La Famille impériale allemande - La Cour, le Gouvernement

La Famille impériale allemande - La Cour, le Gouvernement
Revue des Deux Mondes, 6e périodetome 26 (p. 241-271).
LA FAMILLE IMPÉRIALE ALLEMANDE[1]
LA COUR — LE GOUVERNEMENT


I

C’est un fait reconnu que la famille et l’entourage immédiat d’un souverain, soit par leurs conseils et leurs intrigues, soit simplement par l’ambiance d’une existence commune et par un échange journalier de pensées, exercent souvent de l’influence, — bonne ou mauvaise, — sur ses décisions politiques. Cette observation rencontre cependant des exceptions remarquables, celle de Léopold II, par exemple, parmi les rois contemporains. D’un esprit hautain et solitaire, dédaigneux des conseils et conscient de sa supériorité, le vieux monarque belge aimait à élaborer, loin de ses secrétaires et da ses officiers, dans le silence de son palais, ses projets africains les plus audacieux. Mais il y a, entre le fondateur de l’État indépendant du Congo et Guillaume II, la distance qui sépare un grand homme d’un homme bien doué. Les membres de la famille du Kaiser, les vieux dignitaires de sa cour, les compagnons favoris de ses voyages et de ses parties de chasse, ont-ils eu, avant la guerre, quelque action sur ses résolutions et encouru, de ce chef, une certaine responsabilité ? Question intéressante, qu’on peut se poser aujourd’hui.

Dans la vie de l’Empereur, les femmes ne jouent aucun rôle, sauf cependant l’Impératrice. Leur mariage a été une union politique, conseillée par Bismarck comme une fiche de consolation à accorder à la famille de la fiancée. Ce fut, on se le rappelle, en vue de soutenir les prétentions de son père, le duc d’Augustenburg, à l’héritage du Slesvig et du Holstein, que la Diète de la Confédération germanique déclara la guerre, en 1864, au nouveau roi de Danemark, Christian IX. Dans le règlement de comptes final du traité de Prague, la Prusse s’adjugea les deux duchés. Plus tard la duchesse d’Augustenburg eut le stérile honneur de voir sa fille appelée à s’asseoir sur le trône des Hohenzollern. Ce mariage politique s’est trouvé être un mariage bien assorti, dans le sens bourgeois du mot. Le bonheur semble lui avoir été assuré, par la loi habituelle des contrastes, par la différence des caractères : l’un tout en dehors, tout en relief, passionné de réclame et de bruit ; l’autre calme, pondéré et modeste.

L’Impératrice n’a rien, au physique ni au moral, de la célèbre Louise de Prusse, la femme de Frédéric-Guillaume III, ce prince vain et médiocre, dont Napoléon, plein de mépris pour les Hohenzollern, disait qu’il avait l’air d’un tailleur au milieu de rois. Les deux reines ne se ressemblent que par leur fécondité conjugale, par le nombre de princes dont elles ont enrichi, l’une et l’autre, une race qui n’est pas près de s’éteindre. Mme de Staël dépeignait dans ses lettres à son père, pendant son séjour à Berlin, la reine Louise comme la plus jolie femme de la Cour. Et cependant, quelques années plus tard, cette beauté, rendue plus touchante par une prodigieuse infortune, ne put pas fléchir le cœur de marbre du vainqueur d’Iéna. Nulle figure n’est plus populaire dans l’Allemagne contemporaine, plus idéalisée par ses admirateurs, historiens et poètes, peintres et sculpteurs. En sera-t-il de même de l’impératrice Augusta-Victoria ? Il est permis d’en douter. Elle tentera surtout des pinceaux ou des ciseaux officiels. Mais viennent des jours sombres pour la famille impériale et, après une apothéose prématurée, une Gotterdammerttug, un déclin orageux du Césarisme germanique, alors sans doute l’épouse dévouée trouvera, comme la reine Louise, dans son affection inébranlable, les accens nécessaires pour soutenir l’époux désespéré ; elle l’aidera à supporter des malheurs qu’il n’aura que trop mérités.

Il ne faudrait voir la hohe Dame, comme l’appellent respectueusement les journaux berlinois, que dans le cadre de la vaste salle blanche du palais, un soir de bal à la Cour. La fête touche à sa fin ; les couples qui ont exécuté avec une précision militaire des danses anciennes très compliquées, officiers de la Garde et jeunes filles de l’aristocratie, se réunissent pour une dernière figure, avant de s’éparpiller joyeusement dans les salles du souper. Ils s’inclinent avec respect à diverses reprises aux sons de la marche royale, en rétrécissant chaque fois leurs rangs en demi-cercle, devant l’estrade où l’Impératrice se tient, seule, debout. Les cheveux tout blancs relevés et surmontés d’une couronne de diamans, un collier de perles inestimables au cou, la taille restée droite et bien prise, le corsage barré par le ruban jaune de l’Aigle noir, un sourire de bienveillance sur les lèvres, la souveraine a grand air en recevant les hommages et les remerciemens de cette jeunesse.

Au demeurant, une vraie mère de famille et une bonne ménagère allemande, soigneuse de la santé de son mari, plus préoccupée de ses enfans que de ses sujets. Comme maîtresse de maison, elle a fort à faire. A elle d’apaiser les petits orages de la Cour, de réconcilier le Kronprinz avec son père après chaque nouvelle incartade de ce turbulent héritier, ou d’amener l’Empereur à consentir au mariage morganatique d’un autre de leurs fils, éperdument amoureux d’une simple demoiselle d’honneur. Préparer les arbres de Noël dans le « Muschelsaal, » la salle aux coquillages du palais rococo de Potsdam, voilà son grand plaisir à la fin de l’année ; rendre la vie de famille dans les demeures royales aussi « gemütlich » qu’elle peut l’être au foyer d’un petit hobereau prussien, c’est là son principal souci. Pour elle, comme pour les autres souveraines, les œuvres de protection et de bienfaisance chrétiennes constituent un devoir protocolaire qu’elle remplit régulièrement. Elle patronne même quelques ventes de charité où sa présence stimule la générosité, parfois hésitante, des acheteurs. Mais ne lui demandez pas les initiatives charmantes, les gestes délicats d’une reine attirée par la souffrance ou par le talent, comme la reine des Belges. Les goûts artistiques de l’Impératrice se modèlent fidèlement sur ceux de son mari ; elle ne voit que par ses yeux et n’admire de bonne foi que ce qu’il daigne approuver.

Le trait distinctif de son caractère est un protestantisme rigide, intransigeant, ne souffrant la présence d’aucune dame catholique parmi les dames d’honneur, ni d’aucune servante de la même confession parmi la domesticité du palais. Protectrice zélée d’une religion qui décline dans la patrie même de Luther, elle a entrepris de combattre la marée montante de l’athéisme, l’envahissement de la libre pensée s’étendant comme un linceul sur la foi agonisante des grandes villes. L’extirpation dans les consciences de la semence religieuse est l’œuvre de la sociale démocratie, qui la poursuit avec succès chez les classes ouvrières, en même temps qu’elle sape les institutions monarchiques. Contre l’ennemie acharnée des vieilles croyances de l’Allemagne l’Impératrice s’efforce de lutter, en faisant construire de nombreuses églises. On en voit s’élever aux principaux carrefours des nouveaux quartiers de la capitale, temples de briques rouges d’un gothique vague ou dénaturé et d’une insignifiance architecturale déconcertante. Jamais l’effort de l’architecte ne se hausse à la reproduction vraiment fidèle des beaux styles chrétiens. La plus riche église du nouveau Berlin, la Kaiser Wilhelm Gadächtniskirche, — celle-là, par exception toute en pierres, — n’est qu’un pastiche assez lourd du roman et du byzantin mélangés. La religion n’a pas gagné à cette profusion de sanctuaires ce que l’art y a perdu. Les progrès de l’athéisme ou de l’indifférence en matière de foi marchent de pair, dans les villes industrielles, avec ceux du socialisme, à la grande douleur de l’Impératrice.

Ce serait une erreur de s’imaginer que cette mère de famille, cette personnification, sur le trône impérial, de l’Allemagne protestante, est une pacifiste. Quand l’Empereur, après vingt-cinq ans de règne, est sorti brusquement de la voie droite et paisible qu’il s’était tracée au début pour le bonheur de ses sujets, sa compagne, sûrement, n’a pas tenté de l’y retenir. Le patriotisme allemand avec ses rêves de domination obsède aussi ce placide cerveau de femme. La guerre matribus detestata n’a rien qui l’effraye ou qui lui fasse horreur, fendant la crise d’Agadir, alors que toute la cour de Berlin frémissait d’impatience de se mesurer avec la France ailleurs que dans un champ clos diplomatique, la souveraine a partagé le désir qu’elle sentait palpiter autour d’elle : « Allons-nous donc toujours reculer devant les Français et supporter leurs impertinences ? » disait-elle d’un ton de reproche à M. de Kiderlen, qu’elle n’aimait pas.

L’Impératrice, elle aussi, a sa part de responsabilité dans le drame de 1914.


