La Famille Elliot/Texte entier


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Tout-à-coup, elle s’en trouva débarrassée, quelqu’un l’avait enlevé de force.
Tout-à-coup, elle s’en trouva débarrassée, quelqu’un l’avait enlevé de force.






LA


FAMILLE ELLIOT,


ou


L’ANCIENNE INCLINATION,


TRADUCTION LIBRE DE L’ANGLAIS


D’UN ROMAN POSTHUME DE MISS JANE AUSTEN,


AUTEUR DE RAISON ET SENSIBILITÉ,


D’ORGUEIL ET PRÉJUGÉ, D’EMMA, DE


MANSFIELD-PARC, etc.


Par M.me DE MONTOLIEU.


AVEC FIGURES.


TOME PREMIER.



À PARIS,


CHEZ ARTHUS BERTRAND, LIBRAIRE,


RUE HAUTEFEUILLE, n.° 23.


―――


1821.




NOTICE BIOGRAPHIQUE[1]


SUR


JANE AUSTEN,


AUTEUR DE LA FAMILLE ELLIOT.




Les pages suivantes ont été tracées par une plume qui a déjà contribué plus d’une fois à l’amusement du public. Les personnes qui n’ont pas été insensibles au mérite de Raison et Sensibilité, d’Orgueil et Préjugé, de la Nouvelle Emma, etc., apprendront avec regret que la main qui guidait cette plume est actuellement glacée, insensible. Peut-être que quelques détails sur la vie et la mort de Jane Austen seront lus avec un sentiment plus tendre que la simple curiosité.

La tâche de son biographe sera courte et facile ; une vie consacrée à l’utilité, aux vertus privées, à la littérature, à la religion, présente peu de variété : celle si actif et si modeste, son goût pour la vie retirée, la sienne si douce et si tranquille, semblaient promettre à ses lecteurs une longue succession de plaisirs, et à l’auteur une réputation toujours croissante ; mais les symptômes d’un mal incurable et profond, trop commun dans nos climats, se manifestèrent chez elle au commencement de 1816 ; elle déclinait si insensiblement et se plaignait si peu, que jusqu’au printemps de 1817, ceux dont le bonheur terrestre dépendait de son existence, étaient loin de désespérer de sa guérison. Les secours de l’art furent appelés ; les médecins trouvèrent nécessaire de la mener à Winchester, pour être plus à portée de leurs secours, quoiqu’à peine ils eussent quelque espérance. La consomption faisait des progrès rapides et effrayans. Pendant deux mois elle a supporté les douleurs, l’insomnie, et cet affaissement physique qui annonce et précède une dissolution totale, non-seulement avec fermeté et résignation, mais en conservant une aimable et douce gaîté qui ne l’a jamais abandonnée, et qui soutenait le courage de sa mère et de sa sœur. Elle conserva jusqu’au moment suprême toutes ses facultés, sa mémoire, son imagination, sa sensibilité ; ni l’amour ardent pour son Dieu, dont elle allait s’approcher, ni son attachement pour les amis qu’elle allait quitter, ne s’affaiblirent un seul instant. Elle voulut recevoir le Saint-Sacrement quelques jours avant sa mort, craignant qu’au moment même sa faiblesse n’obscurcît ses idées. Elle écrivit tant qu’elle put tenir une plume, et se servit d’un crayon quand la plume devint trop pénible. Le jour qui précéda sa mort, elle composa quelques stances pleines d’énergie et de sentiment ; c’était un éternel adieu à sa famille et à ses amis. Les dernières paroles qu’elle prononça furent des remercîmens à son médecin ; il lui demanda, quelques momens après, si elle n’avait besoin de rien : « Il ne me manque que la mort, dit-elle en souriant, et la voilà qui s’approche. » En effet, elle expira peu de minutes après, le 18 de juillet 1817, dans les bras de sa sœur, qui l’avait soignée pendant toute sa maladie avec un zèle infatigable. Je trouve ce paragraphe dans une lettre de la mourante, écrite peu de semaines avant son décès :


« Je ne bouge plus de mon sopha que pour me promener de temps en temps d’une chambre à l’autre, appuyée sur le bras de ma chère et tendre sœur, la plus zélée, la plus soigneuse, la plus infatigable des gardes-malades ; j’ai tremblé que ses soins et ses veilles n’altérassent sa santé, mais grâces en soient rendues à Dieu, ses forces semblent augmenter avec le déclin des miennes. Ce que je dois à son amitié, à l’affection de ma bien-aimée famille est mille fois au-dessus de l’expression, mais non du sentiment qui remplit mon cœur et me rend heureuse malgré l’état de maladie qui m’accable. Si je survis, mon existence tout entière doit être consacrée à la reconnaissance ; si je meurs, puisse le Dieu tout-puissant qui m’accorda la bénédiction d’avoir de tels parens, les bénir et les consoler ! etc. »

Hélas ! cette mère, cette sœur et celui qui trace ces lignes ont trop perdu pour admettre même la possibilité d’une consolation ici-bas.

Jane Austen fut enterrée le 24 juillet dans l’église cathédrale de Winchester, qui, dans le nombre de ceux dont elle a recueilli les cendres, ne pourrait nommer ni un plus beau génie ni plus de vertus chrétiennes.

Jane Austen possédait aussi une part considérable d’avantages personnels ; sa taille, au-dessus de la médiocre, était pleine d’élégance ; son port, sa tenue, toutes ses manières étaient distinguées et gracieuses ; la régularité de ses beaux traits ne nuisait point à l’expression de sa physionomie, celle d’un enjouement calme et tranquille, et de cette sensibilité, cette douceur qui formaient le fond de son adorable caractère ; en même temps, quelque chose de pénétrant dans son regard et de très-fin dans son sourire décelait un esprit supérieur. Son teint était remarquablement beau, et le tissu de sa peau si transparent, qu’on pouvait dire d’elle avec vérité, qu’il semblait voir au travers de ses joues modestes l’âme qui l’animait[2]. Sa voix était extrêmement douce ; elle pénétrait au fond du cœur. Sa conversation, lorsqu’elle était à son aise, avait de l’éloquence et de la précision, et surtout une grande clarté ; elle s’énonçait sur les sujets les plus relevés avec une simplicité qui les mettait à la portée de tous les auditeurs. Jane Austen était formée pour briller dans les sociétés les plus distinguées, et trouva son bonheur dans le sein de sa famille et dans un village.

Les talens qui font à présent la base de l’éducation des femmes sont si perfectionnés, qu’on n’ose en parler. Miss Austen aurait vraisemblablement été inférieure à beaucoup d’autres, si elle n’avait été si supérieure dans des choses plus relevées. Elle avait un goût inné pour le dessin, et dès sa plus tendre jeunesse elle était citée pour la fermeté et la douceur des traits de ses crayons. Elle faisait des esquisses que des maîtres auraient avoués ; plus tard, d’autres occupations ne lui permirent plus de se livrer à ce talent. Ses progrès dans la musique furent d’abord très-médiocres ; à vingt ans elle y prit plus de goût, et dans les vingt années qui suivirent, plus d’un père aurait admiré sa fille dans des exécutions moins bonnes que la sienne. Elle était passionnée pour la danse, et elle y excellait.

Il me reste à faire quelques observations que ses amis trouvent plus importantes, sur les qualités du cœur et de l’esprit de celle qui embellissait chaque heure de leur vie.

C’est une opinion assez généralement reçue, que la tranquillité et la douceur du caractère sont incompatibles avec une imagination très-vive et avec le trait et le piquant de l’esprit. Cette erreur sera rejetée par ceux qui ont eu le bonheur de connaître miss Jane Austen ; les folies, les faiblesses, les défauts de ceux qu’elle rencontrait ne pouvaient échapper à son regard observateur et pénétrant ; mais jamais elle ne se permettait de les juger avec malice ou sévérité ; les vices même, ou plutôt les gens vicieux, échappaient à sa censure immédiate, parce qu’elle avait peine à le croire, tant le vice était loin de sa pensée ! on ne trouvait chez elle qu’indulgence et bonté. L’affectation de ces qualités n’est pas rare, mais elle n’avait nulle affectation ; tout ce qu’elle disait et faisait partait de son cœur et de son esprit ; elle savait donner de l’agrément et de la mesure à ses actions et à ses paroles. Parfaite autant du moins que l’humaine nature peut l’être, elle cherchait toujours à pallier les fautes de son prochain, à trouver quelque excuse, quelque doute pour les faire oublier et pardonner, et quand c’était impossible, elle trouvait son refuge dans le silence ; alors on changeait bien vite d’entretien pour la retrouver et avoir le plaisir de l’entendre. Sans avoir recours à la médisance ou à la malice, sa conversation était brillante, animée ; jamais il ne sortait de sa bouche un jugement précipité, une expression déplacée ou tranchante ; en un mot, son cœur était d’accord avec son esprit pour se prêter mutuellement un charme inconcevable. Sa bonté, toujours active, tempérait la vivacité de son esprit ; et celui-ci, toujours aimable et piquant, animait sa douceur naturelle, qui ne dégénérait pas plus en fadeur que l’esprit en malignité. Personne ne se trouvait avec elle sans éprouver un ardent désir d’obtenir son amitié, personne ne la quittait sans avoir au moins l’espoir de l’obtenir. Elle était calme sans réserve et sans froideur, et communicative sans babil importun et sans curiosité. Elle devint auteur entièrement par goût, et pour se rendre compte à elle-même de ses pensées et de ses jugemens ; ni le desir de la renommée ni aucun calcul d’intérêt ne se mêlèrent à ses motifs. La plupart de ses ouvrages étaient composés plusieurs années avant leur publication : elle était si persuadée que le produit ne dédommagerait pas des frais d’impression, que de ce moment elle mit de côté une partie de son modique revenu pour réparer cette perte. Elle pouvait à peine croire à ce qu’elle appelait modestement sa bonne fortune, quand Raison et Sensibilité lui rapporta cent cinquante livres sterling ; elle regarda cette somme comme une trop forte récompense de ce qui lui avait donné si peu de peine. On trouvera peut-être, au contraire, que cet ouvrage fut peu payé, dans le moment où quelques auteurs anglais recevaient plus de guinées qu’ils n’écrivaient de lignes. Si les ouvrages de miss Austen n’ont pas paru d’abord avec le même éclat, nous osons prédire qu’ils vivront plus long-temps, et surtout espérer que le bon genre qu’elle a créé trouvera des imitateurs. Le public n’a pas été injuste, et elle en était pénétrée de reconnaissance. L’approbation des personnes compétentes pour la juger, qui parvenait de temps en temps à ses oreilles, la flattait extrêmement ; mais, malgré ses succès, rien ne put la décider à mettre son nom en tête de ses productions. Dans le sein de sa famille ou de ses amis intimes, elle en parlait librement, jouissait des éloges, profitait des remarques et se soumettait à la critique ; mais avec des étrangers, elle évitait, autant qu’il lui était possible, toute allusion à son caractère d’auteur.

Elle lisait avec beaucoup d’expression et d’effet ; un ouvrage doublait de valeur en étant lu par elle, et probablement les siens y auraient beaucoup gagné ; mais ils ne participaient à cet avantage que pour sa famille, et c’était les ouvrages des autres qu’elle aimait à faire valoir. Elle était enthousiaste des beautés de la nature ; un beau paysage en réalité ou en peinture l’enchantait, et elle en parlait avec chaleur et discernement. Dans sa jeunesse, elle était passionnée de l’ouvrage de Gilpin sur le pittoresque ; l’âge la calma sans cependant changer ses opinions ; elle en changeait rarement soit sur les livres, soit sur les hommes, tant son premier jugement était sûr et raisonnable ! Elle avait fait avec son père une étude approfondie de l’histoire et des belles-lettres, et sa mémoire était excellente : ses auteurs favoris étaient Jonhson pour la prose, et Cowper pour la poésie. Elle connaissait à fond tous les ouvrages de morale, et bien jeune encore elle sentait les mérites et les défauts des écrivains les plus renommés de l’Angleterre. Elle admirait l’imagination de Richardson, et surtout le beau caractère de Grandisson : elle le prit pour modèle dans la peinture animée et suivie des différens caractères ; mais son bon goût naturel lui fit éviter les longueurs de cet auteur, prolixe jusqu’à en être fatigant. Elle plaçait Fielding très au-dessous ; sans aucune affectation de pruderie, son goût repoussait tout ce qui s’écartait de la stricte décence ; ni le naturel, ni l’esprit, ni la gaîté ne pouvaient la dédommager de ce qui lui paraissait bas et trivial ; ses écrits en sont la preuve. Le talent de créer des caractères et d’en saisir toutes les nuances semblait né avec elle, et presque sans bornes ; rien n’échappait à sa pénétration ; son pinceau traçait d’après nature, mais jamais d’après des individus.

Le style de sa correspondance familière était le même que celui de ses romans ; il était fini en sortant de sa plume. Ses idées étaient si claires et ses expressions si bien choisies, qu’il n’y avait pas un seul mot à changer : on ne hasarderait pas trop en disant qu’elle n’a jamais écrit une lettre qui fût indigne de la publication.

Le trait le plus important de ce beau caractère, le seul peut-être que sa modestie aurait avoué en entier, était sa parfaite et simple dévotion ; elle était religieuse au fond de l’âme par sentiment et par conviction, et ne permit jamais à son esprit aucun doute. Son cœur était plein d’amour pour son créateur ; et quoiqu’elle aimât aussi son prochain, elle aurait été incapable du même degré d’affection et de dévouement pour aucune créature. Elle était parfaitement instruite de sa croyance par la lecture et la méditation des saints livres, et ses opinions s’accordaient strictement avec celle de l’église et du pays où elle avait reçu la naissance.

Telle était celle que nous pleurons, et qui nous fut enlevée au moment où des qualités et des vertus si parfaites étaient dans leur plus beau lustre. Jane Austen n’ayant jamais voulu être nommée, n’ayant vécu dans le monde que pendant les quatre années qu’elle passa à Bath, était peu connue et méritait de l’être ; c’est ce qui m’engage à publier cette Notice, et je proteste que la vérité et non la prévention a seule guidé ma plume.



――――



NOTE DU TRADUCTEUR.


J’ai long-temps balancé à placer ici cette Notice sur l’auteur de l’ouvrage que j’offre au public : il me paraissait que cet ouvrage n’étant point connu, même de nom, hors de sa patrie, ne pouvait inspirer nul intérêt aux lecteurs ; je regrettais cependant de passer sous silence un morceau très-intéressant par lui-même, et présentant un tel ensemble de perfection, que j’accusais, je l’avoue, l’auteur de cette Notice (malgré ce qu’il dit en finissant) d’une prévention exagérée ; mais j’ai été détrompée par un Anglais d’un mérite très-distingué, qui m’a assuré que, loin d’avoir exagéré l’esprit et les mérites de miss Jane Austen, l’auteur de la Notice n’avait point assez pesé sur la réputation dont elle jouit en Angleterre, comme créatrice d’un genre inconnu avant elle, celui de l’extrême simplicité des moyens, et de l’art d’intéresser par le seul développement des caractères soutenus avec une vérité parfaite, et la peinture vraie des sentimens qui agitent les personnages qu’elle met en scène. L’auteur de la Notice biographique ne dit point si quelque circonstance de sa vie avait contribué à lui donner l’idée d’une situation qui, avec des positions différentes, se retrouve dans tous ses romans, au moins dans ceux que je connais ; c’est celle d’une jeune personne nourrissant au fond de son cœur une inclination secrète sans savoir, ainsi que le lecteur, si elle est partagée ; ce n’est presque qu’au dénouement qu’on en est instruit : il en résulte que miss Austen a su éviter les scènes d’amour, si souvent répétées et si fastidieuses. L’amour, ce premier mobile des romans, est presque toujours voilé dans les siens, et quand le lecteur le devine, l’intérêt augmente, et devient même assez vif sans qu’on rencontre d’autres événemens que ceux de la vie la plus ordinaire. Il est possible que les lecteurs qui aiment à être violemment émus trouvent cet intérêt trop faible, trop resserré dans des scènes de famille tracées avec tant de naturel, qu’on croit en avoir été le témoin, et qu’elles perdent peut-être par cela même l’attrait de la nouveauté ; mais il en existe un autre qu’on ne peut définir, qui tient sans doute à ce naturel, à cette vérité, à des nuances délicates presque imperceptibles qui partent du fond du cœur, et dont miss Jane Austen avait le secret plus qu’aucun autre romancier. Sa mort prématurée est donc une grande perte, non-seulement pour ses amis, mais pour tout le monde. En mon particulier, je regrette de n’avoir plus à traduire de ses ouvrages : trois seulement me sont tombés entre les mains, Raison et Sensibilité[3] ; celui-ci, qui est un ouvrage posthume trouvé dans ses papiers[4]. Il fut publié en 1818, sous le titre de Persuasion. Ce titre m’a paru trop vague en français ; je ne trouvais pas qu’il indiquât l’ensemble de la situation ; je l’ai remplacé par celui-ci la Famille Elliot, ou l’ancienne Inclination ; et enfin un autre ouvrage également posthume, intitulé l’Abbaye de Northanger, qui m’a paru moins intéressant que le premier, et je ne l’ai pas encore traduit. L’auteur paraît avoir eu pour unique but de jeter du ridicule sur les romans fondés sur la terreur, et principalement sur ceux de M.e Radcliffe. Comme depuis long-temps ce genre est absolument passé de mode, il est peut-être inutile d’y revenir, et de montrer ce qu’il y a de défectueux et de puérile : personne n’en était plus éloigné que miss Austen, et ses romans, si simples et si attachans, en sont la meilleure critique. J’aime à croire qu’on me saura gré d’avoir ajouté à celui-ci sa biographie ; on aura sans doute du plaisir à s’arrêter sur un aussi beau modèle de talens, de vertus, de perfections presque au-dessus de l’humanité, et à connaître le nom de celle à qui on a dû quelques momens agréables. Quant à moi, si loin encore de lui ressembler, je suis fière de placer à côté du sien, comme son traducteur, celui


d’ISABELLE, baronne DE MONTOLIEU.

