La Famille de Carvajal.

Théâtre de Clara GazulCharpentier, libraire-éditeur (p. 408-449).

PRÉFACE

J’ai lu, dans l’ouvrage du malheureux Ustariz sur la Nouvelle-Grenade, l’anecdote qui fait le sujet de la pièce suivante ; en voici l’extrait :

« Don José Maria de Carvajal descendait du fameux don Diego, mestre de camp de Gonzale Pizarro, dont la cruauté a passé en proverbe 1. Certes, il ne démentit pas son origine ; car il n’y a pas de rapines, de trahisons et de meurtres dont il ne se soit rendu coupable en divers lieux, tant dans ce royaume que dans le golfe du Mexique où il exerça longtemps le métier de pirate. Ajoutez à cela qu’il s’adonnait à la magie, et que, pour plaire au diable son inventeur, il commit plusieurs sacrilèges trop horribles pour que je les rapporte ici. Néanmoins il obtint sa grâce à prix d’argent, dont il avait quantité, et, s’étant établi à la côte ferme, il parvint à faire oublier ses forfaits par le vice-roi, en soumettant plusieurs tribus d’indiens sauvages et rebelles à l’autorité de S. M. C. Dans cette expédition il n’oublia pas ses intérêts, car il dépouilla de leurs biens plusieurs créoles innocents qu’il fit mourir ensuite, les accusant d’être d’intelligence avec les ennemis du roi…

« Dans le temps qu’il faisait la course, il avait enlevé et épousé une demoiselle noble, native de Biscaye et nommée doña Agustina Salazar, dont il eut une fille nommée doña Catalina. Il avait permis à sa mère de la faire élever au couvent de Notre-Dame du Rosaire à Cumana ; mais, lorsqu’il se fut établi à Yztepa, au pied de la Cordillère, il fit venir près de lui cette demoiselle, dont la rare beauté ne tarda pas à allumer une flamme impure dans son cœur dépravé. D’abord il tenta de séduire l’innocence de la jeune Catalina soit en lui donnant de mauvais livres, soit en raillant en sa présence les mystères de notre sainte religion. Comme il vit ses efforts inutiles, par une ruse diabolique il essaya de lui persuader qu’elle n’était pas sa fille et que sa mère, doña Agustina, avait manqué à la foi conjugale. Toute cette infâme machination étant restée sans effet par la vertu de doña Catalina, Carvajal, dont le caractère colérique ne pouvait longtemps se plier à la ruse, résolut d’employer la force contre cette innocente créature. D’abord, il se débarrassa de sa femme par le poison, suivant l’opinion généralement reçue ; puis, s’étant enfermé seul avec sa fille, à laquelle il avait fait prendre un breuvage magique (lequel cependant ne put avoir d’effet sur une chrétienne), il essaya de lui faire violence. Catalina, n’ayant plus d’autre ressource, saisit la dague de Carvajal et lui en donna un tel coup que le scélérat mourut presque aussitôt. Quelques instants après arriva le capitaine don Alonso de Pimentel, avec des Indiens et des Espagnols, pour l’enlever par force de la maison de son père. Don Alonso l’avait connue à Cumana, et l’aimait tendrement ; mais, ayant appris ce qui s’était passé, il l’abandonna sur-le-champ et revint en Espagne, où l’on m’a dit qu’il se fit moine. Quant à doña Catalina, elle prit la fuite, et l’on n’a jamais su ce qu’elle était devenue. Le juge don Pablo Gomez, qui poursuivit cette affaire, fit de grands efforts pour la retrouver, mais inutilement. Peut-être se sauva-t-elle chez les Indiens Tamanaques, peut-être fut-elle dévorée par les jaguars en punition du meurtre qu’elle avait commis. On remarqua que le cadavre de don José fut déterré et mangé par les jaguars, la nuit même qui suivit son enterrement. »

(Voir l’histoire du procès de Béatrix Cenci.)

Je n’aurais jamais pensé à faire un drame de cette horrible histoire sans les deux lettres qu’on va lire, et que je reçus presque en même temps.

PREMIÈRE LETTRE.
Monsieur,

Je m’appelle Diego Rodriguez de Castaneda y Palacios ; je commande la corvette colombienne la Régénération de l’Amérique, en croisière sur les côtes nord-ouest de l’Espagne. Depuis près d’une année nous avons fait d’assez belles prises, ce qui n’empêche pas que quelquefois nous ne nous ennuyions diablement. En effet, vous vous imaginerez, facilement l’espèce de supplice que ressentent des gens condamnés à naviguer toujours en vue de terre sans pouvoir jamais aborder.

J’avais lu que le capitaine Parry, au milieu des glaces polaires, avait amusé son équipage au moyen de comédies jouées par ses officiers. Je voulus l’imiter. Nous avions à bord quelques volumes de théâtre ; nous nous mîmes à les lire tous les soirs dans la chambre du conseil, cherchant quelque pièce à notre convenance. Vous ne sauriez croire, Monsieur, combien ces lectures nous semblèrent ennuyeuses. Tous les officiers voulaient être de quart pour les éviter. Personnages, sentiments, aventures, tout, nous paraissait faux. Ce n’étaient que princes soi-disant amoureux fous, qui n’osent toucher seulement le bout du doigt de leurs princesses, lorsqu’ils les tiennent à longueur de gaffe. Cette conduite et leurs propos d’amour nous étonnaient, nous autres marins accoutumés à mener rondement les affaires de galanterie.

Pour moi tous ces héros de tragédie ne sont que des philosophes flegmatiques, sans passions, qui n’ont que du jus de navet au lieu de sang dans les veines, de ces gens enfin à qui la tête tournerait en serrant un hunier. Si quelquefois un de ces messieurs tue son rival en duel ou autrement, les remords l’étouffent aussitôt, et le voilà devenu plus mou qu’une baderne. J’ai vingt-sept ans de service, j’ai tué quarante et un Espagnols, et jamais je n’ai senti rien de pareil ; parmi mes officiers, il en est peu qui n’aient vu trente abordages et autant de tempêtes. Vous comprendrez facilement que, pour toucher des gens comme nous, il faut d’autres ouvrages que pour les bourgeois de Madrid. Si j’avais le temps, je ferais bien des tragédies ; mais, entre mon journal à tenir et mon vaisseau à commander, je n’ai pas un moment à moi. On dit que vous avez un talent prodigieux pour les ouvrages dramatiques. Vous me rendriez un grand service si vous employiez ce talent à me faire une pièce que nous jouerions à bord. Je n’ai pas besoin de vous dire qu’il ne nous faut pas quelque chose de fade ; tout au contraire rien ne sera trop chaud pour nous, ni trop épicé. Nous ne sommes pas des prudes, et nous n’avons peur que du langoureux. S’il y a des amoureux dans votre drame, qu’ils aillent vivement en besogne. Mais quel besoin de vous en dire davantage ? À bon entendeur, salut. Quand votre comédie sera faite, nous nous entendrons pour le paiement. Si des marchandises espagnoles vous sont agréables, nous nous arrangerons sans peine.

Au reste, Monsieur, vous n’avez pas à craindre — d’écrire pour des gens incapables de vous apprécier. Nos officiers ont reçu tous une excellente éducation, et moi-même je ne suis pas un membre tout à fait indigne de la république des lettres. Je suis auteur de deux ouvrages qui, j’ose le dire, ne sont pas sans mérite. Le premier est le Parfait timonier, in-4°, Carthagène, 1810. L’autre est un mémoire sur les câbles en fer. Je vous adresse un exemplaire de l’un et de l’autre, et suis,

Monsieur,

Votre très-humble et très-obéissant serviteur,

Diego Castaneda.
DEUXIÈME LETTRE.
Monsieur,

J’ai quinze ans et demi, et maman ne veut pas que je lise des romans ou des drames romantiques. Enfin l’on me défend tout ce qu’il y a d’horrible et d’amusant. On prétend que cela salit l’imagination d’une jeune personne. Je n’en crois rien, et, comme la bibliothèque de papa m’est toujours ouverte, je lis le plus que je puis de semblables ouvrages. Vous ne pouvez vous figurer quel plaisir on éprouve en lisant à minuit dans son lit un livre défendu. Malheureusement la bibliothèque de papa est épuisée, et je ne sais ce que je vais devenir. Ne pourriez-vous, Monsieur, vous qui faites des livres si jolis, me faire un petit drame ou un petit roman bien noir, bien terrible, avec beaucoup de crimes et de l’amour à la lord Byron ? Je vous en serai on ne peut plus obligée, et je vous promets de faire votre éloge à toutes mes amies.

Je suis. Monsieur, etc.,
Z. O.

P. S. Je voudrais bien que cela finit mal, surtout que l’héroïne mourût malheureusement.

2d P. S. Si cela vous était égal, je voudrais bien que le héros se nommât Alphonse. C’est un nom si joli !

1. Mas fiero y cruel que Carvajal.

LA
FAMILLE DE CARVAJAL
DRAME

PERSONNAGES

Don JOSÉ DE CARVAJAL.

Doña AGUSTINA, sa femme.

Doña CATALINA, sa fille.

Don ALONSO DE PIMENTEL, amant de doña Catalina,

Le cacique GUAZIMBO.

INGOL, son fils.

L’aumonier de don José.

MUGNOZ, ancien flibustier.

Espagnols, Indiens, Nègres, etc.

La scène est dans une province peu habitée du royaume de la Nouvelle-Grenade, en 16**.


Scène PREMIÈRE.

Un salon dans une habitation isolée. — Sur le devant de la scène, une table avec des flambeaux, et un plateau garni de tout ce qui sert à prendre le maté on l’herbe du Paraguay 1.


DON JOSÉ DE CARVAJAL, DOÑA AGUSTINA, DOÑA CATALINA, MUGNOZ, NÈGRES ESCLAVES.

Don José à Mugnoz. Ensuite ?

Mugnoz. Ensuite, monseigneur, voyant que cela ne suffisait pas pour le faire parler, je lui ai donné trois autres bons tours de corde.

Doña Catalina se bouchant les oreilles. Encore !

Don José à Mugnoz. Et le coquin n’a rien dit malgré cela ?

Mugnoz. J’ai eu beau lui…

Doña Catalina. Oh ! c’est trop longtemps parler de supplices… Mugnoz, taisez-vous !

Don José. Eh bien ! mademoiselle est ici la maîtresse apparemment ? — Ne puis-je donc interroger mes gens sans ton consentement, petite méchante ?

Il lui passe la main sous le menton.

Doña Catalina se levant. Parlez librement de vos tortures, moi je m’en vais.

Don José. Non, je veux que tu restes.

