La Famille et la jeunesse d’Henri de Rohan/02

La Famille et la jeunesse d’Henri de Rohan
Revue des Deux Mondes, 3e périodetome 33 (p. 589-619).
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LA
FAMILLE ET LA JEUNESSE
D’HENRI DE ROHAN

II..[1]
ROHAN SOUS LE RÈGNE D’HENRI IV. — LES PRÉLUDES DE LA GUERRE CIVILE.


I

Henri de Rohan montra dans sa jeunesse peu de dispositions à l’étude ; il disait de la langue latine qu’il ne pouvait se persuader qu’elle fût nécessaire pour faire un grand homme ; il ne sut jamais le grec et apprit l’italien avec peine, bien qu’il réussit à l’écrire fort élégamment : l’histoire, la géographie, les mathématiques étaient, suivant lui, la véritable science d’un prince. L’histoire surtout était sa passion, et il donnait à Plutarque tout le temps qu’il dérobait aux exercices du corps, où il excella de bonne heure. A l’exemple des héros de Plutarque, il travailla dès sa jeunesse à se rendre frugal, indomptable à la fatigue, maître de ses passions. Sa mère l’éleva durement ; il endurcissait son corps à la chasse, passait des nuits sans sommeil, des jours sans manger, ne buvait jamais que de Veau, habitude qu’il conserva toute sa vie. Il se croyait appelé à de grandes choses et avait choisi pour ses modèles Épaminondas, Scipion et César. Il ne songeait point aux plaisirs, ses mœurs restèrent toujours austères, dans un temps où la facilité des mœurs était générale et où la sévérité huguenote se laissait aussi volontiers corrompre que la vertu catholique.

Rohan et son frère Soubise eurent pour gouverneur Daniel Durant, frère de Samuel Durant, pasteur de Charenton, théologien et sermonnaire protestant, dont Tallemant des Réaux dit « qu’il savait, était hardi et avait l’esprit agréable et plaisant. » Daniel Durant avait disputé à Du Moulin la chaire de philosophie à l’université de Leyde et s’était consolé d’être vaincu en rouant son adversaire de coups. Il avait quitté les belles-lettres pour les armes et avait suivi M. de Béthune à Rome, où il s’attira quelques fâcheuses affaires par sa violence.

Il sut inspirer une véritable amitié à Rohan et à son frère, qui le gardèrent toujours pour conseiller. Il n’est connu dans l’histoire des troubles religieux que sous le nom de Hautefontaine. L’ancien précepteur de Rohan devint dans la suite un de ses ambassadeurs et même un de ses lieutenans pendant la guerre civile.

Le jeune vicomte de Rohan fit ses premières armes au siège d’Amiens en 1597 ; il eut un jour un cheval tué sous lui et étonna les plus vieux capitaines par son intrépidité froide et hautaine. La campagne terminée et la paix signée à Vervins en 1598, plutôt que de perdre son temps à la cour, il résolut de compléter son éducation en allant visiter les principaux pays de l’Europe. On a le journal de ce voyage, commencé dans les premiers mois de l’année 1598 et fini en 1600[2].

Cette relation, écrite d’un style qui ne fait guère pressentir l’auteur des fameux Mémoires, ne ressemble en rien à ce que serait aujourd’hui le journal d’un jeune homme de vingt ans. Le voyageur semble n’avoir d’autre objet que d’observer toute chose en militaire et en politique ; il ne s’intéresse qu’à l’assiette des places fortes et aux ressorts du gouvernement. Si en Italie il décrit des ruines et des monumens, c’est un sacrifice qu’il fait au respect de l’antiquité classique. A Rome, il ne voit que la Rome ancienne ; ses yeux sont fermés sur la Rome des papes, sur Raphaël, sur Michel-Ange, sur les merveilles de la renaissance, soit que sa ferveur huguenote lui commandât un silence iconoclaste, soit que son esprit fût rebelle à tout ce qui n’avait point d’utilité directe ou indirecte. Il est toujours sec, précis, il prend ses notes comme un fourrier d’armée ; il ne trahit aucune émotion devant les plus grands spectacles de la nature ni devant les plus belles œuvres de l’art. Il avait songé un moment à pousser jusqu’en Orient. Les huguenots étaient des politiques et s’occupaient volontiers du Grand Turc ; Coligny avait en 1566 envoyé une ambassade à Constantinople et le Grand Sultan Soliman avait recherché son amitié. Rohan dit qu’il avait projeté d’aller voir l’empire des Turcs, « non par superstition, comme la plupart de ceux qui, faisant ce voyage, y vont seulement pour voir Jérusalem. » Il dut se contenter de se promener dans le pays de la chrétienté ; il décrit le gouvernement de Strasbourg, avec ses ammeisters roturiers, ses statmeisters nobles et ses cinq conseils. Il n’y a rien encore chez lui qui sente le républicain : « Je n’ai, dit-il, pris la peine de décrire ce bizarre ordre de république que par bizarrerie aussi, et non pour approuver cet état populaire. Tout ce que j’en ai le mieux aimé, c’est la bonne chère qu’on m’y a faite, et tout ce que je veux que ma mémoire en réserve, c’est le souvenir de plusieurs belles choses que j’y ai vues, qui seraient autant dignes d’un grand roi que telle populace est indigne d’elles. » Il s’étonne que les Strasbourgeois n’aient point de canon de batterie : « Leur raison tient fort du roturier ; car, à ce qu’ils disent, ils ne veulent attaquer personne, mais seulement se défendre. »

Rohan visita à Heidelberg l’électeur palatin, à Mayence l’électeur ecclésiastique, à Stuttgart le duc de Wurtemberg, à Munich le duc de Bavière. Il entra en Italie par le Tyrol, « se réjouissant de sortir de la « petite barbarie et buvette universelle. » Il vit Padoue, Venise, « un des cabinets des merveilles du monde, » où il demeura un mois ; du château de Milan il dit : « C’est la plus accomplie forteresse que j’aie jamais vue, n’y manquant rien, à mon jugement, sinon que la garnison n’est pas française. » Pavie lui arrache un soupir, et il s’écrie en songeant à « Monsieur de Bourbon, par qui le roi François fut pris et défait, » que « la nation française ne pouvait être vaincue que par elle-même. »

Toute la relation du voyage d’Italie sent à la fois l’écolier ignorant qui passe sur les chemins de l’antiquité et le gentilhomme qui cherche d’anciens champs de bataille français. Il y a un tour plus original dans la relation du voyage d’Allemagne et de Hollande. ce Lequel pays, dit-il en parlant de l’Allemagne, encore qu’il soit le seul qui reste sujet à l’empire, je le trouve le plus libre de l’Europe. Car, outre toutes les villes et républiques qui en effet ne doivent que ce qu’elles veulent audit empire, les princes ont une espèce de liberté, parce qu’ils ne rendent respect ni obéissance qu’en ce qu’il leur plaît à l’empereur. » Mais Rohan se plaît surtout aux Pays-Bas, particulièrement en Hollande. Il s’étend avec de grands détails sur les villes de ce pays, qui lui semble une merveille. Amsterdam le séduit autant que Venise. De Hollande il passa en Angleterre ; il fut reçu avec beaucoup de courtoisie par la reine Elisabeth. En Écosse, le roi Jacques, le traitant en cousin, lui demanda d’être parrain d’un enfant qui lui naissait et qui devait s’appeler plus tard Charles Ier. Rohan voit dans Jacques celui qui a mission de réduire « toute cette belle isle de la Grande-Bretagne sous un même Dieu, une même foi, une même loi, un même roi. » Il vante, avec un enthousiasme un peu juvénile, « la façon de vivre politique et particulière du roi d’Écosse, ses mœurs, ses actions, l’excellence de son esprit, son savoir et son éloquence. »

La relation de voyage finit par une suite de ces parallèles auxquels on se plaisait autrefois, et qui rappellent les parallèles de Plutarque ; Rohan compare l’Allemagne à l’Italie, la France à l’Angleterre, l’Écosse à la Bohême, la république de Venise à la république des Pays-Bas. Un penchant secret l’entraîne vers la Hollande et vers Venise, deux républiques aristocratiques ; il admire surtout la Hollande, parce qu’elle est guerrière, parce qu’elle est un des boulevards de sa foi. Venise n’emploie que des mercenaires et « les armes auxiliaires ou mercenaires sont aussi infidèles que les naturelles sont fidèles. » Venise est la plus heureuse ; la Hollande est toujours menacée d’un des plus puissans princes du monde, mais ce péril même la grandit à ses yeux.

L’aristocratie française lui semble plus fortunée que l’anglaise « tant parce que celle-ci paie taille comme le peuple, qu’aussi pour la rigueur de justice qui est si ordinairement exercée contre eux, qu’il y en a qui tiennent à beaucoup d’honneur et prennent la grandeur de leur maison par le nombre de leurs prédécesseurs qui ont eu la tête tranchée, au lieu que cela est fort rare parmi nous. » Richelieu n’avait pas encore tenu le pouvoir quand Rohan écrivait ces lignes, et l’on voit que le jeune prince avait vu la cour d’Henri IV, quand il vante « les privilèges de la noblesse en France, sa liberté, la familiarité dont le roi en use envers elle, au lieu de la superstitieuse révérence que les Anglais rendent à leur roi. » Il est sévère pour la nation française « tenue fort courageuse, fort clémente, fort civile et fort spirituelle : vertus qui sont combattues de grande légèreté, inconstance, insolence ; vanité et outrecuidance. » Il l’est encore plus pour les Anglais : « Ils sont cruels, vindicatifs, superbes, gens qui s’offensent aisément et pardonnent difficilement ; qui en somme (je parle de la plupart) ont pour patron l’Italie ; mais comme n’ayant pas tant d’esprit, n’ont pas si bonne grâce au prix d’eux, à déguiser leurs mauvaises conceptions. » Ce journal montre en somme un jeune prince sérieux, né pour le commandement, soucieux de connaître le fort et le faible des états, amoureux surtout de gloire militaire ; il l’adresse à sa mère, comme pour témoigner qu’il a profité de ses leçons et cherché à se rendre digne d’elle ; il y règne un ton où la hauteur et la modestie se balancent et qui trahit déjà l’homme qui devait être faible avec les siens et fort devant Richelieu.

Le voyage du comte de Rohan avait dû coûter cher, et pourtant les affaires de sa mère étaient embarrassées. Le roi était le tuteur des enfans mineurs de la duchesse. Celle-ci écrivait le 26 mai 1598 du Pèlerin, près de Nantes, à M. Du Plessis pour le prier de faire en sorte que le roi autorisât la vente de quelque terre pour payer les dettes de la maison de Rohan[3].

On voudrait avoir plus de détails sur les rapports d’Henri IV avec la duchesse de Rohan. Le roi, avons-nous dit, la redoutait un peu ; il n’ignorait pas que Catherine de Parthenay ne lui pardonnait pas ses faiblesses pour les anciens ligueurs et l’accusait d’ingratitude pour ceux qui l’avaient porté sur le trône.