II

On a beaucoup parlé du Kronprinz depuis quelques années, ce qui n’était pas assurément pour lui déplaire. On lui a attribué, au moment où la guerre apparaissait à l’état de menace, une influence décisive sur les événemens. C’est lui, affirmait-on, c’est ce jeune homme de trente-deux ans qui a été dans la coulisse le véritable Deus ex machina de toute l’affaire. Idole de l’armée, il a imposé sa volonté et celle du corps des officiers à son père encore indécis. Il faut mettre à néant cette légende. Le Kronprinz n’a mérité


Ni cet excès d’honneur, ni cette indignité.


Au physique, un officier de cavalerie légère, mince de taille, étroit de buste. On ne retrouve plus en lui le type habituel des Hohenzollern à la forte carrure et au visage régulier. Dans cette figure très juvénile, le front est fuyant, les traits ont quelque chose d’indécis, et le regard ne décèle pas une vive intelligence, tandis que le corps paraît plus souple que fort et martial. Apparence trompeuse ! Le prince est un vigoureux officier et un enragé sportsman. Polo, tennis, football, hockey, golf, yachting, tous les sports lui sont familiers. Il imitait volontiers les Anglais avant la guerre et posait pour l’Allemand anglomane. Son père a dû lui défendre de monter en steeple-chase, car le risque d’une chute doit, à tous égards, être épargné à un prince héritier, mais il n’a pas pu lui interdire les prouesses de l’aviation. De tous les fils de Guillaume II, le Kronprinz parait être le plus militaire ; cela ne veut pas dire qu’il possédera jamais la capacité d’un chef d’armées.

On n’aperçoit en lui, à première vue, aucun trait de ressemblance avec l’Empereur, mais on en découvre ensuite plus d’un dans le caractère. Moins instruit, moins cultivé, moins universel, mais tout aussi volontaire, il a hérité de l’impétuosité.paternelle et de l’irrésistible besoin d’épancher librement sa pensée. Une lignée d’impulsifs (plötzlich), voilà ce que les Hohenzollern d’à présent, bien différens de leurs ancêtres, ont donné à l’Allemagne.

Le Prince a l’âme d’un sabreur ou, du moins, il s’en vante. Dans un dîner officiel, étant voisin d’une ambassadrice de la Triple-Entente, il n’a rien imaginé de plus galant ni de plus spirituel que de lui parler de son rêve favori, qui était de faire la guerre et de mener une charge à la tête de son régiment. Son militarisme n’est pas cependant dépourvu de toutes prétentions intellectuelles, voire littéraires. Un journal de chasse, publié sous son nom après un voyage aux Indes, nous a narré tout au long ses exploits cynégétiques. Moins banal et plus personnel est un petit morceau, reproduit avec empressement par la presse allemande, où il disait adieu, au moment de quitter Dantzig, à son régiment des hussards de la.Mort. Son âme s’y répand avec une certaine poésie guerrière. Les Allemands pacifiques, — ils sont très nombreux, quoi qu’on en pense, — s’ils ont lu ce dithyrambe en l’honneur de Bellone, ont dû avoir le cœur serré d’appréhensions.

Les relations entre l’Empereur et son fils ont cessé d’être très cordiales du jour où le jeune prince, assoiffé d’ambition et de popularité, a voulu faire parler de lui en se mêlant de politique. Sa première intervention publique dans les affaires de l’État mérite d’être rappelée, parce qu’elle est une indication très frappante de ses sentimens à l’égard de la France. Elle a eu lieu en 1911, à cette séance du Reichstag où M. de Heydebrand, le porte-parole des junkers prussiens, prononça une critique acerbe de la politique allemande au Maroc, du traité du 4 novembre, et de la façon dont le chancelier avait défendu les intérêts de l’Empire. Pendant cette philippique, le Kronprinz, seul dans la loge de la Cour, faisait des signes répétés d’approbation. Depuis lors, il est devenu l’espoir du parti réactionnaire et de la caste militaire. Encouragé par ce beau succès, il n’a laissé échapper aucune occasion importante d’exprimer lui-même ou de faire connaître par des tiers sa pensée, même lorsqu’elle était en désaccord avec celle de son père, personnifiée par le chancelier. Il serait oiseux de citer ces diverses manifestations. Un télégramme de félicitations au principal héros de l’affaire de Saverne a achevé de gagner au prince impérial le cœur de ceux qui, en Prusse, portent « l’habit du Roi, » c’est-à-dire de tous les officiers.

Si, encore, il s’était toujours tenu sur un terrain mitoyen entre la politique et l’armée ! Mais quel manque de tact et de générosité de contrecarrer, comme il le fit, les efforts du gouvernement impérial dans le règlement de la succession de Brunswick ! Le serment de fidélité à l’Empereur, prêté en entrant dans l’armée prussienne par le duc Ernest de Cumberland, héritier du duché et gendre de Sa Majesté, ne parut pas suffisant au Kronprinz (comme, d’ailleurs, à un grand nombre de vrais Prussiens) pour que son beau-frère fût admis à recueillir le dernier héritage des Guelfes, qui devait lui revenir légitimement. On aurait dû, disait-il, exiger en outre du duc Ernest une renonciation formelle des prétentions de sa famille à la couronne de Hanovre. L’Empereur se montra plus avisé et plus politique, et le jeune couple ducal put faire sa joyeuse entrée à Brunswick. Une partie de la presse allemande, impatientée de la continuelle ingérence du Kronprinz dans des affaires qui ne le regardaient pas, lui rappela durement à cette occasion qu’il n’était rien d’après la Constitution prussienne ni d’après celle de l’Empire, et qu’il n’avait que le droit dévolu à tout citoyen d’exprimer son opinion comme simple particulier.

Cette recherche incessante d’une popularité personnelle amena des scènes de famille que la curiosité du public devina derrière les murs des palais de Berlin et de Potsdam, si muets qu’ils soient d’ordinaire. L’exil du Kronprinz à Dantzig n’eut pas d’autre cause que son intempérance de plume et de langage. On l’envoyait en pénitence à l’extrémité de la monarchie, sous prétexte de lui faire apprendre son métier de colonel. On s’aperçut au bout d’un certain temps qu’il était plus encombrant dans sa lointaine garnison et moins en surveillance qu’à Berlin ; on le fit revenir à l’état-major général, pour l’initier aux secrets de la stratégie et de la tactique prussiennes, en réalité pour le tenir sous l’œil paternel. Il ne faut pas exagérer, d’ailleurs, les conséquences de ses incartades qui sont de tradition chez les héritiers du trône des Hohenzollern. Frédéric II, célèbre déjà en Europe comme prince royal par ses démêlés avec son père, le gros Frédéric-Guillaume, n’était pas le premier héritier présomptif qui se fût rebiffé en Prusse contre l’autorité paternelle. Et depuis, au siècle dernier, l’empereur Guillaume Ier, alors qu’il n’était encore que le successeur éventuel de son frère, Frédéric-Guillaume IV, tint pendant tout le règne de celui-ci une petite cour princière, foyer de critique et d’opposition, vis-à-vis de la cour royale. Et l’Empereur actuel ? À qui fera-t-on croire qu’il n’aurait pas causé, dans son impatience d’affirmer sa personnalité, autant d’ennuis que d’embarras à son père, si l’empereur Frédéric avait régné plus de quelques mois ?

Parler de la jalousie de Guillaume II, excitée par la popularité croissante du Kronprinz, c’est mal juger l’Empereur : il a une trop haute idée de sa propre valeur et ne peut se faire illusion sur la capacité réelle de son héritier. Insinuer que, par crainte de cette popularité qui menaçait d’étouffer la sienne, Guillaume II a précipité les événemens, cela reviendrait à dire que le Kronprinz a été la cause déterminante, causa causans, du déchaînement de la guerre, et ce serait vraiment lui attribuer une importance et une influence qu’il n’a possédées à aucun moment. Ses incitations belliqueuses, son ardeur guerrière, n’auraient pas pu ébranler la volonté de l’Empereur, si celui-ci n’avait pas été décidé, de son côté, à aller de l’avant et à risquer la grosse partie dont les enjeux étaient le sort de l’Europe et celui de l’Allemagne.

L’Empire allemand, tel que Bismarck l’a conçu, avec un ministre unique, supportant seul, comme Atlas le ciel, tout le poids de l’énorme machine gouvernementale, était taillé à la mesure de son fondateur. Pour que ce régime soit viable, il faut que la nation ait toujours à sa tête un grand chancelier ou un grand souverain, dont le chancelier ne serait que le délégué. Tant que Bismarck tint le gouvernail, il conduisit la barque de l’Empire d’une main ferme à travers tous les écueils de la politique intérieure, Kulturkampf, lois contre les socialistes, divisions des partis, instabilité des majorités au Reichstag. Après le renvoi du grand homme et sous la puissante impulsion qu’il lui avait donnée, l’esquif poursuivit quelque temps sa route, ayant pour pilote le souverain lui-même qui, à défaut de génie, était plein de confiance en soi. Il a doublé ainsi de nombreux récifs, porté par le flot grossissant de la prospérité nationale, mais menacé parfois de s’échouer, faute d’une majorité complaisante pour voter ses crédits au Parlement impérial.