Doña Agustina. Mon ami, pourtant, Catalina…

Don José. Quoi ! faut-il encore qu’à votre ordinaire vous vous entremettiez entre ma fille et moi ? — Catalina, reste, je le veux. Il ne faut pas être si sensible. Il ne s’agit que d’un nègre… Ne dirait-on pas… di|(Aux nègres.)|sm|n}} Empêchez-la de sortir, Je veux que tu restes ici. Quel caractère ! (Doña Catalina veut s’élancer vers la porte, mais les nègres se placent devant elle ; alors elle va du côté de la scène le plus éloigné de don José, et s’assied les bras croisés.) (À part.) J’aime à la voir ainsi. Comme elle est belle quand le dépit lui donne des couleurs ! comme son sein est agité ! Quels yeux ! comme ils sont pleins de rage ! Elle est belle comme une jeune tigresse. — Eh bien ! Mugnoz, nous disions ?…

Doña Catalina se met à réciter à haute voix des Ave Maria, pendant tout le temps que son père et Mugnoz parlent ensemble.

Mugnoz. Moi, je lui demandais toujours ses complices, car on n’empoisonne pas ainsi douze nègres tout seul, mais il serrait les dents comme un lézard mort et ne disait rien.

Don José regardant sa fille. Quelle tête ! (à Mugnoz.) C’est que tu le ménageais, Mugnoz, tu es trop doux.

Mugnoz. Par le corps du Christ ! vous êtes injuste, monseigneur. J’ai fait de mon mieux : c’est tout dire. Mais un nègre vous a la peau plus dure qu’un caïman.

Don José regardant sa fille, à demi-voix. Qu’elle est belle ! (À Mugnoz.) Enfin ?

Mugnoz. Enfin, monseigneur, n’en pouvant rien tirer, je l’ai remis au cachot, la jambe dans une bonne cangue 2 bien lourde, et demain, si vous le jugez à propos, nous le brûlerons tout vif devant l’habitation… Les empoisonneurs, ça se brûle ordinairement ; mais, si vous l’aimez mieux…

Don José d’un air distrait. Bien… mais, Mugnoz…

Mugnoz. Monseigneur ?…

Don José à doña Agustina. Allez auprès de votre fille, ma dame ; je n’aime pas à avoir des espions auprès de moi. Laissez-nous. — (À Mugnoz plus bas.) Tu ne me parles pas de don Alonso de Pimentel ? Comment a-t-il pris le refus que je lui ai fait ? Tes espions savent-ils quelque chose ?

Mugnoz. Monseigneur, voici tout ce que je sais. D’abord il a dit à l’un de ses domestiques : « Martin, » (c’est son nom), « as-tu du cœur ? J’aurai bientôt besoin de toi. » Ce qui indique suivant moi…

Don José. Je n’ai pas besoin de tes observations. Ensuite ?

Mugnoz. Il a dit au jésuite que vous savez, et qui était chargé de le sonder là-dessus : « Don José de Carvajal me refuse sa fille ; mais elle sera à moi, n’importe comment. »

Don José. Nous verrons.

Mugnoz. Depuis ce temps-là don Alonso va voir plus fréquemment le vieux cacique Guazimbo, et il pousse ses chasses dans nos environs, toujours en compagnie de ce mauvais drôle qu’ils nomment Ingol, le fils du cacique.

Don José. Dans nos environs ?

Mugnoz. Oui, monseigneur, autour de votre habitation. Nuit et jour on voit des Indiens rôder près d’ici. Ils ont l’air d’examiner la hauteur des murs. Pas plus tard qu’hier, j’ai rencontré Ingol qui faisait une marque à sa lance. Il était auprès du mur : il l’avait mesuré, j’en suis certain. Pareille canaille mériterait qu’on la reçût à coups d’arquebuse.

Don José après un silence. Bon !… cela est bien… Je suis content… Tu peux te retirer. — (Le rappelant.) Mugnoz !

Mugnoz revenant. Monseigneur !

Don José. Mugnoz, cela ne peut durer ainsi.

Mugnoz. Non, monseigneur.

Don José. Et je compte sur toi, Mugnoz.

Mugnoz. Oui, monseigneur.

Don José. Il faudra que je sache quand il ira chez son ami le cacique.

Mugnoz. Je le saurai.

Don José. Dans la montagne, sur le chemin de Tucamba, il y a une petite gorge dans les rochers, et tout auprès d’épaisses broussailles…

Mugnoz. Oui, monseigneur, j’ai bien remarqué la place, et je me disais comme cela, parlant à moi-même : « Un homme qui s’embusquerait là un soir avec une bonne arquebuse… »

Don José. Bien… Nous verrons demain. Va-t’en.

Magnoz sort.

Doña Catalina le voyant sortir. Enfin !

Don José appelant. Catalina !

Doña Agustina. Ton père t’appelle.

Don José. Catalina !

Doña Agustina bas à sa fille. Va vite, ne l’irrite pas.

Don José se levant. Viendras-tu, boudeuse ?

Doña Catalina. Que voulez-vous ?

Don José la contrefaisant. Que voulez-vous ?… Quitte cet air tragique et assieds-toi à cette table. Allons, enfant, la paix. Donne-moi ta petite main, Catuja. Sois juste ; ne faut-il pas que je fasse punir un scélérat qui m’a empoisonné douze nègres, qui me fait perdre plus de trois mille piastres ?

Doña Catalina. Vous êtes le maître ici.

Doña Agustina. Puis-je venir prendre le maté avec vous ?

Don José à doña Catalina. Oh ! quelle mauvaise petite tête ! jamais elle ne dira : J’ai eu tort. — Allons, embrasse-moi, petite mutine ; je le veux.

Doña Catalina le repoussant doucement. Bon, bon ! nous n’étions pas en querelle, pourquoi s’embrasser ? — Ma mère, mon père vous attend pour prendre le maté que vous venez de faire.

Tous s’approchent de la table.

Don José. Catalina, il faut que tu m’embrasses.

Doña Catalina. Non, non, vos moustaches et votre barbe me piqueraient.

Don José. Oui, je te comprends. Mes moustaches noires te déplaisent… Tu aimerais mieux sentir sur ta joue les moustaches blondes de ce freluquet d’Alonso… Eh bien ! la voilà toute rouge à présent. On allumerait une allumette à sa joue.

Doña Agustina. Mon ami…

Don José. Qui diable vous interroge ? Ne sauriez-vous vous taire un moment ? — Et toi, Catalina, cette rougeur si soudaine veut être expliquée. Qu’as-tu à nous dire ?

Doña Catalina. Rien.

Don José. Je sais que tu l’aimes… je le sais, fille ingrate ; ose le nier !

Doña Catalina. Oui, je l’aime.

Don José se levant avec fureur. Tu l’aimes, et tu oses me le dire !

Doña Catalina. Vous le savez.

Doña Agustina. Ma fille !

Don José. Don Alonso, un misérable capitaine d’infanterie… d’une basse extraction… un drôle…

Doña Catalina avec feu. Cela est faux ! sa famille est aussi noble… plus noble que la nôtre !

Don José. Insolente ! est-ce ainsi que tu oses me parler ?

Doña Agustina. Au nom de Dieu !…

Don José. Vous tairez-vous ? mille tonnerres ! — (À Catalina.) Oser donner un démenti à son… oser me due : Cela est faux !

Doña Catalina. J’ai eu tort, j’ai oublié que je parlais à mon père… Je suis bien coupable… Mais on m’a si mal élevée !… Je ne sais rien. On m’a tenue exprès dans l’ignorance… On a espéré que je serais toujours une enfant… que je serais… Oh ! mon Dieu, venez à mon aide !
Elle pleure.

Don José. Vous excusez votre insolence par une autre insolence.

Doña Catalina. Je ne sais ce que je dis… Il faut que je sorte… j’ai tort… Mais je ne puis souffrir qu’on insulte mon amant 3.

Don José. Ton amant ! Ainsi, tu t’es prostituée à don Alonso ? Tu l’avoues ?

Doña Agustina. Sainte Vierge, que dit-il ?

Don José. Répondras-tu.

Doña Catalina levant fièrement la tête. Je ne vous comprends pas.

Don José. Oui, tu es une ignorante, n’est-ce pas ? et pourtant l’innocente sait déjà faire l’amour !

Doña Catalina. Je voudrais être la femme de don Alonso, et je ne serai jamais qu’à lui.

Don José. Je ne sais ce qui me retient !…

Doña Agustina. Ma fille, ma chère Catuja, n’irrite pas ton père.

Don José se promenant à grands pas. Fort bien, mademoiselle, fort bien ! — Je vois maintenant quel serpent j’ai nourri auprès de moi… Vous êtes un monstre !… Mais quant à celui que vous appelez votre amant.., il ne vous aura pas, j’en réponds !… Qu’il se présente devant cette maison, qu’il essaye de vous parler, de vous enlever…

Doña Catalina à demi-voix. Don Alonso est un cavalier castillan.

Don José. Eh bien ?

Doña Catalina. Il ne craint pas la mort quand il s’agit de celle à qui sa foi est engagée !

Don José tirant sa dague. Je ne souffrirai pas que tu déshonores ma maison !

Doña Agustina. Arrêtez, arrêtez-le ! au nom de notre Sauveur !…

Doña Catalina. Tuez-moi ! j’aime mieux mourir que de vivre ainsi.

Don José. Cœur de bronze !… fille dénaturée ! (Il jette sa dague et court çà et là dans la chambre comme un homme en délire.) L’enfer est dans mon cœur !… Je suis le plus malheureux des hommes ! — Tout le monde me hait ! — vous voudriez tous me voir mort, n’est-ce pas ?… (À demi-voix.) Oh ! Satan, Satan ! donne-moi seulement un mois de bonheur, et emporte-moi après ! (Il se promène quelque temps en silence. À un nègre.) Ramasse cette dague et donne-la-moi. (Il s’approche de Catalina.) Meurs, fille ingrate ! (Il pose légèrement le poignard sur sa gorge, et le retire aussitôt en poussant un grand éclat de rire.) Eh bien ! as-tu eu peur ?

Doña Catalina. Vous m’effrayez quelquefois davantage.

Don José. Si… tu as eu peur, conviens-en, Ninette… Comment ! petite sotte, tu n’as pas vu que je ne voulais que t’effrayer un peu ? C’était une plaisanterie.

Doña Agustina. Comment !… Jésus ! une plaisanterie !… Ah ! mon cher mari, songez donc au mal que vous pouvez faire à une femme avec ce que vous appelez une plaisanterie.

Don José hausse les épaules. Grand silence.

Don José. Ce maté est détestable. Il faut que ce soit ma femme qui l’ait fait.