En 1601, la duchesse de Rohan[4] séjourna en Lorraine chez la duchesse de Bar, Catherine de Bourbon, sœur du roi. Nous en avons la preuve dans une lettre d’Henri IV à sa sœur, où il lui dit notamment : « Je vous prie d’aymer bien Mme Destarges ; elle est fort douce et point brouglone pourvu que ma cousine de Rohan ne la guate point. Montrés lui ce que je dys d’elle, je dys à ma cousine. » On voit qu’Henri IV aimait a tourmenter Mme de Rohan ; il avait l’humeur taquine, elle avait l’humeur « brouillonne » et la langue acérée.

Pour Henri de Rohan, qui n’avait point de malice, Henri IV semble n’avoir jamais eu qu’une amitié sans mélange. Il aimait et protégeait tout ce qui portait ce nom de Rohan. Il fit un moment la cour à Catherine de Rohan ; mais quand il lui demanda comment on arrivait à sa chambre, elle répondit simplement et fièrement « par l’église. » Lorsqu’il résolut de chercher une seconde femme, il songea un moment à cette vertueuse princesse et, s’il faut en croire Sully, il ne la raya de sa liste qu’à cause de la religion. Sully raconte en effet que le roi lui dit un jour : « Voilà pour ce qu’il y a de princesses : vous avez après cela une fille en la maison de Luxembourg, une en la maison de Guémené, ma cousine Catherine de Rohan ; mais celle-là est huguenote, et les autres ne me plaisent pas[5]. Henri IV fit plus tard conclure le mariage de Catherine de Rohan avec le duc de Deux-Ponts, Jean de Bavière, prince palatin[6].

M. Du Plessis fut le négociateur de ce mariage, à la prière du père du jeune duc. Le père mourut avant que le mariage ne fût accompli ; « mais par la dextérité de M. des Bauves, fils de M. Du Plessis, qui se trouva sur les lieux, il fut conduit a fin premier qu’il sceust le décez de son père ; parce que retournant en Allemagne, la chose encor en son entier, il y eust trouvé de contraires conseils au préjudice des promesses de part et d’autre avancées[7]. » Henri IV créa M. de Rohan duc et pair dès qu’il fut de retour en France : Rohan fut reçu pair de France le 7 août 1603 et prêta serment à la cour, accompagné de beaucoup de noblesse protestante ; M. Bouthelier fut son avocat[8].

Il semble qu’un nuage ait un moment passé sur l’amitié que Henri IV témoignait au jeune duc. Voici ce que M. de Villeroy écrivait à Sully le 3 juillet 1604 : « Un nommé Durand, né à Genève, qui se dit sieur de Hautefontaine, a été envoyé en Angleterre il y a quelques jours par M. le duc de Rohan, pour y conduire et présenter au roi dudit pays un cheval de la part dudit duc, lequel s’est embrouillé en des pratiques préjudiciables au service du roi et y a semé de très mauvaises graines, abusant du nom dudit duc, lequel sa majesté ne peut croire avoir donné charge audit Durand de faire telles pratiques, jusqu’à proposer de le marier en Angleterre et le faire passer audit pays pour cet effet, puisqu’il n’en a fait avertir sa majesté et ne luy en a demandé la permission : car encore qu’il y ait envoyé ledit cheval sans congé, ce qu’il ne devait faire, sa majesté n’estime pas qu’il ait entrepris le reste sans sçavoir sa volonté, néanmoins sa majesté désire que vous mettiez peine d’apprendre par delà la vérité, ayant opinion qu’il pourrait bien aussi s’estre laissé aller à faire cette faute par le conseil de M me sa mère, de laquelle sa majesté dit que vous connaissez la portée comme elle fait[9]. »

Sully était en Poitou quand Henri IV l’avertit des projets de mariage formés par Mme de Rohan pour son fils ; il alla à Saint-Jean et à Brouage, où il fut reçu par MM. de Rohan et de Saint-Luc. Sully parla à Rohan de tout ce que Villeroy lui avait mandé, « sur lequel discours il fit paraître d’estre étonné et encore plus de pouvoir découvrir qui m’avait pu faire ce rapport, duquel il y avait, ce me dit-il, quelque chose de véritable ; mais tout le surplus entièrement faux et supposé et qu’il fallait que ce fût quelque sien enemy qui m’eût dit tout cela, lequel désirant luy nuire en pourrait dire autant à votre majesté, me priant s’il venait à ma cognoissance que cela eût été fait ou se fist cy-après de vouloir prendre la protection de son innocence, me pouvant jurer de n’avoir jamais donné charge audit sieur Durand des choses que je luy avais dites, et que s’il les avait advancées, il l’en désavouait absolument ; que quant au cheval il recognoissait la chose estre très vraye, mais qu’aussi espérait-il bien s’en justifier si jamais votre majesté luy en parlait, d’autant qu’il la ferait fort bien souvenir qu’il ne l’avait point entrepris sans lui en avoir demandé permission auparavant[10]. »

Henri IV voulait donner une femme à Rohan de sa propre main. Il avait voulu d’abord le marier à la fille de Charles, duc de Sudermanie, depuis roi de Suède ; mais les négociations avaient été rompues à cause du douaire[11]. Il fit un matin quérir Sully aux Tuileries et, se promenant avec lui sur la grande terrasse vers les Capucins, il lui dit : « Je crois que vous vous souvenez bien comme à cause que feue ma sœur et ma tante de Rohan (qui me faschoit bien souvent en faisant la niaise et la resveuse) vous avait fait proposer, sans m’en avoir fait sçavoir la moindre chose du monde, le mariage de mon cousin de Rohan avec votre fille ; ma sœur promettant de leur donner ses biens à bon escient et que vous, mais encore plus votre femme, escoutates tout cela sans m’en parler ni sçavoir ma volonté, je vous défendis d’y penser et vous commanday d’entendre à celui de M. de Laval[12] dont M. et Mme de Fervacques m’avaient parlé, estant beaucoup plus riche que M. de Rohan, lequel avait peu de biens pour estre de si grande maison et mon parent si proche, que, si ma sœur et moi n’avions point d’enfans, il serait héritier du royaume de Navarre et de tous les biens des maisons d’Albret, de Foix et d’Armaignac, mais je vous ay envoyé quérir pour vous dire que j’ay maintenant changé d’avis[13]. » Le roi ordonna donc à Sully de rompre avec M. de Laval, et lui annonça que M. de Rohan irait dans trois jours le voir avec sa mère. « Et pour témoigner que c’est moi qui fais ce mariage, eux et moi vous irons demander votre fille, en feray dresser le contrat en ma présence et le signeray comme parent des deux côtés, sçachant bien qu’à cause des maisons de Béthune, Luxembourg, Coussi et Melun, vous avez des alliances avec la mienne, et veux donner 10,000 escus au marié et autant à la mariée pour les festins et habits de nopces, et feray après tant d’autres avantages à mon cousin de Rohan que vous en serez content. »

Mme de Rohan[14], passant par Orléans, alla faire la cène à Ablon et arriva à Paris le 2 janvier 1605 avec la duchesse de Deux-Ponts et ses deux autres filles. Elle pria M. de La Force de parler au roi sur le traité du mariage de son fils ; elle espérait marier sa fille Anne au fils aîné de La Force et disait ne vouloir pas marier la cadette avant l’aînée. Elle tomba malade dès son arrivée ; le roi et la reine allèrent lui faire visite. Les dames de la cour apprirent un grand ballet pour le mariage ; même la duchesse de Deux-Ponts, quoique grosse, y joua son rôle.

La Force raconte dans ses Lettres ce ballet de la reine. « Ce ballet de la reine fut fort magnifique, et à la fin entrèrent deux chameaux avec deux sauvages dessus, les trompettes marchant devant eux ; comme les chameaux furent devant le roi, ils se mirent tous deux à genoux, et lors celui qui était dessus descendit et présenta au roi le cartel que je vous envoie. C’est un défi de la part de M. de Nevers, pour combattre à la barrière, d’une partie qu’il a faite de quatre tenans, pour recevoir et soutenir contre tous ceux qui viendront. Il y a plusieurs parties qui se préparent pour assaillir. Parmi ces princes, M. de Rohan en fait aussi une ; il a prié notre aîné d’en être avec lui. Je suis après à pourvoir à ce qu’il lui faut. Voilà les principales occupations d’à présent. M. de Rohan et moi avons dîné ce matin à l’arsenal avec M. de Rosny. »

M. de Rohan épousa la fille de Sully le dimanche 13 février 1605 à Ablon. « Étant mariée, on lui mit aussitôt audit Ablon la couronne ducale sur la tête, et lui bailla lors le manteau ducal, et fut en cet équipage conduite à Paris par un bon nombre de seigneurs et gentilshommes, auxquels M. de Rosni avait donné à dîner audit château d’Ablon[15]. » Le mariage avec la fille de Sully venait sans doute à propos pour tirer Rohan de ses embarras financiers. « M. le chancelier, écrivait Henri IV[16] à Fontainebleau, m’estant courroucé à mon cousin le duc de Rohan de ce qu’il ne se rendait plus sujet suivy près de moy, il s’en est excusé sur ce qu’il ne peut, à cause de la crainte qu’il y a que, aussitôt qu’il y sera avec son équipage, que l’on le lui fasse saisir et arrester à cause de ses debtes. » C’est pourquoi le roi commande au chancelier de donner au duc de Rohan des lettres patentes pour empêcher qu’on ne saisisse son équipage quand il sera près du roi.

Cette lettre est du 28 avril, mais n’a point d’autre date : le roi Henri IV s’est trouvé à Fontainebleau le 28 avril en 1600, en 1604 et 1605 ; il n’y était certainement pas en 1602 ; il pouvait y être en 1601 et en 1603 ; la lettre a donc été écrite entre 1600 et 1605 ; elle se rapporte peut-être à l’année 1604.

Nous avons déjà parlé des embarras de la duchesse douairière de Rohan. Les grandes familles de cette époque, surtout en Bretagne, avec de grandes terres, avaient le plus souvent des dettes. Pendant les guerres civiles, elles avaient été presque ruinées ; la guerre dévorait le plus clair des revenus. La propriété d’ailleurs avait encore quelque chose de patriarcal, elle n’était ni fiscale ni oppressive ; le seigneur tenait plus à la fidélité des tenanciers qu’à leur argent. Le roi, qui avait fait le mariage de Rohan, lui donna la charge de colonel général des Suisses (vacante par la démission de Sancy)[17]. La fille de Sully, quand elle épousa Rohan, était encore si jeune que la consommation du mariage fut différée quatre ans. Henri IV voulait s’attacher Rohan par ses bienfaits en même temps que flatter par une grande alliance l’orgueil de son ministre. Catherine de Parthenay fut elle-même reconnaissante au roi et s’adoucit à son égard[18].