Il est facile de s’imaginer ce que deviendrait l’Empire aux mains du Kronprinz. Lui aussi, comme son père, mais avec moins d’intelligence, voudra tenir le gouvernail et faire prédominer sa volonté de monarque de droit divin contre le flot des revendications populaires, de plus en plus exigeantes et houleuses sous la poussée victorieuse du socialisme. La conception de la liberté, telle que Treitschke l’entrevoyait chez ses concitoyens vers 1870, ayant ses racines dans l’idée de devoir, c’est-à-dire, en matière politique, dans l’obéissance au régime établi, ne sera plus celle de l’Allemagne de l’avenir ; elle n’est plus déjà, me semble-t-il, celle de la majorité des Allemands d’aujourd’hui. Ils conçoivent une liberté fondée plutôt sur l’idée du droit que sur celle du devoir : en d’autres termes, sur la faculté pour la nation de participer par ses représentans au gouvernement de l’Empire. De beaux conflits sont donc en perspective entre un prince de la mentalité du Kronprinz et un Reichstag à moitié ou aux trois quarts socialiste, à supposer que ces conflits n’éclatent pas bien avant son avènement.


III

Les cinq autres fils de l’Empereur ne font pas parler d’eux. Comme les peuples heureux, ils n’ont pas d’histoire. Ils laissent à leur aîné les ambitions politiques et la course à la popularité., Leur existence se partage agréablement entre le service militaire, moins rude pour des princes que pour de simples officiers, les plaisirs mondains et la pratique des sports. Un seul est entré dans la marine où le métier est certainement plus dur que dans l’armée. Trois autres, comme officiers de la Garde royale, tenaient garnison à Potsdam, en passant la saison des fêtes à Berlin. Le dernier, à sa sortie de l’université de Strasbourg, a été relégué en province.

On apercevait de temps en temps en hiver les uns ou les autres des jeunes couples princiers dans des salons diplomatiques. N’allez pas vous imaginer qu’ils recherchaient la société des ambassadeurs et des ministres étrangers. Ils n’ont aucune considération particulière pour les représentans des gouvernemens de l’ancien et du nouveau monde et professent en général, comme le héros d’Alfred de Musset,

Le plus large mépris des peuples et des rois.

Leur horizon est limité à l’Allemagne ; il se rétrécit même aux frontières de la Prusse. L’intérêt qui consisterait à s’instruire à bonne source des institutions politiques, de la situation intérieure ou de l’état de l’opinion publique dans les autres pays ne les excite guère, pas plus qu’il ne tente la curiosité du Kronprinz. Un shake hands, rapide et silencieux, était tout ce qu’ils accordaient le plus souvent aux chefs de mission étrangers. Mais, dès que l’un d’eux réunissait quelques violons pour un bal ou pour une sauterie intime, les princes lui faisaient volontiers l’honneur de s’y inviter. Les salons diplomatiques n’étaient pour eux que des salons de danse et de flirt.

Leur raideur se manifestait surtout dans leurs relations avec les autres princes allemands. Qui les a étudiés dans les cérémonies officielles, mariages, funérailles, inaugurations de monumens, où se retrouvaient les représentans des maisons royales et princières de l’Empire, aura été frappé de leur attitude. Ils se tenaient ensemble, ils faisaient groupe à part, comme pour bien montrer au public qu’ils étaient la race dominante et les autres des comparses ou des vassaux. Cette hautaine opinion qu’ils ont d’eux-mêmes et de la grandeur de leur maison ne leur interdisait pas cependant de s’humaniser quelquefois pour certains membres des familles ayant le précieux avantage d’être apparentées à celle des Hohenzollern.

Une question vient tout naturellement sur les lèvres des étrangers, curieux de l’avenir de l’Allemagne : Est-ce un bonheur, ou simplement une charge pour l’Etat prussien de posséder une race royale aussi nombreuse ? Précisez, si vous le voulez, l’interrogation ; demandez à des Allemands sincères qui ne craignent pas de dire leur pensée si des princes, vivant une vie aussi à part, à l’écart des idées et des préoccupations modernes, et réfractaires à toute tendance libérale, sont utiles ou nuisibles à leur famille et à leur patrie. La réponse ne sera pas douteuse.

Une individualité plus intéressante es ! le prince Henri, frère de l’Empereur. On peut dire de ce « brillant second » de Guillaume II qu’il est un modèle de dévouement fraternel. Extérieurement, il présente un vivant contraste avec son frère, et leur dissemblance s’accentue davantage encore au moral. Plus grand, plus élancé, plus vigoureux, le teint hâlé par les vents de la Baltique, il a un abord simple et franc, une affabilité naturelle, sans apparence de pose ni de hauteur. Ses apparitions à la Cour n’étaient jamais de longue durée ; à peine y était-il annoncé qu’il avait hâte de rejoindre à Kiel son poste de grand amiral et d’inspecteur général de la marine, car la vie sédentaire de la capitale n’avait aucun attrait pour son activité toujours en exercice.

Marin, diplomate et sportsman, c’est sous ce triple aspect qu’il s’est montré. Comme chef d’escadre, son énergie s’est surtout employée à entraîner la jeune marine allemande, à faire de la flotte de haute mer, celle des dreadnoughts, des torpilleurs et des sous-marins, une arme extrêmement redoutable, autant par la puissance des navires que par la vigueur des officiers et la discipline des équipages. Sa parenté avec la famille royale d’Angleterre lui a servi de prétexte à de fréquens voyages dans l’île voisine ; il y a appris à connaître le fort et le faible de la marine britannique qu’il se préparait à combattre un jour. Il aimait à se dire le camarade et l’admirateur des marins anglais ; c’était en attendant de pouvoir torpiller leurs vaisseaux et d’essayer de détruire leur suprématie navale.

Ambassadeur extraordinaire aux Etats-Unis dans des circonstances délicates, après un refroidissement entre les deux pays, causé pendant la guerre contre l’Espagne par un incident aux Philippines, c’est à lui que Guillaume II a confié le soin d’inaugurer sa politique américaine de rapprochement et d’amitié. Aucune autre Altesse prussienne n’aurait été aussi habile que le prince Henri à conquérir par la rondeur de ses manières, par sa simplicité démocratique, les sympathies des politiciens et des journalistes de New-York et de Chicago. Il a rempli avec un égal succès des missions difficiles en Russie et au Japon. Tout dernièrement, l’Empereur l’envoyait dans les républiques sud-américaines, cette fois pour aplanir la voie à un accaparement commercial des marchés du Brésil, de l’Argentine et du Chili par les grandes industries de l’Empire.

Le Prince s’est fait aussi le propagateur ardent des sports qui ont pour but de façonner à la lutte la jeunesse germanique. Automobiliste de la première heure, il s’est appliqué à répandre l’usage des transports rapides. Son esprit en éveil a deviné, un des premiers, l’emploi militaire de l’aviation. S’il n’a pas eu de place apparente parmi les conseillers du souverain, tous ses efforts n’en ont pas moins été dirigés vers la préparation d’une guerre qu’il jugeait lui-même très prochaine. Il a contribué de la sorte à la rendre inévitable.


IV

Lorsqu’un chef d’État accapare, comme un astre unique, l’attention du monde civilisé, son entourage ne comprend aucune illustration susceptible de lui porter ombrage et se tient modestement dans une obscurité discrète. Il en va ainsi à la cour de Berlin. Les hautes charges effectives y sont remplies par des hommes compétens aux manières courtoises. Aucun de ces messieurs ne jouit d’une importance particulière, mais ils appartiennent tous ou ont appartenu à l’armée et, par leurs liens de famille, à l’aristocratie agrarienne. Ils ont toujours épousé les passions de la caste militaire et du parti conservateur prussien, dont ils partagent la haine contre la France et les Puissances ayant partie liée avec elle. Dans leurs conversations avec leur maître, le refrain qui courait sur leurs lèvres ne pouvait être que : Delenda est Gallia ! Cette unanimité de sentimens groupée autour de lui devait faire impression sur l’esprit de Guillaume II, n’eût-il pas été aussi disposé à se les assimiler., La personne de la Cour qui passait, avant la guerre, pour avoir le plus de crédit auprès du Kaiser était la Grande Maîtresse de la maison de l’Impératrice, gardienne sévère des traditions et de l’étiquette prussiennes. Il n’est pas vraisemblable qu’elle ait employé son pouvoir à contre-balancer l’action néfaste des dignitaires masculins.