Doña Catalina à doña Agustina. Ceci est encore une plaisanterie.

Doña Agustina. Mon ami, pourtant j’y ai mis tout le soin possible.

Don José. Il suffit que vous vous mêliez de quelque chose pour tout gâter. Maintenant que vous êtes vieille, vous devriez au moins savoir faire le maté. Vous n’êtes bonne à rien.

Doña Agustina. Mon ami, vous êtes le seul qui ait jamais dit pareille chose. Mais vous avez attendu si longtemps, que votre maté s’est refroidi.

Don José. Allons ! allons ! en voilà assez. Toujours radoteuse ! Quel ennui d’avoir une femme plus vieille que soi de dix années !

Doña Agustina les larmes aux yeux. Oui, j’ai quelques années de plus que vous, mais pas tant que vous dites, don José.

Doña Catalina. Chère maman ! (Elle l’embrasse.)

Don José. Nous vieillissons tous. Peut-être n’aurez-vous plus à supporter longtemps mes mauvaises humeurs… Hum ! (Silence.)

Doña Agustina. J’espère que nous vous conserverons encore longtemps.

Don José. Catalina, tu m’aimerais donc bien si je te donnais à ce don Alonso ? S’il est vrai qu’il soit noble, comme tu le dis… peut-être…

Doña Catalina. Peut-être ?…

Don José. Comme elle ouvre les yeux ! — Oui, je voudrais te voir heureuse. Un jour peut-être… Mais, d’ici là, don Alonso se rompra le cou à la chasse.

Doña Catalina. Vous souriez ?

Don José. Oui. Tu sais qu’Alonso est un grand chasseur… Il passe sa vie dans les montagnes, au milieu des précipices… Il peut bien s’y rompre le cou.

Doña Catalina. Je comprends votre sourire ; mais je ne perds pas toute espérance ; Notre-Dame de Chimpaquirà aura pitié de moi.

Don José. Vous devenez de jour en jour plus impertinente, malgré votre prétendue dévotion. — Au reste, nous verrons bientôt.

Doña Catalina. Mon unique espérance est en Dieu.

Don José. Oui ! priez-le, Catalina, priez-le, ainsi que votre mère, qu’il vous délivre d’un tyran, qu’il vous débarrasse…

Doña Catalina. Je prie Dieu tous les jours qu’il veuille toucher le cœur de mon père.

Don José se levant. Dieu… le ciel n’écoute point une fille qui lui demande la mort de son père. Je vous connais… Mais prenez-y garde ! ne me poussez point à bout !… Ceux qui s’opposeront à mes volontés, je les écraserai sous mes pieds comme je brise ce vase. (Il jette avec force une porcelaine par terre.) Qu’on me fasse venir Mugnoz !
(Il sort.)

Doña Agustina. Hélas ! mon beau sucrier en mille morceaux ! mais aussi, ma chère Catalina, pourquoi parles-tu avec si peu de ménagements à ton père ? Tu sais comme il est violent, et tu l’irrites toujours. Dieu ! que vous m’avez effrayée tous les deux ! Va, tu es le vrai portrait de ton père ; tu es aussi entêtée, aussi irascible que lui. — (Bas.) Mais, je n’y pensais pas ; on nous écoute, ma fille. Si ces noirs restent, nous ne pourrons causer.

Doña Catalina aux nègres. Sortez.
Les nègres sortent.

Doña Agustina. Comme elle sait se faire obéir ! Jamais je n’aurais osé leur parler avec cette voix-là. Ah ! Catuja, si tu étais un homme, tu ferais autant parler de toi que les conquérants de ce pays !

Doña Catalina. Plût au ciel que je fusse un homme !

Doña Agustina. Par exemple, pourquoi aller dire à don José que tu aimes le capitaine de Pimentel ? je sais bien qu’à ton âge on regarde las jeunes gens, mais on n’en parle pas. J’ai remarqué que ton père s’irrite toujours quand il est question de te marier. Comme il t’aime beaucoup, cela lui ferait de la peine de te quitter.

Doña Catalina. Il m’aime beaucoup ! Jésus !

Doña Agustina. Oui, malgré ses brusqueries, je vois bien qu’il n’aime que toi. Avec un peu de douceur, tu en ferais ce que tu voudrais ; mais tu le braves toujours. Il est colère comme toi, emporté… Tu n’y prends pas assez garde. Promets-moi, ma Catalina, que tu vas aller le trouver dans sa chambre…

Doña Catalina. Moi !

Doña Agustina. Et que tu lui diras : « Mon père, il est vrai que j’aime don Alonso, mais je vous aime encore plus… »

Doña Catalina avec emportement. Je ne dirai pas ce qui est faux, je ne sais pas mentir.

Doña Agustina. Ah ! mon enfant, une fille doit toujours aimer son père, l’Écriture le dit. Et puis pense donc, ma chère, combien il t’aime.

Doña Catalina impétueusement. Il m’aime plus que vous ne pensez !

Doña Agustina. Oh ! ne me regarde pas comme cela, ma fille ! il me semble que je vois ton père !

Doña Catalina lui prenant la main. Ainsi, vous avez peur de cet homme ?

Doña Agustina. De cet homme !

Doña Catalina. Nous ne pouvons plus vivre sous le même toit que lui. Il faut que nous quittions toutes deux cette demeure. Je veux être libre ; je veux que vous soyez libre aussi.

Doña Agustina. Quitter ce logis ! Et mon mari, bon Dieu ! que dirait-il, si nous nous en avisions ?

Doña Catalina. Répondez-moi, ma mère ! pouvez-vous vivre ici ? Cette maison n’est-elle pas un enfer pour vous ? et pour moi !… sainte Vierge !…

Doña Agustina. Il est vrai que, si je te savais bien mariée, bien établie, j’entrerais volontiers dans un cloître, dont la règle ne fût pas trop sévère. Du moins, voilà ce que je ferais, si don José voulait bien me le permettre.

Doña Catalina. Vous n’irez point dans un cloître, vous me suivrez dans une famille où m’attendent le repos et le bonheur, qui ne peuvent exister ici.

Doña Agustina. Tu m’effrayes, ma chère enfant ; explique-toi, voudrais-tu te faire enlever ?

Doña Catalina. Oui, on m’enlèvera à la honte, à l’infamie. Un ami que le ciel m’a donné dans ma misère, un homme qui n’a jamais faussé sa parole, m’a juré qu’avant peu je serais libre ; cet ami, je l’attends.

Doña Agustina. Don Alonso ! Mais cela est épouvantable Malheureuse enfant… et ton père !…

Doña Catalina. Mon père ne m’a pas laissé le choix d’un parti à prendre. Il faut que je me sauve, ou que je perde mon âme. Ma mère, je vous en conjure, suivez-moi.

Doña Agustina. Où veux-tu te réfugier ?

Doña Catalina. Nous trouverons un asile chez le cacique Guazimbo.

Doña Agustina. Chez les Indiens ? doux Jésus ! chez ces ennemis de Dieu !

Doña Catalina. Ils sont meilleurs chrétiens que votre mari, et, pour sortir de cette maison, je fuirai, s’il le faut, dans les savanes, jusque dans la tanière du tigre. Nul danger ne m’arrêtera. Vous ne devez pas rester non plus ; il vous tuerait si je m’échappais.

Doña Agustina tout étonnée. Qui ? le cacique ?

Doña Catalina. Vous me suivrez, il le faut. Jurez-moi de me suivre.

Doña Agustina. Mais…

Doña Catalina. Voulez-vous vous rendre complice d’un crime horrible ?…

Doña Agustina. Jésus ! tu me fais trembler.

Doña Catalina. Voulez-vous précipiter votre mari dans l’enfer ? — Voulez-vous me damner, moi aussi ?

Doña Agustina. Ma pauvre fille a perdu la raison. Hélas ! que je suis malheureuse !

Doña Catalina. Êtes-vous donc aveugle ? — Il faut choisir. — Dois-je fuir ? ou faut-il que je devienne la concubine de mon père ?

Doña Agustina. Sainte Marie ! quels mots dis-tu là ?

Doña Catalina. Oui, mon père m’aime. Mon père aime sa fille. Maintenant vous sentez-vous le courage de m’accompagner dans ma fuite ?

Doña Agustina. Mais… en es-tu bien sûre, ma fille ?

Doña Catalina avec un sourire amer. Une fille croit-elle son père coupable sur un simple soupçon ?

Doña Agustina. Doux Sauveur ! jamais je n’oserai rester seule avec lui… Mais… ah ! Jésus ! Maria ! quelle histoire !

Doña Catalina. Étendez la main vers ce crucifix. Vous me jurez que jamais don Alonso, que jamais personne au monde ne saura rien de l’horrible secret que je viens de vous confier.

Doña Agustina. Je le jure… Ah ! mon Dieu !…

Doña Catalina. Eh bien ! ma mère, cette nuit même, dans une heure, Alonso viendra nous chercher.

Doña Agustina. Cette nuit ! je me sens défaillir.

Doña Catalina regardant à la fenêtre. La croix va s’incliner 4. Il sera bientôt minuit. Quand nous entendrons le rugissement d’un tigre, alors nos amis seront là : il faudra descendre dans le jardin.

Doña Agustina. Mais toutes les portes seront fermées.

Doña Catalina. Ils apporteront une échelle de corde, et de la fenêtre de ma chambre je leur jetterai un lacet pour la hisser.

Doña Agustina. Et il faudra descendre par là !

Doña Catalina. Je sauterais du haut d’une tour pour être libre.

Doña Agustina. Mon doux Jésus, donnez-moi du courage ! — Ma fille, es-tu sûre que ton père soit couché ?

Doña Catalina. Il doit l’être maintenant. Venez, dans ma chambre ; le temps presse.

Doña Agustina. Seigneur, ayez pitié de nous ! Sainte Agathe, sainte Thérèse, priez pour moi !
Elles sortent.

Scène II.

Un cabinet avec des instruments d’alchimie.
DON JOSÉ ; MUGNOZ, dans le fond, soufflant un fourneau.