Lausanne, le i.er mai 1821.
LA


FAMILLE ELLIOT.


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CHAPITRE PREMIER.


Sir Walter Elliot, seigneur de Kellinch-Hall en Somertshire, vivait dans cette terre ; son amusement favori était la lecture continuelle du Baronnetage, ou la liste et l’histoire des familles titrées du royaume ; il y trouvait de l’occupation pour ses heures d’oisiveté, et de la consolation pour ses heures de tristesse : toutes les facultés de son esprit s’élevaient en admiration et respect en contemplant le mince résidu des anciennes patentes, et s’abaissaient avec mépris et pitié sur les créations sans fin du dernier siècle ; il revenait alors avec plus de plaisir à sa propre histoire et à ce qui regardait la noble famille Elliot, et le livre était toujours ouvert à la page qui contenait ce qui suit :

Elliot de Kellinch-Hall

« Walter Elliot, né le 1.er mars 1760, marié le 15 juillet 1784, à Elisabeth, fille de James Stevenson, esq. de South-Parck dans le comté de Glocester ; sont issus de ce mariage Elisabeth, née le i.er juin 1785 ; Alice, née le 19 août 1787 ; un fils mort en naissant, le 5 novembre 1789, et Maria, née le 20 novembre 1791. »


Voilà comme ce paragraphe était sorti des presses de l’imprimeur ; mais sir Walter y avait ajouté de sa main, pour sa propre instruction et celle de sa famille, après la date de la naissance de Maria, sa fille cadette : « Mariée le 16 décembre 1808, avec Charles, fils et héritier de Charles Musgrove, esq. d’Uppercross dans le comté de Sommerset. »

Il avait aussi inséré plus précisément la date du jour et du mois où il avait perdu sa femme. Suivait ensuite l’histoire abrégée de la respectable famille Elliot, dans les termes accoutumés : comme elle avait été d’abord établie en Cheshire, comme elle avait occupé pendant la durée de trois parlemens la dignité de représentant d’un bourg, comme l’un de ses membres avait obtenu la dignité de baronnet dans les premières années du règne de Charles II, on avait inscrit les noms et prénoms de toutes les femmes qu’ils avaient épousées ; le tout formait deux pages imprimées, terminées par les armes et par la devise de la famille Elliot, et par ces mots : « Demeure principale, Kellinch-Hall dans le comté de Sommerset. » Après quoi sir Walter avait encore inséré de sa propre main le paragraphe suivant :

« Le propriétaire actuel n’ayant pas d’enfant mâle, l’héritier présomptif de cette belle terre est William Elliot, petit-fils du second sir Walter, marié le … avec … »

La vanité était la base du caractère de sir Walter Elliot, ou plutôt il était vain, et n’était que cela ; vanité personnelle, vanité de situation composaient tout son être et toutes ses pensées. Il avait été remarquablement beau dans sa jeunesse, et même encore à cinquante-quatre ans il pouvait passer pour un bel homme, tant il était bien conservé ; il s’occupait de sa figure autant et plus qu’une coquette, et le soin de sa toilette marchait même avant la lecture du Baronnetage. Être beau, être baronnet, lui paraissait le comble du bonheur et de la gloire, et sir Walter Elliot, qui réunissait ces deux avantages, était le constant objet de son admiration et de son respect. Il avait certes raison de priser ces dons de la nature et la civilisation : il leur avait dû ce qui est bien réellement le suprême bonheur, une femme d’un mérite distingué, et digne à tous égards d’un meilleur sort que celui dont elle avait joui ; sensible, aimable, vertueuse, elle n’eut qu’un seul tort dans sa vie, celui d’être entraînée, bien jeune encore, par la belle apparence de sir Walter, à lui donner son cœur, et le titre de baronnet décida ses parens à l’accepter pour gendre. La jeune épouse ne tarda pas à être convaincue qu’on peut devenir milady et femme d’un bel homme sans en être plus heureuse ; mais elle avait fait son sort ; elle le supporta avec un courage, une patience, une douceur qui ne se démentirent jamais : pendant dix-sept ans elle ne fut occupée qu’à supporter, adoucir et cacher les torts de son mari, à le faire respecter par le respect qu’elle lui témoignait elle-même, dissimulant l’ennui profond qu’il lui faisait éprouver, et trouvant dans ses devoirs, ses amis, et l’éducation de ses enfans, de quoi remplir sa vie, et des motifs assez puissans pour ne pas la quitter sans regret. Trois filles, l’une de seize ans, la seconde de quatorze, et la plus jeune de neuf, étaient une terrible charge à laisser aux soins d’un père tout-à-fait incapable de les guider et de les protéger : mais elle avait une intime amie à qui elle pouvait se fier entièrement pour maintenir ses filles dans les bons principes qu’elle avait tâché de leur inculquer. Lady Russel, c’était le nom de cette dame, étant devenue veuve quelques années après le mariage de lady Elliot, n’ayant point d’enfans, et jouissant de la liberté de s’établir où elle voudrait, fut entraînée à se rapprocher de son amie. Elle acquit une petite propriété au village de Kellinch, rendit les dernières années de lady Elliot plus heureuses, et lui promit de la remplacer, autant qu’il lui serait possible, auprès de ses enfans. Elle continua en effet, après la mort de lady Elliot, à vivre dans la même intimité avec la famille, et l’on pensait généralement que sir Walter n’aurait pu mieux faire que de l’engager à remplacer sa digne compagne, à devenir la mère des trois jeunes personnes confiées à ses soins ; mais treize années s’écoulèrent sans qu’il en fût question ; ils continuèrent à être voisins, intimes amis, et rien de plus : ni l’un ni l’autre n’avait formé de nouveaux liens.

On comprendra facilement que lady Russel, d’un âge et d’un caractère raisonnables, possédant déjà un titre, une belle fortune, n’avait pas eu même la pensée de se remarier. Une femme qui n’est plus jeune a souvent tort de reprendre les chaînes du mariage, et les reprendre avec sir Walter Elliot eût été une folie impardonnable ; lady Russel le connaissait trop bien pour en être tentée. Mais qu’un homme veuf à quarante-un ans, et chargé de trois jeunes filles, n’ait pas eu l’idée de prendre une seconde femme, c’est ce qui demande une explication, et la voici :

Après lui-même, le premier objet de ses affections était sa vivante image, qu’il aimait à retrouver dans Elisabeth, sa fille aînée ; il se souciait très-peu des deux cadettes, auxquelles il ne pensait que lorsqu’il voyait leurs noms inscrits dans le Baronnetage ; mais pour sa fille chérie, il aurait volontiers sacrifié tout, ce dont il n’était pas très-tenté. Dans les premières années de son veuvage, il avait fait deux ou trois tentatives, une fois auprès d’une lady dont le titre flattait son orgueil, une autre auprès d’une jeune héritière, et enfin une dernière auprès d’une beauté à la mode ; mais ayant échoué, sa vanité blessée lui suggéra d’annoncer hautement qu’il aimait trop sa chère Elisabeth pour lui donner une belle-mère, et qu’elle suffisait à son bonheur. Elle jouissait donc entièrement de son droit d’aînesse, et presque de ceux de fille unique et de maîtresse de maison ; à seize ans, elle était parvenue à tenir exactement le rang de lady Elliot. Elle était aussi belle femme que son père avait été bel homme ; elle avait le même degré de vanité sur sa figure et sur son nom, et la même nullité à tout autre égard ; enfin, elle lui ressemblait tellement, qu’il avait le plaisir de s’admirer lui-même en admirant sa fille, et l’influence d’Elisabeth et sa considération augmentaient chaque jour : elle en jouissait sans partage. L’alliance de Maria, sa fille cadette, avec un bon gentilhomme, M. Charles Musgrove d’Upercross, lui donna un peu d’importance factice. Il aimait à parler de madame Charles Musgrove ; mais comme elle n’était plus là, elle ne nuisait pas à Elisabeth ; et la seconde, la douce, l’intéressante Alice, qui aurait obtenu le premier rang avec des gens dignes de l’apprécier, n’était rien aux yeux de son père et de sa sœur, et comptait pour rien dans la maison, quoiqu’elle se chargeât de tout ce qu’il y avait de pénible et d’ennuyeux. Ses paroles n’avaient aucun poids, ses avis n’étaient jamais demandés ; elle était Alice, et voilà tout. Mais ne la plaignez pas trop ; son caractère adorable, son jugement exquis, une élégance physique et morale qu’elle tenait de sa mère, l’avait rendue la favorite de lady Russel ; cette dame aimait généralement toute la famille, mais Alice seule lui rappelait l’amie qu’elle n’avait cessé de regretter.

Quelques années auparavant, Alice avait été très-jolie, moins par la régularité de ses traits, qui n’égalaient pas ceux de sa sœur aînée, que par beaucoup de fraîcheur et une aimable physionomie ; mais elle avait beaucoup maigri et pâli, et même lorsqu’elle était dans tout son éclat, son père n’avait jamais voulu convenir qu’elle fût bien : des traits fins et délicats, des yeux d’un noir velouté, un teint clair de brune, tout cela n’avait aucun rapport avec lui et avec la belle Elisabeth, et ne pouvait lui plaire : il n’accordait la beauté qu’à des cheveux blonds, de grands yeux bleus, un nez aquilin, des lèvres fines et vermeilles, et une taille bien prise et bien roide, au-dessus de la grandeur ordinaire ; celle d’Alice était moyenne et pleine de grâces qu’elle n’avait pas perdues. Alice, si différente de ce beau modèle, et qui n’avait plus même la fraîcheur de la jeunesse, ne lui paraissait pas digne d’être regardée ; il n’avait plus aucun espoir d’inscrire à côté de son nom celui d’un époux digne de figurer dans son livre favori ; mais Elisabeth, toute belle et toujours belle, lui procurerait sûrement ce plaisir indicible, et ferait sans doute un très-brillant mariage.

Il arrive quelquefois qu’une femme approchant de trente ans est plus belle encore que dans sa jeunesse, si du moins elle n’a eu ni chagrins ni maladie, ces deux fléaux de la beauté. De vingt à trente, une femme ne perd aucun de ses charmes, et sait mieux les faire valoir : Elisabeth Elliot en était la preuve ; elle était exactement la même à vingt-neuf ans qu’à dix-huit ; son père ne cessait de le dire et de l’admirer : Alice maigrissait, Maria grossissait ; lady Russel avait depuis long-temps quelques rides aux tempes et au front même ; au grand regret de sir Walter, il avait entrevu quelques cheveux qui blanchissaient ; lui seul et sa fille Elisabeth restaient invulnérables contre les injures du temps.

Elisabeth n’était pas tout-à-fait aussi contente ; son père, et même son miroir, lui disaient bien qu’elle était toujours belle ; mais elle ne pouvait se dissimuler qu’ils le lui disaient au moins depuis treize à quatorze ans. Elle avait été si jeune maîtresse et souveraine dans la maison de son père, qu’elle-même devait se croire plus âgée, et le paraître surtout aux yeux des étrangers qui la voyaient depuis si long-temps à la même place : pendant treize longues années, elle avait fait les honneurs de la table, assise au haut bout avec un air d’importance et de dignité qui la vieillissait même dans sa première jeunesse ; décidant de tout, engageant, grondant, renvoyant les domestiques comme bon lui plaisait ; disposant à son gré d’un équipage à quatre chevaux, dont elle occupait le fond à côté de lady Russel ; la suivant immédiatement dans les salons et les visites du voisinage ; ouvrant tous les bals du comté avec la même attitude, les mêmes pas, et treize printemps l’avaient vue voyager sur la route de Londres avec son père, qui la produisait toutes les années dans le grand monde pendant la saison des longues soirées. Elisabeth calculait tristement combien de fois elle était allée et revenue sans la moindre variation que celle de l’atmosphère, sans le moindre changement dans son sort ou dans sa figure, ce calcul la conduisait à celui de ses années, et ramenait toujours les deux croix et le nombre neuf, si près de la troisième. Sans doute elle était très-satisfaite d’être encore aussi belle qu’elle l’eût jamais été ; mais elle voyait s’approcher l’époque dangereuse où la fraîcheur se fane, où la beauté passe ; elle n’aurait pas été fâchée de voir le nom de quelque ancien baronnet à côté du sien dans le livre chéri de sir Walter, qu’elle lisait aussi avec plaisir dans la fleur de sa jeunesse, mais qu’elle commençait à trouver fastidieux. La date du jour de sa naissance et celle du mariage de sa sœur cadette lui étaient devenues insupportables : quand son père, après sa lecture journalière, laissait le livre ouvert sur la table, le premier soin d’Elisabeth était de le fermer, et de le pousser loin d’elle avec une expression d’humeur et de dépit. Une circonstance ajoutait encore à son dégoût pour ce livre : cette ligne écrite par son père, à la fin de l’article de famille, héritier présomptif, William Walter, écuyer, etc., etc., lui perçait le cœur, et non sans raison. Dès sa plus tendre jeunesse, on l’avait habituée à l’idée que cet héritier présomptif à qui la terre de famille était substituée, dans le cas où elle n’aurait point de frère, deviendrait un jour son mari, et sir Walter assurait que les choses ne pouvaient aller autrement ; il ne connaissait point ce jeune homme, mais il suffisait qu’il s’appelât Elliot, et qu’il dût hériter de Kellinch-Hall, pour être accompli, et ce parti devenait alors le plus convenable pour son adorable Elisabeth.

Bientôt après la mort de lady Elliot, sir Walter rechercha ce parent, alors âgé de vingt ans ; quoique ses avances fussent reçues assez froidement, il les redoubla, attribuant cette froideur à la timidité de la jeunesse ; et dans une de ses excursions à Londres, Elisabeth étant alors dans tout l’éclat de sa beauté, il força presque son jeune parent, qui étudiait le droit, de venir admirer sa belle cousine, convaincu qu’il en serait bientôt passionnément amoureux. Rien de la part du jeune homme ne confirma cette espérance, mais Elisabeth ne le trouva pas moins très-agréable. « C’est l’excès de l’admiration et le trouble d’une passion soudaine qui l’a retenu, disait sir Walter ; il faut l’encourager, il s’expliquera bientôt. » En conséquence, il fut invité à venir passer les vacances à Kellinch-Hall ; il fit un salut qu’on prit pour un consentement ; il fut attendu de semaine en semaine, de jour en jour, et ne vint pas. Le printemps suivant, on le retrouva à Londres, toujours plus agréable aux yeux de la belle Elisabeth : ou lui fit de tendres reproches, auxquels il répondit poliment. Il fut de nouveau encouragé, invité, attendu ; il ne vint point encore, et les premières nouvelles qu’on reçut de lui, furent la communication de son mariage ; au lieu de poursuivre la ligne marquée à l’héritier de la famille Elliot, il avait préféré l’indépendance, en épousant une femme riche, mais d’une naissance très-inférieure à la sienne.

On comprend que l’orgueil de sir Walter fut doublement blessé ; son Elisabeth rejetée, et un vil sang plébéien figurant dans le Baronnetage, c’était plus qu’il ne pouvait supporter : il trouvait aussi que, comme chef de la famille, il aurait dû être consulté, surtout après avoir pris publiquement le jeune homme sous sa haute protection. « On nous a vu ensemble, disait-il, deux fois au parc, et une fois sous le portique de la chambre des communes ; on croira que j’approuve cette indigne alliance. » Il témoigna son ressentiment, qui fut peu sensible au nouvel époux ; il n’essaya ni apologie ni excuse, et parut, par son oubli total de la famille de Kellinch-Hall, désirer aussi d’en être oublié. Sir Walter ne l’honora plus d’aucun souvenir, et toute relation cessa ; mais Elisabeth ne put l’oublier aussi complètement ; même après plusieurs années, elle ne pouvait penser à cet ingrat cousin sans un vif sentiment de colère : c’était le seul homme pour qui son cœur de glace eût été légèrement ému ; c’était celui qui, à tous égards, lui convenait le mieux ; ce mariage l’aurait laissée en possession du beau nom d’Elliot, et de la souveraineté de Kellinch-Hall, deux avantages que son père l’avait accoutumée à regarder comme au-dessus de tout : elle ne pouvait donc s’empêcher de soupirer encore et de jeter le Baronnetage avec dépit, quand elle y voyait écrit de la main de son père : Héritier présomptif, William Elliot, fils du second Walter Elliot, marié le … avec … Ce paragraphe avait été écrit dans le temps où sir Walter espérait d’y ajouter le nom de sa fille : il n’avait pu prendre sur lui d’y mettre celui de la femme de son cousin, et il pouvait alors se flatter de nouveau de pouvoir inscrire celui d’Elisabeth. La jeune dame Elliot venait de mourir sans laisser d’enfans ; mais sa mort n’atténuait point les torts qu’on avait à reprocher à son mari ; peut-être à-présent qu’il était veuf, on aurait pu lui pardonner cette mésalliance ; mais sir Walter et sa fille avaient appris que, peu sensible à l’honneur de leur appartenir et de porter le nom d’Elliot, il parlait avec mépris et légèreté de cet honneur, et même de la terre dont il devait hériter un jour, et cela était impardonnable. Elisabeth passait donc une moitié de sa vie à regretter que William Elliot ne l’eût pas demandée, et l’autre moitié à déclarer que la bassesse de ses sentimens le rendait indigne du bonheur de la posséder. Telles étaient les sensations qui remplissaient le vide de la vie de la belle Elisabeth ; elle s’écoulait inutilement dans le cercle étroit d’une société de campagne, sans intérêt, sans autre activité que celle de la toilette, peu variée, ainsi que ses plaisirs, hors de la maison, et sans talens, sans occupation lorsqu’elle y restait ; mais un nouvel incident vint mettre quelque mouvement dans cette existence insipide, en lui donnant de la sollicitude, et la tirant de son état ordinaire.