Il en est de même d’un seigneur de haut lignage et d’origine autrichienne, le prince Max Egon de Furstenberg, qui occupe aujourd’hui dans l’amitié du monarque la place d’honneur usurpée autrefois par le vicieux et charmeur Philippe d’Eulenburg. C’est le favori en évidence, le confident dont l’Empereur ne peut pas se passer et qu’il tutoie. Il lui a donné une des grandes charges honorifiques de sa cour, celle de grand maréchal, prélude, disait-on, de fonctions beaucoup plus importantes dans le gouvernement. Mais comment ce nouveau venu, mi-allemand et mi-autrichien, apparu à Berlin après avoir hérité des immenses propriétés de son cousin, Karl Egon, de la branche aînée, aurait-il pu remplir autre chose qu’un emploi décoratif, n’étant pas capable de gérer sa fortune personnelle ? Au lieu de jouir en paix du revenu vraiment royal de son majorât, le prince Max Egon s’est imaginé qu’il possédait le génie des affaires, comme M. de Gwinner, le directeur de la Deutsche Bank, ou M. Ballin, le roi de la navigation allemande. Avec un autre richard aussi inexpérimenté, le prince de Hohenlohe-Oeringen, il a fondé le fameux trust des princes, exemple unique, je crois, d’une association de grands seigneurs faisant audacieusement concurrence à la finance, au commercé et à l’industrie. Le trust a entassé en quelques années entreprise sur entreprise, à commencer par de grands hôtels de luxe a Berlin et à Hambourg. Mais le krach ne s’est pas fait attendre ; aujourd’hui, le prince de Hohenlohe est ruiné, et son associé a été obligé d’hypothéquer pour plus de vingt millions de marks ses terres patrimoniales.

Comme plusieurs de ses pareils, Guillaume II a besoin d’être amusé, le rire étant le propre des rois aussi bien que des autres humains. Le prince Max Egon est un joyeux conteur d’historiettes, un gai compagnon ; il possède une faconde viennoise intarissable. Cela suffit apparemment à expliquer son succès. On s’obstine toutefois dans certains milieux à lui attribuer un empire occulte sur son impérial patron et à voir en lui l’homme important penché derrière le trône pour glisser des conseils à l’oreille du souverain. Qu’il ait servi de trait d’union occasionnel entre Vienne et Berlin, entre l’archiduc héritier et Guillaume II, c’est assez vraisemblable. A l’issue de la guerre des Balkans, l’Empereur avait paru abandonner son allié dans ses vains efforts pour faire réviser le traité de Bucarest. Furstenberg a pu contribuer aussitôt après à rétablir l’entente sur son ancien pied d’intimité et de confiance ; il a pu, avant l’assassinat de l’archiduc, s’entremettre entre les deux compères pour préparer le plan d’une guerre de revanche qui, en indemnisant l’Autriche-Hongrie de ses mécomptes, établirait sur l’Europe continentale la suprématie de l’Allemagne. Lui prêter un autre rôle semble exagéré et au-dessus de son intelligence. Il y aurait ainsi à son actif une certaine part de responsabilité.,


V

Aux termes de la Constitution de 1871, l’Empire est une réunion d’Etats confédérés. L’Empereur ne devrait être, à la tête des autres princes régnans, que le primus inter pares revêtu de prérogatives et de pouvoirs très étendus. Lors du couronnement du tsar Nicolas à Moscou, le prince Louis de Bavière, — le roi actuel, — fit une vigoureuse sortie, au banquet de la Chambre de commerce allemande, contre un orateur qui s’était avisé de désigner les princes présens à cette fête comme étant de la suite du prince Henri de Prusse, représentant de son auguste frère. Le Bavarois rappela avec véhémence que les princes allemands n’étaient pas les vassaux, mais les confédérés de l’Empereur. L’incident n’est pas encore oublié à Berlin, et cette protestation courageuse valut à son auteur une grande popularité dans l’Allemagne du Sud. Mais avait-il eu raison de parler ainsi ?

A vrai dire, le nouveau roi de Bavière qui dissimule sous des dehors frustes un esprit très fin et très averti, le roi de Saxe au verbe haut, au rire sonore, à l’allure soldatesque, le roi de Wurtemberg, un gentleman des plus corrects, le grand-duc de Bade et les autres dii minores du moderne Walhalla germanique sont les très humbles serviteurs du Kaiser. Ils ont beau échanger avec lui sur un ton d’égalité des télégrammes où le tutoiement chaleureux est de style officiel ; ils ont beau se multiplier et se prodiguer au sein de leurs États respectifs, adresser force discours à leurs sujets et donner de leur personne dans les cérémonies publiques, ils ne sont rien de plus, pour la politique allemande, que les exécuteurs des volontés du maître résidant à Berlin. De même, au Conseil fédéral, leurs délégués reçoivent le mot d’ordre du chancelier et des ministres de l’Empire et votent militairement, à chaque occasion importante, avec leurs collègues prussiens. L’ombre de l’Empereur s’étend sur toute l’Allemagne ; l’unification poursuit son œuvre, en étouffant peu à peu le séparatisme expirant et en nivelant l’empire germanique, tandis que le Reichstag, de son côté, s’efforce de devenir l’unique et réelle assemblée délibérante par ses empiétemens sur les attributions et les privilèges des diètes particulières.

Faut-il en conclure que les maisons régnantes sont inutiles, et que le premier Empereur aurait eu intérêt à les supprimer, si tel avait été son bon plaisir, après les victoires de 1870 ? Je ne le pense pas. Lorsque Bismarck, à l’encontre des vues radicales ou centralisatrices du prince héritier de Prusse, réussit à faire prévaloir auprès du vieux roi Guillaume sa conception d’un Empire fédéral, tel qu’il existe encore aujourd’hui, il ne prévoyait peut-être pas que ces princes, pourvus d’une ombre de souveraineté, seraient les fortes colonnes du principe monarchique dans la nouvelle Allemagne. S’ils avaient été complètement dépossédés, la propagande socialiste et républicaine aurait fait des pas de géant partout où le régime prussien était abhorré. Los populations, gouvernées paternellement depuis des siècles par quelques-unes de ces dynasties locales, ont conservé, en majeure partie, leur fidélité royaliste. Les Hohenzollern n’ont pas de profondes racines dans le pays, en tant qu’empereurs ; ils sont aimés, comme rois de Prusse, dans leurs provinces héréditaires de la rive droite de l’Elbe.

Il est difficile de croire que la nouvelle de la déclaration de la guerre ait charmé tous ces pseudo-souverains qui n’avaient pas été consultés sur sa nécessité. Ceux de Bavière, de Saxe, de Wurtemberg et de Bade ont été tenus au courant, pour la forme, de la marche précipitée des événemens. La guerre dérangeait chez quelques-uns de vieilles et confortables habitudes : pas de voyages à l’étranger tant qu’elle durerait, de séjours dans les villes d’eaux, ni même de déplacemens de chasse. Elle les exposait presque tous à des deuils cruels. Cependant chacun d’eux, par discipline ou dans un élan de patriotisme sincère, a cru devoir la saluer avec enthousiasme. Le roi de Bavière, le roi de Saxe, ont prononcé des discours aussi belliqueux que ceux de l’Empereur. Tous se sont empressés de hurler avec les loups. D’ailleurs, il faut bien le dire, parce que l’opinion contraire a été soutenue à tort, la guerre a été aussi acclamée dans le reste de l’Allemagne que dans la Prusse elle-même ; les premières manifestations ont été encore plus bruyantes à Munich qu’à Berlin. A Dresde, la populace a brisé, avec une fureur au moins égale à celle des bourgeois de la capitale prussienne, les vitres de la légation britannique. Cet état d’esprit prouve d’abord qu’une partie de l’opinion publique, celle qui s’est montrée si démonstrative, avait été aussi pervertie, aussi infectée du virus pangermaniste, chez les tranquilles habitans des régions méridionales que chez leurs frères du Nord, infatués de leur supériorité militaire, et aussi que l’unité allemande est maintenant considérée par tous les Germains comme la condition indispensable de leur existence nationale.

L’idée géniale de Bismarck, le forgeron de l’unité allemande, a été, pour achever de la rendre populaire, de la tremper dans le sang d’une guerre contre un ennemi du dehors. Il serait imprudent, à mon avis, d’essayer de rompre ce lien : momentanément disjoints par une force étrangère, les anneaux s’en ressoudraient d’eux-mêmes. Mais, dans une Allemagne vaincue, les princes confédérés, courbés hier devant l’Empereur, seraient peut-être les premiers demain à relever la tête et à contester à leur César humilié la toute-puissance dont il aurait mal usé.


VI

L’élévation de M. de Bethmann-Hollweg au poste de chancelier de l’Empire a été le triomphe de la bureaucratie. Après s’être adressé successivement à l’armée, à la haute noblesse et à la diplomatie, en cherchant des épaules assez fortes pour porter le pesant héritage de Bismarck, l’Empereur a dû se rabattre sur le fonctionnarisme prussien. C’est dans ses rangs que le cinquième chancelier a fait toute sa carrière depuis le grade d’assesseur, passant par les fonctions de président de province, de ministre de l’Intérieur de Prusse et de secrétaire d’Etat de l’Intérieur de l’Empire, vice-président, comme tel, du ministère prussien et remplaçant du chancelier. Moins de vingt-cinq ans lui ont suffi pour escalader tous les échelons de la hiérarchie administrative et pour devenir le deuxième personnage de l’État. La qualité d’ancien condisciple de Guillaume II à l’Université de Bonn n’a pas nui sans doute à la rapidité de cet avancement. Si, en France, chaque conscrit a dans sa giberne le bâton de maréchal, en Prusse chaque fonctionnaire à ses débuts pourra se dire, d’après l’exemple de M. de Bethmann-Hollweg, qu’il porte avec lui sa nomination de chancelier.