Don José. Ajoute encore du vif-argent au mélange, et, si tu lui vois prendre cette couleur jaune que nous cherchons depuis si longtemps, tu m’appelleras. (Il se promène sur le devant de la scène.) Au reste, peu m’importe maintenant. Il fut un temps où je m’intéressais à ces expériences. Aujourd’hui, si je trouvais la pierre philosophie, je ne serais pas heureux. — Tout m’ennuie… Elle me hait. Quand même je ne serais pas son père, quand j’aurais dix ans de moins… elle n’aurait pour moi que de l’aversion… Alonso mourra. M’aimera-t-elle, lui mort ? — Qu’importe ?… Elle est née pour me rendre malheureux… qu’elle soit malheureuse aussi ! Nous sommes deux démons aux prises ; je veux être le plus fort… Oui, pourquoi ne satisferais-je pas la passion la plus violente que j’aie jamais éprouvée, moi qui n’ai jamais connu d’autres lois que mes désirs ? — Pourtant… Eh bien ! un crime de plus, voilà tout. La mesure n’est-elle pas comblée ? Flibustier dès mon enfance, puis chef de rebelles, amnistié pour une trahison, maître d’un domaine acquis par la violence… puis-je espérer miséricorde de ce Dieu qu’ils disent juste ? — Si je m’éloignais de Catalina, je ne changerais pas pour cela de conduite… Je ne sais ce que c’est que de se repentir… Je suis un homme !… Qui ? moi, faire pénitence !… m’agenouiller devant des imbéciles en robe noire… réciter des prières… Oh ! non ! leur paradis n’est pas fait pour moi… Cependant… Maudites idées d’enfance !… — Je crois que ce qu’ils disent est vrai… je crois… mais je ne puis faire comme eux… Mon sang est plus chaud que le leur… je suis d’une autre espèce… Ainsi… cet être si juste m’a donc créé pour la damnation… Soit !… mais il faut être heureux ici-bas !

Mugnoz s’avançant. Monseigneur, tout s’évapore. Dans un instant il ne restera plus rien dans la cornue.

Don José. Raymond Lulle est un sot, et nous sommes de plus grands sots que lui de croire à ses recettes pour faire de l’or. Éteins le feu, et va te coucher. Fais ta ronde auparavant.

Mugnoz. Reposez-vous sur moi.

Don José regardant dans la coulisse. Quel est cet homme vêtu de noir qui traverse la grand’salle ?

Mugnoz souriant. Ah ! monseigneur, c’est votre aumônier qui vient de confesser le nègre Vendredi, parce qu’on le brûlera demain. Il n’est pas bien étonnant que vous ne connaissiez pas la figure de votre aumônier, car vous avez trop d’esprit pour croire à toutes les histoires que nous content ces cafards.

Don José. En effet, cet homme est venu ici il y a deux mois. Je le reconnais maintenant.

Mugnoz. C’est madame qui l’a fait venir ; cela est bon pour des femmes.

Don José après un silence. Je veux lui parler ; fais-le venir.

Mugnoz étonné. L’aumônier ?

Don José. Je n’aime pas à répéter un ordre. (Mugnoz sort.) Je ne lui ai jamais parlé. — Voyons ce qu’il faudrait faire… Le voici.

L’aumônier entre en faisant de grandes révérences.
Don José le regarde fixement.

Don José à part. Sa figure ne me plaît pas. Cet homme est un lâche, j’en suis sûr. (Haut.) Mugnoz, laisse-nous… Approchez, asseyez-vous.

L’aumônier. Après vous, monseigneur.

Don José. Parbleu ! je m’assoirais si je n’aimais mieux rester debout. — Asseyez-vous. Quel est votre nom ?

L’aumônier s’assied, et don José se promène de temps en temps.

L’aumônier. Bernal Sacedon, pour servir votre seigneurie.

Don José après un silence. Vous êtes pieux, n’est-ce pas ? vous avez de la dévotion ?

L’aumônier étonné. Monseigneur !

Don José. Vous avez lu vos Écritures, n’est-ce pas ? Moi aussi, pendant que j’étais au lit pour une blessure ; mais le diable m’emporte si j’y ai rien compris !

L’aumônier se signant. Monseigneur !

Don José. N’ayez pas peur, je ne vous mangerai pas. Dites-moi, avez-vous jamais confessé de grands criminels ?

L’aumônier. Hélas ! oui, monseigneur.

Don José. Et vous leur donniez l’absolution ?

L’aumônier. Quand ils étaient repentants, monseigneur.

Don José. Le repentir ?… vous appelez cela de la contrition, je crois ?

L’aumônier. Monseigneur, il faut bien distinguer entre l’attrition et la contrition.

Don José. Ce n’est pas de cela qu’il s’agit. Écoutez-moi. Le repentir ouvre les portes du ciel ?

L’aumônier. Oui, monseigneur, pourvu…

Don José. Or çà, parlez franchement. Vous me regardez comme un grand criminel, n’est-ce pas ?

L’aumônier. Monseigneur !…

Don José. Laissez là votre monseigneur, et n’ayez nulle crainte. Parlez-moi comme à votre égal. Supposez, si vous voulez, que je me confesse à vous. — Eh bien ?

L’aumônier. D’abord, monseigneur, si vous vous confessiez…

Don José frappant du pied. Répondez oui ou non.

L’aumônier. Oui, monseigneur… c’est-à-dire non… (À part.) Je tremble.

Don José se promenant. Imbéciles ! qui ne peuvent me comprendre ! — Enfin, que faudrait-il faire pour me repentir afin d’aller au ciel ? Comment devrais-je m’y prendre pour montrer à Dieu que j’ai du repentir ? Peu m’importe la rigueur de la pénitence. Une médecine violente qui me tire d’affaire tout de suite, voilà ce qu’il me faut.

L’aumônier effrayé. D’abord,… monseigneur, vous savez mieux que personne… ce qui est convenable. Certainement, tout ce que fera votre seigneurie sera bien fait… Mais, s’il était permis à un homme aussi borné que moi de donner quelques conseils à votre seigneurie,… j’oserais lui faire remarquer que rien n’est plus agréable à Dieu que les fondations religieuses. S’il vous plaisait, monseigneur, de faire bâtir quelque part, sur vos terres, une jolie petite chapelle avec une petite maison pour le desservant, qui pourrait en même temps être utile ici… je veux dire qui pourrait…

Don José qui l’a écouté avec distraction. Vous autres moines, est-ce que vous n’avez pas des passions violentes qui vous bouleversent le cœur ; comment faites-vous pour les chasser de votre esprit ?

L’aumônier. Nous prions, monseigneur.

Don José avec mépris. Nous ne pouvons nous entendre. Retirez-vous.
L’aumônier sort en saluant avec respect.

Des prières… des prières ! voilà tout pour eux… S’il m’avait dit de combattre un tigre sans armes, je l’aurais cru… je l’aurais embrassé… Mais non, je ne puis prier comme une femme.

Mugnoz rentrant. Monseigneur, il y a des hommes dans le bois d’orangers. Cela est sûr, mon chien gronde et gratte la porte qui donne de ce côté.

Don José. Il vient s’offrir à nous. Que mes domestiques s’arment, et surtout qu’on ne fasse pas le moindre bruit avant que l’ennemi soit entré. Viens.
Ils sortent.

Scène III.

La chambre à coucher de doña Catalina.
DOÑA AGUSTINA, DOÑA CATALINA.

Doña Catalina. Ils ne peuvent tarder. Un cheval a henni sur la montagne ; il vient avec ses amis les Indiens.

Doña Agustina. Mon cœur bat avec violence… Je se sais ce que je fais depuis deux heures… Je voudrais emporter quelques hardes… et je ne puis me déterminer à faire un choix parmi mes robes… Ma pauvre tête est si troublée, je suis tout éblouie… et je ne vois plus rien.

Doña Catalina. J’emporte cette relique seulement, et ces perles pour la femme du cacique.

Doña Agustina. Comment ! tes belles pertes de Cumana, pour une femme à peau rouge ! Y penses-tu, ma fille ? (On entend un cri.) Jésus !

Doña Catalina. Les voici ! Élevons cette lumière, c’est le signal Convenu.
On entend quelques coups d’arquebuse.

Doña Agustina. Nous sommes perdues ! C’est fait de nous ! Ils vont nous tuer, ces démons rouges !… Ma fille, ne reste pas à la fenêtre, une balle peut aller jusque-là. Cachons-nous sous le lit.

Doña Catalina à la fenêtre. Que devient-il ? au milieu des cris et du tumulte, je ne sais qui l’emporte… Que je voudrais être dans ce jardin, à ses côtés… pour le soutenir, pour le recevoir dans mes bras s’il était blessé ! Certainement… cette fenêtre n’est pas trop haute, je puis…
Elle met le pied sur la fenêtre.

Doña Agustina courant à elle, et la retenant. Malheureuse ! que vas-tu faire ? Tu vas te tuer !

Doña Catalina. Laissez-moi !

Doña Agustina. Non, non, tu ne sauteras pas par la fenêtre, ou bien tu m’entraîneras avec toi. Au secours ! au secours !

Doña Catalina. Ils se retirent. — Ce coup d’arquebuse a été tiré sur la montagne. — S’ils ont pu arriver jusqu’à leurs chevaux, ils seront sauvés. (Elle s’assied et croise les bras d’un air résigné.) Dieu le veut ! Que deviendrai-je ? J’ai fait ce qui dépendait de moi… Je n’ai pas de reproches à me faire. — J’attends le malheur avec courage.

Doña Agustina. Ils ne tirent plus. Dieu soit loué ! Mais combien y a-t-il de morts ? Cela fait frémir.

Doña Catalina allant vers la fenêtre. Je pense qu’ils se sont sauvés. Chut ! n’entendez-vous pas comme un galop éloigné ?

Doña Agustina. Oui, j’entends le bruit que font les fers de leurs chevaux. Mais cela s’éloigne à chaque instant.

Doña Catalina. Ils sont sauvés !

Entre don José, une arquebuse à la main.

Don José. Debout à cette heure ? et vous, madame, que faites-vous ici ?

Doña Agustina. Mon ami… monsieur… j’ai eu tellement peur… que…

Don José. Des voleurs sont venus. Mais tout est fini, grâce à Dieu, ils ne reviendront plus. Nous les avons tous tués. — Catalina, tu me regardes avec tes grands yeux furibonds. Connaîtrais-tu ces voleurs ? Tu ne réponds pas ? Veux-tu les voir morts ? Je vais te montrer leurs cadavres. Il y a parmi eux un bien beau garçon.

Doña Catalina faisant un pas vers la porte. Allons.

Don José de même. Oui, allons. — (S’arrêtant.) Ce n’est point un spectacle fait pour une femme. Cela te causerait une trop forte émotion. Qu’as-tu à sourire ?

Doña Catalina baisant sa relique. Dieu Soit loué ; il est sauvé !

Don José à part. Elle a deviné juste, ce démon femelle, il m’est échappé, mais demain Mugnoz me répond de lui.(Haut.) Catalina, tu ne peux rester dans cette chambre ; tu n’y coucheras pas cette nuit ; on y est trop exposé.

Doña Catalina. C’est la plus tranquille de la maison… (bas) et il y a des verrous à l’intérieur.

