étendue à tous les cas où il s’agirait de lutter contre la misère avec des moyens d’une efficacité immédiate. En ce moment même, un Comité, présidé par Mme de Wal, femme du préfet de Saint-Pétersbourg, s’occupe de l’établissement des réfectoires, à bon marché ou gratuits, précisément sur le modèle de ceux de Tolstoï, au profit de la population indigente de la capitale russe.

Mais il ne suffit pas de faire pour cela simplement un sacrifice pécuniaire ; il faut encore, il faut surtout, pour me servir d’une expression vulgaire, mettre la main à la pâte, comme le fait l’éminent écrivain et toute sa noble famille. Pour arriver à de si brillants résultats, avec des ressources aussi modestes, il faut, comme lui, prêter son concours direct et dévoué, aller vivre parmi des paysans affamés, « abattre la cloison qui nous sépare du peuple » pour être à même de nous rendre un compte exact de ses besoins, et prendre sur nous d’y satisfaire. Avec le réfectoire, nous trouvons donc la forme « qui exige le plus une activité directe de la part de celui qui aide, qui le rapproche le plus de la population, qui est le moins sujette aux abus, et qui permet de nourrir le plus grand nombre d’hommes avec les plus petits moyens ».

C’est dans cette intervention immédiate de l’activité philanthropique des classes aisées que réside toute la nouveauté du système humanitaire de Tolstoï. C’est, comme il l’a dit, en laissant parler le cœur qu’on arrive à reproduire ce même miracle de la multiplication des cinq pains qu’a accompli jadis le Christ.

Cependant, tous ceux qui ne pourraient pas suivre à la lettre le conseil du grand philanthrope russe — hélas ! ils sont nombreux — pourraient-ils du moins avoir la satisfaction de l’aider pécuniairement dans cette œuvre et de lui permettre d’étendre à un plus grand nombre de victimes les bienfaits de son assistance pratique. Quelle joie n’y a-t-il pas de penser que, par votre moindre obole, vous faites réellement « manger ceux qui ont faim » !

Il suffira d’acheter un exemplaire de l’ouvrage que je présente aujourd’hui au lecteur français pour être certain que le bénéfice de sa vente pourra nourrir un homme pendant cinq ou six jours.

Enfin, pour ceux qui croient encore à la légende, accréditée en France on ne sait par qui, et d’après laquelle le gouvernement russe refuserait, dans sa mission humanitaire, tout concours étranger, je crois l’occasion bonne de placer ici, en guise de conclusion, l’extrait suivant du rapport du Comité du césarévitch soumis par son Altesse Impériale à l’examen de l’Empereur.

« … Pour ce qui est des offrandes envoyées par les États-Unis de l’Amérique du Nord, il y a lieu de faire observer que le Comité spécial, tout en écartant, en général, les dons provenant de gouvernements étrangers, avait reconnu la possibilité d’accepter ceux qui étaient dus à l’initiative privée. C’est pourquoi le Comité accueillit favorablement la déclaration de quelques citoyens des États-Unis qui se proposaient de faire entre particuliers une collecte de dons volontaires au profit des victimes de la mauvaise récolte en Russie ; et quand, plus tard, cette collecte de dons fut couronnée en Amérique d’un brillant succès, le Comité accepta de la population des États-Unis le don de plusieurs centaines de milliers de pouds (le poud vaut 32 livres françaises) de denrées alimentaires, à titre de preuve libérale des sentiments humanitaires d’un peuple ami. »

Si un comité officiel a jugé possible d’accepter ainsi des dons privés des Américains, l’œuvre privée du comte Tolstoï pourrait, avec d’autant plus de raison, bénéficier des sympathies sincères des Français[1].


E. Halpérine-Kaminsky.


  1. Une dernière observation pro domo sua : N’ayant pas de temps à perdre, vu l’urgence du secours à apporter, j’ai dû, dans la hâte du travail, négliger quelque peu la forme littéraire de la traduction de ces écrits de Tolstoï. Que le lecteur me le pardonne en faveur de l’intention.