Son père lui confia qu’il était très-arriéré sur ses revenus, criblé de dettes, et ne sachant où prendre de l’argent. Chaque jour il recevait ou des comptes énormes des marchands qui fournissaient sa maison, ou des lamentations de son agent, M. Shepherd, à qui il les renvoyait ; la lecture même du Baronnetage, à laquelle il avait recours dans sa détresse, ne pouvait le distraire, et quand il avait lu en se redressant : Sir Walter Elliot, chevalier baronnet, seigneur de Kellinch-Hall, il baissait la tête en soupirant, et en pensant qu’il n’avait plus les moyens de soutenir ces beaux titres. Kellinch-Hall était une belle et bonne propriété, mais non pas égale à la dépense qu’elle exigeait de son possesseur. Tant que lady Elliot avait vécu, son savoir-faire, son ordre parfait, son économie sur de petits objets qui reviennent à chaque instant, et dont la dilapidation ne fait rien ni pour le bonheur ni pour le faste, avaient égalisé les revenus et les dépenses ; mais depuis qu’elle n’était plus, l’entretien de la maison excédait chaque année les rentes. Quand M. Shepherd le représentait à sir Walter, il assurait qu’il ne lui était pas possible de retrancher la moindre chose, qu’il ne faisait rien au-delà de ce que sir Walter Elliot était tenu de faire ; en attendant, les dettes s’augmentaient, les marchands criaient, menaçaient, et les choses en vinrent au point qu’il ne lui fut pas possible de cacher sa gêne même à sa fille chérie, à qui il aurait voulu épargner cette inquiétude. Déjà le dernier printemps, pendant leur course à la ville, il lui avait fait entendre que des réductions dans leur manière de vivre devenaient indispensables. « Je vous prie, chère Elisabeth, lui avait-il dit, de penser à ce que nous pourrions retrancher ; quant à moi, j’avoue que je ne vois pas un seul article dont il nous soit possible de nous passer. »

« J’y penserai, avait-elle répondu avec dignité ; » et, il faut lui rendre justice, elle s’en occupa sérieusement, et proposa enfin deux branches d’économie : l’une, de cesser quelques charités annuelles aux pauvres de leur paroisse, continuées par habitude depuis la mort de lady Elliot, mais qui lui paraissaient très-inutiles ; l’autre, de n’apporter aucun présent à sa sœur Alice, comme c’était leur coutume. Elle ajouta, avec un air contrit, que s’il le fallait absolument, on renverrait d’une année à faire un ameublement neuf au salon de compagnie, quoique celui qui y était déjà depuis trois ans ne fût plus du tout à la mode. Sir Walter, en adoptant les deux premières réductions, dit que celle du meuble lui paraissait impossible, que le laisser encore serait un aveu public de sa pénurie, et qu’il fallait sur toutes choses la cacher avec soin, et faire des économies qui ne parussent pas : mais c’est bien cela qui devint impossible ! Les charités, le présent d’Alice, même la privation du meuble, ne furent pas des moyens suffisans pour rétablir la balance dans les affaires de sir Walter, et lui-même se vit forcé d’en chercher de plus efficaces. Elisabeth ne trouva plus rien à proposer, mais en revanche elle se plaignait horriblement dès qu’il était question de toucher à son bien-être ; la bonne chère, la parure, l’élégance de sa toilette et de la maison, et le carrosse à quatre chevaux, lui semblaient, ainsi qu’à son père, des objets de première nécessité : ni l’un ni l’autre n’étaient capables du moindre sacrifice qui compromettait leur dignité ou diminuait leurs jouissances. Sir Walter ne pouvait vendre la terre de Kellinch Hall, puisqu’elle était substituée aux mâles de la famille. Une petite partie du domaine lui appartenait en propre, mais ce dont il pouvait disposer était depuis long-temps hypothéqué à ses créanciers, et lors meute qu’il aurait pu vendre avec avantage, il ne l’aurait pas voulu ; il trouvait que c’était dégrader son nom, et que la terre de Kellinch-Hall devait rester intacte comme il l’avait reçue.

Il se décida enfin à prendre les avis de son ami et agent, M. Shepherd, et de lady Russel ; il espéra que ces deux bonnes têtes trouveraient quelques expédiens pour le tirer d’affaire, et qui ne blesserait en aucune manière ni ses goûts, ni ceux de sa fille Elisabeth, ni leur orgueil ; ils furent donc priés de se rendre à Kellinch-Hall pour une affaire essentielle.

CHAPITRE II.


Monsieur Shepherd était un avocat adroit, circonspect et flatteur ; quelles que fussent ses vues sur sir Walter, il préférait que ce qu’il y avait de désagréable à lui dire sortît d’une autre bouche que de la sienne ; il se défendit donc de donner le plus léger avis, se référant implicitement à celui de lady Russel, dont l’excellent jugement, le tact parfait, la raison éclairée, l’esprit supérieur, trouveraient certainement le meilleur moyen de remédier aux inconvéniens du moment.

Lady Russel était en effet la personne qui prenait l’intérêt le plus vif et le plus réel à cette affaire, et s’en occupait le plus sérieusement, mais elle avait plus de bon sens que d’esprit ; son jugement, si vanté par l’avocat Shepherd, était bon, mais très-lent, et dans cette occasion elle éprouvait une extrême difficulté à concilier ses principes et ses préjugés. D’un côté, son intégrité stricte, un sens délicat sur l’honneur, lui faisaient sentir l’urgente nécessité d’un sacrifice pour satisfaire les nombreux créanciers de sir Walter ; mais en même temps elle souffrait pour lui de cette nécessité, et desirait de lui sauver, autant que possible, tout sentiment pénible. Le crédit et la réputation de la famille Elliot tenait aussi une grande place dans son estime ; elle avait à cet égard une véritable aristocratie, et ne pouvait supporter l’idée de ce qui pouvait les abaisser. Elle était bienveillante, charitable, capable de s’attacher fortement à ses amis, régulière dans sa conduite, stricte pour tout ce qui tenait au décorum ; toutes ses manières annonçaient ce qu’on appelle une femme comme il faut, et une belle et bonne, éducation ; elle avait le meilleur ton, un esprit assez cultivé, de la prudence, de la fermeté, mais une telle considération pour le rang et la naissance, qu’elle l’aveuglait un peu trop sur les défauts de ceux qui possédaient ces avantages ; et sir Walter, baronnet, son voisin, son ami, ayant été le mari de son intime amie, étant le père de sa chère Alice, de la belle Elisabeth et de madame Charles Musgrove, tenant une bonne maison, ayant le premier rang dans cette partie du comté, lui paraissait, à tous ces titres, un être très-respectable, qu’elle plaignait profondément d’être forcé de descendre de ses grandeurs, et de changer un genre de vie assorti à sa naissance. Il le fallait cependant, cela n’admettait aucun doute ; mais comment, mais de quoi fallait-il se priver ? Lady Russel se creusa la tête pour imaginer des retranchemens, des plans d’économie qui ne fissent pas trop de peine à sir Walter et à sa chère Elisabeth : elle fit les calculs les plus exacts ; rien ne répondait au double but de payer les dettes et de n’éprouver aucune privation trop sensible. Enfin elle fit ce que personne n’avait jamais fait, elle consulta Alice, que son père et sa sœur regardaient comme n’ayant nul intérêt dans cette grande résolution. Lady Russel, qui faisait plus de cas de son opinion, lui demanda son avis, qui entraîna le sien en faveur de la probité contre l’ostentation. La décision d’Alice fut positive et invariable, elle conseilla les mesures les plus rigoureuses, la réforme la plus complète, le plus prompt remboursement de toutes les dettes ; elle n’admettait aucune jouissance que celles de la justice et de l’équité. Elle parla avec tant de force et d’éloquence, que lady Russel fut convaincue ; mais il n’était pas si facile de convaincre sir Walter. « J’userai de toute mon influence, » dit-elle à sa jeune amie (en ajoutant de nouvelles réductions sur son papier, d’après le plan proposé par Alice), et recommençant ses calculs. « Si nous pouvons persuader votre père, ajouta-t-elle, dans sept ans il sera complètement libéré ; j’espère qu’il se rendra à l’évidence, ainsi qu’Elisabeth, et que nous leur ferons entendre que Kellinch-Hall est en lui-même une propriété assez respectable pour qu’elle ne perde pas de son lustre par ces réductions ; que la véritable dignité de sir Walter Elliot est trop bien établie pour que son honneur en souffre aucune tache ; que les gens sensés, au contraire, l’en estimeront davantage. Que fera-t-il en effet ? ce que plusieurs de nos premières familles ont fait ou devraient faire : il n’y a rien là d’extraordinaire, rien dont on puisse le blâmer ; et souvent c’est l’opinion du monde, ou celle qu’on lui suppose, qui fait la plus grande partie de nos souffrances, lorsqu’il faut prendre une résolution difficile. « J’ai l’espoir que nous réussirons, disait-elle à Alice ; mais soyons fermes ; répétons-lui que le premier devoir d’un honnête homme, lorsqu’il a contracté des dettes, est de les payer ; et quoique je sente aussi bien que lui tous les égards qu’un gentilhomme et le chef d’une illustre famille a droit d’attendre, on en doit plus encore au caractère d’un homme probe et honnête. »

Alice la conjura de parler fortement à ses parens d’après ces principes ; comme rien ne lui aurait coûté pour remplir un tel devoir, elle aimait à se persuader que son père et sa sœur penseraient comme elle, et préféreraient une réforme complète à des demi-mesures, qui sont aussi des privations, et ne remédient à rien ; elle pensait avec raison qu’il valait mieux trancher dans le vif, et s’ôter même la possibilité de continuer par habitude un genre de vie dispendieux. Elle connaissait assez Elisabeth pour être sûre que le sacrifice de la voiture à quatre chevaux ne lui coûterait pas plus que la réduction de deux. En effet, quelle humiliation d’être vue dans ce chétif équipage ! Il en était de même de plusieurs autres objets de luxe, dont Lady Russel avait retranché la moitié, et qu’Alice fit retrancher entièrement.

Sachant combien ses avis seraient de peu conséquence, elle pria lady Russel de parler, de déployer toute sa persuasive éloquence, qu’elle appuierait de son faible pouvoir ; mais ce fut en vain ; l’éloquence de Lady Russel n’eut aucun succès, et l’avis d’Alice ne fut pas même écouté : dès les premiers mots du projet de réforme entière, sir Walter et miss Elisabeth jetèrent les hauts cris : Un tel projet était insensé, impraticable. Quoi ! chaque jouissance, chaque bien-être, chaque devoir d’un homme tel que lui ; ses chevaux, sa table ouverte, son nombreux domestique, ses voyages à Londres, son train de maison, toutes ces dépenses de première nécessité devaient être retranchées ou réduites ! avoir à peine l’existence d’un gentilhomme de campagne, lui, sir Walter Elliot ! Impossible, absurde. Ces mots furent cent fois répétés par le père, par sa fille chérie. « Non, non, dit sir Walter avec fermeté ; qu’on cherche d’autres moyens moins humilians ; non, je quitterai plutôt Kellinch-Hall, que d’y rester sous de telles conditions. »

Quitter Kellinch-Hall… M. Shepherd, qui jusqu’alors avait gardé le silence, ouvrit les oreilles, et saisit ce mot. Il était lui-même un des créanciers de sir Walter, et par conséquent fort intéressé à ces retranchemens ; et persuadé qu’on n’en ferait aucun qu’on ne changeât de demeure, c’était son unique projet, qu’il n’avait pas encore osé mettre en avant persuadé que lady Russel aurait la même idée ; elle ne l’avait pas eue ; mais n’importe, puisque sir Walter lui-même supposait la chose possible, il n’eut plus aucun scrupule, et dit avec le ton d’un flatteur, que la bonne tête de sir Walter avait trouvé là le seul moyen de parer aux difficultés de sa situation sans perdre aucune jouissance personnelle, et en conservant toute sa dignité. « Il est très-vrai, dit-il, que sir Elliot ne pouvait changer son genre de vie, ni rien retrancher du train d’une maison si renommée pour sa grandeur, son hospitalité et son ancienne dignité ; mais dans toute autre demeure il serait le maître d’arranger son existence et son genre de vie comme il le voudrait. Quitter Kellinch-Hall était le seul moyen, et il se rangeait de l’avis de sa seigneurie, qui, sans contredit, était le meilleur. »

Sir Walter fut d’abord un peu surpris ; jamais il n’avait en une telle idée, et n’en avait parlé que pour exprimer son horreur des réductions ; mais flatté des éloges de Shepherd sur sa bonne judiciaire, frappé peut-être de l’indépendance qu’on lui avait présentée, il fit peu d’objections, dit seulement qu’il y penserait encore, et après quelques jours de doute et d’indécision, la grande affaire fut déterminée, et la question actuelle fut de savoir où l’on irait s’établir. Trois alternatives se présentaient : Londres, Bath, ou quelque autre maison de campagne. Tous les vœux d’Alice étaient pour le dernier parti. La plus petite maison dans le voisinage où elle pourrait encore jouir de la société de lady Russel, être auprès de sa sœur Maria, et goûter encore le plaisir de voir les prairies, les bosquets de Kellinch-Hall, était l’objet de son ambition : mais son destin accoutumé en ordonna autrement. La pauvre Alice avait toujours vu ses vœux contrariés ; ils le furent encore dans cette occasion : elle détestait le séjour de Bath, et Bath fut choisi pour y fixer la demeure de la famille Elliot.

Sir Walter aurait préféré Londres, mais sir Shepherd sentit que le séjour en était trop dangereux, et occasionerait trop de dépense ; avec son adresse ordinaire, il vint à bout de le dissuader de Londres, et de lui faire préférer Bath. « C’est, lui dit-il, le seul lieu qui convient à ces circonstances : vous pouvez là conserver votre importance, l’augmenter même par la comparaison, faire peu de dépense, et vous ne vous éloignez que de cinquante milles de Kellinch-Hall, que vous pourrez surveiller. » Lady Russel passait à Bath une partie de l’hiver, ce qui fut pour sir Walter d’un grand poids. Elisabeth pensa qu’elle jouerait là un rôle plus distingué, et serait moins confondue dans la foule. Elle et son père en vinrent enfin à désirer ce changement de domicile, et à croire qu’il y avait tout à gagner, et rien à perdre.

Lady Russel avait toujours penché pour Bath ; elle s’était défendue d’insister pour ne pas causer trop de peine à sa chère Alice ; mais lorsque tout fut décidé, elle tâcha de lui faire prendre son parti ; et, de son côté, Alice, toujours sensée, toujours prête à se sacrifier pour les autres, imposa silence à ses propres sentimens. C’était trop exiger de sir Walter, que d’habiter une simple petite maison de campagne dans la voisinage de sa belle terre ; Alice elle-même aurait éprouvé des sentimens très-pénibles, qu’elle n’avait pas prévus. Lorsqu’on est forcé d’abandonner un lieu chéri, le plus qu’on s’en éloigne est le mieux. D’autres lieux, d’autres objets ; la légèreté naturelle à l’homme, peuvent distraire, et diminuer des regrets que la présence et le rapprochement du lieu qu’on a quitté nourrissent sans cesse ; et si quelqu’un qui vous est étranger, indifférent, habite sous vos yeux cette demeure que vous avez pris plaisir à ranger, soigne ou néglige les bosquets, les fleurs que vous avez plantées, se promène dans les sentiers que vous avez tracés, et qui ne reçoivent plus l’empreinte de vos pas, le supplice devient alors presque insupportable. Lady Russel, plus prévoyante qu’Alice, et qui sentait ce qu’elle aurait souffert en habitant toute l’année une autre maison près de Kellinch-Hall, jouit de ce que ce chagrin lui serait épargné. La maison qu’elle occupait au village de Kellinch, et qu’elle avait nommé la Retraite, était assez éloignée du château, et située de manière qu’il n’était point en vue ; Alice pourrait y passer sans danger quelques mois d’été, et le séjour de Bath conviendrait à sa santé, qui, depuis quelques années, était assez languissante ; elle s’accoutumerait à cette ville agréable en elle-même, et très-animée pendant la saison des bains, et ayant, dans tous les temps, une bonne société. Le dégoût qu’Alice avait pour ce séjour était fondé sur ce qu’elle y avait été placée d’abord après la mort de sa mère, dans un pensionnat très-ennuyeux, et qu’un hiver qu’elle y avait passé avec lady Russel avait été marqué pour elle par un chagrin très-vif qui décolorait encore tous les objets. Lady Russel, au contraire, aimait Bath passionnément ; il lui paraissait impossible qu’Alice, aimable et bonne comme elle était, ne s’y plût pas autant qu’elle y plairait elle-même. Alice avait vécu trop retirée, elle était trop peu connue ; une défiance d’elle-même, suite naturelle de la manière dont on la traitait chez son père, la rendait timide et silencieuse ; son amie espérait qu’une société plus nombreuse l’animerait, et la ferait paraître à son avantage.