Quelles qualités éminentes ont déterminé le choix de l’Empereur et valu à ce bureaucrate distingué l’honneur de succéder au brillant prince de Bülow ? Quand on aura vanté son honnêteté, son application au travail, sa culture intellectuelle et l’austérité de ses principes religieux, on aura tout dit de son esprit. Si l’on y ajoute un visage ouvert, un abord sympathique et une taille de géant, le portrait sera complet. Amis et adversaires proclament que sa vie privée est inattaquable ; ils ont sincèrement plaint le chancelier, lorsque la mort est venue briser un bonheur conjugal exemplaire. Mais ce sont là pour un homme d’État, qui devrait jouer le premier rôle en Europe parmi ses confrères, des qualités de second ordre. Des vues politiques personnelles ne font certainement pas défaut à M. de Bethmann-Hollweg, quoiqu’elles ne soient pas aisées à découvrir. On pourrait peut-être les définir ainsi : pour le gouvernement intérieur, un conservatisme tempéré de doctrinarisme ou, si l’on préfère, un régime conservateur avec des tendances libérales très modérées ; à l’extérieur, un très large développement de l’influence, de la culture et de la langue allemandes, en concurrence avec les Français et les Anglais, qui savent mieux que les Allemands, — comme il l’a dit dans une lettre d’une inspiration élevée publiée par les journaux de Berlin, — propager au dehors leur civilisation nationale. Mais le chancelier ne possède pas deux dons qui semblent nécessaires dans son emploi : une éloquence naturelle et une volonté décidée.

Il est avant tout l’homme de l’Empereur, ou plutôt son fondé de pouvoirs, le véritable chancelier étant le souverain lui-même, dissimulé dans l’ombre de la Constitution. Caprivi, par son indépendance de caractère, Bülow, par le trop grand souci qu’il a eu de préserver son prestige personnel, avaient déçu Guillaume II. Avec Bethmann-Hollweg, rien de pareil ne paraît à craindre. Il se jetterait au feu, il monterait lui-même sur le bûcher, en holocauste à l’opinion publique, si, dans des circonstances critiques, son sacrifice était nécessaire pour sauvegarder la réputation de son maître, qu’il essaiera toujours de couvrir de sa responsabilité constitutionnelle. On l’appelle à Berlin le philosophe de Hohen-Finow, du nom de sa propriété. Philosophe, si l’on veut, par l’égalité d’âme avec laquelle il supporte les échecs de son administration, et dont il s’armera dans sa retraite, lorsque l’heure de la disgrâce aura sonné ; mais philosophe surtout par son indifférence ou son manque de fermeté en matière morale et politique. Sa complaisance à se plier aux exigences de la volonté impériale lui mériterait encore mieux le surnom de philosophe courtisan. Courtisans, ils le sont tous, d’ailleurs, à Berlin, ceux qui veulent, à tous les degrés de l’échelle, être honorés de la faveur ou de la confiance du souverain.

La position de M. de Bethmann-Hollweg auprès du Reichstag et son influence sur une assemblée aussi divisée ne sont pas comparables à celles dont a joui son prédécesseur. Il a vécu et il continue de vivre, isolé, au milieu de l’indifférence ou de l’hostilité des partis bourgeois, autrement dit monarchiques. Les libéraux, qui attendaient de lui une réforme promise, mais indéfiniment ajournée, de la loi électorale prussienne, le tiennent en suspicion, aussi bien au Landtag qu’au Parlement impérial. Le centre catholique ne pardonne pas à ce rigide protestant son refus de rendre à l’ordre des Jésuites la liberté d’enseigner, et les conservateurs ne le trouvent pas assez réactionnaire. Ils lui reprochaient surtout, il y a deux ans, la faiblesse avec laquelle il avait abandonné son projet de couverture financière de la dernière loi militaire, pour se rallier au contre-projet radical de la Commission du Reichstag. C’est pourquoi, au commencement de 1914, les jours ministériels de M. de Bethmann-Hollweg paraissaient comptés, lorsque la guerre est venue subitement interrompre les luttes des partis, et la voix du canon a fait taire toute critique dans la presse allemande comme à la tribune du Parlement.

Le chancelier est officiellement le ministre des Affaires étrangères de l’Empire. Mais la politique extérieure de l’Allemagne, la politique mondiale du prince de Bülow, était un champ trop vaste où se serait perdu son successeur, plus versé dans le maniement des affaires intérieures, s’il ne s’était laissé guider par un diplomate de carrière expérimenté, paré du titre de secrétaire d’Etat. Ce furent d’abord le baron de Schoen et M. de Kiderlen ; c’est maintenant M. de Jagow. Le chancelier était tenu toutefois de prononcer au Reichstag, à de certaines occasions, des discours sur la situation extérieure, tableaux brossés à grands traits, qui présentaient, dans un clair-obscur très étudié et soigneusement distribué, les événemens récens les plus importans. Ses discours, appris par cœur, semblaient gris et ternes, ainsi que le comporte sans doute ce genre de littérature. Ils n’avaient pas la clarté remarquable et l’accent de sincérité que sir Ed. Grey a su introduire dans des exposés analogues faits à la. Chambre des Communes.

M. de Bethmann-Hollweg, esprit conciliant, n’était pas dépourvu d’une ample dose de pacifisme. La nécessité d’une longue ère de paix, pour compléter l’admirable épanouissement industriel et commercial de l’Allemagne, ne pouvait pas échapper à sa perspicacité. Aussi est-ce vers lui que s’est retourné à plusieurs reprises, en dehors des pourparlers en cours, le diplomate éminent qui tenait tête à M. de Kiderlen dans la partie très serrée jouée autour du Maroc. Le Livre jaune de 1911 contient le compte rendu de quelques conversations de M. Jules Cambon avec le chancelier, et l’impression qui s’en dégage est que ce dernier désirait réellement une entente finale. Pour le règlement ultérieur d’autres questions épineuses, telles que la délimitation des concessions de chemins de fer et des sphères d’influence en Asie Mineure, c’est encore au chancelier que l’ambassadeur fit appel, lorsque les négociateurs allemands se montrèrent trop récalcitrans. Un rapprochement viable de son pays et de la Grande-Bretagne a été, d’autre part, le rêve dont M. de Bethmann-Hollweg se berçait le plus volontiers, sans l’arrière-pensée traîtresse, qu’aurait eue peut-être le prince de Bülow, d’en finir plus tard, au moment opportun, avec la suprématie navale anglaise. Rien ne nous autorise à croire qu’il n’y avait pas un fond de sincérité dans le langage de M. de Jagow, lorsqu’il a dit à sir Ed. Goschen[2], au cours de leur dernier et pénible entretien, « son poignant regret de voir tomber en poussière toute sa politique et celle du chancelier, qui consistait à faire amitié avec la Grande-Bretagne et, par elle, à se rapprocher de la France. »

Ce regret peut-il se concilier avec l’attitude vacillante de M. de Bethmann-Hollweg dans le conflit austro-serbe ? Je le crois. Ses préférences personnelles l’inclinaient vers une solution pacifique, mais cet homme faible s’est laissé forcer la main par le parti de la guerre et s’est courbé, comme d’habitude, devant la volonté de l’Empereur, d’autant plus qu’il n’était qu’un instrument, ignorant sans doute des véritables desseins qui se cachaient au fond de la pensée impériale. Quand il a vu où cette politique de casse-cou allait entraîner l’Allemagne, au lieu de résister et de protester, son dépit s’est tourné contre l’Angleterre qui avait détruit toutes les illusions dont on se repaissait à Berlin, en ne restant pas indifférente et impassible devant la violation de la neutralité belge. Alors le philosophe de Hohen-Finow s’est changé en un irascible Teuton ; ce qu’il y a de rudesse prussienne dans ses veines, mélangée à son sang francfortois, est apparu subitement à la surface, et le calme professionnel de l’homme d’État, habitué à maîtriser ses nerfs, a fait place à un emportement dramatique.

Il est aisé de s’imaginer, d’après le vivant rapport de sir Ed. Goschen à sir Ed. Grey, la scène historique qui s’est jouée, après la déclaration de guerre de l’Angleterre, dans le cabinet de travail du palais de la Wilhelmstrasse, le 4 août 1914, ainsi que l’attitude des deux acteurs : le chancelier, la face empourprée de colère dans sa barbe grise, sa haute taille penchée vers son interlocuteur, et celui-ci gardant sur ses traits pâles tout son sang-froid britannique. En exhalant son indignation, l’Allemand trouva des phrases plus expressives et plus colorées qu’on ne devait s’y attendre de sa part.