Don José. Des verrous ! il faudra sans doute en mettre à ta chambre. — En attendant que l’on t’en prépare une autre, tu coucheras dans celle de doña Agustina.

Doña Catalina. Je vous remercie. — Bonsoir. — Venez, ma mère.
Elle sort avec doña Agustina.
Don José. Elle sait tout ! — Elle m’a deviné !… Elle me brave… Elle sera à moi, ou je mourrai !
Ils sortent.

Scène IV.

La cabane d’un cacique.
DON ALONSO, un bras en écharpe ; LE CACIQUE GUAZIMBO.

Don Alonso. Je suis dévoré d’inquiétudes. Il faut que je descende dans la plaine.

Le cacique. Ta blessure saigne encore. Reste, et mange le maïs du vieux cacique.

Don Alonso. Que sera-t-elle devenue ? Peut-être l’aura-t-il sacrifiée à sa fureur ? Le scélérat !

Le cacique. Alonso a sauvé la vie au vieux cacique, et le vieux cacique lui a touché la main. Tes ennemis sont mes ennemis. Dirige ma flèche, ma main lancera au but.

Don Alonso. J’ai honte d’exposer mes amis dans une querelle qui n’intéresse que moi. Cependant…

Le cacique. Le chef blanc n’a-t-il pas versé le sang de ma tribu ? n’a-t-il pas versé le sang de mon ami ?

Don Alonso. Je vais rassembler mes amis et leurs gens. Si tu veux joindre tes guerriers aux miens, dans peu de jours je viendrai m’asseoir avec toi au festin de la guerre.

Le cacique. La flèche rouge appellera mes guerriers 5.

Don Alonso. Eh bien ! avant huit jours nous nous retrouverons ici. Ils se prennent la main. Entre Ingol portant un daim mort.

Ingol. Où va mon frère ?

Don Alonso. Dans la plaine, chercher mes amis pour me venger du chef blanc.

Ingol. Par quel chemin mon frère descendra-t-il dans la plaine ?

Don Alonso. Par le chemin de Tucamba : pourquoi cette question ?

Ingol. Il y a dans ce chemin un chien qui pourrait te mordre. Un Indien Tamanaque l’a vu, et me l’a dit.

Don Alonso. Que veux-tu dire ?

Ingol. Le Tamanaque avait des yeux pour voir : Alonso et Ingol ont des lances et des mousquets pour tuer leurs ennemis.

Le cacique. Écrasez la tête du serpent avec une pierre, et son venin n’est plus à craindre.

Don Alonso. Ainsi don José aposte des gens pour m’assassiner.

Ingol. Il ne les reverra pas.

Don Alonso. Partons ; je brûle de les rencontrer. Ils sortent.


Scène V.

Le cabinet de don José.
DON JOSÉ, DOÑA AGUSTINA.

Doña Agustina. Vous m’avez fait appeler, mon ami ?

Don José. Oui, approchez.

Doña Agustina. Me voici prête à entendre vos ordres.

Don José. Plus près. Je n’ai pas envie de m’enrouer à force de crier ; je sais que vous avez l’oreille dure.

Doña Agustina. Je vous entends très-bien maintenant. Que vous plaît-il de me commander ?

Don José. Il vous souvient peut-être, madame, de l’aventure de la nuit dernière ?

Doña Agustina. J’en suis encore tout effrayée.

Don José. N’avez-vous aucune explication à me donner à ce sujet ?

Doña Agustina troublée. Moi ! monsieur… que vous dirais-je ?

Don José. Vous pâlissez ?

Doña Agustina. Vous avez une manière si dure… c’est-à-dire si imposante d’interroger… que…

Don José. Des voleurs ont escaladé les murs de mon jardin la nuit dernière…

Doña Agustina à part. Je respire ! (Haut.) Oui, mon ami, c’étaient des voleurs.

Don José. Je n’aime pas que l’on m’interrompe quand je parle. — Des voleurs se sont introduits dans ma maison… et dites-moi, les connaissez-vous, ces voleurs ?

Doña Agustina. Moi !… Jésus ! Maria ! Si je les connais ! Non, certainement !

Don José. Vous mentez avec impudence. J’ai reconnu ces prétendus voleurs. Vous les attendiez, je le sais. — Point de vos signes de croix, ni de ces simagrées qui ne me trompent plus. — Je croyais mettre mon honneur en sûreté, en m’unissant à une femme qui n’était ni jeune, ni jolie. Je me suis trompé. Ma femme, toute vieille qu’elle est, donne la nuit des rendez-vous ; elle attend de jeunes cavaliers, et s’embarrasse peu que ses amants deviennent les assassins de son mari.

Doña Agustina. Aussi vrai que je suis votre femme, aussi vrai que Dieu !…

Don José. N’ajoutez pas le blasphème à l’adultère ; je sais tout.

Doña Agustina. Le ciel m’est témoin si jamais !…

Don José. Taisez-vous, perfide ! Vos complices ont tout avoué. Don Alonso est venu cette nuit pour vous enlever. Je sais qu’il est votre amant, j’en ai des preuves.

Doña Agustina. Ô ciel ! lui ! don Alonso !… Ah ! vous ne croyez pas ce que vous dites.

Don José. Quelle audace ! me nier l’évidence ! Il n’est plus temps d’afficher une feinte réserve. Je vous connais à la fin, et je vois toute la noirceur de votre âme.

Doña Agustina joignant les mains. Don José, mon cher mari !

Don José mettant la main sur sa dague. Et tu oses encore m’appeler de ce nom !…

Doña Agustina. Ah ! grâce, grâce ! au nom de notre Sauveur ! Je vous dirai la vérité.

Don José. Parlez. — Ainsi c’était pour vous que venait don Alonso ?

Doña Agustina. Non, mon ami… Mais vous savez bien qu’il est amoureux de notre fille, et probablement… mais sans qu’elle en sût rien, il est venu pour la voir.

Don José. Ainsi, infâme que tu es, tu n’es pas contente de donner l’exemple du crime à ta fille, tu veux encore souiller sa réputation virginale par tes lâches calomnies.

Doña Agustina. J’en atteste le ciel et cette image de Notre-Dame de…

Don José tirant sa dague. C’est trop souffrir tes blasphèmes ! Tu mourras.

Doña Agustina. Au secours ! il veut me tuer ! au secours !

Don José la saisissant par le bras. Confesse ton crime, ou tu vas mourir de ma main.

Doña Agustina. Grâce, au nom de Dieu !

Don José la menaçant. Tu ne veux point avouer ?

Doña Agustina. Eh bien ! oui, je l’avoue, don Alonso venait pour l’enlever… puisqu’il faut le dire.

Don José. Cet aveu vous sauve la vie. Mais ce n’est pas tout. Asseyez-vous dans ce fauteuil, et répondez franchement, si vous tenez à la vie. — Je sais que vous me trahissez depuis longtemps, et que Catalina n’est point ma fille.

Doña Agustina. Juste ciel ! Catalina !

Don José. Non, elle n’est point ma fille, et je veux savoir qui est son père.

Doña Agustina. Ah ! mon Dieu ! faut-il endurer cette croix !

Don José la menaçant. Répondez ! quel est son père ?

Doña Agustina. Par pitié !…

Don José. Ainsi, vous ne voulez point avouer ?…

Doña Agustina. Catalina est votre fille…

Don José. Ah ! tu veux mourir ! (Il appuie légèrement la pointe de sa dague sur le sein de doña Agustina.)

Doña Agustina criant. Ah ! je suis morte ! il m’a tuée !

Don José. Eh bien ! parleras-tu ?

Doña Agustina. Mon sang coule, j’en suis sûre… J’en mourrai.

Don José menaçant. Meurs donc !

Doña Agustina à genoux. Grâce !… j’avouerai tout ce que vous voudrez… Mais jurez-moi de me donner la vie.

Don José. Je vous en donne ma parole.

Doña Agustina. Jurez-moi par Notre-Dame de Chimpaquirà 6.

Don José. Allez-vous-en au diable ! je vous ai donné ma parole. Allons, parlez… quel est le père de Catalina ?

Doña Agustina à part. Quel nom lui dirai-je ?

Don José voyant son embarras. Don Diego Ricaurte était assidu auprès de vous…

Doña Agustina. Eh bien ! c’est don Diego Ricaurte.

Don José jouant avec sa dague. Je le savais. Voici du papier sur la table. Approchez-vous, et écrivez.

Doña Agustina. Que j’écrive ?

Don José. Oui, écrivez ce que je vais vous dicter, ou bien cette dague s’enfoncera dans votre cœur… Voici ce que j’exige de vous. Je veux que vous fassiez l’aveu de votre crime à votre confesseur : après quoi, pour toute punition, vous quitterez ma maison et vous irez dans un couvent.

Doña Agustina à part. Quel bonheur !

Don José. Écrivez. Mettez la date. Vous savez le jour du mois. Je ne sais jamais ces choses-là. Écrivez maintenant : « Mon père… mon révérend père, animée par le repentir, et résolue à quitter ce monde, je veux soulager ma conscience… »

Doña Agustina. Ô ciel ! comment puis-je écrire ?…

Don José. Voulez-vous que je vous donne de l’encre rouge ? vous en écrirez mieux peut-être. — Avez-vous mis ? « Je veux soulager ma conscience du fardeau d’un crime que je vous ai toujours caché. J’ai trahi la foi conjugale que j’avais jurée à don José, mon mari. J’ai commis adultère avec don Diego Uriarte… »

Doña Agustina. Uriarte ?

Don José en fureur. « Ricaurte ! » Vous moquez-vous de moi ? Je jure Dieu !…

Doña Agustina. Je n’écris que ce que vous voulez…

Don José. Écrivez, « Il est le père d’une fille nommée Catalina, portant improprement le nom de mon mari. Je de mande pardon à Dieu et aux hommes du scandale que j’ai donné, et dont j’espère faire pénitence dans la retraite où je vais cacher ma honte. Aidez-moi de vos conseils, je les a attends avec anxiété. » Avez-vous mis ? Signez maintenant.

Doña Agustina. Êtes-vous satisfait ?

Don José après avoir lu la lettre. Demain, vous quitterez ma maison, et l’on vous mènera dans un couvent. Mais si vous y répandez le bruit de mon déshonneur ou si vous y faites courir quelques calomnies contre moi, songez-y bien, ma vengeance vous poursuivrait jusqu’au pied des autels.

Doña Agustina. Puis-je me retirer ?

Don José montrant une porte latérale.Jusqu’à demain voici votre appartement ; vous n’en sortirez pas, s’il vous plaît.

Doña Agustina. Comment ! ne pourrai-je pas embrasser ma pauvre fille avant de partir ?