C’était beaucoup sans doute d’avoir obtenu de sir Walter de quitter son château ; mais ce n’était pas tout, et le plus difficile restait à faire ; c’était de l’engager à louer cette belle demeure : passe encore de ne plus l’habiter, mais la voir habitée par une autre personne, était une épreuve de courage à laquelle des têtes plus fortes que celle de sir Walter auraient succombé : il ne pouvait supporter l’espèce de dégradation qu’il trouvait à être obligé de louer sa maison. Sir Shepherd, qui, dans son zèle pour le libérer de ses dettes, lui avait le premier présenté cette idée, en lui offrant de mettre un avis dans les papiers publics, avait été contraint de se taire, et de promettre le secret le plus profond sur cette intention déshonorante pour un homme tel que sir Walter. « Je ne veux absolument pas, avait-il dit, offrir Kellinch-Hall à qui que ce soit ; il ne sera loué que dans la supposition que j’en sois vivement sollicité par quelqu’un digne à tous égards de l’habiter et d’y remplacer sir Walter Elliot, et mon consentement doit être regardé comme une faveur que je n’accorderai pas légèrement. » Ainsi sir Shepherd, lady Russel, ni Alice, n’osèrent plus parler du projet de louer, qui cependant aurait bien avancé les affaires ; mais, pour le moment, il fallut se contenter d’avoir obtenu l’éloignement du propriétaire. Outre l’économie, lady Russel avait encore une excellente raison pour être charmée de ce changement de domicile ; Elisabeth avait depuis quelque temps formé une liaison qui déplaisait fort à lady Russel, et qu’elle désirait interrompre ; c’était une mistriss Clay, fille de sir Shepherd, qui, après un imprudent et malheureux mariage, ayant perdu son mari, était revenue vivre chez son père avec deux enfans, fruit de cet hymen. Cette jeune veuve, très-légère, pour ne rien dire de plus, coquette, insinuante, connaissant tous les moyens de se rendre agréable à ceux qu’elle avait besoin de captiver, et l’étant tellement à miss Elliot, que, malgré tout ce que Lady Russel avait pu lui dire sur l’inconvenance d’une semblable relation, malgré son orgueil, elle en avait fait son amie intime, ou plutôt sa complaisante assidue ; car Elisabeth était aussi incapable que mistriss Clay d’une véritable amitié ; mais cette dernière fit si bien, et flatta tellement le père et sa fille bien-aimée, qu’elle avait séjourné quelque temps à Kellinch Hall, au grand déplaisir de lady Russel. Ce n’était pas la première occasion où cette dame aurait pu s’apercevoir de son peu d’influence sur Elisabeth ; elle n’en avait aucune, et n’avait jamais pu rien obtenir d’elle au-delà des attentions et des égards extérieurs. Chaque année la bonne lady avait fait ce qu’elle avait pu pour qu’Alice fût aussi du voyage de Londres, sans y avoir réussi. Qu’est-ce qu’Alice ferait à Londres ? était la réponse ordinaire ; et si lady Russel devenait plus pressante, essayait de faire sentir l’injustice et l’égoïsme d’un arrangement si étrange, Elisabeth prenait son grand air de dignité, prononçait d’un ton sec que cela ne se pouvait pas, et tout était dit. Dans d’autres occasions, lady Russel avait voulu l’aider de son jugement et de son expérience, elle avait toujours trouvé une opposition positive. Elisabeth ne voulait faire que ce qui lui plaisait, et le prouva en résistant de la manière la plus marquée lorsqu’il fut question de mistriss Clay, déclarant qu’elle lui plaisait, qu’elle lui convenait, et que personne n’avait le droit de s’opposer à ce qu’elle la reçût. Lady Russel eut donc un double chagrin, et de la résistance opiniâtre d’Elisabeth, et de la voir s’éloigner de la plus aimable, de la plus méritante des sœurs, pour se livrer à une personne qui n’aurait dû être pour elle qu’une simple connaissance et l’objet d’une froide politesse, comme fille de sir Shepherd, employé par son père ; car, sans cette circonstance, la fière Elisabeth, fille aînée de sir Walter Elliot, et mistriss Pénélope Clay, fille d’un avocat, ne se seraient jamais rencontrées.

Lady Russel trouvait dans son aristocratie cette liaison très-inégale pour la naissance, et très-dangereuse par le caractère reconnu de cette femme : un changement de demeure, une distance de plus de cinquante milles devaient nécessairement rompre cette habitude, et sûrement Elisabeth trouverait à Bath des connaissances plus convenables que madame Pénélope Clay, ce qui paraissait à lady Russel un objet d’une grande importance. Elle n’aimait pas Elisabeth pour elle-même, c’était bien impossible ; mais elle s’intéressait à elle, parce qu’elle était la fille de son amie, et sans qu’elle s’en doutât elle-même, la beauté et la digne froideur d’Elisabeth lui imposaient ; elle ne l’aimait pas comme elle aimait Alice ; mais elle admirait sa belle figure, sa belle tenue, la manière dont elle soutenait son rang, à l’exception cependant de son amitié pour mistriss Clay, qu’elle ne pouvait ni comprendre ni approuver.



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CHAPITRE III.


« Je demande la permission de vous faire observer, dit un jour M. Shepherd après avoir lu les papiers-nouvelles à Kellinch-Hall, que la circonstance actuelle nous est très-favorable. La paix va ramener au port nos plus riches officiers marins ; tous auront besoin d’une demeure : c’est une excellente occasion, sir Walter, d’avoir un bon choix de locataires sûrs et honorables. Plus d’une grande et noble fortune a été faite durant la guerre : si quelqu’amiral opulent prenait fantaisie de Kellinch-Hall, sir Walter, qu’en pensez-vous ?

— Que ce serait un homme vraiment fortuné, répondit sir Walter avec hauteur ; voilà tout ce que j’ai à dire ; s’emparer de Kellinch-Hall serait certainement la plus belle prise qu’il eût faite de sa vie, hein ! Shepherd, qu’en pensez-vous ? »

L’avocat rit d’un air d’approbation à ce bon mot ; puis il ajouta comme par une seconde réflexion : « J’ose vous assurer, sir Walter, que, pour les affaires, les marins sont en général les gens les plus coulans que je connaisse. J’ai eu quelquefois à traiter avec eux, et je suis forcé de convenir que je leur ai trouvé des idées très-libérales ; ils ne marchandent point, et sont, à tous égards, les locataires les plus agréables qu’on puisse desirer. Si donc quelque bruit, quelque soupçon de votre intention de quitter la campagne se répandaient, ce qui serait très-possible, chacun sait combien il est difficile que les actions et même les projets d’un homme d’une naissance distinguée n’attirent pas l’attention, ne réveillent pas la curiosité : chaque état a ses charges, ses inconvéniens. Moi, par exemple, qui ne suis que John Shepherd, avocat, je puis, autant qu’il me plaît, cacher mes petites affaires de famille, personne ne les juge dignes d’être observées ; mais tout le monde a les yeux ouverts sur sir Walter Elliot. Je m’aventure donc à dire que je ne serai point surpris si, malgré toutes mes précautions, quelque rumeur de vos desseins avait percé ; or, dans cette supposition, comme il n’est pas douteux qu’il se présentera une foule d’amateurs d’une demeure aussi magnifique, si, dans le nombre, il se trouvait quelque amiral, je pense que vous feriez bien de lui donner la préférence, bien entendu que je serai toujours prêt à vous sauver l’ennui de traiter un tel sujet, et que je ferai tous les arrangemens. »

Sir Walter ne répondit que par un léger signe de tête ; mais bientôt après il se leva, et se promenant dans la chambre, il dit avec le ton du sarcasme, qu’un marin sortant d’habiter un vaisseau serait bien surpris de se trouver dans une telle demeure.

Madame Clay était présente ; quand son père venait à Kellinch-Hall, elle l’accompagnait toujours pour voir sa chère miss Elliot, et rendre ses hommages à sir Walter ; elle prit la parole :

« Oui sans doute, dit-elle ; il me semble les voir regarder autour d’eux avec admiration, et bénir leur heureuse étoile, et le bon vent qui les a conduits dans un si beau parage ; mais je suis d’ailleurs tout-à-fait de l’avis de mon père ; un marin est un charmant locataire ; l’argent ne coûte rien à ces gens-là, et ils sont si soigneux, si propres ! ils aiment que leur maison soit en ordre comme un vaisseau pavoisé. Votre belle collection de tableaux, sir Walter, si vous la laissiez, serait bien en sûreté ; les bosquets, les jardins seront soignés comme ils l’ont toujours été. Vous, ne craignez rien, miss Elliot, votre jardin de fleurs ne sera pas négligé.

— Quant à tous ces objets, répondit froidement sir Walter, supposé même que je pusse me résoudre à louer ma maison, je ne prétends nullement, je vous assure, abandonner ainsi ce que je réservais pour mes plaisirs. Je ne me sens pas du tout disposé à favoriser un homme qui, pour quelques misérables guinées, s’impatronisera dans mes possessions ; il aura le parc, à la bonne heure, et peu de marins, je crois, peuvent se vanter d’en avoir vu un semblable ; mais j’imposerai d’abord les restrictions qu’il me plaira sur tout ce qui était à mon usage. Je ne me soucie nullement que les bosquets et les jardins, non plus que les boulingrins, soient à l’usage de tout le monde, et qu’on puisse s’y promener à toutes les heures. Je recommande à miss Elisabeth Elliot d’être sur ses gardes, et de ne point céder non plus son jardin de fleurs. Je le répète, je suis très-peu disposé d’accorder aucune faveur à un locataire, fût-il amiral ou prince ; c’en est une assez grande que de consentir qu’il habite Kellinch-Hall. »

Après une courte pause, sir Shepherd se hasarda à dire respectueusement qu’il y avait dans de tels traités des usages établis qui rendaient très-facile un accord entre le propriétaire et le locataire. « Vos intérêts, sir Walter, ajouta-t-il, sont en bonnes mains ; fiez-vous à moi pour n’accorder rien au delà de ce qu’il faut absolument. J’ose dire que sir Walter Elliot ne peut être plus jaloux de la conservation de ses propriétés que John Shepherd, son très-humble serviteur. »

Cette fois sir Walter fit un sourire approbateur, mais garda le silence. Ce fut Alice qui le rompit.

« Notre glorieuse marine, dit-elle, a tant fait pour nous et pour la gloire de notre patrie, que les braves officiers qui la commandent ont au moins un droit égal au bien-être et aux priviléges qu’on peut accorder ; plus leur état est dur et pénible, plus ils sont privés pendant leur service des commodités d’une habitation, plus on doit se trouver heureux de la leur donner quand ils peuvent en jouir. » Ici la voix d’Alice baissa, et elle étouffa un soupir.

« Très-vrai, s’écria Shepherd, très-bien dit ; miss Alice a grandement raison. — Ah ! certainement,… » dit madame Clay ; mais voyant miss Elisabeth sourire avec dédain, et sir Walter lever les épaules, elle n’acheva pas sa phrase. Le dernier prit ainsi la parole : « Je ne nie pas que cette profession n’ait son utilité ; mais je serais bien fâché cependant que quelqu’un qui me touchât de près fût marin.

— En vérité ! dit madame Clay avec le ton de la surprise ; daignerez-vous, sir Walter, m’en expliquer les motifs ? — Ils sont très-fondés, reprit-il ; j’ai deux fortes objections contre cet état : la première, c’est que c’est un moyen d’amener des personnes d’une obscure naissance à des distinctions qui ne leur conviennent pas, d’élever des hommes de rien aux honneurs auxquels leur père et leur grand-père n’auraient jamais songé, et pourquoi ? parce qu’ils ont la sottise de s’exposer à recevoir des blessures qui peuvent les défigurer, et à mener une vie qui hâte la vieillesse et rend affreux avant le temps de la décrépitude. Avez-vous remarqué comme tous les marins, officiers et matelots, sont brûlés du soleil, et perdent de bonne heure la fraîcheur de la jeunesse ? Un homme comme il faut, qui se voue à la marine, court donc le double danger d’être devancé par quelqu’un à qui son père aurait dédaigné de parler, et de devenir prématurément un objet de dégoût. Un jour de ce dernier printemps, à Londres, je me trouvai dans un dîner en compagnie avec deux hommes qui sont des exemples de ce que je dis. Lord Saint-Yves (nous savons tous que son père était un curé de campagne qui n’avait rien au monde), pour se débarrasser de son fils, le jeta de bonne heure sur un vaisseau ; le petit drôle a eu du bonheur, s’est bien conduit, que sais-je ! bref, le voilà lord Saint-Yves, et moi, sir Walter Elliot, forcé de lui céder la place, et d’être au-dessous de lui. L’autre était un certain amiral Bradwin, la plus déplorable figure que vous puissiez imaginer, un visage couleur de mahogni, couperosé au dernier degré, plissé de rides, quelques mèches de cheveux gris des deux côtés, et de la poudre blanche au sommet de sa tête complètement chauve ; c’était une horreur ! Au nom du ciel ! qui est ce vieux pelé ? dis-je à un de mes amis qui était à côté de moi (sir Bazile Mortley). — Un vieux pelé ! s’écria sir Bazile ; y pensez-vous ? C’est le brave amiral Bradwin. — Brave tant qu’il vous plaira, m’écriai-je, il n’en est pas moins vieux et épouvantable.

— Mais quel âge lui donnez-vous ?

— Soixante ou soixante-cinq ans au moins.

— Quarante, répliqua sir Bazile, quarante, et pas davantage : c’est un jeune homme pour nous, qui sommes ses aînés de près de dix ans ; mais nous n’avons pas passé la ligne.

» Peignez-vous mon étonnement ! Je n’oublierai de ma vie l’amiral Bradwin ; je n’ai jamais vu un aussi triste exemple de l’influence de la vie de mer ; mais, du plus au moins, c’est la même chose avec tous les marins ; ils en sont tous logés là, et cela n’est pas étonnant ; exposés à tous les temps, à tous les climats, jusqu’à ce qu’il soit impossible de les regarder ! c’est une vraie pitié ! Et combien encore il y en a qui périssent avant d’avoir atteint l’âge de l’amiral Bradwin ! Et le scorbut qui détruit l’émail des dents ! quand il n’y aurait que cet inconvénient, je ne voudrais pas être marin, ni en avoir un dans ma famille.

— Vous êtes sévère, sir Walter, s’écria mistriss Clay ; ayez compassion de ces pauvres gens. Nous ne sommes pas tous destinés à être beaux, et à ne point vieillir ; c’est le partage de quelques êtres privilégiés, et il doit les rendre indulgens. La mer n’embellit pas, c’est certain ; elle ne rajeunit pas non plus, je l’ai souvent observé ; mais n’en est-il pas de même des autres états ? Les soldats, en temps de guerre, ne sont pas mieux traités et ménagés que les matelots ; et même dans des professions plus tranquilles, il y a une peine au travail d’esprit, si ce n’est du corps, qui use la vie et détruit la fraîcheur de la jeunesse. Les avocats, les légistes, enfoncés dans leurs plaidoyers, et pleins de soucis et d’inquiétudes pour eux et pour leurs cliens ; et les médecins, obligés de se lever à toutes les heures de la nuit, à courir d’une maison à l’autre par tous les temps ; et les négocians dans leur comptoir, étouffés, sans respirer un bon air, courbés sur leurs écritures, qui voûtent le dos ; et les ecclésiastiques même… » Elle s’arrêta ici un moment, ne sachant que dire pour enlaidir le clergé. « Oui, même les ecclésiastiques, reprit-elle, ne sont-ils pas obligés d’abord de porter un costume qui les défigure et leur ôte toute élégance, puis de s’exposer à la contagion des chambres infectées, où un mourant les appelle, ce qui peut détruire leur santé, en leur faisant respirer souvent un air empoisonné ? Enfin, je suis depuis long-temps convaincue que toutes ces professions très-utiles et très-honorables peut-être, n’en détruisent pas moins à la longue la fraîcheur et la beauté de ceux qui sont forcés de les exercer, et que ces deux avantages sont seulement le lot d’un bon gentilhomme vivant de ses rentes sur ses terres, ne faisant que ce qui lui plaît, dormant à son aise, mangeant bien, à des heures réglées, se promenant, sans autre occupation, sans autre pensée que de jouir de la vie et de ses propriétés : voilà ceux qui conservent avec leur santé leur belle et bonne apparence, et qui n’ont point d’âge : j’en sais et j’en vois à qui je ne donnerais pas plus de trente ans s’ils n’avaient pas des enfans de vingt. — Et quelques années par-dessus, dit Alice en riant. » Sir Walter fronça le sourcil, Elisabeth releva la lèvre ; et tous deux enchantés de l’esprit de mistriss Clay et de son adroite flatterie, lui proposèrent une promenade, et laissèrent Alice à ses pensées, plus favorables aux marins que celles de son père.

Il semblait que sir Shepherd, en insistant comme il l’avait fait pour en avoir à Kellinch-Hall, eût été doué de prophétie : le premier locataire qui se présenta fut un amiral Croft : il était natif de Sommertshire, et ayant acquis sur mer une très-belle fortune, il désira s’établir dans ce comté ? et vint à Taunton pour s’informer s’il n’y avait aucune campagne à louer dans le voisinage ; M. Shepherd se trouva là par hasard pour les assises, et par hasard aussi parla des beautés de Kellinch-Hall devant l’amiral avec tant d’éloquence, qu’il lui donna grande envie de l’habiter ; ils eurent une conférence, après laquelle l’amiral put soupçonner que le propriétaire de Kellinch-Hall consentirait à le lui céder, sa santé lui faisant désirer d’habiter Bath ; et, de son côté, Shepherd devina que l’amiral Croft était, à tous égards, ce qui pouvait convenir à sir Walter, à qui il vint en parler.