La neutralité belge, un chiffon de papier, a scrap of paper ! Ces mots malheureux resteront toujours accolés à la personne’ et à la mémoire de M. de Bethmann-Hollweg. Cet homme d’une vaste culture, ayant le sens de la justice et du droit à un plus haut degré que beaucoup de ses compatriotes, nous a montré que le respect des traités n’existait plus pour lui, sitôt qu’un avantage stratégique commandait de les violer. L’inviolabilité, l’indépendance et le droit de vivre des petits États n’ont pas plus de valeur à ses yeux que les accords internationaux qui les consacrent. Le même jour, au Reichstag, le chancelier avoua sans détours, — franchise qu’il regrette aujourd’hui, — « que le gouvernement impérial avait commis un attentat contre le droit des gens par l’envahissement de la Belgique. Mais, disait-il, nécessité ne connaît pas de loi, et il cherchait à s’excuser, en prêtant, sans vraisemblance et sans preuves aucunes, un dessein semblable aux Français. Donc la Belgique n’avait qu’à se laisser violer paisiblement ; on l’indemniserait après coup !

Quelle triste désillusion pour ceux qui, croyant connaître M. de Bethmann-Hollweg, ne l’auraient jamais considéré comme un politique sans scrupules ! Il aurait pu être, à défaut d’un grand ministre, le garant de la signature de la Prusse et le gardien de l’honneur du jeune Empire allemand. Un geste de l’Empereur a suffi pour qu’il devint l’apologiste empressé d’un forfait. Son langage dans cette circonstance tragique a été celui d’un homme de cour sans conscience et sans courage, non celui d’un homme d’État. Prendre son parti avec une pareille philosophie d’un acte honteux pour l’Allemagne, ce n’est pas le fait d’un philosophe patriote et indépendant, c’est le fait d’un courtisan philosophe.


VII

Quitter Rome pour Berlin, le beau palais Caffarelli sur le Capitole pour le modeste pavillon affecté dans la Koniggraetzerstrasse au logement du secrétaire d’Etat aux Affaires étrangères, le ciel léger et le gai soleil de la campagne romaine pour les brumes froides de la Sprée, et, par-dessus tout, perdre une quasi indépendance pour devenir le serviteur assidu de l’Empereur et le conseiller habituel du chancelier, c’est un dur sacrifice à exiger d’un diplomate allemand, lorsqu’il est parvenu, jeune encore, au comble de ses ambitions et à l’apogée de sa carrière. Aussi comprend-on que M. de Jagow ne se soit pas résigné sans résistance aux honneurs ministériels, et qu’il n’ait recueilli la.succession de M. de Kiderlen que sur l’ordre réitéré de Guillaume II.

Le nouveau secrétaire d’Etat était, paraît-il, l’enfant gâté de la haute société de Rome. Mais possédait-il l’art difficile de lire dans l’âme des ministres italiens et de pénétrer leurs secrets ? L’expédition de Libye a été préparée, sans que l’ambassadeur de l’empereur allemand, du membre le plus important de la Triplice, en ait eu connaissance. On l’a placé, comme ses collègues, devant un fait accompli, tant on craignait à la Consulta le veto du gouvernement impérial à cette première tentative de démembrement de la Turquie, cliente et protégée de l’Allemagne. Malgré cela, depuis la rentrée de M. de Jagow à Berlin, jamais le crédit de l’Italie n’y parut plus solide. Elle y possédait, maintenant, disait-on, deux représentans au lieu d’un : l’ambassadeur de S. M. le roi Victor-Emmanuel et le secrétaire d’État aux Affaires étrangères, fidèle à ses sympathies italiennes.

Cette grande amitié entre Rome et Berlin n’a pas empêché le Cabinet du Quirinal de garder la neutralité dans la guerre des nations. Il est vrai que M. de Jagow avait rendu aux Italiens la monnaie de leur pièce, en ne les informant pas du complot tramé contre la Serbie, et qui devait avoir de dangereuses conséquences pour leurs intérêts dans la péninsule balkanique, pour le maintien de l’équilibre entre les ambitions autrichiennes et leurs propres aspirations. Les trois Puissances étaient tenues par leur pacte d’alliance de se communiquer mutuellement leurs projets. L’Italie a excipé de ce manque d’exécution du traité, et elle a allégué en même temps le caractère défensif de la Triplice pour rester en dehors d’une lutte où les agresseurs étaient incontestablement ses alliées.

A la Wilhelmstrasse, M. de Jagow a semblé d’abord un peu dépaysé, restant sur la réserve vis-à-vis du corps diplomatique étranger, presque sur la défensive, comme s’il redoutait des questions indiscrètes. La situation européenne était, du reste, pleine d’incertitudes et de périls. La guerre des Balkans battait son plein. Le gouvernement impérial, répondait au sentiment public allemand, paraissait soucieux de conserver l’accord entre les grandes Puissances, spectatrices inquiètes de l’écroulement de la Turquie. L’intelligence du secrétaire d’Etat dut activement s’employer, d’abord à calmer et à morigéner l’Autriche-Hongrie, et ensuite à l’aider, de concert avec l’Italie, à obtenir des compensations qui eussent l’apparence de succès diplomatiques, l’interdiction aux Serbes de l’accès de l’Adriatique, l’abandon de Scutari par le Monténégro et la constitution d’une Albanie indépendante. Il ne s’est séparé d’elle qu’au moment où elle a essayé en vain de remettre encore en question la paix balkanique, définitivement signée à Bucarest.

A l’égard de la France, obéissant, on peut le supposer, à des ordres supérieurs, M. de Jagow se montrait sans aménité. Sa réponse, lors de l’interpellation au Reichstag sur l’incident de Nancy, dépassait le ton permis à la mauvaise humeur officielle. Peut-être y avait-il, dans sa façon hâtive et malveillante de juger des faits non encore établis, un secret désir de complaire aux sentimens hostiles à la République française de la majorité du Parlement impérial et de gagner sa faveur. Les débuts du nouveau secrétaire d’Etat, comme orateur, avaient manqué d’éclat. Lui-même avouait avec franchise la crainte qui le tenaillait, lorsqu’il devait parler en public. Comme la plupart des diplomates, ses confrères, il n’a pas le don de l’éloquence, et chez lui la plume vaut mieux que la parole.

Ce petit homme intelligent, d’un aspect extraordinairement jeune, quoiqu’il ait dépassé maintenant le tournant de la cinquantaine, d’une mise toujours soignée et d’une grande politesse de manières, doué, de plus, de goûts artistiques, est l’antithèse de M. de Kiderlen. Celui-ci, un Souabe à la forte carrure, très mal élevé, mais bon enfant, avait une brusquerie déconcertante que rachetait parfois un humour jovial. Par un côté pourtant, ces deux Allemands, le Prussien et le Wurtembergeois, se ressemblaient ; c’était par leur dédain des petites nationalités et leur parfait mépris des États secondaires. Tous les jeudis, arrivait ponctuellement dans chaque légation une lettre autographiée annonçant qu’à son grand regret le secrétaire d’Etat ne pourrait pas recevoir le ministre étranger le lendemain, jour fixé pour la réception des envoyés extraordinaires. Dans d’autres pays, on ne fait pas de différences entre les ambassadeurs et les ministres plénipotentiaires ; ces derniers trouvent le même accès que leurs grands collègues auprès du chef du département des Affaires étrangères, dont le temps est aussi précieux que celui du secrétaire d’Etat de l’Empire allemand. A quoi bon, se disait probablement M. de Jagow, comme l’avait fait avant lui M. de Kiderlen, recevoir ce menu fretin de diplomates ? S’ils ont une affaire urgente à traiter, qu’ils téléphonent pour demander une audience ! Mais converser chaque semaine avec eux sur l’état de l’Europe, subir leurs questions, être obligé d’y répondre, quelle perte de temps inutile ! En quoi la politique générale intéresse-t-elle ces messieurs ? Quant à m’enquérir auprès d’eux de ce qui se passe dans leurs petites capitales, je n’en ai nul besoin ; il me suffit de lire les excellens rapports des agens impériaux auprès des cours inférieures.