Don José. Non ; l’innocence de cette enfant ne doit point être ternie par la société d’une femme corrompue.

Doña Agustina. Je ne demande qu’à l’embrasser ; je ne lui dirai pas un mot, si vous l’exigez.

Don José. Nous verrons. Retirez-vous.

Doña Agustina sort avec lui. Entre Mugnoz blessé.

Mugnoz. Où est-il, pour apprendre cette belle nouvelle ? Cela va lui donner un accès de rage. Nous allons en entendre de belles. Pourvu qu’il ne s’en prenne pas à moi.

Don José entre, et ferme la porte par où il est entré.

Don José. Ah, ah ! Eh bien ! Mugnoz, suis-je vengé ?

Mugnoz. Vous voyez comment je suis arrangé.

Don José. Et don Alonso, est-il mort ?

Mugnoz. Ah bien, oui ! — Je ne sais comment le scélérat a su l’embuscade que je lui avais dressée. Monseigneur, c’était la plus jolie position du monde. Nous étions tous les six couchés à plat ventre, bien dispos, chacun une bonne arquebuse auprès de soi, l’oreille au guet, comptant les instants et attendant notre homme. Ces diables d’indiens ont deviné l’affaire. Ce sont de fins drôles, vous le savez. Ils se sont glissés, en rampant comme des serpents qu’ils sont, parmi les buissons et les roches où nous étions embusqués. Nous ne pensions à rien… Tout d’un coup, paf ! un coup de pistolet de don Alonso, accompagné d’une volée de flèches… et les voilà sur nous, avant que nous ayons le temps de nous lever. Jacques le mulâtre, qui était à côté de moi, a été cloué à terre d’une de leurs grandes flèches ; les quatre autres, tous morts ou blessés, sont restés sur la place. Quant à moi, après avoir inutilement déchargé mon arquebuse, j’ai quitté le champ de bataille à toutes jambes, mais je n’ai pu courir aussi vite que la flèche d’Ingol. Le scélérat m’a labouré les côtes, comme vous pouvez le voir. Le grand diable sait si la flèche n’est pas empoisonnée.

Don José.. Comment ! tu as vu don Alonso et tu ne l’as pas tué ?

Mugnoz. Parbleu ! monseigneur, j’aurais voulu vous y voir ! Croyez-vous qu’il soit si facile ?… Au reste, il a un bras en écharpe, ce qui prouve qu’il a reçu un cadeau de nous la nuit dernière.

Don José froidement. Une autre fois… Va te faire panser.

Mugnoz à part. Il n’a pas l’air plus touché que si l’on n’avait fait que boire un verre de vin pour lui faire plaisir.

Il sort.

Don José après un moment de réflexion. Holà ! quelqu’un !

Un nègre entrant. Monseigneur ?

Don José. Que doña Catalina vienne me parler. (Le nègre sort.) La vieille est enfermée… nous sommes libres enfin. — Catalina a deviné mon amour. — Déclarons-le. Voici pour le justifier. (Il montre la lettre de doña Agustina.) La ruse… Le rôle est nouveau pour moi… et je ne sais si je pourrai faire le renard, moi qui suis accoutumé à saisir ma proie comme le lion. Allons, une dernière tentative !… Si je ne suis le plus fin… eh bien !… je serai toujours le plus fort. — La voici.
Entrent doña Catalina et Dorothéa, négresse.

Doña Catalina. Vous m’avez fait demander ?

Don José. J’ai à vous parler. Dorothéa, laisse-nous.

Doña Catalina. Dorothéa, écoute.
(Elle lui parle bas.)

Dorothéa. Oui, madame, dès que vous m’appellerez.

Elle sort.

Don José. Asseyez-vous. (Il se promène quelque temps en silence.)

Doña Catalina. Je m’attendais à trouver ma mère avec vous.

Don José s’arrêtant. Hélas ! Catalina, vous voyez un homme bien malheureux. Je vous ai fait venir pour que vous m’aidiez à supporter les maux qui m’accablent.

Doña Catalina. Mon père !…

Don José se parlant à lui-même. Plût à Dieu que je fusse son père !… — Catalina, j’ai un douloureux secret à t’apprendre… Mais je crains de t’affliger.

Doña Catalina. Je suis accoutumée à la douleur, mais je n’entends rien aux secrets.

Don José frappe du pied avec impatience et se promène rapidement. Il se calme peu à peu, et s’arrête devant Catalina. Catalina, tu vois un homme déshonoré.

Doña Catalina se levant. Dans les affaires d’honneur une femme est de mauvais conseil. Excusez-moi, mais j’ai une petite broderie à terminer pour la Madone de notre estrade.

Don José avec tristesse. Comment ! tu ne peux un instant accorder ta pitié… tes conseils à ton… à moi… à un malheureux… Reste, Catalina, je t’en supplie.

Doña Catalina hésitant. Parlez.

Don José s’asseyant près d’elle. Je me suis marié par amour, Catalina… mais je n’ai pas tardé à m’apercevoir que j’avais fait un mauvais choix. J’ai été bien malheureux.

Doña Catalina. C’est de ma mère que vous parlez.

Don José. Écoute-moi. (Il se rapproche.) Peut-être suis-je autant qu’elle à blâmer. Mon caractère est violent, et je suis injuste dans mes mouvements de colère. Moi-même j’ai dû souvent t’offenser, ma Catalina… Hier encore ;… (Il lui prend la main.) M’as-tu pardonné ?
Silence.

Doña Catalina faisant un effort sur elle-même. Vous êtes mon père.

Don José lui serre la main, puis il fait un tour dans la chambre et se rassied.

Don José. À peine étions-nous mariés, que j’eus lieu de reconnaître que nos caractères ne se convenaient pas ; mais j’étais encore loin de soupçonner tout mon malheur. Depuis longtemps je n’aime plus ma femme, et cependant… Tiens, Catalina, lis ce papier, et dis-moi si un homme d’honneur ne sent pas son sang bouillonner en apprenant tant d’infamie.

Il lui donne la lettre.

Doña Catalina sans l’ouvrir. D’où vient cette lettre ? que contient-elle ?

Don José. C’est une lettre adressée à son confesseur ; je viens de la surprendre. Tu verras qu’elle m’a trahi ; tu verras que don Diego Ricaurte est son complice… qu’il est ton père.

Doña Catalina déchirant la lettre sans la lire. Je n’en crois pas un seul mot !

Don José. Que fais-tu ?

Doña Catalina. Je connais ma mère !

Don José ramassant un morceau de la lettre. Connais-tu son écriture ?

Doña Catalina. Je ne veux rien voir. De ma mère, je ne crois rien de déshonorable.

Don José. J’ai longtemps été comme toi ; mais le moyen de se refuser à l’évidence ? J’en atteste le ciel, cette funeste découverte m’a plongé dans le désespoir, et… cependant… j’éprouvais en même temps… je ne sais quelle espèce de volupté… Oh ! Catalina, il me semblait que l’affection… que cette tendresse si vive, que tu m’as toujours inspirée, prenait une force nouvelle… L’amour d’un père est grand sans doute, mais il est un autre amour plus grand encore.

Doña Catalina. Mon père !

Don José. Ne m’appelle point de ce nom, je ne l’aime plus. Il y a dans ce mot une idée de respect que je voudrais éloigner de notre intimité, de notre amour… Oui, ma Catalina.

Doña Catalina se levant avec effroi. Entends-je bien ce que vous dites ?… Vous me faites trembler !

Don José. Demeure encore à cette place, ma bonne Catuja, mon amie. Doña Agustina me demande à se retirer dans un couvent, je vais rester seul. Qu’il me serait doux d’avoir près de moi un ange qui dirigerait mes actions, qui tempérerait la violence de mon caractère, qui me donnerait l’exemple de la vertu… — Oui, ma plus chère amie, toi seule au monde tu peux être cet ange… toi seule tu peux me rendre heureux. Ne dédaigne pas un amour qui n’a point d’égal.

Doña Catalina se jetant à ses genoux. Mon père !… tuez-moi, je vous en conjure, mais ne prononcez pas ces mots affreux !

Don José. Ô fille adorable, si tu lisais dans mon cœur !…

Doña Catalina s’éloignant avec effroi. Regardez cette Madone, elle vous voit. Ne craignez-vous pas qu’un volcan ne s’ouvre sous cette maison pour vous engloutir ?

Don José. Ah ! pour toi, je m’élancerais au milieu des flammes de l’enfer.

Doña Catalina. Tuez-moi, ou laissez-moi fuir cette maison.

Don José. Écoute-moi !

Doña Catalina s’approchant de la porte. Je ne puis ! Vous me faites horreur !

Don José l’arrêtant. Tu crois donc que je suis ton père ? Non, ma Catalina, non, je te le jure. Si j’étais ton père, aurais-je pour toi tant d’amour ? C’est cet amour si impétueux qui m’avertit que tu n’es pas mon sang. — Mais… je le vois, ton cœur est tout rempli d’un jeune homme à la tête éventée ; les broderies de son habit t’ont séduite ; tu n’as pas pensé à la légèreté, à l’inconstance de son âge. Ah ! si tu cherchais un amour qui ne change jamais, plus brûlant que la lave au sortir du volcan… Où trouverais-tu cet amour ailleurs que dans mon sein ? Je t’en conjure, aimable fille, prends pitié de moi.

Doña Catalina se dégageant avec impétuosité. Ne me retenez plus, il faut que je sorte ! Ne me retenez plus… ou je ne sais ce que je ferai…

Don José l’arrêtant encore. Eh bien ! sors si tu veux ; mais écoute encore quelques mots. Tu me connais, tu sais que je t’aime ; je n’ai jamais ressenti de passion plus violente… Pour satisfaire un désir, jamais je n’ai hésité à braver toutes les lois… Tiens, vois ce bras, sans peine il lève deux arquebuses. Compare-le à ton petit bras si blanc !… J’en ai dit assez. Pense à mes paroles. Tu peux sortir.

Doña Catalina s’avançant. Écoutez-moi à votre tour. Je suis votre fille, et vous le savez. Vous m’avez donné votre énergie, votre courage. Si mon bras manque de force, je porte un poignard. Tant que j’aurai la force de tenir ce

poignard, (elle tire un poignard de son corset 7) de me défendre avec ce poignard… je ne vous craindrai pas.
Elle sort.
Don José avec un rire sauvage. Eh bien ! frappe ton père ! J’aime mieux triompher d’une tigresse que d’une biche timide. Surpasse-moi… Par les os du vieux Carvajal ! j’en suis bien aise… Si je triomphe, il naîtra de nous une lignée de démons.
Il sort.