Très peu après son mariage, Rohan alla conduire sa sœur Catherine en Allemagne : « Je vous dirai donc, écrivait-il à son retour à M. de La Force (de Fontainebleau, le 3 mai 1605), que nous avons conduit ma sœur des Deux-Ponts chez elle, où elle a trouvé une cour demi-française, mais un prince tout entièrement français, qui l’aime extrêmement, ce qui convie les autres à l’honorer ; certes, je la crois fort heureuse, et plût à Dieu que mes autres sœurs fussent pourvues de maris qui les aimassent autant ! En passant par la Lorraine, nous avons reçu infinis honneurs et courtoisies de ces princes ; bref, je suis depuis quinze jours de retour, fort content surtout de voir ma sœur des ; Deux-Ponts contente. »

Henri IV pourtant commençait à méditer sont « grand dessein, » et dès le mois de janvier 1605, Villeroy confiait sous le sceau du secret à Du Plessis-Mormay[19] que le roi ordonnait trois régimens nouveaux pour entamer la guerre au printemps du côté des Flandres ; l’un était pour M. de Soubise, frère du duc de Rohan, le second pour M. Boves, le fils de M. Du Plessis[20], le troisième était encore douteux entre M. de Béthune et le fils de M. de Favas. L’ambassadeur d’Espagne et le nonce eurent vent de ces projets, et l’ambassadeur d’Espagne déclara à Henri IV que, si ces nouvelles levées étaient faites, son roi déclarerait la guerre à la France. Il fallut ajourner l’exécution de ces projets, et nous n’en parlons que pour faire voir qu’Henri IV voulait y convier tous les représentans des grandes maisons huguenotes.

Les plaisirs de la cour ne suffisaient pas à Rohan. En 1606, il quitta secrètement la France pour aller faire la guerre avec le prince Maurice. Henri IV, sur les plaintes de l’ambassadeur d’Espagne et de celui de l’archiduc, feignit de le disgracier.

Le 20 octobre 1606, Rohan était au camp devant Wesel ; il écrivait à son ami M. de La Force pour le prier d’apaiser la colère du roi. Henri IV lui avait écrit lui(même plusieurs fois pour lui commander de revenir ; s’il avait tardé à obéir, c’est seulement qu’il attendait une occasion. « Mon malheur ne m’ayant permis d’en voir, quelque recherche que j’en aie faite et voyant que les armées vont bientôt se retirer, je ne puis que je ne sois en peine, me voyant près de revoir mon maître et ne sachant de quel œil il me regardera. Certes, j’eusse préféré mon honneur à mon contentement et étais prêt de m’en retourner quand je reçus sa dernière dépêche par le pauvre M. de Saint-Angel, qui m’assura que sa majesté. serait fort aise que je me fusse trouvé en quelque bonne occasion, et qu’incontinent après il me conseillait de la retourner trouver, à quoi je me suis résolu et n’ai demeuré si longtemps qu’en espérance de la rencontrer ; ce me serait un déplaisir trop grand que j’apprisse la nouvelle de quelque combat à Flesingue ou à Calais[21]. »

Un mois après, le 25 novembre, il est à Boulogne. Il raconte à La Force qu’il a voulu voir « l’événement du siège de Groll ; » il n’a pu assister à aucun combat et s’est décidé à revenir. Le roi, pour satisfaire l’ambassadeur d’Espagne et l’archiduc, le condamna à se retirer dans ses terres sans paraître à la cour. Nous le voyons, le 29 novembre, à Paris, d’où il était venu en poste de Boulogne ; il y écrivait à La Force pour le supplier de faire abréger son exil.

L’exil de Rohan n’était que pour la forme ; nous trouvons dans les Economies royales[22] une lettre d’Henri IV à Sully du 29 novembre 1606, où le roi, apprenant que Rohan est venu contre ses ordres à Paris, enjoint à son ministre de l’envoyer à Sully ou à quelque autre maison ; il le charge de faire connaître à tout le monde le déplaisir qu’il a éprouvé de la désobéissance de Rohan. « Pour mon cousin de Soubise, ajoute-t-il, parce que je lui donnerai congé d’aller en Flandres, il me pourra venir trouver icy (à Fontainebleau)ou m’attendre à Paris, où après que je seray arrivé, j’aviserai avec vous ce qu’il faudra que mon cousin de Rohan fasse lorsque je le verray, tant pour me satisfaire que pour donner contentement au monde, afin que son exemple serve à faire retenir chacun en son devoir[23]. »

Rohan ne tarda pas à être rappelé à la cour. À l’occasion de la naissance d’une fille du roi, en 1606, la cour donna un ballet à cheval, qui est raconté par M. de Thou[24]. Nous y voyons figurer le dieu Vulcain, suivi d’Henri de Rohan et de douze cavaliers vêtus en Parthes. Les cavaliers de l’air et du feu s’attaquèrent, brisèrent leurs bords, leurs flèches et leurs lances, Emmanuel de Lorraine, Sommerive, représentait le dieu de l’air. Le duc de Bellegarde et Charles Gonzague, duc de Nevers, étaient les chefs des deux autres groupes qui complétaient le quadrille[25].

La correspondance d’Henri IV nous montre Rohan jouissant de la confiance intime du roi et de Sully, et chargé fréquemment de leurs messages les plus secrets.

Un jour Henri IV[26] écrit à Sully que Rohan lui a demandé à Fontainebleau d’aller faire la cène à Charenton ; il ajoute : « Nous avons discouru ensemble touchant quelques avis que l’on m’a donné fort secrètement comme estant grandement importans, en quatre ou cinq sortes d’affaires auxquelles six ou sept personnes, dit-on, sont bien avant meslés, et jugerés, je m’asseure, si différens en opinions, désirs, humeurs, fantaisies et intérests qu’ils conviendraient fort difficilement en un tout semblable dessein. J’ay donné charge à mon cousin de Rohan de vous en dire les noms et toutes les particularités que l’on m’a fait savoir. » Dans la correspondance intime de M. de La Force avec sa femme, on trouve la preuve que M. de Rohan avait assez de crédit pour faire payer à M. et à Mme de La Force les arrérages de pensions que le roi leur avait accordées. La Force se plaint dans ses lettres des grandes dépenses que causaient à ses enfans les « galanteries de ballets et combats de barrière. »

Rohan figurait d’ordinaire dans toutes les grandes cérémonies. Au mois de février 1610, Henri IV fit maréchal de France le seigneur de Lesdiguières, gouverneur du Dauphiné. Six pairs de France : MM. de Vendôme, de Guise, de Montbazon, de Rohan, de Sully et M. Le Grand, accompagnèrent le nouveau maréchal, qui parut habillé de noir, avec un simple collier de pierreries au cou et à son chapeau une grande rose de diamans.

La jeune duchesse de Rohan était l’objet des bontés particulières du roi, elle cherchait naturellement à lui plaire, elle lui racontait en confidence les colères et les propos de la reine. « J’ai su tout ceci de ma cousine de Rohan, votre fille, » écrit-il à Sully, en parlant de quelque sortie de la reine. « Je ris et joue avec elle comme avec un enfant ; je ne lui trouve pourtant pas l’esprit d’un enfant, elle me donne quelquefois de très bons avis, et surtout elle est très secrète[27]. »

Soubise avait obtenu aussi une part de cette grande faveur, bien qu’il montrât déjà son humeur difficile. Le 22 février 1607, Soubise se battit en duel avec M. de Boccal, « et fut, le sieur de Soubise, grièvement blessé (par sa faute, ainsi que chacun disait), ayant forcé Boccal au combat, lequel respectant sa maison, qui touche de parenté au roi, ne voulut accepter ledit combat et ne s’y hasarda qu’à l’extrémité[28]. »

Quand le « grand dessein » fut sur le point d’être dévoilé, Henri IV accorda, le 8 mars 1610, à Soubise la permission de lever une compagnie de chevau-légers et lui fit donner 12,000 livres[29]. Le duc de Rohan servait lui-même, en sa qualité de colonel-général des Suisses, dans l’armée du duc de Nevers, où était déjà attendu Henri IV, quand l’attentat de Ravaillac vint couper court aux projets conçus contre les Pays-Bas espagnols.

La mort d’Henri IV fut un grand déchirement dans notre histoire nationale. Les protestans furent consternés ; ils perdaient celui qui par son autorité pouvait donner force de loi aux édits de tolérance.

Dans le désarroi général qui suivit le crime de Ravaillac, Sully perdit la tête et s’enferma d’abord à l’Arsenal ; il envoya un messager à Rohan pour lui mander de venir en toute hâte ; il en dépêcha un second pour lui dire de retourner à l’armée. Rohan ne parut donc pas à la cour pendant les premiers temps qui suivirent la mort du roi. Sous la tente et pendant les lenteurs du siège de Juliers, il trouva le temps d’écrire son Discours politique sur la mort du roi. Il garda toute sa vie l’habitude de ces « discours, » dont quelques-uns seulement nous sont parvenus, sorte de mémoires ou de confidences qu’il se faisait à lui-même.

Le « Discours » sur Henri IV a de fort belles parties. « Si jamais j’ai eu sujet de joindre mes regrets avec ceux de la France, c’est à la mort malheureuse d’Henri IV, pleine de tristesse et d’accidens funestes pour nous, et cependant qui peut être estimée pour son regard et, selon le monde, heureuse… Depuis son avènement au royaume, il a employé huit années à le remettre à son obéissance, lesquelles, quoique pénibles, ont été les plus heureuses de sa vie, car, augmentant sa réputation, il augmentait son état. Le vrai heur d’un prince magnanime ne consiste pas à posséder longuement un grand empire qui ne lui serve qu’à se plonger dans les voluptés, mais bien d’un petit à en faire un grand et à contenter non son corps, mais son courage. L’on dort souvent plus mal parmi les délices sur de bons matelas que sur des gabions, et il n’y a de pareil repos que celui qui s’acquiert avec beaucoup de peine. »

Il faut citer encore ces lignes vraiment admirables, où la langue conserve encore toute la saveur du XVIe siècle et où parle une âme bonne, fidèle et vraiment française :

« Je regrette en la perte de notre invincible roi celle de la France. Je pleure sa personne, je regrette l’occasion perdue, et soupire, du profond de mon cœur, la façon de sa mort. L’expérience nous fera connaître en peu de temps le sujet légitime que nous avons de le pleurer et regretter. Le peuple frémit déjà et semble prévoir son malheur. Les villes font garde comme si elles attendaient le siège. La noblesse cherche sa sûreté parmi les plus relevés de son corps : mais elle les trouve tous désunis, et il y a toute occasion de crainte et nulle apparence de sûreté. Bref, il ne faut pas être Français, ou regretter la perte que la France a faite de son bonheur. Je pleure en sa personne sa courtoisie, sa familiarité, sa bonne humeur, sa douce conversation. L’honneur qu’il me faisait, la bonne chère dont il me favorisait, l’entrée qu’il me donnait en ses lieux plus privés, m’obligent, non-seulement à le pleurer, mais aussi à ne me plus aimer où j’avais accoutumé de le voir. Je plains la plus belle et glorieuse entreprise dont on ait jamais ouï parler… occasion que je ne verrai jamais, pour le moins sous un si grand capitaine. Certes, quand j’y songe, le cœur me fend. Un coup de pique donné en sa présence m’eût plus contenté que de gagner une bataille. »