« Et qui est cet amiral Croft ? demanda sir Walter ; est-ce un officier de fortune ? Je ne les aime pas, je vous en avertis. »

Sir Shepherd répondit que celui-ci était bon gentilhomme, et nomma la place où sa famille était établie. Après une pause pendant laquelle sir Walter cherchait si ce nom se trouvait dans son livre, Alice dit : ce Sir Croft est contre-amiral ; il était à la bataille de Trafalgar, et il a été stationné dans les Indes orientales, où il a, je crois, passé plusieurs années ; c’est un officier très-estimé. — Et je parie ce qu’on voudra, dit sir Walter, que son visage est aussi jaune que les paremens de ma livrée ? »

Sir Shepherd se hâta de l’assurer que l’amiral Croft était, il est vrai, un peu hâlé, mais pas plus que beaucoup d’autres hommes ; qu’il avait d’ailleurs un visage agréable, une bonne tournure, et tout-à-fait le ton et les manières d’un homme bien né, jointes à la cordialité, à la gaîté qu’on remarque chez les marins ; qu’il n’avait pas fait la moindre difficulté sur les conditions ; qu’il ne demandait qu’une bonne maison où il pourrait entrer de suite. « Il savait, disait-il, qu’il devait payer sa convenance, et qu’une aussi belle habitation meublée devait être très-chère ; il n’aurait pas été surpris que sir Walter eût demandé davantage. Il s’était enquis si c’était un bon pays de chasse ; mais sans s’en embarrasser beaucoup, il se promenait quelquefois avec un fusil, mais ne tirait jamais. Je vous le dis, sir Walter, il a tout-à-fait le ton d’un gentilhomme. »

Sir Shepherd, qui tenait à ce que ce beau loger lui passât par les mains, fut très-éloquent sur ce sujet, pesant sur toutes les circonstances qui devaient le faire désirer. L’amiral était marié, mais sans enfans, ce qui était un grand avantage : « Une maison sans femme n’est jamais bien tenue, observait-il judicieusement, et les enfans gâtent tout ; » donc une femme et point d’enfans était une double bénédiction du ciel pour les beaux meubles de sir Walter.

Il avait vu aussi mistriss Croft ; elle était à Taunton avec son mari présente à tout ce qui s’était dit : « Elle parle bien, elle est vive, gentille, aimable, et m’a fait une foule de questions sur la maison, sur votre famille, sur le loyer, enfin sur tout, et elle me paraît plus entendue dans les affaires que l’amiral ; d’un autre côté, elle n’est pas tout-à-fait étrangère dans ce comté, et le connaît très-bien : elle était la sœur d’un gentilhomme qui y a long-temps résidé ; il vivait, il n’y a que quelques années, à Monkford, et se nommait… Je ne puis à présent me rappeler son nom, quoiqu’on l’ait prononcé dernièrement devant moi. Mistriss Clay, ma fille, m’entendez-vous ? ne vous rappelez-vous pas le nom d’un gentilhomme qui vivait à Monkford, du frère de mistriss Croft ? »

Mais mistriss Clay était engagée dans une conversation profonde avec miss Elliot sur une forme nouvelle de chapeau, et n’entendit pas cet appel à sa mémoire.

« Je n’ai aucune idée de ce que vous voulez dire, Shepherd, dit sir Walter, je ne puis me rappeler aucun gentilhomme résidant à Monkford depuis des siècles.

— Pardonnez-moi ; c’était… monsieur… En vérité, je crois que j’oublierai bientôt mon propre nom ; mais je connais très-bien celui de ce gentilhomme, je le connaissais aussi personnellement ; il est venu souvent à mon étude ; une fois entre autres, je m’en souviens comme si c’était hier, son verger fut forcé, ses pommes volées, le voleur pris sur le fait ; et, contre mon avis, il en vint à un compromis amiable. Il n’y a que son nom que je ne puis me rappeler ; c’est aussi trop ridicule ; monsieur… monsieur… je ne sais ce que je donnerais… — M. Wentworth, dit Alice avec un peu d’hésitation. — C’est cela même, s’écria Shepherd en frappant des mains ; mille grâces, miss Alice ! Oui, Wentworth, c’est cela même. Il a eu la cure de Monkford, il y a quelques années, pour deux ou trois ans ; je crois qu’il y était en 1805 : miss Alice, vous dont la mémoire est si bonne, n’est-ce pas cela ?

— Wentworth, dites-vous ? répéta le baronnet avec dédain : oui, j’ai quelque idée, le curé de Monkford ; mais vous me jetiez dans l’erreur par le terme de gentilhomme ; j’ai cru que vous me parliez d’un homme comme il faut. Ces Wentworth sont moins que rien ; ils sont tout-à-fait inconnus, et n’ont rien à faire avec l’illustre famille Strafford, quoiqu’ils aient, je ne sais pourquoi, le même nom ; on devrait défendre ces abus de noms semblables entre la noblesse et la roture. Vous dites donc que la femme de l’amiral était une miss Wentworth, c’est peu de chose, je vous assure. »

Comme M. Shepherd s’aperçut que cette relation des Croft ne plaisait pas à sir Walter, il n’en parla plus, mais il insista avec zèle sur toutes les circonstances en leur faveur, pesant surtout avec adresse sur ce qu’ils se trouveraient honorés et heureux d’être les locataires de sir Walter Elliot, sur la haute idée qu’ils se faisaient de Kellinch-Hall, sur le goût avec lequel tout devait y être arrangé, sur leur désir de le maintenir, sur leur reconnaissance d’être préférés, enfin sur tout ce qui pouvait flatter le vain propriétaire.

Il y réussit ; et, malgré la répugnance de sir Walter de faire à quelqu’un l’honneur de lui permettre d’habiter sa maison en en payant un loyer énorme, il consentit que Shepherd entrât en négociation avec l’amiral, et l’autorisât même à fixer un jour, pendant que ce dernier était encore à Taunton, pour lui faire voir la demeure.

Sir Walter était, pour l’ordinaire, assez dépourvu de bon sens ; il eut cependant assez d’expérience du monde pour sentir tous les avantages d’avoir pour locataire l’amiral Croft ; mais il aimait à se faire valoir et à maintenir ce qu’il appelait son rang : ce qui lui plaisait le plus dans cette affaire, c’est que M. Croft n’était ni trop haut ni trop bas ; il lui eût paru humiliant que la maison d’un baronnet fût habitée par un simple gentilhomme sans aucun titre ; et celui d’amiral ne l’emportait pas sur celui de baronnet ; pour rien au monde il n’aurait voulu louer à un lord ; mais au moins avec un amiral, sir Walter Elliot aurait toujours la prééminence lorsqu’ils se rencontreraient.

Rien ne pouvait se faire sans l’aveu d’Elisabeth ; mais mistriss Clay avait si bien employé son influence à lui vanter le séjour de Bath, qu’elle brûlait d’y aller déployer ses charmes ; elle fut donc heureuse qu’il se trouvât un locataire un peu pressé, et pas un mot d’indécision ne fut prononcé par elle. Les pleins pouvoirs pour terminer cette grande affaire furent donnés à M. Shepherd ; et dès qu’il les eut reçus en bonne et due forme, Alice, qui avait tout écouté avec attention, sortit de la chambre, et fut chercher dans le jardin la fraîcheur de l’air dont sa poitrine oppressée avait grand besoin. Ses pas se dirigèrent dans une allée favorite : « Ah ! dit-elle en soupirant profondément, dans quelques mois peut-être il se promènera ici, il habitera Kellinch-Hall ! »



――――




CHAPITRE IV.


Ce n’était pas M. Wentworth, l’ancien curé de Monkford, qui, malgré les apparences, faisait battre le cœur d’Alice, mais un capitaine de vaisseau, M. Frederich Wentworth, qui, à la suite de l’action de Saint-Domingue, avait été fait commandant. N’étant pas immédiatement employé, et ses parens ne vivant plus, il vint passer l’été de 1806 chez son frère le curé de Monkford ; c’était un beau jeune homme, d’une tournure remarquable, et possédant un esprit distingué et brillant. Alice était alors dans la fleur de sa jeunesse, extrêmement jolie, mais plus aimable encore, réunissant le goût, le tact, la gentillesse à beaucoup de douceur, de modestie et de sensibilité : la moitié de cet attrait mutuel aurait suffi pour les attacher l’un à l’autre ; Frederich n’avait rien de mieux à faire que d’être amoureux ; Alice, avec un fond de tendresse dans le cœur, n’avait autour d’elle personne sur qui elle pût la répandre : bientôt la connaissance fut faite, et ne tarda pas, des deux côtés, à devenir une inclination très-vive et très-réciproque. Il serait difficile de dire lequel aima l’autre le premier ; le même trait sympathique les frappa soudain ; chacun d’eux voyait dans l’objet de son amour la perfection idéale ; on aurait eu grande peine à décider lequel des deux fut le plus heureux, d’Alice en recevant l’aveu de son amour et l’offre de sa main, ou de Frederich lorsque l’un et l’autre furent acceptés ; mais cet instant de félicité suprême où deux cœurs unis s’entendent, se répondent, espèrent un bonheur inaltérable, ne tarda pas à s’évanouir. Wentworth fit sa demande en forme au père de son Alice ; sir Walter, sans donner ni refuser son consentement, témoigna seulement une grande surprise, une froideur dédaigneuse, un silence offensant, déclarant qu’il ne ferait rien pour sa fille, et surtout pour un tel mariage ; un gendre, simple officier de marine, frère d’un curé, lui paraissait une dégradation pour le nom d’Elliot et la fille d’un baronnet ; et lady Russel, influencée par ses préjugés en faveur des titres, et par l’idée que sa chère Alice ne pouvait manquer de trouver un parti plus brillant, pensa de même ; il lui parut insensé de donner Alice Elliot avec sa naissance, sa jolie figure, son esprit naturel et cultivé, et ses dix-neuf ans, à un jeune homme qui n’avait aucune consistance dans le monde, peu de fortune, et d’autre espoir d’en acquérir que les chances incertaines d’une profession dangereuse qui l’éloignerait de sa femme, la laisserait sans soutien, ou la mettrait dans un état de dépendance et d’anxiété continuelle pour la vie de son mari : elle était si jeune, si peu connue ! et ne connaissait elle-même ni le monde ni son propre cœur ; le premier hommage qu’elle avait reçu avait fait sur elle une impression qui serait bientôt effacée. D’après ces réflexions assez judicieuses, il faut en convenir, lady Russel usa de tout le pouvoir que lui donnait sur Alice son amitié maternelle pour empêcher ce mariage.

Le capitaine Wentworth n’avait en effet aucun patrimoine : il avait eu jusqu’alors assez de bonheur dans sa vocation ; mais, comme il n’arrive que trop souvent aux marins, il dépensait légèrement ce qu’il gagnait avec facilité, et n’avait rien réalisé. Il avait la confiance de la jeunesse et la persuasion qu’il serait bientôt riche. Plein de force et d’ardeur, il se voyait déjà commandant un vaisseau, faisant de riches captures sur l’ennemi, et dans une situation qui ne laisserait rien à desirer ni à lui ni à son Alice : il avait toujours été heureux, il le serait sûrement encore. Ces espérances, exprimées avec le feu qui le caractérisait, animées encore par son amour, auraient suffi à la jeune fille, qui ne doutait de rien quand Frederich Wentworth avait parlé, mais non à lady Russel, qui voyait ces espérances sous un jour bien différent. Cette imagination vive et brillante d’un ardent jeune homme lui parut la preuve d’une extrême légèreté et d’une mauvaise tête, qui, sous aucun rapport, ne pouvait faire le bonheur de sa chère Alice. Lady Russel avait peu de goût pour l’esprit et l’imagination, et une aversion prononcée pour tout ce qui s’écartait de la droite ligne de la prudence ; elle ne vit qu’une folie dans l’amour de ces jeunes gens, et travailla de tout son pouvoir à guérir au moins le cœur de sa fille adoptive : tout ce qu’elle dit dans ce but était si fort et paraissait si sensé, qu’Alice, sans être convaincue, ne trouvait rien à répondre. Quoique jeune, timide, n’étant encouragée par aucune indulgence de son père, par aucune consolation de sa sœur, elle aurait peut-être trouvé dans son amour la force de résister à la volonté de sir Walter ; mais à celle de lady Russel de qui elle était si tendrement aimée, dont elle était accoutumée à respecter les opinions, qui joignait à la fermeté avec laquelle elle les énonçait, le plus vif intérêt pour elle et pour son bonheur, elle ne put s’y résoudre, et finit par se persuader qu’il était impossible que lady Russel n’eût pas raison, sans aimer moins Wentworth. Elle crut aussi leur engagement téméraire, imprudent, presque impossible, et promit à son amie de le rompre. Si elle n’avait consulté que son propre avantage, il est au moins douteux qu’elle eût pu s’y résoudre ; mais elle vit dans cette rupture celui de Wentworth, et dès-lors elle ne balança plus : puisque son père ne voulait rien lui donner, abuserait-elle de l’amour de Frederich pour lui faire épouser une femme sans dot, dont la famille le mépriserait, et le repoussait déjà ? Prévenir ce qu’elle regardait comme un malheur pour celui qu’elle aimait, lui parut un devoir, et fut sa seule consolation, en lui disant un dernier adieu, et rien ne lui fut épargné ; elle eut la douleur de voir combien il était blessé de l’orgueil de sir Walter et de la faiblesse d’Alice. Dès qu’il eut reçu son congé, il partit de Sommertshire sans même prendre congé de celle dont il se crut alors bien faiblement aimé.

Il se trompait ; quelques mois avaient vu naître et finir leur liaison ; mais ce court espace laissa des traces ineffaçables dans le cœur sensible d’Alice ; un attachement combattu sans cesse et toujours en vain, des regrets qui s’augmentaient chaque jour au lieu de diminuer, obscurcirent pour elle toutes les jouissances de la jeunesse, et la perte de sa fraîcheur et de sa gaîté fut enfin l’effet du chagrin qui pesait sur son âme. Plus de sept années s’étaient écoulées depuis le départ de Frederich Wentworth, sans qu’on eût entendu parler de lui ; il était oublié de ceux même qui avaient eu part à son malheur, excepté d’Alice, qui cherchait encore dans les papiers-nouvelles tous les articles de la marine, dans l’espoir d’y trouver son nom : le temps cependant et l’absence affaiblirent son sentiment, et peut-être même l’auraient détruit tout-à-fait s’ils avaient eu d’autres auxiliaires, comme le changement de lieux, ou bien une société plus nombreuse ; mais excepté un séjour à Bath chez lady Russel peu de temps après la rupture, séjour qui ne fut marqué pour elle que par l’ennui et la tristesse, elle n’avait vu personne qu’elle pût seulement comparer à Frederich Wentworth, dont elle conservait toujours le souvenir ; aucun autre attachement (ce qui peut-être eût été le meilleur remède) ne se présenta dans le cercle étroit dont elle était entourée. Elle fut cependant sollicitée à vingt-deux ans de donner sa main à Charles Musgrove ; et sir Walter n’y aurait pas mis d’obstacle, mais alors le souvenir de Wentworth était encore dans toute sa force, et ne lui permit pas d’écouter les vœux d’un autre homme ; mais elle estimait le caractère du jeune Musgrove, et le vit avec plaisir s’attacher, après son refus, à sa sœur cadette, qui ne lui fut pas rebelle. Elle eut encore dans cette occasion à combattre contre lady Russel, qui voyait dans le fils aîné de M. Musgrove un parti qui, sans être ce qu’elle ambitionnait pour son Alice, lui convenait cependant à beaucoup d’égards : c’était, après les Elliot, la famille la plus considérée du comté ; son père avait de belles propriétés dont il hériterait, et le jeune homme une assez belle apparence. Ce mariage aurait fixé Alice dans son voisinage, et l’aurait tirée de l’état de dépendance et d’injustice dont elle était la victime dans la maison paternelle ; mais, dans cette occasion, Alice n’avait pas même demandé de conseils ; sa propre conscience lui servit de guide pour ne pas donner sa main sans son cœur. Lady Russel, qui ne revenait pas facilement de ses préventions, et ne croyait pas qu’elle pût errer, ne regrettait point Wentworth, mais commençait à craindre qu’il ne se trouvât aucun prétendant assez riche pour la satisfaire, et assez aimable pour tenter Alice d’entrer dans un état pour lequel elle semblait formée par la douceur de son caractère et par ses habitudes domestiques.

Elles ne connaissaient point leurs opinions réciproques sur cet article : lady Russel, peu experte en amour, croyait qu’il suffisait de n’en point parler pour n’y plus penser : le nom de Wentworth, ni rien qui eût rapport à cet incident, n’avait été prononcé entre elles deux ; depuis la rupture, elle ne se doutait donc pas de la constance du cœur de son Alice ; cette dernière même avait cru quelquefois son sentiment éteint, ou du moins très-affaibli ; mais son empressement à lire l’article concernant la marine dans les papiers publics, son émotion quand elle y trouvait le nom de Frederich Wentworth cité comme un des meilleurs officiers, et celle qui s’empara de tout son être quand elle apprit que sa sœur mistriss Croft (qu’il chérissait, et dont il lui avait souvent parlé, ainsi que de l’amiral) venait habiter Kellinch-Hall, lui dirent bien clairement qu’elle sentait à vingt-sept ans comme à dix-neuf ; mais elle ne pensait plus tout-à-fait de même. À dix-neuf ans, elle avait été entraînée à n’écouter que les conseils de la raison et de la prudence ; à vingt-sept, elle était décidée, si Wentworth reprenait ses chaînes et renouvelait ses offres, à n’écouter que son cœur, et ce cœur était plein des plus douces espérances : le hasard semblait vouloir la rapprocher de sa famille ; les papiers lui avaient appris son avancement ; aucun n’avait dit qu’il fût marié ; tout ce qu’il avait espéré, et que lady Russel regardait comme les rêves d’une imagination égarée, était arrivé ; tout, excepté son mariage avec Alice, lui avait réussi, et peut-être cet hymen aurait-il lieu. Son ardeur, son génie semblaient devoir assurer le succès à toutes ses entreprises ; plusieurs riches captures devaient avoir augmenté sa fortune ; et à présent que son beau-frère habiterait Kellinch-Hall, sir Walter ne mépriserait plus son alliance. On voit que la tête d’Alice, ainsi que son cœur, avaient pris bien de l’éloquence et beaucoup de confiance dans le futur pour se consoler du passé. Elle avait été prudente dans sa jeunesse, elle devenait trop romanesque en prenant des années ; c’était la suite d’un commencement singulier, et le cœur ne perd pas ses droits. Elle ne blâmait pas lady Russel de s’être opposée à un mariage qu’elle jugeait désavantageux, elle ne se blâmait pas elle-même de s’être laissé guider par elle ; mais elle sentait que si quelque jeune personne venait lui demander conseil dans une semblable circonstance, elle se défendrait de lui en donner. Le bonheur et le malheur dépendent souvent de soi-même, plus que de la situation où le sort nous a placés. Alice était persuadée que, malgré la désapprobation de son père, malgré ses craintes et ses anxiétés sur l’état de son mari, malgré les peines inséparables d’une fortune très-bornée, elle aurait été plus heureuse en maintenant son engagement qu’en en faisant le sacrifice, dont rien ne l’avait dédommagée, ni la tendresse de son père, ni l’amitié de sa sœur, ni même l’approbation de lady Russel, qui ne pensait pas qu’elle eût rien à regretter.