Scène VI.

La chambre de doña Agustina.
DOÑA AGUSTINA dans son lit ; MUGNOZ, L’AUMONIER.

Doña Agustina. Croyez-vous que je sois en état de grâce, monsieur l’abbé ?

L’aumônier. Je le crois fermement.

Doña Agustina. J’espère que votre consolante assurance me donnera la force de supporter cet affreux moment. — Oh ! lorsque j’y pense, je sens une sueur froide qui me couvre tout le corps.

L’aumônier. Hélas !

Doña Agustina. Il n’y a donc plus d’espoir… plus d’espoir ?… (Silence.) — Croyez-vous que j’aie encore quelques heures à vivre ?

L’aumônier. Je crains…

Mugnoz. Tenez, moi j’ai été douze ans charpentier et médecin à bord du lougre le Mombar, et j’ai entendu les derniers râlements de plus d’un brave boucanier. Je m’y connais. Je m’en vais vous dire au juste…

Doña Agustina. Oh ! ne me dites rien, Mugnoz. Je veux que la mort vienne sans que je le sache. — Mon Dieu, mon Dieu ! faut-il tant souffrir pour paraître devant toi ?… — Et toutes ces souffrances pour si peu de chose ! pour un verre de limonade !

Mugnoz à part. Oui, mais elle était bonne.

L’aumônier. Ce danger de mort qui accompagne toutes nos actions, même les plus indifférentes, doit nous montrer combien nous devons être attentifs à marcher dans les voies de Dieu, puisque d’un moment à l’autre il peut nous appeler à lui.

Doña Agustina. Oh ! que je souffre ! Ma poitrine est en feu ! Mugnoz, ne sauriez-vous me donner quelque chose pour calmer ces douleurs aiguës ?

Mugnoz lui présentant une tasse. Buvez cela ; Cela vous fera du bien. (Bas à l’aumônier.) Qu’avez-vous, monsieur l’abbé ? Vous faites la grimace, je crois. Mêlez-vous du spirituel, s’il vous plaît.

Doña Agustina d’une voix éteinte. Ô mon Dieu ! si mon agonie doit être longue… donne-moi du courage. — Mugnoz, mon mari ne vient pas… Vous devriez le prier de se hâter.

Mugnoz. Il va venir.

Doña Agustina à l’aumônier ; bas. Mon père… venez plus près de mon lit… encore plus près… Ma fille… savez-vous où elle est ?

Mugnoz. Que demande-t-elle ?

L’aumônier. Elle voudrait voir sa fille.

Mugnoz. Elle est chez les dames du Rosaire, à Cumana. Je vous l’ai dit déjà plus d’une fois.

L’aumônier faisant du doigt un geste négatif. Oui, madame, je l’ai vue partir.

Doña Agustina. Hélas ! ma pauvre fille !… Et mon mari qui ne vient pas !… Il faut que je le voie cependant… J’ai besoin de lui parler.

Mugnoz. Tenez, le voici.

Entre don José ; l’aumônier et Mugnoz se retirent au fond de la chambre.

Doña Agustina. Je vous remercie, don José… je vous remercie de tout mon cœur.

Don José s’approchant du lit. J’espérais vous trouver mieux, madame.

Doña Agustina. Ah ! je suis bien mal… Don José… je vais paraître devant Dieu… je ne voudrais pas me damner pour un mensonge… Mais… vous le savez bien… Catalina est votre fille… vous n’en avez jamais douté.

Don José. Excusez-moi si dans un moment de mauvaise humeur… Pardonnez-moi, je vous en prie.

Doña Agustina. Don José !… donnez-moi votre main… si vous n’avez pas peur de gagner mon mal… (Don José lui donne sa main.) Promettez-moi… c’est la prière d’une mourante, don José !…

Don José. Si vous avez quelque ordre à me laisser, soyez sûre qu’il sera fidèlement exécuté.

Doña Agustina l’attirant vers elle ; très-bas. Soyez un père pour Catalina, don José ! Jurez-le-moi… Songez que les jugements de Dieu sont terribles.

Don José brusquement. La fièvre vous fait délirer. (Il retire violemment sa main.)

Doña Agustina saisissant le bout de son manteau. C’est votre fille ! vous êtes son seul protecteur ! vous êtes son père !

Don José. Il faut que je vous quitte. Je reviendrai tantôt savoir de vos nouvelles.

Doña Agustina l’arrêtant encore. Encore un instant, don José… Que je l’embrasse une seule fois… Un seul baiser, et puis elle s’en ira.

Don José. Elle est partie, elle est au couvent.

Doña Agustina l’arrêtant toujours. La laisser seule ici… et mourir sans lui dire adieu ! Oh ! mon doux Sauveur !

Don José à part. Quel horrible spectacle ! (Haut.) Laissez-moi partir, il le faut.

Doña Agustina. Je vous en supplie !… Ah ! pourquoi ce poignard ?

Don José. C’est ma dague. Vous savez que je la porte toujours.

Doña Agustina. Jetez-la… elle est toute sanglante… Don José… pitié pour elle ! Mais cette dague…

Don José retire son manteau et s’avance vers l’aumônier et Mugnoz. Elle a le délire ; il n’y a plus d’espoir.

Doña Agustina. Catalina… ma fille… — Oh ! écartez cette dague. Du sang… des poignards !… Sauvez-moi ! sauvez-moi !

Don José à part. Ce misérable Mugnoz est un maladroit. L’agonie de cette femme est affreuse.

Mugnoz bas à don José. Si vous vouliez, je retirerais son oreiller, et puis ce serait une affaire faite.

Don José. Non, qu’on la laisse mourir tranquille, (À l’aumônier.) Je la recommande à vos soins.
Il sort.

L’aumônier présente un crucifix à doña Agustina. Madame, voyez celui qui a tant souffert pour vous. Que sont vos douleurs en comparaison de celles de Jésus-Christ ?

Doña Agustina. Ôtez cette dague de devant mes yeux !

Mugnoz. Elle prend un crucifix pour une dague à cette heure. C’est parce que cela reluit.

L’aumônier. Madame…

Doña Agustina. Grâce ! grâce !

L’aumônier. Pensez…

Mugnoz. Ne la tourmentez plus ; elle est confessée, prête à appareiller pour l’autre monde ; qu’avez-vous de plus à lui faire ?

L’aumônier. Ses yeux sont fixes, elle est toute raide.

Mugnoz. Elle râle encore… elle parle toujours de dague.

Doña Agustina. Jésus !
(Elle meurt.)

Mugnoz. Une convulsion… Bon ! encore une autre ! C’est fini à ce coup. Oui, le pouls est parti… Elle a levé l’ancre.

L’aumônier. Dieu veuille avoir son âme ! (À part.) Quelles horreurs suis-je obligé de voir dans cette maison !
Ils sortent.

Scène VII.

Le cabinet de don José.
DON JOSÉ seul.

Cela était inutile… Cette femme m’a fait de la peine… Elle n’était pas gênante ici… Je n’aime pas à voir souffrir un être faible… Mieux aurait valu… — Ce qui est fait est fait ; n’y pensons plus… Un homme ne doit jamais se repentir… Eh ! qu’est-ce que fait une femme de plus ou de moins dans le monde ?… — Quant à Catalina… quelle différence y a-t-il entre ces désirs si violents et l’exécution de ces désirs ?… L’aimant, je suis criminel et malheureux ; la possédant, je suis criminel, mais heureux… et j’hésiterais ?… Cependant, je ne sais ce que j’éprouve… Je manque de courage, et de jour en jour je remets l’exécution de mes desseins… Si la nature, si la voix du sang, comme ils disent, allait faire un miracle ?… Et… j’ai quarante-six ans… (Avec un rire amer.) Il y a des saints qui, dit-on… Eh ! quand il le faudrait, je boirais aussi du breuvage infernal que je lui ai préparé… Si je meurs après… qu’importe ? j’aurai été heureux. Oui !… je vais goûter un bonheur diabolique. — Après celui-là, il n’en est plus pour moi sur cette terre.

(Entre Mugnoz).

Mugnoz. Ah ! monseigneur !…

Don José. Qu’y a-t-il, Mugnoz ? Pourquoi cet air effaré ?

Mugnoz. Mille pipes de diable ! monseigneur, vous n’avez pas voulu me croire quand je vous ai prédit que cette canaille d’indiens vous jouerait un mauvais tour. Encore si vous aviez fait venir de la côte une vingtaine de lurons comme moi, nous pourrions nous tirer d’affaire : mais vos nègres !… les coquins, ils ne savent manier ni une arquebuse ni une pique.

Don José. Enfin qu’est-ce qu’ont fait les Indiens ?

Mugnoz. Parbleu ! monseigneur, montez à votre observatoire, et vous verrez ce qu’ils ont fait. Il y en a plus de deux cents à deux portées d’arquebuse de votre porte ; et le pis est que j’ai vu parmi eux une vingtaine de blancs, que don Alonso a sans doute amenés.

Don José se parlant à lui-même. Hier j’ai eu quarante-six ans accomplis. Mon temps est venu.

Mugnoz. Voilà le grain qui nous prend par le travers, il s’agit de tenir la barre. Qu’ordonnez-vous ?

Don José. Ils ne sont que deux cents, dis-tu ?

Mugnoz. Par la fressure du pape ! en voilà bien assez pour nous couper le cou à tous tant que nous sommes. Savez-vous comment font les Indiens pour couper le cou à un honnête Espagnol ? Ils lui mettent un pied sur l’estomac ; d’une main ils lui tiennent les cheveux. — Deux coups de machète 8, et la tête leur reste dans la main.

Don José d’un air distrait. Il faut armer mes nègres.

Mugnoz. Je n’ai pas attendu votre ordre, monseigneur. Mais les drôles font déjà piteuse contenance. Ils pâlissent sous leur peau noire. Ah ! si j’avais seulement deux fauconneaux pour défendre la porte !… seulement ce canon de chasse que nous jetâmes à la mer dans cette fameuse tempête qu’essuya le Mombar !

Don José à part. Une heure de plaisir. — Ensuite l’enfer. — Peut-être, rien. (Haut.) Je vais encourager mes gens. (Il sonne ; à un nègre qui entre.) Apporte une jatte de lait. (Le nègre sort. Mugnoz regarde don José avec étonnement.) Mugnoz, tu prendras le commandement de mes esclaves. Tu tiendras pendant une heure, je le veux. J’irai te rejoindre dans une heure, et nous les chasserons, ou nous mourrons ensemble.