Rohan avait trente et un ans au moment de la mort d’Henri IV ; il avait bien raison d’écrire : « Je veux donc séparer ma vie en deux, nommer celle que j’ay passée, heureuse, puisqu’elle a servi Henri le Grand ; et celle que j’ay à vivre, malheureuse, et l’emploier à regretter, pleurer, plaindre et soupirer. » Il voyait bien les dangers de l’état sous « le règne d’un enfant et sous la conduite d’une princesse peu instruite aux affaires, traversée par les grands du royaume, qui se veulent élever durant la faiblesse de son gouvernement, où les desseins particuliers empêchent les bonnes et publiques instructions, où les finances sont prodiguées, les arsenaux dissipés et les favoris en vogue. »

Nous avons dit que Rohan était entré avec le maréchal de La Châtre dans le duché de Juliers[30] ; en l’absence du maréchal, il commanda en chef, comme maréchal de camp général, les troupes françaises qui firent avec le prince Maurice le siège de Julien. La place capitula le 1er septembre 1710, et Rohan revint en France. Il y trouvait tout changé ; il avait quitté Henri IV dans toute sa gloire, Sully au comble de la faveur. Henri IV n’était plus : Sully était désormais en disgrâce, les anciens conseillers du roi ou n’étaient plus écoutés ou trahissaient les desseins de leur ancien maître pour saisir un débris de pouvoir ; de nouveaux acteurs, bruyans, remuans, remplissaient déjà la scène.

II

Deux forces confuses, tantôt confondues et tantôt séparées, entrèrent en lutte contre l’autorité royale après la mort d’Henri IV, l’ambition des grands, les églises privées de celui qui avait cru leur assurer la tolérance. Après le plein jour du règne du grand Henri vient une sorte d’éclipse : l’histoire n’a plus de traits précis, les caractères sont effacés, énigmatiques, la défiance et la trahison pénètrent partout. Des personnages ambigus, maréchaux sans armées, favoris sans services, ministres sans intelligence et sans vues, s’arrachent les lambeaux d’un pouvoir dont ils ne savent que faire. La nuit se fait sur la France, et l’historien est réduit à étudier comme des énigmes les événemens et les hommes. Rien ne reste de ces années ténébreuses qu’une multitude de pièces, de lettres, de pamphlets : c’est dans ces feuilles légères, si nombreuses alors et devenues aujourd’hui si rares, que se trouve la véritable histoire.

Des deux passions qui agitèrent la France après la mort, je veux dire l’ambition remuante des grands et l’exigence des églises, Rohan ne ressentit vivement que la seconde. Il était de nature sujet fidèle et ne se croyait le droit de prendre les armes contre le roi qu’au nom de sa foi. Autant on le voit hésitant et froid quand il ne s’agit que de servir les intérêts des princes, autant il est difficile, hautain et prêt à la révolte quand il s’agit des libertés religieuses.

Les guerres de religion, interrompues par un règne glorieux, ne recommencèrent qu’après les prises d’armes des grands inspirées par des passions et des convoitises assez vulgaires. Les épées une fois tirées des fourreaux n’y purent rentrer aisément. Les mouvemens des grands forment comme la préface naturelle des trois guerres de religion durant lesquelles Rohan eut le périlleux honneur de tenir tête à la royauté. Il semble que les réformés ne se jetèrent pas naturellement dans la guerre civile, qu’ils y furent poussés par le désordre des mœurs politiques, par les excitations incessantes de ceux qui se faisaient de toute chose un instrument d’ambition. Rohan et ses amis glissèrent en quelque sorte dans la guerre civile ; ils ne se mirent en révolte ouverte que lorsque la France était déjà déchirée par les factions et quand tout le monde eut donné l’exemple du mépris de l’autorité royale. Si les grands étaient toujours tentés de se servir des églises, comment les églises n’auraient-elles pas été tentées de se servir des grands ? Les seigneurs trouvaient une arme dans les garanties de l’édit de Nantes et quand ces garanties semblaient en péril, les ministres invoquaient le secours des seigneurs. Ainsi l’intérêt religieux et l’intérêt aristocratique, si différens dans leur essence, se trouvaient pourtant sans cesse rapprochés. Parlons d’abord des grands.

Parmi les acteurs qui montèrent sur la scène politique après la mort d’Henri IV, il en est deux qui méritent notre attention particulière : le duc de Bouillon et le prince de Condé. Bouillon pouvait être à ce moment considéré comme le chef militaire du parti protestant[31]. On sait l’histoire de ses démêlés avec Henri IV ; après avoir erré quelques années à l’étranger, il avait accepté avec un peu de hauteur le pardon du roi, et il vivait entre les remparts de Sedan, plutôt comme un souverain que comme un sujet. Il poursuivait d’une haine mortelle Sully qui l’avait toujours dénoncé et desservi auprès du roi ; après le crime de Ravaillac, il vint offrir ses services à la reine mère. Il n’aspirait à rien moins qu’à continuer Henri IV, à commander l’armée qui devait entrer dans le duché de Juliers. Le prince Maurice était son beau-frère. Il espérait en unissant ses armes à celles des Nassau et des princes allemands élever à la fois sa propre fortune, servir la France et la religion protestante. Profond politique, homme de guerre, capable de former et d’exécuter les plus grands desseins, il n’avait besoin que d’une occasion ; elle lui fut refusée. En vain fit-il taire un moment sa haine contre Sully ; sans violer ouvertement la parole donnée aux états par Henri IV, le nouveau gouvernement ne voulait pas avoir un duel à mort avec l’Espagne. L’expédition de Juliers ne fut donc qu’une promenade militaire. Le commandement fut donné au maréchal de La Châtre, et Bouillon dut se contenter de belles paroles. Il se vit joué ; furieux contre la reine mère, il invita le jeune prince de Condé à retourner au prêche et à se mettre à la tête du parti protestant.

A défaut de Bouillon, déjà fatigué, rongé de goutte et toujours prêt à enfermer sa mauvaise humeur dans Sedan, il était naturel que les protestans missent leur espoir dans l’héritier de ces Condé qui avaient si vaillamment combattu pour leur cause. La mort d’Henri IV avait délivré ce prince ; il sortait de ce demi-jour de l’exil, qui grandit les objets et dans lequel l’imagination populaire aperçoit volontiers toutes les grandeurs et toutes les vertus.

Henri de Bourbon, deuxième du nom, était le premier prince du sang. Il était né le 1er septembre 1588, six mois après la mort de son père, qui avait été empoisonné. Un mystère enveloppait sa naissance. Sa mère, Catherine-Charlotte de la Trémoille, avait été décrétée à Saint-Jean-d’Angely comme coupable de la mort de son mari[32].

Le procès avait duré plusieurs années ; Henri IV avait enfin renvoyé l’affaire au parlement de Paris. Il s’était servi de l’accusation portée contre la princesse pour la faire venir avec son fils à la cour. N’étant encore que roi de Navarre, il avait été soupçonné d’avoir eu les bonnes grâces de cette princesse, et l’on prétend qu’il continua à la voir secrètement malgré l’accusation portée contre elle. Il avait fait élever le jeune prince à Saint-Germain-en-Laye, et donné sa parole au pape qu’il le retirerait des mains protestantes. Le petit prince, à l’âge de huit ans (1596), fut conduit à la messe et instruit dans la religion catholique par Pierre de Gondi, cardinal-évêque de Paris. Henri IV lui octroya, quand il n’avait que neuf ans, les provisions du gouvernement de Guienne. Sa mère, Charlotte, abjura solennellement le calvinisme entre les mains du légat à Rouen, le 26 décembre 1596.

Condé avait l’humeur difficile ; en 1607, il fit appeler M. de Nevers[33] pour quelques paroles. Le duc de Nevers alla au rendez-vous, mais le roi, averti, mit empêchement au duel et réprimanda le duc de Nevers pour n’avoir point assez respecté la qualité d’un prince du sang. Condé avait épousé en 1609 Charlotte-Marguerite de Montmorency ; l’amour du roi pour la princesse, la fuite des jeunes époux, les mouvemens qui en furent la suite, sont parmi les événemens les plus connus de notre histoire.

C’est à Milan que Condé apprit la mort d’Henri IV. Il résista à toutes les ouvertures du comte de Fuentes, qui tâcha de piquer son ambition et lui montra le chemin de la royauté ; il fut encore sollicité par l’Espagne à Bruxelles ; mais il résista à toutes les avances.

Sully, qui voyait son crédit détruit, alla au-devant du prince avec deux cents chevaux comme fît d’Épernon, qui redoutait la venue de l’exilé. Monsieur le prince entra à Paris à cheval, parmi une grande foule de cavaliers, ayant à côté de lui le prince d’Orange, son beau-frère[34]. Les huguenots regardèrent avidement le jeune homme, monté sur une belle hacquenée pie donnée par l’archiduc. « Il fut remarqué de tous fort triste, et comme un homme qui a peur, descontenancé, se jouant tantôt au collet de sa chemise, puis à ses gants qu’il mordait, après à sa barbe et à son menton[35]. » Il se rendit ainsi au Louvre pour saluer la reine régente, qui le reçut fort bien, et alla en son logis, à l’hôtel de Lyon, en traversant le Pont-Neuf.