On comprendra facilement combien ses souvenirs, ses craintes, ses espérances agitaient la pauvre Alice. Depuis qu’elle avait appris que la sœur du capitaine Wentworth vivrait à Kellinch-Hall, elle faisait tout son possible pour endurcir ses nerfs, et supporter, sans se trahir, les éternelles discussions sur les Croft, et sur ce qu’il ne fallait ou ne fallait pas leur laisser ; elle était aidée au moins dans son desir de paraître indifférente, par la complète indifférence des trois seules personnes qui fussent dans le secret de ce qui s’était passé entre elle et Wentworth, et qui semblaient en avoir perdu le souvenir ; elle comprenait et respectait les motifs de lady Russel ; mais le silence de son père et d’Elisabeth lui paraissait un oubli bien réel d’une circonstance qui les avait sans doute trop faiblement intéressés pour se la rappeler sept ans après : ce n’était pas du moins la crainte de lui faire de la peine qui les retenait ; c’était le moindre de leurs soucis, et souvent même ils en cherchaient l’occasion. Quoi qu’il en fût, cet air d’oubli général lui convenait très-bien ; il lui sauvait tout embarras avec les nouveaux habitans de Kellinch-Hall. Le frère de Wentworth, curé à Monkfort, chez qui il demeurait, était le seul, outre ses parens à elle, qui eût reçu quelque information de ce court engagement ; il avait quitté depuis long-temps ce comté ; c’était d’ailleurs un homme discret, délicat, point marié, et qui, bien sûrement, n’en avait parlé à personne.

Quant à mistriss Croft, elle était alors hors de l’Angleterre, accompagnant son mari dans ses courses lointaines ; et Maria Musgrove, sœur cadette d’Alice, était à l’école pendant que Wentworth lui faisait la cour, et jamais elle ne l’avait vu. Elle se flatta donc que sa relation nouvelle avec l’amiral et sa femme ne serait troublée par rien de pénible pour les premiers momens. Lady Russel, chez qui elle résidait souvent, et qui vivait à Kellinch-Hall même, serait un moyen de rapprochement, et si Frederich venait… « Ah ! s’il vient, s’il vient, pensait-elle, c’est qu’il n’aura rien oublié. »

La matinée où l’amiral et sa femme devaient venir visiter Kellinch-Hall arriva ; Alice trouva qu’il était essentiel de ne pas manquer d’aller voir lady Russel (ce qu’elle faisait tous les jours), et d’y rester jusqu’à ce que tout fût conclu : on ne fit rien pour l’engager à rester ; elle partit donc avant leur arrivée, bien aise de retarder un moment qu’elle redoutait, et fâchée cependant de manquer cette occasion de voir la sœur de Wentworth.

Cette rencontre eut lieu à l’entière satisfaction des deux partis, et décida l’affaire de la location : mistriss Croft desirait habiter la campagne, miss Elisabeth Elliot voulait aller à Bath ; ainsi l’on fut bientôt d’accord, et ces dames parurent mutuellement contentes l’une de l’autre. Il en fut de même des hommes ; l’amiral avait une cordialité, une franchise, une générosité dans la manière qui ne pouvait manquer d’avoir une grande influence sur sir Walter ; M. Shepherd avait de plus eu l’adresse de lui insinuer que l’amiral l’avait entendu citer comme le modèle du meilleur ton et de l’usage du monde le plus parfait : il ne voulut pas démentir cette opinion, et fut d’une politesse recherchée avec ses hôtes. La maison, les jardins, les meubles furent admirés ; les Croft approuvèrent tout, sir Walter céda tout ; il n’y eut aucune difficulté de part ni d’autre. M. Shepherd avait amené son élève, qu’il mit à l’ouvrage pour minuter le traité, qui fut signé avant de se séparer.

Sir Walter déclara que l’amiral était le plus aimable marin qu’il eût rencontré, et le moins maltraité du soleil : il alla même jusqu’à dire que s’il pouvait l’engager à arranger ses cheveux comme lui, il aurait une belle et bonne figure ; et, de son côté, l’amiral, avec sa bienveillance et sa franchise ordinaires, disait à sa femme : « Je vous assure, Sophie, que je suis très-content du baronnet ; ce n’est point ce qu’on avait dit à Taunton ; sans doute il n’a jamais vu de combat naval ; mais à cela près, je le crois un très-galant homme. » Les Croft devaient entrer en possession à la Saint-Michel ; et comme sir Walter voulait s’établir à Bath dans le cours du mois suivant, il n’y avait pas de temps à perdre ; on s’occupa donc des préparatifs du voyage.

Lady Russel, convaincue qu’Alice ne serait consultée en rien, ni sur le choix d’une maison, ni sur la manière de l’arranger, aurait voulu la garder jusqu’au moment où elle-même irait à Bath après les fêtes de Noël ; mais elle avait quelques engagemens qui l’obligeaient à quitter Kellinch-Lodge pour quelques semaines. Alice, de son côté, aurait donné tout au monde pour passer encore un doux et triste automne dans cette campagne chérie qu’elle quittait avec tant de regret ; mais se résignant à la nécessité, elle tâcha de prendre son parti, et d’aller dans une ville qu’elle détestait, avec des parens à qui elle était au moins indifférente, puisque c’était sa place et son devoir ; mais un autre devoir survint et obtint la préférence. Sa sœur Maria Musgrove était une petite femme très-gâtée, très-nerveuse, croyant se rendre intéressante en affectant une santé très-délicate, et se plaignant sans cesse des maux qu’elle croyait avoir. Dès qu’elle éprouvait la plus petite contrariété, elle avait l’habitude, dans ses momens d’ennui ou de malaise, de réclamer la société de sa bonne sœur Alice, dont elle connaissait l’indulgence et la bonté : elle écrivit donc à Elisabeth pour demander qu’on lui envoyât Alice ; elle se sentait indisposée ; elle était sûre qu’elle n’aurait pas un jour de santé de tout l’automne, et sa sœur lui était absolument nécessaire ; elle suppliait donc, ou plutôt exigeait qu’elle vînt à Uppercross au lieu d’aller à Bath.

« Il m’est impossible de me passer d’Alice, » disait Maria.

Elisabeth lui répondit :

« Prenez et gardez Alice autant que vous le voudrez, personne n’a besoin d’elle à Bath. »

Être demandée avec instance, même avec exigence, vaut mieux encore que d’être rejetée comme n’étant bonne à rien. Alice, charmée d’être utile à quelqu’un, d’être réclamée par une sœur, et de passer l’automne à la campagne, et dans son cher comté de Sommerset, accepta avec grand plaisir l’invitation des Musgroves.

Il fut donc convenu avec lady Russel qu’elles iraient ensemble à Bath, et que jusqu’alors Alice partagerait son temps entre Uppercross et Kellinch-Lodge.

Le lendemain elles se mirent en route.

CHAPITRE V.


Tout allait bien au gré de lady Russel, lorsqu’elle apprit que l’un des principaux motifs qui l’avait fait insister pour que sir Walter se retirât à Bath avec sa famille, celui de rompre la liaison d’Elisabeth avec mistriss Clay, ne réalisait point son espérance. Elisabeth ayant engagé son amie à l’accompagner pour la guider et l’aider dans l’arrangement de sa maison, lady Russel en fut à-la-fois surprise, affligée, courroucée, indignée : Alice, la propre sœur d’Elisabeth, dont le goût était parfait, avait été repoussée comme n’étant propre à rien, et une étrangère d’une naissance obscure lui était préférée ! cet affront fait à sa favorite aggrava beaucoup la peine que lui donnait cette liaison inconvenante.

Alice, qui était accoutumée aux procédés de sa famille, s’en étonna moins ; mais elle sentit l’imprudence d’un tel arrangement plus vivement même que lady Russel ; elle avait beaucoup plus de tact pour pénétrer dans le cœur humain, et connaître à fond ceux avec qui elle vivait ; elle observait avec calme, avec réflexion, et se trompait rarement, d’après le caractère de son père et celui de mistriss Clay ; elle vit le plus grand danger à leur rapprochement journalier, et à l’intimité qui allait s’établir entre sir Walter et la jeune veuve. Il était évident qu’un mariage avec le baronnet était l’unique but de toutes les flatteries de mistriss Clay : jusqu’à ce moment, sir Walter n’avait pas le moindre penchant pour elle, et plaisantait continuellement sur quelques défauts dans l’ensemble de sa figure, qui était bien loin de l’idéal de la beauté que sir Walter exigeait d’une femme et même d’un homme, et qu’il ne trouvait guère que dans son miroir, ou dans les traits de sa fille Elisabeth. Mistriss Clay avait des rousseurs qui gâtaient son teint ; ses dents saines, mais mal rangées, étaient trop en avant ; sa main était grosse, et pas assez blanche : mais elle était jeune ; et, malgré ces petits désavantages, elle avait ce je ne sais quoi, plus dangereux que la beauté : des yeux très-expressifs, un ardent désir de plaire, assez d’adresse dans l’esprit pour en saisir tous les moyens, et pas assez de délicatesse pour ne pas profiter de tous. Déjà sir Walter ne pouvait se passer de son entretien, à-la-fois animé et flatteur ; et souvent, pour l’écouter, il avait fermé le livre du baronnetage : enfin, Alice trouva le danger si pressant, qu’elle se crut obligée d’en parler à sa sœur. Elle avait peu d’espoir de succès. Elisabeth ne faisait jamais nulle attention à ce que disait Alice ; mais, comme dans le cas d’un tel événement, c’est elle qui en aurait le plus souffert, Alice ne voulait pas qu’elle pût lui reprocher de ne lui avoir point ouvert les yeux.

Elle parla donc ; et comme elle l’avait prévu, la hautaine Elisabeth en parut offensée, elle ne pouvait concevoir comment un aussi absurde soupçon pouvait entrer dans la pensée ; elle en était indignée, et répondait parfaitement de son père et de son amie, qu’elle connaissait mieux que personne.

« Mistriss Clay, dit-elle vivement, est trop honorée de ce titre pour porter ses pensées plus loin ; elle n’oubliera jamais qui elle est et qui nous sommes ; je connais mieux que vous ses sentimens ; je suis assurée qu’elle ne songe pas à se remarier, et surtout à contracter une union inégale en conditions. Quant à mon père, comme il n’a pas voulu me donner une belle-mère, et que, pour faire les honneurs de sa maison, je crois qu’il a en moi la personne qu’il lui faut, je n’ai rien à craindre. Si mistriss Clay était belle, vous pensez bien que je n’aurais garde d’en faire ma société, et surtout celle de mon père ; non que je croie que rien au monde pût l’engager à se remarier, mais alors il pourrait prendre pour elle un attachement qui le rendrait malheureux : mais cette pauvre mistriss Clay est loin de l’inspirer ; avec tous ses mérites, elle n’a pas celui d’être belle ; c’est une de ces physionomies dont on ne dit rien, et cela n’est pas dangereux : sir Walter, vous le savez, est difficile ; ainsi la bonne mistriss Clay peut rester ici en toute sûreté. Ne savez vous pas d’ailleurs que sir Walter parle souvent de cette femme avec un ton railleur ? Ses rousseurs et ses dents seraient un obstacle invincible à l’union que vous craignez ; il a un dégoût particulier pour les rousseurs ; moi, je passe volontiers sur les imperfections de mon amie, mais mon père ne s’y habituerait jamais.

— Ce sont cependant de bien légers défauts, dit Alice : j’ai connu des femmes bien séduisantes malgré ces torts de la nature : je crois d’ailleurs qu’il n’y a presque pas de défauts personnels que la flatterie et une humeur agréable ne puissent faire oublier : on finit par ne plus les voir.

— Je pense bien différemment, dit Elisabeth en jetant un coup-d’œil sur la glace ; la régularité des traits, la perfection de la figure, font, au contraire, pardonner quelques défauts de caractère ; quoi qu’il en soit, vous auriez dû penser que j’ai plus d’intérêt que personne à ce qu’une telle mésalliance n’ait pas lieu, et qu’il était au moins inutile de m’en avertir ; mais il y a des gens qui, ne pouvant briller par autre chose, ont la prétention d’avoir plus de prudence que les personnes les plus expérimentées. »

Alice se tut, et ne se repentit point d’avoir tenu à sa sœur un langage qui, sans doute, la mettrait en garde contre les desseins de mistriss Clay.

Le dernier office des quatre chevaux fut de conduire à Bath sir Walter, miss Elisabeth et mistriss Clay ; les premiers quittèrent leur belle terre sans beaucoup de regrets, et leurs vassaux n’en eurent pas davantage. Cependant l’habitude de voir cette famille représenter dans leur comté, fit témoigner plus de chagrin de ce départ qu’on ne l’aurait pensé, et l’orgueil de sir Walter en fut plus flatté que son cœur n’en fut ému. Celui d’Elisabeth était de marbre ; elle se sépara de lady Russel et d’Alice comme si elle eût passé dans une chambre voisine. Lorsqu’elle les eut perdu de vue, Alice prit tristement le chemin de Kellinch-Lodge, où elle allait passer huit jours.

Elle ne trouva pas son amie moins triste qu’elle : lady Russel sentait vivement l’exil nécessaire de sir Walter, et les raisons qui l’avaient décidé l’occupaient autant que les propriétaires de Kellinch-Hall ; elle tenait à l’honneur de cette famille autant qu’au sien propre. Une longue habitude de la voir journellement, de prendre intérêt à toutes ses affaires, en avait fait pour elle une seconde nature. Il lui était extrêmement pénible, non-seulement de ne pas avoir sir Walter et ses filles pour voisins, mais plus encore de voir sa résidence habitée par des personnes qu’elle ne connaissait pas, et qu’elle n’avait nulle envie de connaître. Quoiqu’elle eût conseillé de louer, parce que la prudence et la raison le demandaient, elle était sûre d’avance que ceux qui remplaçaient la famille Elliot ne pourraient lui plaire. En attendant leur arrivée, la solitude complète et des jardins et du château lui étaient insupportable ; et pour y échapper, pour ne pas se trouver là au moment de l’établissement des Croft, elle se décida à hâter son départ, qui eut lieu dès qu’Alice l’eut jointe : elles partirent ensemble. La route de lady Russel la conduisit près d’Uppercross.

C’est un assez joli village, d’une grandeur médiocre, et qui, peu d’années auparavant, donnait entièrement l’idée de l’ancien style anglais. Deux maisons seulement paraissaient un peu supérieures aux chaumières des laboureurs : la maison seigneuriale appartenant au beau-père de Maria, avec ses murs de toute hauteur, ses grandes portes, ses fenêtres étroites, les vieux arbres qui l’entouraient, tout y présentait l’apparence d’une solide et triste antiquité : le presbytère, situé au milieu d’un jardin potager, entouré d’une haie vive, et dont une vigne et un prunier tapissaient les murs, annonçait la simplicité des mœurs de ceux qui l’habitaient. Mais à l’époque du mariage de l’héritier futur du manoir avec miss Elliot, en faveur de cette noble alliance, et pour loger convenablement le jeune couple, l’écuyer Musgrove fit arranger dans le goût moderne une ferme peu distante de sa résidence, et lui donna le modeste nom d’Uppercross cottage[5] ; ses galeries, ses croisées à la française, son architecture simple, mais élégante et régulière, était tout-à-fait propre à attirer les regards des voyageurs, ainsi que l’aspect antique du grand château, qui contrastait avec la jolie et fraîche maisonnette, et qui en était à un demi-quart-d’heure.

Alice y avait souvent demeuré ; elle connaissait Uppercross et ses alentours presque comme Kellinch-Hall. Les deux familles se rencontraient si souvent, on était si fort dans l’habitude d’aller d’une maison à l’autre à toutes les heures, qu’elle fut surprise de trouver Maria seule, abattue et se disant très-malade. Quoique meilleure et plus aimable que sa sœur aînée, elle était loin d’avoir le caractère et l’intelligence d’Alice : quand rien au monde ne la contrariait, quand elle s’amusait, quand on s’occupait d’elle, quand elle était de bonne humeur, elle pouvait être douce et gentille ; mais la plus légère contrariété physique ou morale changeait complètement son caractère. Elle n’avait aucune ressource contre l’ennui de la solitude ; mais en revanche, elle avait hérité d’une bonne part de l’orgueil et de l’importance des Elliot, et personne n’avait plus de talent pour se créer mille maux imaginaires, et croire qu’elle était négligée et qu’elle avait à se plaindre de tout le monde. Pour son extérieur, elle n’était point aussi belle que ses sœurs ; et même lors de son mariage, dans sa plus grande fraîcheur, on pouvait tout au plus la trouver assez jolie.