Mugnoz. Mais, monseigneur…

Don José. Point de réplique ; nos murailles sont hautes. Des Indiens armés de flèches t’épouvantent ! Drôle, il y a dix ans que tu n’aurais pas eu peur, si je t’avais ordonné de sauter à l’abordage devant un canon chargé jusqu’à la gueule.

Mugnoz. Eh bien ! je me ferai tuer ! N’en parlons plus.

Le nègre rentre, pose le lait sur une table et sort.

Don José. Viens ici ; tourne la cuiller pendant que je verserai cette liqueur dans le lait.

Il tire un flacon de son sein et en verse quelques gouttes dans le lait ; puis il le serre avec soin.

Mugnoz à part. Il tremble, cependant.

Don José. Je vais faire ma ronde. — Porte ce lait à ma fille. Voici l’heure de son déjeuner. — Attends, je n’ai que faire de cette épée. Prends-la. Que je la retrouve sur ma table avec mes pistolets chargés. Tiens.

Il ôte son ceinturon et remet son épée à Mugnoz. Sa dague sort du fourreau 9 et tombe par terre.

Mugnoz la ramassant. La voilà, cette dague qui faisait tant de peur à doña Agustina. Prenez garde, elle ne tient guère au fourreau.

Don José. Telle qu’elle est, elle me servira encore aujourd’hui. (Il la met dans son sein.) — Mugnoz, tu es sûr que ma fille n’a plus son poignard ?

Mugnoz. Oui, monseigneur ; Flora la mulâtresse vous l’a donné, vous le savez bien.

Don José se frappant le front. Je deviens un lâche ! — Va, porte le lait, tandis que je vais parler à mes gens.

Mugnoz à part. Cela prend une mauvaise tournure pour nous.
Ils sortent.

Scène VIII.

La chambre où est enfermée doña Catalina.
DOÑA CATALINA, MUGNOZ.

Mugnoz (Il pose le lait sur la table. À part.) De profundis ! Et de deux.

Doña Catalina. Comment se porte ma mère ?

Mugnoz. Très-bien.

Doña Catalina. Je sais qu’elle a été malade. Qu’on me dise la vérité.

Mugnoz. Voilà votre déjeuner.
Il sort.

Doña Catalina seule. Misérable scélérat !… Ma pauvre mère ! Je ne sais quelles idées atroces m’assiègent… Oh ! non… cela est impossible… Don José… un tel crime est encore loin de son cœur… Pourtant… comme ses yeux étaient farouches quand il la regardait… Non… il n’oserait… mais… Pauvre mère ! elle est seule, j’en suis sûre… Ils la laissent sans soins… Ils la laisseront mourir… Et je ne puis être auprès d’elle… Les misérables !… Ah ! don Alonso, et toi aussi, m’aurais-tu donc abandonnée ! Mais que pourra-t-il faire pour ma délivrance… et lui-même est-il vivant ?… Ô mon Dieu, n’auras-tu donc pas pitié de moi !… Je donnerais toutes les années de ma vie pour un jour de liberté !… Ah ! (Elle cache sa tête dans ses mains.) je ne puis penser… Si je pouvais dormir !… Pas un instant de relâche… à mes angoisses… Je ne puis lire… Quelle horreur ! m’ôter des livres pieux et m’enfermer avec ces livres damnables ! Hélas ! je n’ai jamais eu un instant de bonheur depuis que je suis au monde… (On entend un bruit confus au dehors.) Qu’entends-je ? me trompé-je ? N’est-ce pas là le cri de guerre des Indiens ?… Non. Tout est tranquille… Rien… C’est le vent… Comme mon cœur bat !… Non. Je me trompe encore… Je suis tellement fatiguée par mes pensées et mes veilles, que je crains de devenir folle… Souvent il me semble entendre parler tout haut dans ma prison… Ma pauvre tête est bouleversée… (Elle s’assied devant la table dans le plus grand abattement.) Oui, je le sens… je deviens idiote… me voici encore à compter les pailles de cette natte… (Elle se lève impétueusement.) C’est ce qu’il veut, parce qu’alors je serais à sa merci. Ô Jésus ! Jésus ! aie pitié de moi ! donne-moi du courage ! (Elle se met à genoux et prie. Se relevant.) Que l’air est épais ici ! et ce petit carré de ciel que je puis apercevoir, comme il est d’un brillant azur ! (Elle se rassied.) Ah ! ma tête est en feu ! (Elle regarde le lait.) Ils me traitent comme je traitais ces animaux que je nourrissais en cage. Si jamais je suis libre, je leur rendrai la liberté à tous. (Elle prend la tasse et fait le signe de la croix, puis elle éloigne la tasse tout d’un coup.) Mais j’allais faire un péché… c’est aujourd’hui jour de jeûne, et, au soleil, il n’est pas encore midi. Depuis cinq jours que je suis dans cette prison, j’ai peut-être oublié d’observer les jours de jeûne. (Elle compte sur ses doigts.) Oui, je dois jeûner aujourd’hui. (Avec humeur.) Encore cette privation ! Ce lait me fait envie… Un instant plus tôt… Misérable que je suis ! un péché de gourmandise dans ma position !… Ah ! que le malheur abaisse les sentiments !… Pour me punir je veux le répandre jusqu’à la dernière goutte. (Elle verse lentement le lait dans une caisse d’arbuste.) J’ai fait quelque chose de bien ; je viens d’éviter un péché, et cela me soulage. (Bruit dehors.) Ah ! je ne me trompe pas cette fois !… Un coup d’arquebuse ! Il vient me délivrer… Encore un ! encore un !… Le cri de guerre des Indiens ! je l’entends ! Alonso ! Alonso ! — Ah ! (Elle fuit au bout de la chambre en voyant entrer don José.)

Don José ferme la porte, jette la clef par la fenêtre, puis regarde la tasse vide.

Don José. Démons, vous allez avoir une comédie digne de vous ! Le ciel, qui me donna le cœur d’un père, le ciel peut parler maintenant ; mon élixir parlera plus haut.

Doña Catalina. Au secours ! au secours !

Don José. Tes cris sont inutiles !

Doña Catalina. Ne m’approchez pas !

Les cris et les coups d’arquebuse se rapprochent.

Don José. Ils vont entrer ; mais ils viendront trop tard. Il s’élance sur doña Catalina, qui se débat quelque temps entre ses bras. En le repoussant, elle sent la poignée de sa dague, elle la saisit et frappe son père.

Doña Catalina. Je suis sauvée !

Elle fuit jusqu’au mur le plus éloigné de don José, et reste immobile, la dague sanglante à la main, et regardant son père d’un air hagard.

Don José renversé. Tu as tué ton père, misérable !… Tu es bien ma fille… mais tu me surpasses encore… Va… je te maudis… et je vais là-bas… préparer ton supplice… Tiens ! c’est le sang de ton père !…

Il secoue sa main sanglante vers elle ; le tumulte augmente. On frappe à grands coups contre la porte.

Don Alonso derrière la scène. Frappez ! enfoncez la porte !

La porte est enfoncée ; entrent don Alonso, le cacique, Ingol, Espagnol ! et Indiens armés.

Don Alonso. Ma bien-aimée !… Dieu ! que vois-je ?

Don José. Espagnols, vengez un père assassiné… par sa fille… La voici… la parricide… Vengez-moi… vengez-moi !…

Il meurt.

Don Alonso. Que dit-il ?

Le cacique. Il est mort !

Un Espagnol. Elle est couverte de sang !

Un autre Espagnol. Elle tient encore la dague toute sanglante.

Don Alonso. Catalina.

Doña Catalina. Ne m’approchez pas !

Don Alonso. Qui l’a tué ?

Doña Catalina. Moi : Fuyez la parricide…

Tous. Elle a tué son père !

Don Alonso. Vous, Catalina, vous !

Un Espagnol. Une arquebusade dans la tête, voilà ce qu’elle mérite.

Don Alonso fait un pas vers Catalina et s’arrête devant le cadavre.

Don Alonso au cacique. Cacique… adieu… conduisez cette malheureuse où elle voudra se retirer… Adieu, vous ne me reverrez plus. Il serre la main d’Ingol et sort ; les Espagnols le suivent.

Le cacique. Les voilà, ces blancs, ces fils aînés de Dieu, comme nous disent les robes noires !

Ingol saisit doña Catalina par les cheveux, et lève son machète pour lui couper la tête.

Ingol. Meurs, toi qui as tué ton père.

Le cacique l’arrêtant. Notre ami veut qu’elle vive : elle vivra, le cacique le veut ainsi. — Femme, où faut-il te conduire ?

Doña Catalina après un silence. Menez-moi dans la forêt.

Le cacique. Mais… tu y seras bientôt dévorée par les tigres.

Doña Catalina. Plutôt des tigres que des hommes ! Partons !

Elle marche d’un pas ferme vers la porte ; mais, en passant devant le cadavre, elle pousse un cri perçant et tombe sans connaissance.

Ingol. Ainsi finit cette comédie et la famille de Carvajal. Le père est poignardé, la fille sera mangée : excusez les fautes de l’auteur.

FIN DE LA FAMILLE DE CARVAJAL ET DU VOLUME.
NOTES

1. Cette herbe, dans laquelle les Espagnols de l’Amérique méridionale croient trouver un remède ou un préservatif contre la plupart des maladies, est d’un usage à peu près général dans cette partie du Nouveau-Monde. On jette l’herbe séchée et presque en poussière dans un vase d’argent ou de porcelaine, auquel est adapté un long tuyau. On y mêle du sucre, du jus de citron et des parfums, puis on verse dessus de l’eau bouillante. Il faut, pour être véritablement amateur, pouvoir aspirer par le tuyau l’infusion toute brûlante, sans faire une seule grimace.

2. Grosse pièce de bois fort lourde, creusée et divisée en deux parties qui se réunissent au moyen d’un cadenas. On y fait entrer la jambe du prisonnier, qui ne peut alors ni se lever, ni se tourner.

3. Je demande grâce pour ce mot. — Il se trouve dans la Bible, et Catalina n’avait guère lu d’autre livre.

4. La croix du Sud, constellation familière à tous ceux qui ont voyagé en Amérique. On connaît les heures, pendant la nuit, par son inclinaison sur l’horizon.

5. Une flèche dont les plumes sont teintes en rouge est un signe de guerre pour la plupart des nations indiennes.

6. C’est l’image la plus révérée de la Nouvelle-Grenade.

7. Beaucoup de femmes portent encore de semblables corsets en Amérique et en Espagne.

8. Grand couteau dont on se sert le plus souvent pour couper les lianes et les plantes qui vous barrent le chemin à chaque pas dans les forêts du Nouveau-Monde.

9. L’épée et la dague se portaient attachées au même ceinturon. Voir El Médico de su honra, de Calderon.