Condé protesta qu’il ne voulait tenir d’autre parti que celui de la reine et du roi, et qu’il voulait maintenir l’autorité des parlemens ; il fit de grandes politesses à MM. de Thou et Molé. Il suivait, en agissant ainsi, les conseils du maréchal de Bouillon, avec qui il avait conféré à Senlis, et du connétable, son oncle, « vieux routier et sage mondain » suivant le mot de L’Estoile. Les protestans mirent un moment tout leur espoir dans Condé, élevé presque de force dans la religion catholique, et dans le duc de Bouillon. Ils les regardaient, pour ainsi dire, comme des alliés naturels. Une union intime entre ces deux personnages eût été d’autant plus nécessaire à leur cause que les autres princes du sang étaient le prince de Conti, qui était à peu près imbécile, et le comte de Soissons. Le comte de Soissons, Charles de Bourbon-Conti, fils du prince de Conti et de Françoise d’Orléans (la fille de François d’Orléans, marquis de Rothelin, et de Jacqueline de Rohan), avait prétendu à la main de Catherine de Navarre, sœur d’Henri IV. Elle avait agréé sa poursuite et avait échangé avec lui par écrit des promesses de mariage à Pau, quand le parlement de Pau, par ordre du roi, s’était saisi du château, avait renvoyé le comte de Soissons et donné des gardes à la princesse. Celle-ci avait écrit à son frère pour se plaindre ; il la manda à Saumur, où elle le joignit en 1593. Elle se soumit aux volontés de son frère et porta elle-même le comte de Soissons à renoncer à sa main. Le comte continua cependant à rendre des devoirs à la sœur du roi, et à la voir à son insu. Henri IV avait pour lui une véritable antipathie, bien qu’il l’eût nommé grand maître de France, à cause de son rang. Sully et le comte de Soissons étaient ennemis depuis que le premier s’était chargé de rompre le mariage de la sœur du roi avec le comte. Celui-ci ne voulut pas assister au sacre de la reine (1610) ; il était mécontent du roi, mais il couvrit sa mauvaise humeur d’un scrupule d’étiquette et se plaignit qu’on voulût laisser porter à la femme du duc de Vendôme, fils naturel du roi, une robe semée de fleurs de lys. Il était dans une de ses maisons quand il apprit le crime de Ravaillac. Dès qu’il sut que la reine avait été déclarée régente, il jeta feu et flammes. Il se plaignit qu’on eût laissé au parlement le soin de l’établissement d’une régence qu’il prétendait ne pouvoir être établie que par le testament des rois ou par des états-généraux ; qu’en tout cas, le parlement ne pouvait rien sans les princes du sang, les ducs et les pairs.

Il alla toutefois au Louvre saluer la reine ; le grand bruit qu’il avait fait auprès des ministres nouveaux était surtout pour obtenir 50,000 écus de pension, le gouvernement de Normandie, le paiement d’une dette de 200,000 écus (dus au duc de Savoie pour Moncalieri, qui était à sa femme), la survivance du gouvernement du Dauphiné et de la charge de grand maître pour son fils qui n’avait encore que cinq ans ; tout cela fut accordé. Sully alla s’humilier devant lui et s’excuser bassement de n’avoir travaillé que par les ordres du roi à empêcher son mariage avec Catherine de Navarre. Le comte de Soissons fit semblant de le croire : le mensonge était sur toutes les lèvres. Le comte de Soissons se jeta dans le parti espagnol. « Ce jour, raconte L’Estoile, M. le comte de Soissons, étant dans sa chambre, où il y avait plus de trente à quarante gentilshommes, menaça de donner de son poignard dans le sein au premier qui serait assez hardi de dire que les jésuites avaient fait mourir le roi[36]. » Il s’unit fortement à d’Épernon. Il traitait la France en pays conquis. « La compagnie du comte de Soissons, ayant séjourné huit jours seulement à l’entour de Dreux, y fait tort de six-vingt mille francs. L’avoine étant faillie, mettent leurs chevaux dans les bleds et se font traiter en rois[37]. » Le comte de Soissons courait les rues de Paris avec une jeune noblesse insolente qui semblait avoir secoué le joug d’un maître et voulait recommencer le temps des Valois.

Le nom des Guise n’était pas encore oublié, et le parti espagnol fondait toujours sur eux des espérances.

Pendant tout le règne d’Henri IV, le duc de Guise[38] s’était tenu coi dans son gouvernement de Provence. Il se trouva tout prêt à Paris, comme par hasard, à cheval, au passage du duc d’Épernon, quand on porta Henri IV de la rue de la Ferronnerie au Louvre. Il embrassa d’Épernon. Il se promena à cheval dans les rues « aussi prodigue de bonnetades au peuple de Paris, comme feu son père passant par la rue Saint-Honoré, et y saluant tout le monde. Une femme alla lui dire : « Nous n’avons que faire de tes salutations ; celles de ta famille nous coustent trop cher. » La régente lui avait donné dès les premiers jours 200,000 écus.

Ce tableau du monde agité, dont toutes les forces allaient lutter contre la pure et jeune ambition d’Henri de Rohan, ne serait pas complet si nous ne parlions de ces seigneurs hardis qui, tout pénétrés encore du vieil esprit féodal, avaient réussi, même sous Henri IV, à rester à demi indépendans dans leurs gouvernemens. La Force en Béarn, d’Épernon en Guienne, Lesdiguières dans le Dauphiné, étaient, comme le duc de Bouillon à Sedan, les propres juges de ce qu’ils croyaient devoir à l’état et de ce qu’ils croyaient devoir à leur propre intérêt. La fidélité monarchique n’avait pas encore pris la forme d’une religion ; on s’armait contre le roi au nom de la royauté : les mécontens affectaient d’entreprendre sa délivrance quand ils avaient à se plaindre eux-mêmes des ministres et des favoris. On ne comprenait la fidélité que comme un échange de services, et le droit naturel de la force semblait le recours légitime contre les droits de l’état. Il faut se souvenir qu’on sortait de longues et sanglantes guerres civiles, que la pacification d’Henri IV n’avait été qu’une trêve, que lui-même avait dû traiter pour porter la couronne, abjurer, combler de bienfaits ses ennemis. Lui disparu, chacun suivit la pente naturelle de son ambition : il se fit une sorte de nuit dans laquelle les grands marchèrent à tâtons, cherchant quelque chose où se prendre. La cour devint méprisable ; les puissans gouverneurs rêvèrent tous de devenir indépendans, de se faire de petits royaumes où la parole des ministres aurait peine à parvenir. Lesdiguières, en pratiquant le duc de Savoie, avec lequel il traitait presque comme avec un égal, avait gagné quelque chose de la finesse d’une race toujours occupée à opposer et à peser les alliances. Il savait prendre : toujours sollicité des églises et de la cour, il poussait sa propre fortune ; son rôle d’entremetteur politique devait lui valoir enfin l’épée de connétable. La Force, d’humeur plus généreuse, témoin des derniers momens d’Henri IV, défenseur sincère de la reine mère et du dauphin, si fidèle d’abord à la cour qu’il devint presque suspect aux siens, fut jeté presque de force dans la guerre civile.

D’Épernon, d’âme dure et perverse, se fit une joie cruelle de frapper après la mort d’Henri IV tout ce que celui-ci avait aimé et servi. Il ne chérissait rien lui-même que ses haines ; il servit la veuve d’Henri IV par haine d’Henri IV ; son alliance était aussi redoutable que son inimitié.


III

Les calvinistes avaient joui tranquillement sous Henri IV des immunités que leur avait données l’édit de Nantes. Cet édit était la charte d’une liberté bien chèrement achetée. Elle stipulait la liberté de l’exercice du culte protestant : 1° dans les châteaux de seigneurs hauts justiciers, au nombre de trois mille cinq cents, et dans trente châteaux de gentilshommes ne jouissant pas de la haute justice ; 2° dans deux endroits par bailliage ou sénéchaussée ; 3° dans les villes et villages, fort nombreux, où l’exercice public de la religion s’était introduit jusqu’en 1597. Il était pourvu aux appointemens des ministres et des régens des collèges par l’allocation d’une somme de 165,000 livres et par la permission de recevoir des donations et legs. Le culte de la religion restait interdit dans les grandes villes de la ligue. Il était défendu à cinq lieues de Paris, il ne fut autorisé d’abord qu’à Ablon, qui est à quatre lieues, et à Charenton qui est à deux lieues. Prohibé dans le bailliage de Rouen, il fut établi par tolérance à une demi-lieue de cette ville sous Henri IV. Les religionnaires obtinrent les mêmes droits civils que les catholiques. Il fut défendu aux prédicateurs et aux professeurs de les injurier et de soulever les peuples contre eux. Les universités, collèges, etc., furent ouverts à leurs enfans. Les causes des protestans furent portées à des chambres spéciales dites de l’édit, où les juges catholiques ne purent siéger que sur la présentation des calvinistes. Dans les parlemens de Paris et de Normandie, la chambre eut seize membres, dont quinze catholiques et un réformé. Dans les départemens du Midi, de Bordeaux, de Toulouse, de Grenoble, elle fut composée de deux présidens, l’un catholique, l’autre réformé, et de douze conseillers, dont six calvinistes. Les réformés furent admis à tous les états, offices, charges, dignités royales, seigneuriales ou municipales. Henri IV réussit à en faire admettre dans le parlement de Paris.

Au point de vue politique, — celui qui nous intéresse particulièrement, — l’édit avait donné à ceux de la religion une triple garantie : 1° les places fortes, 2° les assemblées, 3° les finances.

Pour les places de sûreté, l’édit en accorda deux cents, outre les places du Dauphiné. Le roi y entretenait les fortifications et payait les garnisons, ce qui coûtait 540,000 livres par an. Il s’engageait à ne nommer comme gouverneurs que des réformés ayant obtenu l’agrément des églises. Les places de sûreté furent accordées jusqu’à 1607 et ensuite jusqu’à 1611.

Henri IV lui-même ne put permettre longtemps aux assemblées de se réunir à leur gré, d’admettre les étrangers dans leur sein et de députer à l’étranger. Après la conspiration de Biron, on régla que les assemblées ne pourraient se réunir qu’avec l’autorisation du roi, dans un lieu consenti par lui. Dans l’intervalle des assemblées, les églises étaient représentées auprès de lui par deux ambassadeurs nommés députés généraux. Les assemblées de ceux de la religion étaient de deux sortes : ecclésiastiques ou politiques. Les ecclésiastiques commençaient par les consistoires, de là on passait aux colloques et aux synodes provinciaux et nationaux. Les consistoires, simples assemblées du ministre et des anciens dans chaque église, se tenaient toutes les semaines ; les colloques, qui recevaient les ministres et anciens députés des consistoires, tous les ans d’ordinaire ; aux synodes provinciaux se rendaient tous les membres de plusieurs colloques, on n’y députait point ; enfin aux synodes nationaux allaient les députés de plusieurs synodes provinciaux.

Les assemblées politiques se formaient d’une manière semblable, sauf que les consistoires députaient directement aux assemblées de province, sans passer par les colloques ; les assemblées de province députaient à l’assemblée générale, véritables assemblées délibérantes où se trouvaient la noblesse, les ministres et le tiers-état. Les gentilshommes présidaient aux assemblées générales, les ministres aux synodes.

Pendant le règne d’Henri IV, les assemblées ne sortirent pas un moment de la légalité. A Châtellerault en 1605, à Fargeau en 1608, tout se passa le plus tranquillement du monde.

Henri IV avait eu les plus grandes difficultés à vaincre pour forcer les catholiques à accepter l’édit de Nantes et les protestans à s’en contenter. Il l’avait imposé comme une trêve ; mais il n’avait fait qu’ajourner la lutte entre deux partis irréconciliables. Les protestans étaient toujours hors du droit commun, ils n’étaient que tolérés ; leur faiblesse avait besoin de garanties spéciales, telles que places fortes, assemblées particulières, et ces garanties étaient regardées par beaucoup comme un danger pour l’unité nationale. Plus leur position était précaire, plus ils avaient besoin de se protéger : ainsi leur faiblesse même les rendait plus menaçans, leur infériorité numérique plus exigeans.