Eh bien ! non, monsieur le secrétaire d’Etat, ces sources d’informations n’étaient pas suffisantes. Si vous aviez mieux connu l’état des esprits en Belgique, l’attachement passionné des Belges à leurs libres institutions, leur résolution inébranlable de résister à toute pression étrangère, de quelque côté qu’elle vint, et de défendre jusqu’à la mort leur indépendance et leur neutralité, qui avaient à leurs yeux autant de prix qu’en peut avoir pour les Allemands leur unité nationale ; si vous aviez su tout cela, peut-être auriez-vous mis en garde votre Empereur contre les mécomptes, contre les dangers d’une invasion brusquée du petit pays voisin et ami. Vous ne passez pas vous-même pour un batailleur. Vous êtes trop expérimenté et trop clairvoyant, d’autre part, pour n’avoir pas entrevu, mieux que les professionnels de l’état-major, les développemens de la crise européenne qu’ils allaient déchaîner. Mais vous n’aviez pas été appelé à Berlin, me diriez-vous, pour y faire entendre des conseils. Votre fonction consistait à exécuter les instructions de votre souverain. C’est justement d’avoir consenti à jouer un rôle aussi effacé dans cette convulsion mondiale, provoquée par la politique de l’Empereur, qui vous sera reproché, quand les responsabilités de chacun seront établies…

Il est une question sur laquelle M. de Jagow n’aurait jamais pu s’accorder avec le représentant de la Belgique, c’est la question coloniale qui tenait une large place dans les préoccupations du ministère des Affaires étrangères. Un jour, quelques mois avant la guerre, dans une conversation intime, le secrétaire d’État exprima l’avis que le roi Léopold avait été trop favorisé au moment du partage de l’Afrique centrale à la conférence de Berlin ; que Bismarck s’était montré trop généreux à son égard, et que la Belgique n’était pas assez riche pour mettre en valeur le vaste empire qu’elle avait hérité de son grand souverain ; c’était une entreprise au-dessus de ses moyens financiers et de ses forces d’expansion ; elle serait obligée d’y renoncer. L’Allemagne, au contraire, ne possédait en Afrique qu’un lot insuffisant eu égard à sa puissance colonisatrice, à ses ressources inépuisables et aux exigences de son commerce ; un nouveau partage paraissait donc nécessaire. M. de Jagow, en développant cette opinion, essaya de faire partager à son interlocuteur son mépris pour les titres de propriété des petits États ; seules, les grandes Puissances avaient, selon lui, le droit et le pouvoir de coloniser. Il dévoila même le fond de sa pensée : les petits États ne pourraient plus jouir, dans la transformation qui s’opérait en Europe au profit des nationalités les plus fortes, de l’existence indépendante qu’on leur avait laissé mener jusqu’à présent ; ils étaient destinés à disparaître ou à graviter dans l’orbite des grandes Puissances.

Ces propos inquiétans n’ont pas été tenus, bien entendu, au ministre de Belgique, mais à un ambassadeur d’un pays étranger. Tout finit cependant par transpirer dans les coulisses diplomatiques d’une grande capitale ; les vues personnelles de l’homme qui dirige nominalement la politique extérieure y sont tôt ou tard divulguées aux intéressés, surtout à Berlin, où un certain nombre de chefs de mission se sentaient plus ou moins solidaires, parce que leurs pays étaient plus ou moins menacés par le colosse germanique, dont ils surveillaient la croissance et les appétits avec une vigilance bien naturelle.

Si l’on rapproche cette conversation de M. de Jagow de son dernier entretien avec sir Ed. Goschen, où il a regretté la faillite de sa politique d’amitié avec l’Angleterre et de réconciliation avec la France, on devine aussitôt quelles conditions M. de Bethmann-Hollweg et lui, ces deux pacifistes, auraient mises à la consolidation d’un pareil accord. Il aurait fallu abandonner de bonne grâce à l’Allemagne les petits États qui l’empêchent de se développer le long de la mer du Nord et la gênent pour respirer à son aise ; il aurait fallu consentir à ce qu’elle les fit entrer un jour ou l’autre, de gré ou de force, dans la fédération germanique ; qui serait devenue ainsi le grand empire, héritier de l’empire lointain du Moyen Age, rêvé par les intellectuels allemands.


VIII

Lorsqu’on longe la Wilhelmstrasse en venant des Linden, on voit à droite une longue construction vétuste à un seul étage, du style démodé des premières années du XIXe siècle. Elle parait bien nue et bien modeste à côté des hôtels du siècle précédent qui l’encadrent et des palais modernes des administrations impériales qui lui font vis-à-vis. Ce vieux bâtiment n’est autre que le ministère des Affaires étrangères, l’ « Auswärtiges Amt » de l’Empire. C’est là qu’ont été prémédités, il y a cinquante ans, les changemens pratiqués à coups d’épée par les Hohenzollern dans la carte de l’Europe, là qu’est le véritable point de départ de leur puissance impériale. Gravissez les marches de l’escalier de pierre, vous respirerez en entrant cette odeur vénérable que laissent les dossiers et les paperasses dans un édifice ancien et mal aéré. Suivez le couloir central qui le divise. Un huissier bienveillant vous guidera jusqu’à la porte d’un cabinet qui n’est pas beaucoup plus grand qu’une cellule, et vous vous trouverez en présence du sous-secrétaire d’État.

M. Zimmermann est un blond Germain à la moustache militaire, au sourire aimable que ne dément pas la cordialité de son accueil. Ce haut fonctionnaire est un self made man dans toute la force du terme. Après qu’il a eu rempli avec distinction des fonctions consulaires en Extrême-Orient, son mérite l’a fait appeler à l’Office central et l’a porté jusqu’au poste élevé où, par sa puissance de travail et son jugement sûr, il a gagné la confiance du chancelier et de deux secrétaires d’Etat successifs, ainsi que les bonnes grâces de l’Empereur. Tout le monde pense à Berlin que l’ascension de M. Zimmermann ne s’arrêtera pas en si beau chemin.

On pourrait le nommer avec raison la providence des diplomates. Les chefs de mission et les chargés d’affaires, en quête de nouvelles et à court d’informations, s’adressent à lui, afin de pouvoir renseigner leurs gouvernemens sur les faits qui les intéressent. Le sous-secrétaire d’Etat ne leur dit que ce qu’il faut dire, sans trahir les secrets de la chancellerie impériale, mais cela suffit pour les mettre sur la trace de la vérité, car ses renseignemens sont toujours exacts.

Est-il possible de deviner quel est son sentiment intime au sujet de la guerre ? Est-ce faire injure à son patriotisme que de douter qu’il ait été très persuadé de sa nécessité ? La réponse est difficile, car c’est un sujet sur lequel tout Allemand susceptible de franchise, s’il n’est pas imprégné d’un incurable pangermanisme, évitera aujourd’hui de se prononcer devant un étranger. Ce que je puis affirmer, sans risquer d’être contredit, c’est que le sous-secrétaire d’Etat n’était pas un partisan convaincu de la politique des alliances, ce legs de Bismarck, et qu’il en mesurait les entraînemens et les dangers. Que de fois, pendant la crise balkanique, l’a-t-on vu de mauvaise humeur contre le Cabinet de Vienne, indocile aux bons conseils télégraphiés de Berlin ? Lorsque j’ai pris congé de lui, avant de regagner mon malheureux pays déjà, envahi par les avant-gardes allemandes, il m’a dit d’un ton sincère et désolé : « Ah ! cette guerre est bien la fin de la politique des alliances ! » Que de désillusions ou de regrets étaient contenus dans cet aveu !

D’un autre côté, ses relations suivies avec les directeurs des grandes sociétés financières, avec les magnats de l’industrie et du commerce, invités à sa table de célibataire en même temps que des diplomates étrangers, devaient faire supposer à ces derniers que leur amphitryon partageait les idées pacifiques de ses convives allemands. La continuation du vigoureux développement de l’industrie nationale exigeait la continuation de la paix. C’est une vérité indiscutable qu’on ne saurait trop répéter. Bien plus, la continuation de la paix aurait suffi aux Allemands pour devenir, par leur esprit d’organisation, par leur méthode, par leur travail opiniâtre, les premiers dans presque tous les domaines où s’exerce la concurrence entre nations, les maîtres des principales productions industrielles, et pour acquérir en Europe une hégémonie économique incontestable qu’ils ont été follement demander à une guerre incompatible avec les progrès de la civilisation. Comment un homme aussi éclairé que M. Zimmermann, aussi au courant des desiderata du monde industriel allemand, n’aurait-il pas été un pacifiste ?

La tâche principale des dirigeans du ministère des Affaires étrangères est la même dans toutes les grandes capitales. Il faut être un Bismarck pour préparer de longue main, en conduisant la politique extérieure de son pays, des guerres successives, et son excuse est qu’elles étaient nécessaires à la fondation de l’unité allemande. Son but atteint, le tout-puissant ministre a remis l’épée de la Prusse au fourreau et s’est appliqué à consolider la gloire acquise et les conquêtes réalisées. Le ministère des Affaires étrangères de Berlin ne peut être honnêtement soupçonné d’avoir travaillé dans l’ombre contre le maintien d’une politique de paix, la politique des vingt dernières années du vieux chancelier. Eviter des conflits inutiles, dissiper les nuages dès qu’ils s’amoncelaient en quelque coin de l’horizon, prévenir les conséquences effroyables d’une conflagration européenne, c’étaient bien là, durant ces dernières années, le noble devoir et la tâche ingrate des diplomates, dans le rôle de vigie ou de pilote qu’ils remplissaient à l’étranger ou a la tête du département central. Ces hautes obligations morales, on a dû chercher à s’y conformer à la Wilhelmstrasse comme ailleurs, avec des alternatives de courtoisie et de rudesse, avec des inégalités d’humeur trop apparentes, mais avec des intentions sincères.