Lorsqu’Alice entra, Maria était couchée sur un sopha, dans un petit sallon renommé pour l’élégance des meubles quand elle en avait pris possession, et que la négligence de la maîtresse, les déprédations de quatre étés et de deux petits garçons bien gâtés, avaient complètement ternis.

En voyant arriver cette sœur, qu’elle prétendait aimer passionnément, et dont elle ne pouvait se passer, elle souleva à peine la tête : « Ah ! vous voilà donc enfin, Alice ? je commençais à penser que je ne vous verrais jamais : je suis si mal, que je puis à peine parler : je n’ai vu personne de toute la matinée ; n’est-ce pas affreux ?

— Cela valait mieux pour vous, dit Alice en souriant et l’embrassant, puisque vous ne pouvez parler ; mais je suis fâchée de vous trouver si malade : votre dernier billet m’annonçait cependant que vous étiez assez bien ?

— Si je vous ai dit cela, c’était pour ne pas vous inquiéter ; vous savez que je ne me plains jamais ; j’étais loin d’être bien, mais je n’ai été de ma vie aussi souffrante que ce matin : seule ! absolument seule ! Supposez que j’eusse été saisie d’une attaque nerveuse, d’un évanouissement, et que j’eusse été incapable de tirer le cordon de la sonnette, cela ne fait-il pas frémir ? Lady Russel vous a donc amenée, et sans songer à venir me voir ? Je ne crois pas qu’elle soit venue ici trois fois cet été. »

Alice l’excusa comme elle put, puis s’informa de la santé de son beau-frère.

« Oh ! Charles n’est jamais malade, répondit Maria ; il ne sait pas ce que c’est : l’heureux mortel ! Il est allé chasser, et je ne l’ai point aperçu depuis neuf heures ; il a voulu sortir, quoique je l’aie assuré que j’étais très-mal : n’est-ce pas un horrible procédé ? Il m’a dit qu’il ne resterait pas long-temps, et voilà près d’une heure ; c’est odieux ! Je vous le répète, je suis depuis ce matin dans l’isolement le plus complet ; c’est à mourir d’ennui.

— Mais n’avez-vous pas vu vos petits garçons ?

— Oui, sans doute, aussi long-temps que j’ai pu les supporter ; mais ils sont si bruyans qu’ils me font plus de mal que de bien. Charles ne comprend pas un mot de ce que je dis, et Walter devient tout-à-fait mutin ; vous verrez comme ils sont insupportables.

— Ils le seront difficilement pour moi, dit Alice ; j’aurai bien du plaisir à les voir. Allons, chère Maria, prenez courage, ajouta-t-elle gaîment ; vous savez que je vous guéris toujours quand je viens ici ? Comment se portent vos voisins du grand Uppercross ?

— Je l’ignore ; je n’ai vu aucun d’eux aujourd’hui, excepté M. Musgrove, qui a passé à cheval et m’a parlé devant la fenêtre, mais sans descendre, quoiqu’il ait dû voir l’état où j’étais : ni lui, ni personne de sa famille ne s’est présenté chez moi : cela ne convenait pas sans doute ; miss Musgrove, ses chères filles, ne pensent qu’à elles-mêmes ; pourvu qu’elles se portent bien, tout va le mieux du monde.

— Vous les verrez peut-être encore avant que la matinée soit passée : il est de bonne heure.

— Oh ! je n’en ai pas la moindre envie, je vous assure, je n’ai jamais besoin de les voir ; elles parlent et rient trop pour mes faibles nerfs ; je suis si abattue, si malade ! C’est peu amical à vous, Alice, de n’être pas venue jeudi.

— Rappelez-vous, Maria, que ce même jeudi vous me rendiez le compte le plus favorable de votre santé ; vous m’écrivîtes très-gaîment, et m’assurâtes que vous étiez parfaitement bien, et peu pressée de ma visite : cela me fit d’autant plus de plaisir, que j’étais bien aise de rester avec lady Russel jusqu’au dernier moment, et que, d’un autre côté, j’avais tant de choses à faire, que je n’aurais pu quitter Kellinch-Hall plus tôt.

— Bon Dieu ! qu’est-ce que vous pouviez avoir tant à faire ?

— Beaucoup de choses, je vous assure ; d’abord, une liste par duplicata des livres et des tableaux que mon père laisse à Kellinch-Hall. J’ai été plusieurs fois au jardin d’Elisabeth, pour expliquer au jardinier quelles plantes elle veut mettre en réserve chez lady Russel : j’avais aussi mes petits intérêts personnels à soigner, mes livres, ma musique à ranger, tous mes coffres à garnir, et une tâche plus pénible encore à remplir. Je suis allée dans chaque maison du village faire mes adieux ; on m’avait dit que ces bonnes gens désiraient prendre congé de nous : vous voyez que toutes ces occupations ont dû me prendre du temps.

— Plus que cela n’en méritait ; mais pourquoi, Alice, ne me demandez-vous pas quelques nouvelles du grand dîner d’hier chez les Pooles, dont je vous ai fait part de cette réunion ?

— Y avez-vous été ? je ne vous en parlais pas ; parce que je présumais que, n’étant pas en bonne santé, vous aviez été obligée de rester chez vous.

— Oui, sans doute, j’y suis allée ; j’étais très-bien hier ; ce n’est que de ce matin que je suis si mal ; il aurait été trop étrange que je fusse restée chez moi ; qu’y aurais-je fait ?

— Je suis charmée que vous vous soyez donné ce plaisir : j’espère que la partie a été agréable ?

— Non, rien de remarquable ; on sait toujours d’avance ce qu’un dîner doit être ; et puis il est tout-à-fait ridicule et ennuyeux de n’avoir pas son propre équipage. M. et madame Musgrove me prennent toujours avec eux ; et dans leur voiture, je suis serrée à étouffer : ils sont si épais ! ils occupent tant de place ! M. Musgrove veut toujours être au fond ; c’est insupportable ! il faut donc que je sois sur le banc de devant, entre Louise et Henriette ; jugez comme c’est agréable ! je pense que c’est à cela que je dois le malaise de ce matin. »

Nous ne nous étendrons pas davantage sur cet insipide entretien. Un peu de patience, de persévérance et de gaîté forcée du côté d’Alice, produisirent un effet merveilleux sur Maria : elle put bientôt s’asseoir sur le sopha, rire avec sa sœur, espérer enfin qu’elle pourrait aller dîner. Quelques instans après, oubliant son costume de malade, elle fut en courant à l’autre bout de la chambre pour montrer à Alice de très-jolies fleurs que ses belles-sœurs lui avaient envoyées. On apporta quelques pièces de viande froide pour Alice, dont Maria mangea plus qu’elle ; en un mot, elle se trouva assez forte pour lui proposer une petite promenade. « Où irons-nous ? dit-elle quand elles furent prêtes ; je suppose que vous ne vous souciez pas d’aller à la grande maison avant qu’on ne soit venu vous faire une visite ?

— Je n’ai de ma vie songé à de telles cérémonies, répondit Alice, avec des gens que je connais aussi bien que les Musgrove.

— Oh ! certainement, ils viendront bientôt ; ils doivent sentir ce qui est dû à ma sœur, à miss Elliot ; cependant nous pouvons aller causer là un moment ; et quand nous en aurons assez, nous les laisserons, et nous prolongerons notre promenade. »

Alice avait toujours trouvé la manière de sa sœur avec les parens de son mari très-légère et très-peu convenable ; mais elle avait cessé des réprimandes inutiles. Les Musgrove étaient de si bonnes gens, que quoiqu’il y eût entre eux de continuels sujets de plainte et d’offense, ils ne pouvaient se passer les uns des autres. Elles allèrent donc à la grande maison, et s’assirent pour une demi-heure dans l’antique salon carré, avec son petit tapis à grosses fleurs et d’immenses fauteuils analogues ; les miss actuelles de la maison avaient trouvé le moyen de lui donner une apparence un peu plus moderne avec un charmant désordre ; un piano et une harpe, puis une guitare, des petites tables dans toutes les directions chargées de vases fleurs, de dessins commencés, de broderies éparses, de boîtes à ouvrage ouvertes, et quelques volumes de romans, etc. Oh ! si les originaux des grands portraits pendus sur la boiserie, si les personnages en grande perruque, en justaucorps de velours brun bien serrés, et leurs épouses, vêtues en satin bleu à longue et roide taille et en belle attitude, avaient eu le sentiment du désordre de leur beau salon, si propre et si bien rangé de leur temps, les portraits seraient tombés d’étonnement et d’horreur. Les Musgrove, semblables à leur maison, offraient un plaisant contraste : le père et la mère étaient dans toute la rigueur de l’ancien style anglais, et les jeunes dans toute l’exagération du nouveau. M. et madame Musgrove étaient très-bons, très-hospitaliers, mais assez bornés, sans beaucoup d’usage du monde actuel et sans aucune élégance ; leurs enfans avaient toutes les manières modernes. La famille était nombreuse ; cependant deux de ses membres seulement, outre Charles, l’époux de Maria, étaient d’âge à paraître dans le monde : c’étaient deux grandes miss de dix-neuf et vingt ans, qui avaient acquis dans une bonne pension à Excester toutes les perfections requises dans l’éducation moderne, et, comme mille autres jeunes personnes, n’avaient plus rien à faire que d’embellir la maison paternelle, et d’y vivre contentes et joyeuses. Leur costume contrastait en tout point avec celui de leur mère ; leur figure était agréable et jolie, leur caractère gai et complaisant, leurs manières simples et naturelles ; leurs talens, excepté la danse, assez médiocres au total ; c’étaient d’aimables jeunes personnes qui aimaient leur maison, et qu’on aimait aussi à rencontrer. Alice les avait toujours regardées comme les plus gentilles et les plus heureuses qu’elle connût ; mais ayant, sans s’en douter, le sentiment de sa supériorité, elle n’aurait pas changé avec elles, et cédé son esprit élégant et cultivé pour toutes leurs jouissances ; elle ne leur enviait rien que leur bonne harmonie et leur affection mutuelle ; bonheur dont elle était privée avec ses deux sœurs, et dont personne n’aurait pu jouir comme elle.

Alice et Maria furent reçues avec beaucoup de cordialité ; la demi-heure s’écoula très-agréablement, et une autre se passa de même. Maria, flattée et caressée, oublia ses maux et sa colère, et proposa à ses belles-sœurs de se joindre à leur promenade projetée, ce qu’elles acceptèrent avec plaisir, étant toujours prêtes à courir et à causer.


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CHAPITRE VI.


Alice n’avait pas attendu cette visite à Uppercross pour apprendre qu’un changement de demeure, ne fût-il que de trois milles, en occasione souvent un total dans le genre de vie, la conversation, les opinions et les idées ; elle n’avait jamais séjourné chez sa sœur sans en être frappée, ni sans souhaiter que d’autres Elliot eussent l’avantage de voir combien les affaires, qui paraissaient à Kellinch-Hall du plus haut intérêt, étaient inconnues à Uppercross, ou traitées avec une parfaite indifférence. Malgré cette expérience, elle s’était cependant attendue que le grand événement du déplacement de sa famille, et la nouveauté de voir Kellinch-Hall habité par des étrangers, exciterait la curiosité du voisinage ; elle en avait été si occupée les dernières semaines, ainsi que tous ceux qui l’entouraient, son propre cœur en était si rempli, qu’elle croyait qu’on ne lui parlerait d’autre chose, et redoutait d’avance les plaintes, les consolations et les questions sans fin sur les nouveaux habitans et leur famille ; mais elle en fut quitte à meilleur marché pour le moment, et les réflexions et les questions des vieux Musgrove se bornèrent à lui dire :

« Ainsi, miss Alice, sir Walter et votre sœur Elisabeth sont partis ? Dans quel quartier de Bath pensez-vous qu’ils s’établiront ? Ce n’est point une chose indifférente. » Alice n’y avait pas même pensé ; avant qu’elle pût répondre, une des jeunes Musgrove ajouta vivement : « J’espère que nous serons à Bath l’hiver prochain ; mais rappelez-vous, papa, que nous voulons habiter un quartier à la mode ; que sir Walter y loge ou non, c’est égal… » Maria l’interrompit en disant avec un profond soupir : « Et l’on me laissera donc toute seule ici pendant qu’on ira s’amuser à Bath ? il faudra que je reste avec des enfans ennuyeux ? c’est vraiment trop cruel. »

Alice lui aurait volontiers proposé d’aller à sa place à Bath, et de rester à la sienne auprès des enfans qu’elle chérissait ; elle vit combien elle s’était fait d’illusion en croyant que la famille de sa sœur, ou sa sœur elle-même, prendrait quelque intérêt au chagrin qu’elle ressentait de quitter Kellinch-Hall. « Oh ! combien on doit revenir de cette erreur ! ce qui ne touche pas directement intéresse peu, et ce qui vous contrarie vous paraît la seule chose importante et pénible. » Alice bénit intérieurement le ciel de posséder au moins dans lady Russel une véritable amie, qui comprenait et partageait ses regrets, et se promit bien de n’en plus parler aux Musgrove : leur sensibilité pour les affaires qui leur étaient étrangères était nulle, ou du moins très-bornée ; garder ou détruire leur gibier, avoir soin de leurs chevaux et de leurs chiens, parcourir les papiers publics, s’étendre sur un sopha ou dans un fauteuil, regarder par la fenêtre si le temps serait bon ou mauvais pour la chasse, bien déjeûner, bien dîner, telle était l’existence des MM. Musgrove ; celle des dames consistait, pour la mère, aux soins du ménage, et à faire des visites chez ses voisins ; pour les jeunes personnes, dans la toilette, la promenade, la danse, la musique et le babil. Alice, livrée à elle-même, savait mieux employer son temps ; mais elle savait aussi que chacun a ses goûts, ses occupations, ses sujets de conversation dont il n’aime pas à s’écarter ; et pour un ou deux mois qu’elle devait passer à Uppercross, elle ne crut pas qu’il valût la peine de les contrarier : elle résolut de se prêter plutôt à leur manière, et de n’être pas un membre indigne de la société dans laquelle elle se trouvait placée ; elle chercha donc à calmer son imagination, à éloigner ses souvenirs, et à renfermer, autant que possible, ses idées dans le cercle où elle vivait. Elle ne redoutait pas même l’ennui pendant ces deux mois : il était dans son caractère d’être heureuse du bonheur de ceux qui l’entouraient, et les bons Musgrove avaient toujours l’air d’être au comble de la joie, les jeunes filles riaient sans cesse et s’amusaient de tout, leurs parens les admiraient et partageaient leur franche gaîté. Malgré l’égoïsme et les plaintes continuelles de Maria, il s’en fallait bien qu’elle fût aussi froide et dédaigneuse avec Alice que la fière Elisabeth ; elle l’aimait autant qu’elle pouvait aimer, la consultait, et se laissait même quelquefois influencer par elle ; Alice était toujours avec son beau-frère sur un ton très-amical, et les enfans, qui chérissaient leur bonne tante au moins autant que leur mère, étaient pour elle un objet d’intérêt, d’amusement et d’occupation.

Charles Musgrove était un jeune homme poli, agréable, et très-supérieur à sa femme pour l’intelligence et le caractère : mais il était loin de pouvoir exciter aucun regret chez Alice de l’avoir cédé à sa sœur cadette, et de lui faire oublier le capitaine Wentworth. Cependant elle croyait, ainsi que lady Russel, qu’une union avec une femme plus sensée et moins enfant gâté que la sienne, aurait donné plus de consistance à son caractère, plus d’activité à sa vie, plus d’élégance à ses habitudes, plus d’instruction à son esprit, par conséquent un entretien plus agréable, et une existence plus utile : rien chez lui ne s’était développé ; il était resté ce qu’il était au sortir de l’enfance ; sans passions vives, ne faisant ni mal ni bien, ne mettant à rien ni zèle ni chaleur, excepté à la chasse, dépensant son temps en niaiseries, sans lire, sans penser, et vivant au jour la journée. Il avait, ainsi que ses sœurs, un fond de gaîté et d’insouciance qui l’empêchait d’être affecté des lamentations continuelles de sa femme ; il supportait sa déraison et son ennui avec une patience qu’Alice admirait, quoiqu’elle eût quelquefois le désagrément d’un appel de tous deux à son avis dans leurs petits différends, et de déplaire à sa sœur si elle n’était pas du sien : mais en tout ils pouvaient passer pour un heureux couple ; le mari et la femme étaient au moins toujours d’accord sur le désir d’avoir plus d’argent et d’obtenir quelque beau présent du papa Musgrove ; mais là-dessus Charles était aussi plus raisonnable que Maria, qui se plaignait amèrement quand ce présent n’arrivait pas, pendant que Charles, qui y avait plus de droit qu’elle, trouvait très-naturel que son père fît à cet égard ce qui lui convenait, et ne se gênât pas pour eux.

Quant à l’éducation de leurs enfans, sa théorie était aussi bien meilleure que celle de sa femme, et sa pratique moins mauvaise : Je les gouvernerais très-bien si Maria me laissait faire, était ce qu’Alice entendait dire tous les jours, et elle en était convaincue ; mais quand Maria lui disait à son tour : Charles gâte les enfans au point que je ne puis plus en être maîtresse, elle n’était point de son avis, mais se taisait prudemment pour ne pas augmenter le mal : la moindre contradiction mettait Maria hors d’elle-même, et lui donnait à l’instant une attaque de nerfs.

Une des circonstances les moins agréables de son séjour à Uppercross, était d’être traitée avec trop de confiance par tous les partis, et d’être trop initiée dans le secret de leurs plaintes mutuelles ; sachant qu’elle avait quelque influence sur sa sœur, elle était continuellement sollicitée d’en faire usage au-delà de son pouvoir.