Henri IV avait acheté par sa conversion le droit de protéger les protestans ; même entouré de jésuites, n’était-il pas toujours à ceux parmi lesquels il avait été nourri, qui avaient versé leur sang pour lui et qui l’avaient aidé à conquérir son royaume ? Lui mort, la protection royale leur fut retirée : la force toute puissante qui les avait maintenus en face de leurs ennemis se tourna contre eux : il ne leur resta bientôt que l’espoir ambitieux de former un petit état au sein du grand état, une France diminuée, éparse, découpée en petites églises, avec ses assemblées, ses synodes, abritée derrière des murailles et défendue, au besoin, par ses propres armées ; cette petite France eut ses ambassadeurs, ses alliances, sa politique propre. Les églises protestantes cherchèrent des modèles dans les Pays-Bas ; mais les Pays-Bas hollandais formaient une province naturelle, qui défendait son indépendance en même temps que sa foi : leur union fut affermie par une famille providentielle, devenue une sorte de dynastie républicaine. Ces avantages manquèrent aux églises unies de France ; quand la monarchie se tourna contre elles, elles furent perdues.

Aussitôt après la mort d’Henri IV, une déclaration royale avait promis aux protestans le maintien des édits ; mais on ne tarda pas à les violer. Il se fit des mouvemens en Guienne, des conflits s’élevèrent entre les parlemens et les cours protestantes. Les protestans eurent cependant permission de tenir une assemblée à Châtellerault et de la transporter à Saumur, où M. Du Plessis était gouverneur.

Rohan a consigné dans un « discours » les sentimens qu’il apportait à l’assemblée de Saumur. Ce discours, il faut s’en souvenir, n’a jamais été prononcé ; il ne faut entendre sous ce nom qu’une analyse subjective, un examen de conscience, une façon de consultation qui ne fut pas imprimée, si elle fut communiquée à quelques-uns. « Nous sommes arrivés en un carrefour, disait en pensée Rohan aux églises réformées, où plusieurs chemins se rencontrent : mais il n’y en a qu’un où se trouve notre sûreté. La vie d’Henri le Grand la maintenait : il faut à cette heure que ce soit notre vertu. » Il veut que les protestans s’affermissent sur trois points « comme essentiels et dont tous les autres dépendent. Le premier est l’union parmi nous ; le second, l’admission à toutes charges ; le troisième et dernier de pourvoir à notre sûreté. »

Si Henri IV avait jugé les places de sûreté nécessaires aux réformés, combien ne le devenaient-elles pas davantage pendant la minorité d’un roi et sous une régence demi-espagnole ? « Il faut premièrement, écrit Rohan, ravoir les perdues, ou d’autres en leur lieu, afin doter l’espérance de nous en diminuer le nombre pour l’avilir ; puis obtenir la confirmation de toutes pour certain nombre d’années, jusqu’à ce que tous les sujets de méfiance nous soient ôtés. » Il ne veut pas que les garnisons des places soient « transubstantiées en terres et en meubles. » Homme d’épée, il proteste contre l’avarice des églises : comme à tous les hommes de son temps, la force lui semble la défense naturelle du droit.

L’assemblée s’ouvrit à Saumur au mois de mai 1611, sous les yeux de MM. de Boississe et de Bullion, conseillers d’état. Les églises de Bretagne y avaient député Rohan et son frère Soubise. Le duc de Bouillon y joua avec Rohan le principal rôle. Le duc de Bouillon avait écrit à Du Plessis qu’il ne lui semblait pas à propos qu’on choisît aucun des grands seigneurs pour présider l’assemblée. Pourtant, quand il arriva à Saumur, il brigua la présidence. Les ducs de Rohan et de Sully s’y opposèrent avec l’appui des ministres, et Du Plessis fut choisi.

Après l’élection du président, on renouvela le serment d’union. Puis on nomma des députés pour dresser le cahier des articles que l’on devait envoyer à la reine. On s’accorda à demander : 1° le rétablissement de l’édit de Nantes, en ôtant toutes les modifications introduites par le parlement de Paris ; 2° la continuation des places de sûreté pour dix ans (en cas de mort d’un gouverneur, le roi n’y pourrait nommer un calviniste à son choix, mais nommerait un élu des églises ; il serait permis de fortifier ces places) ; 3° l’augmentation des sommes allouées pour l’entretien de ces places et des ministres ; 4° la permission de s’assembler tous les deux ans ; 5° la nomination de deux députés généraux seulement que le roi serait tenu d’agréer.

L’assemblée exigea l’accommodement du duc de Sully et du duc de Bouillon ; mais la réconciliation ne fut que sur les lèvres. Sully voulait intéresser l’assemblée à sa disgrâce et la déterminer à faire obstacle au procès dont il était menacé. Il refusait de se démettre volontairement, comme le voulait la cour, de la charge de grand maître de l’artillerie et du gouvernement.

Bouillon fit de grands efforts pour empêcher que l’assemblée ne mêlât les affaires de Sully aux affaires générales des églises. Il traversa les démarches de Sully et alla jusqu’à chercher à refroidir Rohan lui-même. Il lui rendit visite un jour que celui-ci était malade et lui dit que, si grande qu’eût été l’exactitude de Sully, il était bien difficile qu’on ne trouvât pas quelque chose à lui reprocher : « Croyez-vous, lui dit-il, qu’on ne trouvera pas au moins quelque prétexte plausible ? Le roi n’a-t-il pas le droit d’examiner la conduite de ses officiers, et l’assemblée a-t-elle quelque chose à y voir ? De quel droit réclamerions-nous un privilège sur les catholiques ? Monsieur, ajouta-t-il, vous aimez trop le bon ordre, vous faites profession d’une probité trop exacte pour souffrir qu’on entreprenne sur l’autorité du roy la plus légitime. Nous sommes vous et moy ses officiers ; nous avons fait serment de la maintenir ; la justice et la religion nous le demandent, et rien ne nous en peut dispenser[39]. »

Rohan reçut très mal ce discours étrange. Il s’échauffa, et répondit qu’il ne souffrirait jamais qu’on opprimât son beau-père, qu’il ferait son devoir en cette occasion. Bouillon comprit qu’il s’était trompé, il se leva et dit à Rohan : « Je vous ai parlé en ami, vous en userez comme il vous plaira. »

C’est à Saumur que Rohan commença à être regardé comme le vrai chef des protestans. Bouillon poursuivait le duc de Sully d’une haine mortelle depuis la conspiration du maréchal de Biron et l’exil auquel il avait dû se condamner pour échapper aux soupçons d’Henri IV. Rohan tenait naturellement pour son beau-père : il décida l’assemblée à soutenir le vieux ministre qu’on avait dépouillé déjà du gouvernement de la Bastille et de la surintendance des finances et à qui on voulait encore enlever son gouvernement du Poitou. Sur d’autres points, l’influence de Bouillon l’emporta. Les ministres étaient inquiets de sa modération et de sa complaisance pour la cour, mais ils n’osaient se révolter contre lui.

L’assemblée ne voulait pas se dessaisir du droit d’élection directe des deux députés généraux qui étaient les ambassadeurs permanens des églises auprès du roi de France. Bouillon réclamait pour la couronne le droit de choisir les deux députés généraux sur une liste de six candidats nommés par l’assemblée générale.

L’assemblée envoya des articles à la reine ; elle répondit qu’elle accordait la prolongation des places de sûreté pour cinq ans, qu’elle choisirait deux députés généraux sur six personnes nommées par l’assemblée ; mais elle exigea que l’assemblée se séparât avant de remettre les cahiers répondus et les brevets de ses grâces. Le duc de Bouillon travailla à obtenir que l’assemblée obéît à la reine, à l’encontre de ceux qui ne voulaient point choisir de noms avant que l’on n’eût renvoyé les cahiers. Bouillon l’emporta, et l’assemblée se sépara ; les mécontens partirent en l’accusant hautement d’avoir trahi les églises.

Ceux de La Rochelle refusèrent de recevoir les commissaires de la reine. On fit de tous côtés des assemblées particulières où l’on se plaignait que la reine eût ôté à l’assemblée générale la liberté de parler, qu’elle eût répondu trop tard et trop défavorablement aux cahiers. Ces petites assemblées envoyèrent leurs délégués à Paris pour surveiller les députés généraux.

L’assemblée de Saumur avait organisé la tenue de ces petites assemblées provinciales et fait un règlement pour les constituer. Rohan avait eu une part importante à la rédaction de ce règlement. Il fut appelé à présider l’assemblée provinciale de Saintonge, qui se réunit le 2 novembre 1611 à Saint-Jean-d’Angely. L’assemblée prit connaissance de la réponse faite par la cour au cahier des plaintes dressé par l’assemblée générale de Saumur. Mécontente de cette réponse, elle se mit en rapport avec l’assemblée provinciale du Poitou, qui se tenait à Thouars. Elle nomma un conseil provincial[40] conformément au règlement de Saumur. Deux membres furent choisis pour porter à la cour des remontrances.

Ainsi des centres de résistance s’organisaient de toutes parts. La main ferme qui avait tout tenu dans l’ordre ne se faisait plus sentir ; les intérêts particuliers se déchaînaient ; le trouble des églises s’accroissait et s’entretenait par les ambitions provinciales, par les prétentions des villes, par les haines de famille, les rivalités des gentilshommes et des princes.


IV

C’est vers le commencement de l’année 1612 que Condé et le comte de Soissons avec lui commencèrent à se séparer de la cour, jaloux qu’ils étaient de l’influence prise par les ministres, par le chancelier, par Villeroy et par le président Jeannin. Le mécontentement de Condé datait déjà de loin. A la fin de 1610, il avait demandé à la reine mère le Château-Trompette et Blaye et s’était plaint de n’avoir pas assez de part aux affaires d’état ; le conseil disposait sans lui de toutes les charges et pensions, et réglait le paiement des gens de guerre, l’état des garnisons, etc. Le 19 décembre, il était parti pour Valéry, disant qu’il ne retournerait à la cour qu’avec le comte de Soissons. Ses plaintes furent écoutées ; la reine lui avait donné le comté de Clermont et 200,000 écus pour payer ses dettes. Il eut le gouvernement de la Guienne et se rendit dans cette province (juin 1611) ; on lui fit des entrées à Poitiers, à Saint-Jean-d’Angely ; il avait pris la route du Limousin et du Périgord pour se rendre à Bordeaux sans rencontrer d’Épernon, qui l’attendait avec force noblesse à Saintes.

Le conseil avait fait connaître le 26 janvier 1612, en présence des princes, le projet de traité au sujet des mariages du roi et de Madame avec le prince et avec l’infante d’Espagne. Condé se plaignit que son avis n’eût pas été pris avant que la résolution des mariages eût été rendue publique.