Alors un problème embarrassant se pose : en présence des aspirations indéniables d’une partie de la nation allemande, de ses désirs évidens d’expansion, comment le ministère des Affaires étrangères proposait-il de leur donner satisfaction ? Avait-il en vue une politique pacifique d’un genre particulier ?

Un livre et une brochure parus à Berlin en 1913, à l’occasion du jubilé des vingt-cinq années de règne de l’Empereur, nous donnent la clef de l’énigme. Ils éclairent d’un jour discret et suffisant la politique d’expansion recommandée à la Wilhelmstrasse.

Le livre, l’Allemagne impériale, est l’œuvre du prince de Bülow, qui a rompu le silence où il se renfermait dans sa retraite pour retracer l’histoire de la politique de l’Empire pendant un quart de siècle et indiquer la voie qu’elle devrait continuer de suivre tant à l’intérieur qu’au dehors.

Suivant la thèse de l’ex-chancelier, l’Allemagne actuelle ne peut plus s’en tenir à la politique continentale de Bismarck et obéir aux préceptes légués par lui à ses successeurs. Elle doit se frayer de nouveaux et de plus larges chemins, en raison des progrès accomplis depuis trente ans. La population a augmenté de vingt millions d’âmes pendant ce laps de temps, et l’industrie, favorisée par un accroissement énorme de bras, a traversé les mers afin d’écouler dans le monde entier ses produits que le marché intérieur n’était plus à même d’absorber. La production industrielle a nécessité la création d’une flotte commerciale, dont les unités se multiplient d’année en année, et le développement de la marine marchande a entraîné la construction d’une flotte de guerre imposante. Entreprise difficile, car il était impossible de ne point éveiller la jalousie de l’Angleterre et il fallait se garder, pour réussir, de provoquer son hostilité. L’Angleterre voit de mauvais œil la croissance de toute puissance navale, ambitieuse de lui disputer un jour l’empire des mers. Ce n’est pas là ce que cherchait l’Allemagne, comme jadis s’y sont essayées la France de Louis XIV et la République des Provinces-Unies. Quoique la flotte allemande soit devenue, en quelques années, la seconde de l’univers, elle n’a pour mission que de veiller sur les intérêts et le commerce germaniques, d’empêcher qu’ils ne soient molestés. De même que l’industrie allemande, de nationale et d’intérieure qu’elle était autrefois, est devenue internationale, de même la politique allemande, d’européenne qu’elle était au temps de Bismarck, n’ayant alors d’autre objectif que de garder à l’Allemagne la place qui lui revenait au premier rang des Puissances du vieux continent, est devenue, elle aussi, internationale. M. de Bülow a soin d’insister sur le rôle purement défensif qui est assigné à la flotte impériale et, pour nous rassurer sur le but pacifique que poursuivait la politique nouvelle de l’Empire, il cite le passage suivant d’un discours, prononcé par lui au Reichstag le 6 novembre 1906 : « C’est la tâche de notre génération de maintenir en même temps notre position sur le continent, qui est la base de notre position internationale, et de protéger nos intérêts au dehors, aussi bien que de poursuivre une politique internationale prudente, sensée et sagement limitée, de telle sorte que la sécurité du peuple allemand ne coure pas de dangers et que l’avenir de la nation ne soit pas compromis. »

Conseils pleins de sagesse ! Mais ces mots, « politique internationale, » « politique d’outre-mer, » « politique mondiale, » qui reviennent continuellement sous la plume de l’ex-chancelier, ne disent rien de précis à notre esprit latin épris de clarté. Une politique mondiale ou internationale consistait-elle, par exemple, à protéger, par la présence de quelques croiseurs sur les côtes du Mexique, les résidens et le commerce allemands que menaçait la rivalité de Huerta et de Carranza ? Ou bien fallait-il appeler du même nom la politique qui a dicté l’envoi d’une escadre dans les mers de Chine, pour s’emparer de Kiau-tchau et de Tzingtau et obtenir de vive force du gouvernement chinois la concession d’une station navale et d’un riche territoire minier, avec la faculté d’y ériger des défenses formidables ? M. de Bülow a senti lui-même le besoin d’éclairer un peu pour ses lecteurs ce que sa pensée a d’obscur. Il nous laisse entendre que l’Allemagne possède maintenant les moyens, non seulement de protéger ses intérêts, de résister à une agression, mais aussi de développer partout sa position, spécialement en Asie Mineure et en Afrique.

La brochure, intitulée : La Politique mondiale et pas de guerre, « die Weltpolitik und kein Krieg, » est plus explicite. Elle ne porte pas de signature, mais sa publication a eu lieu, suivant la version accréditée dans les milieux politiques de Berlin les mieux informés, sous les auspices du ministère des Affaires étrangères, qui n’en a pas désavoué la paternité.

L’auteur anonyme nous expose d’abord les raisons pour lesquelles une guerre continentale ne parait plus à redouter. La confédération balkanique s’est dissoute dans le sang, et les alliés d’hier, devenus des adversaires irréconciliables, mettront du temps, ainsi que la Turquie, à panser leurs blessures et à réparer leurs forces. La France est assez occupée par la pacification du Maroc pour ne vouloir point de complication européenne. La Russie s’oriente de plus en plus vers l’Asie centrale. Les relations anglo-allemandes s’améliorent de jour en jour. L’Allemagne s’applique à augmenter sa puissance industrielle et commerciale ; elle a engagé de grands capitaux dans ses entreprises de chemins de fer en Asie Mineure, mais elle ne doit pas les étendre démesurément, par suite de l’impossibilité où elle serait de les protéger en cas de guerre. L’Allemagne n’est pas une puissance méditerranéenne ; sa flotte, pour défendre les concessions de ses nationaux en Anatolie et en Syrie, serait obligée de passer sous le canon de Gibraltar, de Malte et de Bizerte.

Reste l’Afrique. Sir Ed. Grey a dit au Parlement que l’Angleterre ne s’y opposerait pas à une extension de la colonisation allemande, car elle ne songe pas elle-même à acquérir de nouvelles colonies. Le Portugal et la Belgique ne sont pas en état de coloniser leurs domaines africains : le premier, à cause de sa situation financière et de ses discordes civiles ; la seconde, parce qu’elle ne veut pas débourser les sommes nécessaires pour mettre en valeur le Congo, qu’elle a annexé sur la promesse illusoire qu’il ne lui coûterait pas de sacrifices. Le capital allemand et l’aptitude colonisatrice de la race allemande, ses capacités commerciales et son esprit d’entreprise, sont seuls à même d’introduire la civilisation au cœur du continent noir et d’en exploiter les richesses. La coopération allemande est donc indispensable aux Belges, comme aux Portugais. Elle peut s’établir dans leurs colonies sous une forme analogue à celle que revêt l’action de la France en Tunisie et au Maroc ou celle de la Russie en Perse. Ce seraient une pénétration et un développement pacifiques, auxquels les Belges sont trop hommes d’affaires pour ne pas s’associer, si les Portugais n’en comprennent pas clairement la nécessité.

Nous voilà fixés. La politique mondiale ou internationale, telle qu’on la concevait dans les bureaux de la Wilhelmstrasse en 1913, était une politique d’extension coloniale, poursuivie par des moyens pacifiques.

Dès l’hiver suivant, le gouvernement impérial entamait avec le Cabinet de Londres des négociations pour le partage des sphères d’influence britannique et allemande dans les colonies portugaises de l’Afrique ; à la première aurait été réservé le Mozambique, à la seconde l’Angola. Sans attendre que ces négociations eussent abouti, un comité d’études se constituait à Hambourg, en vue de l’exploration des richesses agricoles et minières de la province d’Angola et de grandes banques aile-mandes cherchaient à s’assurer la haute main sur le chemin de fer de Lobito-bay, allant de la côte portugaise au Katanga belge.


J’ai essayé dans les pages précédentes de caractériser, en traçant le portrait des dirigeans de la politique extérieure de l’Allemagne, les vues personnelles de chacun d’eux, telles qu’elles me sont apparues, d’après leurs actes, leurs déclarations ou leurs manifestations occasionnelles : se berçant, chez le chancelier, de l’espoir de conserver, quoi qu’il arrivât, des relations amicales avec l’Angleterre, faisant bon marché avec M. de Jagow de l’existence des petites nationalités, se contentant, dans l’esprit plus pratique du sous-secrétaire d’Etat et des fonctionnaires du ministère des Affaires étrangères, d’agrandissemens coloniaux immédiats et de l’ouverture de champs nouveaux à l’activité industrielle des Allemands. Mais au-dessus de ces idées particulières planait la volonté encore obscure de l’Empereur. Lorsqu’elle s’est révélée dans les tragiques derniers jours du mois de juillet, elle n’a rencontré chez ces Messieurs qu’un égal empressement à lui obéir.


BEYENS.

  1. Voyez la Revue du 1er mars.
  2. Rapport de sir Ed. Goschen à sir Ed. Grey du 8 août 1914, publié par le gouvernement britannique. {Great Britain and the european crisis.)