Villeroy et don Inigo de Cardenas signèrent, le 30 avril 1612, le traité du double mariage espagnol ; le même jour ils signèrent à Fontainebleau un traité d’alliance défensive entre l’Espagne et la France, abandonnant ainsi la cause des Provinces-Unies et la politique d’Henri IV. La France catholique, qui n’obéissait plus aux passions de la ligue, fut blessée de cette trahison faite à la mémoire d’un roi bien aimé et à ses propres intérêts.

Le 26 mai 1612 ceux de la religion ouvrirent un synode national à Privas, en Vivarais, sans rencontrer d’opposition, parce que ces synodes n’étaient pas contraires à l’édit de Nantes. On y traita fort mal le ministre Ferrier, qui à Saumur avait été de la cabale du duc de Bouillon. Le synode de Privas, sous couleur de traiter de simples matières ecclésiastiques, fit une œuvre demi-politique ; il divisa les provinces en cercles, donna à chaque cercle un conseil et établit des correspondances permanentes entre ces conseils. On créait ainsi une façon de gouvernement sinon occulte, au moins indépendant des officiers royaux, et tout prêt, en cas de troubles, à organiser une résistance.

Le gouvernement, inconséquent et sans force, inquiet d’ailleurs du prince de Condé, dont le nom ralliait tous les mécontens, ferma les yeux sur tout ce qui se fit à Privas. En même temps, il tourmentait les protestant et les exaspérait par ses injustices. M. de Rohan fut mandé à Saumur, où était la cour. Il fut bien reçu de la reine et y resta quinze jours. Pendant tout son séjour, il témoigna beaucoup d’animosité contre Bouillon. On lui fit de grands reproches sur sa conduite à Saumur : il s’excusa du mieux qu’il put, et le 19 mars, vers dix heures du soir, il prit congé de la reine sous prétexte que son frère Soubise était fort malade. A minuit, il était parti : il ne se hâtait si fort que pour arriver vite à Saint-Jean-d’Angely, où il voulait faire nommer un maire à sa dévotion. Rohan était pourvu depuis quelques années du gouvernement de la ville de Saint-Jean, mais il y avait à demeure dans cette place un lieutenant pour le roi, qui commandait en son absence, le sieur de La Roche-Beaucourt, de la religion réformée. La Roche-Beaucourt était dans les intérêts de la cour et était devenu l’ennemi de Hautefontaine, à qui Rohan avait confié ses intérêts. Il avait réussi à faire nommer un maire hostile au gouverneur.

La reine avait écrit aux officiers de la maison de ville de Saint-Jean-d’Angely pour peser sur l’élection. Rohan, « sans avoir assez bien digéré, dit Du Plessis, ce qu’il aurait à faire, s’y opposa formellement et par escrit signé, disant qu’on avait abusé de l’authorité de la roine[41]. » Rohan fit armer le peuple, tint les portes fermées, refusa l’entrée de la ville au sénéchal de Saintonge et à M. de La Roche-Beaucourt. Il fit ôter au maire les clés de la ville et repoussa d’abord toutes les propositions des envoyés de la reine.

La cour feignit une grande colère, on fit défense à toutes les dames de Rohan, mère, femme et filles, de sortir de Paris, on mit à la Bastille le sieur de Teine[42] que M. de Rohan avait envoyé pour excuser sa conduite. Rohan fut déclaré rebelle et coupable de lèse-majesté. On arrêta ses pensions et le paiement des garnisons de ses places de sûreté. Il devint, à Saint-Jean, la tête de tous les mécontens. La chambre de justice de Nérac envoya des commissaires pour informer des menées qui se faisaient dans cette ville ; ils n’osèrent y entrer : arrêtés à Saintes, ils citèrent le sieur de Hautefontaine devant eux. Celui-ci roua de coups de bâton l’huissier qui lui apporta l’ordre de comparution[43].

Mme de Rohan dépêcha en poste, de Paris, son maître d’hôtel, le sieur des Grutières, pour prendre les avis de M. Du Plessis et pour les porter à ses deux fils Rohan et Soubise : la reine, de son côté, envoyait elle-même à Rohan M. de Thémines, sénéchal du Querci, pour lui remontrer ses devoirs. Du Plessis écrivit à Rohan pour lui conseiller de recevoir Thémines, ajoutant « qu’en conservant la seureté de sa place rien ne lui devoit couster pour satisfaire la dignité de la roine. » La jeunesse qui entourait Rohan et Soubise ne pensait qu’à prendre les armes ; mais Rohan, « bien que plusieurs grinçassent les dents de despit, qui pour l’obliger au combat lui conseilloyent toutes choses extrêmes, se résoult enfin de suivre les advis de M. Du Plessis, et de les préférer, comme il luy escrivoit, à tous autres ; et pour ce coup fut ceste tourmente appaisée ; le vieux maire, en apparence continué pour quelques jours, le nouveau, en effect créé tel qu’il voulut ; donc l’authorité de la reine demeuroit satisfaite et M. de Rohan asseuré de la ville[44]. »

Rohan redoutait Bouillon : il le soupçonnait de vouloir lui soustraire Saint-Jean-d’Angely et d’y vouloir maintenir un lieutenant de roi à sa dévotion. Il craignait toutefois de rompre ouvertement avec la reine : il fut convenu que pour huit jours les clés de la ville resteraient entre les mains de l’ancien maire, que l’on procéderait ensuite à une nouvelle élection de trois candidats parmi lesquels le sénéchal choisirait un maire ; que La Roche-Beaucourt resterait dans sa charge et en ressortirait tout de suite après. M. de Thémines fit assembler les habitans au son de la cloche, fit procéder à l’élection, et tout se passa comme il avait été convenu. Rohan fit retirer de la ville tous les gens de guerre et les gentilshommes qui l’étaient allés trouver. En fait, il avait, tout en donnant satisfaction à l’autorité royale dans la forme, fait triompher son autorité personnelle dans la ville.

Sully avait été troublé dans sa retraite par l’affaire de Saint-Jean-d’Angely : « Je ne pensois qu’à vivre doucement en ma mayson sans me mesler d’affaires publiques, écrivait-il à M. d’Hypérien, ny désirant aucunes charges, honneurs ni dignités nouvelles, me contentant de celles que je possédois et de la gloire d’avoir dignement, utilement et agréablement servi le plus grand et judicieux roy du monde ; maintenant je me trouve embarasé dans ce malheureux affaire, mon fils l’ayant demandé (le gouvernement de Chastelleraut) si solennellement et chacun connoissant que cela nous appartient, par plusieurs promesses réitérées du feu roy, confirmées par la parole de la royne à toutes les occasions… Cet accident et quelques procédures un peu précipitées et non accoutumées contre un seigneur de la maison et qualité de M. de Rohan sont près de traverser entièrement toutes les affaires, lesquelles avant cela prenoient chemin tel que l’on pouvoit désirer…

« Quant à ce qui est de Saint-Jean-d’Angeli, Chastelerault, MM. De Rohan, de Roucy, la Roche-Beaucourt, de Foucaut et moy, il y a encore moyen de concilier tout cela[45]. »

Un incident comme celui que nous venons de raconter est bien fait pour étonner ; il faut pourtant réfléchir que les religionnaires ayant des places de sûreté, le gouvernement municipal de ces places devenait pour eux un intérêt de premier ordre. La tenue des assemblées ne pouvait avoir lieu en pleine liberté si elles ne trouvaient des asiles inviolables. La couronne tentait sans cesse de reprendre d’une main ce qu’elle donnait de l’autre. Elle détestait ces assemblées nomades qui se réunissaient tantôt ici, tantôt là, et qui toujours avaient des plaintes ou des remontrances à faire. Synodes nationaux, synodes provinciaux, députés généraux, tout en protestant sans cesse de leur dévotion à la personne du roi, tenaient un langage où perçaient les ressentimens des grands et les pieuses colères des ministres. M. Du Plessis avait bien compris la gravité de l’affaire de Saint-Jean : « Je crains que la conséquence de cette affaire ne soit pas assez pesée… Je suis loin des affaires, mais si vois-je bien avec mes lunettes que si nous prenons plaisir à avoir du mal, nous n’en aurons que trop. » (Lettre à La Force, 17 septembre 1612.)

Rohan, après la petite émotion de l’affaire de Saint-Jean-d’Angely, avait été rétabli dans ses pensions et dans sa charge de colonel des Suisses. « Mais voyant qu’il ne pouvoit plus aller à la cour et qu’il ne faisait pas la fonction de sa charge (de colonel général des Suisses), que mesme il étoit mal payé des appointemens d’icelle, il vit bien que l’on l’obligeroit à s’en défaire. Il le fit volontairement et en voulut obliger M. le maréchal de Bassompierre[46]. »

L’affaire de Saint-Jean l’avait rendu tout-puissant dans la Saintonge ; il avait répandu à profusion la relation de ce qui s’était passé à Saumur : l’accommodement qu’il avait fait était tel, suivant le mot d’un historien du temps, que « la cour avait eu pour elle les apparences et Rohan la réalité. »

L’acharnement de Bouillon contre le vieux ministre d’Henri IV lui avait aliéné les cœurs ; en France comme au dehors, on commença à regarder Rohan comme le chef du parti protestant. Il écrivit à cette époque un « discours sur l’état de la France durant mes persécutions de Saint-Jean, » où il trace nettement le programme politique de son parti. Il s’élève contre l’alliance de la cour et de l’Espagne, contraire aux traditions et aux intérêts de la France ; « La France, dit-il, a l’Angleterre, les Vénitiens, les états du Pays-Bas, la Savoie, les princes protestans d’Allemagne, le duc de Lorraine, les cantons des Suisses et la plupart des villes impériales, tous intéressés pour la crainte de la maison d’Autriche, c’est-à-dire d’Espagne, mais pourtant diversement. » Il montre dans le parti de l’Espagne l’empereur, les princes allemands catholiques, les villes impériales catholiques, les cantons suisses catholiques ; le pape sera neutre dès que la France sera assez forte, mais la France ne peut se fortifier que par des alliances protestantes. Rohan est pénétré de cette pensée, que le parti dont il est l’âme et la voix sert la grandeur de la France ; les mauvais conseillers, ceux qui trahissent, perdent, livrent le pays, sont les anciens ligueurs, les ennemis d’Henri IV ; le roi enfant, la reine mère sont entre leurs mains. Pour les princes du sang, il n’en faut rien espérer, « ayant perdu par leur changement de religion ceux qui avoient maintenu leurs pères. » Condé, c’est de lui surtout qu’il veut ici parler, n’a pas de force dans l’état. Il ne reste à côté du parti de la cour et du parti des princes que « le parti de la religion, lié par la conscience avec tous les protestans de la chrétienté, parti seul capable de maintenir la France, comme il a fait autrefois ; ayant conservé les enfans de la maison contre l’étranger, et entre autres nourri et élevé Henri le Grand, restaurateur de cet état. »

Rohan est ici tout entier ; il est royaliste, il ne médite rien contre la monarchie, il veut la grandir, la tirer des liens de l’Espagne, il voudrait la ramener au berceau de la première foi d’Henri IV. Il est protestant à la façon de Jeanne d’Albret, bien plutôt qu’à la façon des ministres, dont il devait dire plus tard, après ses labeurs et ses guerres, qu’il aimerait mieux présider une assemblée de loups qu’une de leurs assemblées. Rohan est un aristocrate, un grand seigneur, il poursuit une chimère en voulant convertir la monarchie à si foi ; mais sa chimère n’est pas la chimère républicaine, son ambition n’a rien de personnel et d’étroit. Il est resté après la mort d’Henri IV le lieutenant d’Henri IV. Il se dit que, si « Paris vaut bien une messe, » le moment peut venir où la France vaudra bien le prêche. Pour que ce moment vienne, il faut que le prêche ait des généraux et des armées, des alliés puissans au dedans et, au dehors.

Vers la même époque, il ouvrait aussi le fond de son cœur dans une lettre adressée à M. de La Force[47].

« Je suis asseuré que, si vous m’aviez entendu, vous ne me condamneriez en chose aucune que j’aye faitte ; depuis Saumur j’ay esté très mal traitté, mais non tant qu’on désiroit. J’ay couru fortune de la vie pour conserver la ville de Saint-Jean à laquelle on en vouloit fort.

« En attendant une entrevue, j’en ay entretenu le porteur que je connois vous estre fîdelle pour vous en faire rapport ; il vous dira où j’en suis et comme l’on tasche par tous moyens de me ruiner en me séparant du public. Mais j’ay mon recours en Dieu, qui ne m’abandonnera point s’il lui plaist ; il sait mon but et comme je n’entends qu’à la sécurité des églises et au repos de cest estat.

« Vous savez comme de nouveau l’on nous veut flestrir d’une abolition. Je vous promet qu’elle ne sera jamais publié où j’aurai du pouvoir. Le sinode national a fait une bonne déclaration là-dessus.

« Saint Jean, 3 de juillet 1612. »


Le côté politique des desseins de Rohan nous intéresse aujourd’hui plus que le côté religieux. A travers la poussière de nos passions, nous n’apercevons plus qu’un peu confusément les incidens d’un débat, qui se poursuivait tantôt sur les champs de bataille, tantôt dans le gouvernement des provinces et des villes, tantôt dans les assemblées des églises et dans les parlemens. Politiquement, Rohan nous apparaît ici comme le successeur de Coligny et d’Henri IV. Les protestans, — l’histoire leur rendra cette justice, — ont toujours tendu à pousser la France sur les Pays-Bas espagnols ; ils rêvaient le partage avec la maison d’Orange de ces provinces dont une partie seulement devait être soustraite à la souveraineté espagnole ; si tant de provinces soulevées contre l’Espagne, offertes au duc d’Anjou par Guillaume le Taciturne, toutes prêtes à se donner à la France pendant si longtemps, se laissèrent de nouveau choir et pour si longtemps sous le joug, allégé, il est vrai, de leurs anciens maîtres, il ne faut pas s’en prendre aux protestans français. Entre Henri IV et Richelieu, ils furent, ce semble, les seuls à conserver le sentiment exact de ce qui était utile, nous dirions volontiers nécessaire à la grandeur et à la sécurité nationales. La passion religieuse leur donna dans cette occasion la clairvoyance politique ; si elle les inclinait peut-être trop aux alliances protestantes, une passion semblable en détournait trop les catholiques. Richelieu, revêtu de la pourpre romaine, osa rechercher toutes les alliances utiles à la France et fut un vrai politique ; mais de précieuses occasions avaient déjà été perdues quand il reçut le pouvoir et put gouverner à son gré.


AUGUSTE LAUGEL.

  1. Voyez la Revue du 1er mai.
  2. Ce journal est en manuscrit à la bibliothèque Mazarine (Collection Godefroy, n° 170).
  3. Dans la même lettre, elle se préoccupait de la dot qu’elle donnerait à ses filles lors de leur mariage, et elle recommandait à Du Plessis de lui faire avoir Tilénus pour ministre privé. (Catalogue Charavay. Autographes de M. Benjamin Fillon, 1878.) En l’année 1603, Mme de Rohan vendit la terre de Montpaon, qui avait été donnée comme supplément de légitime à Isabel de Navarre. (Papiers de D. Morice et de D. Taillandier.)
  4. Lettres missives d’Henri IV, t. IX, p. 122.
  5. Économies royales de Sully, t.1, p. 383.
  6. La date du traité de mariage est le 14 octobre 1602.
  7. Histoire de la vie de messire Philippe de Mornay, seigneur Du Plessis-Marly. Leyde, 1647, p. 303.
  8. Journal d’Henri IV, t. III, p. 114.
  9. Économies royales. Sully, t. II, p. 248.
  10. Économies royales, t. II, p. 254.
  11. La négociation au sujet de ce mariage avait commencé dès 1601. Henri IV avait envoyé en Suède le sieur Dubrail, conseiller au parlement de Paris.
  12. M. de Laval était de la maison de Châtillon. — Henri IV essaya de le tourner à la religion catholique. « Ce pauvre seigneur, emporté des vices et vanités du monde, ne la fit pas longue après, tué en une charge tumultuaire en Hongrie. » (La Vie de M. Du Plessis, t. I, p. 305).
  13. M. de Rohan avait aussi prié M. de La Force d’incliner le roi à la recherche qu’il faisait de la fille de Sully. M. de La Force le fit, il espérait lui-même obtenir la plus jeune sœur de Rohan pour son fils aîné : il parle d’elle comme d’une fille « des plus accomplies qui se puisse voir ; c’est un des plus beaux esprits de France, sa taille et son visage fort agréables. La mère et la fille doivent arriver en cette ville dans trois ou quatre jours. » Paris, 23 décembre 1604. (Mémoires et Lettres de M. de La Force, t. I, p. 386.)
  14. Catherine de Parthenay transigea avec le duc de Rohan au sujet de son domaine et des donations que lui avait faites le vicomte de Rohan son mari ; à cause des dettes de la maison, elle voulut bien se contenter de jouir par faveur de provision des terres et seigneurie de Landerneau, de la seigneurie de Fresnay et de la forêt du Pont. La transaction est du 28 octobre 1604. (Papiers de D. Morice et D. Taillandier.)
  15. L’Estoile, Journal d’Henri IV, t. III, p. 268.
  16. Lettres d’Henri IV, t. IX, p. 58. Original conservé à la bibliothèque de Saint-Pétersbourg.
  17. M. de Rosny avait fait avoir à M. de Rohan la charge de colonel des Suisses qu’avait M. de Bouillon de Maulevrier. (Mém. de La Force, t..1, p. 358.)
  18. A la mort d’Henri IV, elle fit des vers pour le pleurer ; ces vers, détestables d’ailleurs, sont cités dans l’article que lui consacre la France protestante.
  19. La Vie de M. Du Plessis, p. 305.
  20. Le même qui fut peu après tué dans l’armée du prince Maurice.
  21. Mém. de M. de La Force, t. I, p. 447 et suiv.
  22. Tome III, p. 71.
  23. Le roi, faisant de nouvelles levées pour les Pays-Bas, accorda en effet un régiment à M. de Soubise et un autre au fils aîné de M. de La Force Mém. de La Force, t. I, p. 418). Ces deux régimens devaient aller servir auprès du prince Maurice.
  24. Tome V, 1.136, p. 1241.
  25. On voit, dans le beau livre de Pluvinel, Rohan figurer dans les tournois du jeune Louis XIII avec les principaux de la cour.
  26. Économies royales, édit. Orig., t. III, ch. XV.
  27. Économies royales. Édit. de Londres, 1745, t. III, p. 70.
  28. Journal de l’Estoile, t. III, p. 414.
  29. Lettre d’Henri IV à Sully. — Lettres missives d’Henri IV, t. VII, p. 856.
  30. « Je vais en Juliers avec ces troupes que la reine y envoie sous la charge de M. le maréchal de la Châtre. J’y mène un fort beau régiment suisse et le bon homme Jalatty fait encore le voyage, c’est afin de me divertir de l’affliction que j’ai, car je vous jure que je ne puis demeurer dans cette ville sans une tristesse merveilleuse, surtout maintenant qu’où est sur l’enterrement du feu roi, où je n’ai su aller ni même voir son effigie, tandis qu’elle était en son lit de parade. Quant aux affaires, l’on ne voit que toute confusion. M. le comte de Soissons a enfin obtenu le gouvernement de Lorraine, au grand mécontentement du prince de Conty et de toute la maison Lorraine. M. le prince de Condé n’est encore ici, on l’attend dans huit jours ; il sembla qu’il se joindra avec la maison de Lorraine, car M. le comte de Soissons est rallié avec M. d’Épernon et sa suite. Quant aux huguenots, il faut qu’ils demeurent bien unis, afin de bien servir la France et l’état et d’empêcher qu’on ne les opprime. » — Paris, 29 juin 1610. (Lettre de Rohan à La Force. Mém. de La Force, publiés par le marquis de La Grange, t. II, p. 286.)
  31. Voyez la Revue du 15 décembre 1876 et du 15 janvier 1877.
  32. Voir sur Henri II de Bourbon l’Histoire des princes de Condé de M. le duc d’Aumale. Tome II.
  33. M. de Nevers était fils de Louis de Gonzague, prince de Mantoue, et d’Henriette de Clèves.
  34. Philippe-Guillaume de Nassau.
  35. L’Estoile. — Journal d’Henri IV, t. IV, p. 166.
  36. L’Estoile. — Journal d’Henri IV, t. IV, p. 172.
  37. L’Estoile. — Journal d’Henri IV, t. IV, p. 192.
  38. Charles de Lorraine, duc de Guise.
  39. Histoire du duc de Bouillon, par Marsollier. Paris, 1719, t. II, p. 337.
  40. Ce conseil fut ainsi composé : pour la noblesse, de Rioux, de Montamier, du Parc-d’Archiac, de Ciré (suppléans : de Genouillé, de Couvrelles, de Saujon et de la Garde), quatre députés ; pour les consistoires, deux députés et deux suppléans ; pour le tiers, deux députés et deux suppléans.
  41. Vie de M. Du Plessis, p. 361.
  42. Ce nom est écrit Tenis dans les Mémoires de Rohan, p. 26.
  43. Mémoires concernant les affaires de France sous la régence de Marie de Médicis. La Haye 1720, t. I, p. 98.
  44. Vie de M. Du Plessis, p. 362.
  45. Lettre de Sully à M. d’Hespérien, 29 octobre 1612. (Archives nationales.) Il y a aussi aux Archives nationales une lettre sur le même sujet, adressée au même, du 20 octobre 1612.
  46. Mémoire de la duchesse de Rohan. Fonds français. 15873. Bibliothèque nationale.
  47. Communiquée par Mme Labouchère.