« Je voudrais, lui disait Charles, que vous eussiez la bonté de persuader à Maria de ne pas s’imaginer continuellement qu’elle est malade, et d’oublier quelquefois qu’elle a des nerfs. » Dès qu’elle en disait un mot bien amical à sa sœur, celle-ci l’interrompait en lui répliquant : « Je crois que si Charles me voyait mourante, il dirait encore que je n’ai aucun mal, et que je ne dois pas me plaindre. Je suis sûre, Alice, que si vous le vouliez, vous pourriez lui persuader que je suis beaucoup plus souffrante que je ne le dis. »

Était-il question d’envoyer les enfans chez leur grand’mère, qui les adorait, Maria disait à sa sœur : Je déteste qu’ils aillent à la grande maison ; ma belle-mère voudrait les avoir sans cesse ; elle les gâte tellement, leur donne tant de friandises, qu’ils en sont malades ou bruyans tout le reste de la journée ; tâchez, Alice, que cela aille autrement ; ils vous écouteront mieux que moi. » Dès que la vieille mistriss Musgrove la voyait un instant seule, elle ne manquait pas de lui dire : « Ah, miss Alice ! que je serais heureuse si vous pouviez inculquer à votre sœur un peu de votre manière avec les enfans ! Ils sont si doux, si gentils quand c’est vous qui les amenez, et si insupportables quand ils viennent avec leur mère ! elle les gâte et les gronde tour-à-tour sans qu’on sache pourquoi, et d’après son caprice. C’est grand dommage qu’elle ne sache pas mieux les élever ; sans partialité, ce sont les deux petits garçons les plus beaux et les plus aimables qu’il y ait au monde : mais mistriss Charles n’a pas la moindre idée d’éducation. Je vous assure, miss Alice, que c’est ce qui m’empêche de les inviter plus souvent. Je crois que mon fils n’est pas très-content de moi à cet égard ; mais ma pauvre tête ne tient plus à leur tapage ; et leur mère, qui prend des maux de nerfs au moindre bruit, souffre et encourage celui de ses enfans quand ils sont ici, car chez elle ils sont grondés et renvoyés dès qu’ils bougent. Tâchez, chère miss Elliot, qu’elle se conduise autrement ; il vous sera facile de l’obtenir, et ma femme de charge, qui est une personne sensée à laquelle je me fie comme à moi-même, n’en peut pas être maîtresse. Elle assure qu’on en ferait ce qu’on voudrait avec une mère plus ferme et plus raisonnable. »

C’était encore une autre affaire que l’histoire des domestiques ; chacune des maîtresses croyait les siens parfaits et les autres détestables.

« Ce serait un crime de haute trahison, disait Maria à sa sœur, que d’oser révoquer en doute la perfection des gens de ma belle-mère ; moi qui n’exagère jamais ni le bien ni le mal, je puis vous affirmer qu’il n’existe pas dans le monde deux plus mauvais sujets que la femme-de-charge et la femme-de-chambre de la grande maison ; au lieu d’être à leurs affaires, elles battent toute la journée le pavé du village ; je les rencontre partout, et je ne vais pas à l’office sans les y trouver. Si ma Jémina n’était pas la plus fidèle et la plus raisonnable fille qu’il y ait sur la terre, elles me l’auraient gâtée ; elles ne cessent de l’engager à courir avec elles : vous devriez conseiller à ma belle-mère de les mettre à la porte toutes les deux. »

De son côté, madame Musgrove lui disait : « Ma chère miss Alice, je me suis fait une règle en mariant mon fils, de ne me mêler en aucune manière du ménage de ma belle-fille ; c’est le moyen de vivre en paix ; d’ailleurs, je puis vous dire à vous, qui avez du sens et du jugement, que je n’ai pas bonne opinion de Jémina, la bonne des enfans et la favorite de sa maîtresse. J’ai entendu d’étranges choses sur cette fille ; elle est toujours mise comme une lady, et de manière à ruiner celles qui voudraient l’imiter et qui n’en ont pas les moyens. Mistriss Charles ne jure que par elle, je le sais, mais j’ai voulu vous avertir pour que vous soyez sur vos gardes, et que s’il vous manque quelque chose vous sachiez à qui vous en prendre : vous feriez bien, sans me nommer, d’en dire un mot à votre sœur, et d’obtenir qu’elle congédie cette fille. »

Un autre sujet continuel des lamentations de la plaintive Maria, était que les Musgrove ne lui donnaient pas la préséance qui lui était due dans les grands dîners du voisinage ; comme fille d’un baronnet, elle avait le droit d’être au haut bout de la table, et le même jour qu’elle avait parlé vivement de ce grief à sa sœur, Alice se promenant seule avec les jeunes Musgrove, l’aînée, après avoir mis la conversation sur les rangs et les prétentions en ce genre, lui dit : « Je n’ai aucun scrupule avec vous, miss Alice, qui êtes si bonne, et si indifférente sur les distinctions, de vous faire observer combien de telles prétentions sont quelquefois ridicules : je voudrais qu’il vous fût possible de faire entendre à Maria combien elle serait plus aimable si elle n’était pas sur cela aussi tenace et aussi exigeante, surtout quand elle se précipite pour prendre la place de ma mère ; personne ne doute qu’elle n’ait le droit, par sa naissance, d’avoir le pas sur maman, mais il serait plus décent, plus convenable qu’elle n’insistât point sur cette prérogative avec la mère de son mari. C’est fort indifférent à notre mère, mais je sais que plusieurs de nos voisins blâment cette prétention ridicule. »

Alice avait, comme on le voit, assez à faire de concilier tous les intérêts ; elle écoutait ces plaintes patiemment, adoucissait le plaignant, excusait l’absent, tâchait de persuader à chacun qu’une indulgence mutuelle fait le bonheur des relations de famille et de voisinage, et s’efforçait surtout de calmer sa sœur, et d’affaiblir ou réparer ses torts : que pouvait-elle faire de plus ?

À tout autre égard, sa visite à Uppercross lui fit du bien, par le changement de scènes et l’éloignement de tout ce qui parlait trop vivement à son cœur, ou le blessait journellement à Kellinch-Hall. Les maux imaginaires de Maria cessèrent dès qu’elle eut quelqu’un qui chercha à la distraire et à l’amuser. Leur communication avec la grande maison prévenait l’ennui ; s’il y avait peu de ressources d’esprit ou de sympathie, il y avait de la bonhomie, de la gaîté, de la simplicité, de l’affection même. Comme Maria profitait du séjour de sa sœur pour se livrer à la paresse, et la chargeait de tous les soins qu’elle devait à ses enfans et à son ménage, elle n’était pas fâchée d’être interrompue de temps en temps par l’arrivée des jeunes Musgrove, ou en leur faisant une visite : à cet égard, on ne lui laissait rien à désirer ; on se voyait chaque matin, on se rassemblait chaque soir. Alice était tour-à-tour à côté du fauteuil des vieux parens, à jaser avec eux, ou bien à rire, chanter, ou toucher du piano ; elle était d’une force supérieure aux Musgrove ; mais elle n’avait pas de voix et ne pinçait pas de la harpe, instrument plus à la mode que le clavecin ; elle n’avait là personne pour l’admirer et vanter ses talens ; on les laissait de côté, excepté lorsque les autres étaient fatiguées, ou qu’on se trouvait disposé à la civilité ; autrement, on n’y faisait nulle attention ; mais cette légère mortification ne lui était pas nouvelle ; elle savait qu’en jouant elle ne pouvait faire plaisir qu’à elle-même. Depuis qu’elle avait l’âge de quatorze ans, époque où elle perdit sa mère, personne ne l’avait écoutée, personne ne l’avait encouragée. Lady Russel n’aimait pas la musique, qui interrompait trop la conversation ; elle ne favorisait point son goût pour ce talent ; jusqu’alors donc il n’avait été exercé que dans la solitude. Ainsi la tendre partialité de M. et de M.e Musgrove pour leurs filles lui paraissait très-naturelle ; elle avait plus de plaisir à voir leur contentement, qu’elle n’en aurait eu à recevoir des éloges pour son propre compte.

La société était souvent augmentée par des visites de leur voisinage ; il n’était pas nombreux, mais il était bien composé, et la famille Musgrove étant la plus riche et la plus distinguée, recevait plus de monde, et donnait plus de dîners que tout autre : la grande maison d’Uppercross était le rendez-vous général des environs ; on y trouvait bon accueil, liberté, amusement. Miss Henriette et miss Louisa étaient passionnées pour la danse ; et chaque soirée finissait par un petit bal impromptu très-animé et très-gai.

Il y avait à un mille au plus d’Uppercross, une famille de cousins moins favorisés de la fortune, qui dépendaient des Musgrove pour leurs bons plaisirs ; ils arrivaient au moindre signe, par tous les temps, toujours prêts à tout ce qui pouvait amuser leurs cousines : la complaisante Alice faisait aussi ce qui dépendait d’elle ; ayant passé l’âge de la fureur dansante, elle préférait un emploi plus tranquille, et se chargeait volontiers de l’orchestre : assise devant le piano, elle jouait des contredanses pendant des heures entières. Papa et maman Musgrove, qui n’étaient pas moins enchantés de la danse de leurs filles que de leur musique, et peut-être avec plus de raison, savaient gré à miss Elliot de sa complaisance infatigable, et lui disaient alors pour l’encourager : « Bien, très-bien, miss Alice ; comme ces jolis doigts volent sur les touches ! Les contredanses, voilà votre talent. »

Ainsi se passèrent trois semaines. La Saint-Michel arriva, et le cœur et les pensées d’Alice étaient à Kellinch-Hall, dont les Croft devaient prendre possession : cette demeure chérie allait être occupée par des étrangers. Il n’y avait en ce moment pas une chambre, un cabinet, un meuble, un arbre, un sentier qui n’eût sa part des souvenirs et des regrets d’Alice ; tel est sur un cœur aimant l’empire de l’habitude et des anciennes et premières affections. Elisabeth, toujours heureuse, regardée comme la souveraine de Kellinch-Hall, n’y ayant presque jamais éprouvé de chagrins, l’avait quitté sans verser une larme ; Alice, au contraire, oubliait tout ce qu’elle y avait souffert, tous les mépris dont on l’avait accablée : c’était là où elle était née, où elle avait reçu les soins et les caresses de sa bonne mère, où les cendres de cette mère chérie reposaient ; c’était là qu’elle avait connu l’amour, rêvé le bonheur, pleuré la perte de cette illusion, et trouvé une véritable amie. Tous ses sentimens, tous ses souvenirs se réveillèrent avec force. Elle ne pouvait penser à autre chose qu’au 29 septembre, jour de l’installation des nouveaux habitans ; elle n’en parlait point dans la crainte de ne trouver aucune sympathie dans le cœur de Maria ; mais ce fut cette dernière qui lui en parla la première, et dans le même sens, quoique moins exalté : ayant eu l’occasion de noter la date du mois, elle s’écria tout-à-coup : « Bon Dieu ! ma chère Alice, n’est-ce pas aujourd’hui 29, que les Croft entrent à Kellinch-Hall ? Je suis bien aise de n’y avoir pas pensé plus tôt ; quel mal cela aurait fait à mes pauvres nerfs, déjà si détraqués ! »

En effet, l’amiral et sa femme arrivèrent au jour fixé, et il fut question de leur faire une visite. Maria déplora cette nécessité : « Personne, disait-elle, ne pouvait comprendre ce qu’elle souffrirait ; elle voudrait pour tout au monde en être dispensée. Pensez donc au déchirement de retourner comme étrangère où j’ai vécu jusqu’à l’époque de mon mariage ! je crains d’y prendre une attaque de nerfs… » Elle n’en persécuta pas moins Charles de la mener le jour suivant à Kellinch-Hall dans son carricle ; heureusement pour Alice, il n’y avait place que pour deux personnes dans ce modeste équipage ; il ne fut donc pas question de la mettre de la partie, et sa sœur la pria de rester pour surveiller les enfans. Elle fut bien aise que le moment qu’elle redoutait plus réellement que Maria, fût retardé, et que sa première entrevue avec les Croft ne fût pas à Kellinch-Hall ; elle désirait cependant les voir bien plus encore qu’elle ne le craignait. Tout son désir se bornait à se trouver chez Maria quand ils lui rendraient sa visite : c’est ce qui arriva. Charles était absent ; mais les deux sœurs étaient ensemble. Le hasard plaça mistriss Croft à côté d’Alice, et l’amiral près de Maria, à qui il se rendit très-agréable en caressant beaucoup les enfans et jouant avec eux : il voulait, disait-il, les emporter pour en faire deux petits mousses, et il les exerçait à grimper sur ses genoux. Pendant ce temps, Alice cherchait dans les traits de mistriss Croft une ressemblance gravée dans son cœur, et la retrouvait aussi dans la manière de s’exprimer et dans le son de sa voix.

Mistriss Croft n’était ni trop grande ni trop forte ; mais cependant elle avait dans sa taille, dans ses mouvemens, dans le jeu de sa physionomie, quelque chose d’un peu masculin, qui rappelait singulièrement son frère ; elle annonçait une santé vigoureuse, et un caractère ferme et décidé, mêlé d’une expression de bonté et de franchise. Ses yeux étaient noirs et brillans, ses dents très-blanches, ses traits agréables ; mais son teint, assez brun et haut en couleur, se ressentait de ses longs voyages sur mer avec son mari, et lui donnait l’air plus âgée qu’elle ne l’était ; elle avait alors trente-cinq ans, et paraissait avoir passé la quarantaine. Ses manières étaient ouvertes, aisées, décidées ; on voyait qu’elle ne se défiait ni d’elle-même ni des autres, qu’elle disait tout ce qu’elle pensait, et n’avait aucune des petites faiblesses féminines, sans qu’elle eût cependant rien de rude ni de vulgaire ; c’était vraiment une aimable femme, et son mari en était pénétré ; sa Sophie était son oracle. Le bon amiral était un joyeux-marin, toujours prêt à rire, content de tout, traitant en amis tous ceux qu’il rencontrait. Ce couple gagna à l’instant le cœur d’Alice. Ils vantaient beaucoup Kellinch-Hall, où ils se trouvaient à merveille. Alice eut la satisfaction de voir, dès le premier instant, que ni l’amiral ni son épouse n’avaient la moindre connaissance des liaisons qu’ils avaient été si près d’avoir avec elle, ce qui la mit tout-à-fait à son aise ; elle éprouva cependant une vive émotion quand mistriss Croft lui dit tout-à-coup :

« C’était vous, miss Alice, à ce que je suppose, que mon frère eut le plaisir de voir souvent quand il habitait ce comté ? M.e votre sœur ne se le rappelle pas ? » Alice croyait avoir passé l’âge de rougir ; elle sentit cependant que le sang lui montait au visage, et que sa voix tremblait en répondant :

« Maria était trop jeune, elle était alors en pension. » Elle ne dit rien d’elle-même ni de son souvenir.

« Il nous a souvent parlé de vous, reprit encore M.e Croft ; peut-être ne savez-vous pas qu’il est marié ? »

La rougeur d’Alice passa complètement et même son émotion ; elle put répondre comme il convenait, et comprit bientôt, par ce que lui dit M.e Croft, que c’était de son frère l’ecclésiastique qu’elle parlait ; qu’il était question d’Edward, et non du capitaine Frederich ; avec un sentiment de honte, en reconnaissant plus que jamais la faiblesse de son cœur, elle fit des questions obligeantes sur le sort de leur ancien voisin, dont elle parla avec intérêt et comme il convenait. L’entretien fut depuis lors indifférent jusqu’au moment du départ. Alice entendit que l’amiral disait à Maria :

« Nous attendons bientôt un frère de ma femme, qui vient passer quelque temps avec nous. Je suis persuadé que vous le connaissez au moins de nom. »

Il fut interrompu par les deux turbulens petits garçons, qui se pendaient à lui en l’appelant, comme il le leur avait appris, leur vieil ami : il était presque aussi bruyant qu’eux. Il leur dit qu’il allait les emporter dans la poche de sa redingote : ils le suivirent jusqu’à son équipage, et il ne fut plus question du frère attendu. Alice tâcha de se persuader que c’était encore d’Edward dont il était question ; mais n’en ayant pas une entière certitude, elle attendit avec anxiété l’instant où elle pourrait apprendre ce que les Croft en auraient dit dans la grande maison, où ils avaient d’abord été.

On devait passer la soirée de ce jour-là au cottage, et l’on attendait la voiture, quand on vit entrer les miss Musgrove, qui venaient à pied les premières, ayant cédé à la harpe, dirent-elles en riant aux éclats, la place que nous devions occuper dans la voiture : « Je vais (ajouta Louise en riant encore) vous raconter pour quelle raison nous l’apportons ce soir. Vous saurez donc que papa, et surtout maman, sont extrêmement tristes ; une circonstance leur a rappelé mon pauvre frère Richard, qui a été tué sur mer il y a deux ou trois ans ; nous n’y pensions presque plus, mais l’amiral Croft et sa femme nous ont fait une visite. Ils sont venus aussi chez vous, n’est-ce pas ? Est-ce qu’ils ne vous ont pas dit que le frère de mistriss Croft, le capitaine Frederich Wentworth, est de retour en Angleterre, et qu’il vient loger chez eux à Kellinch-Hall ? Ils prétendent qu’il est très-gai, très-aimable ; nous aurons là un charmant voisin ! n’est-ce pas, Maria ? C’est fort agréable cela : plus on est de fous, plus on rit. »

Alice garda le silence ; mais son cœur était vivement agité. « Vous ne me dites pas ce qui attriste si fort votre mère, dit Maria en riant aussi, ni ce qui la fait penser à son fils Richard ?

— Ah ! mon Dieu ! je l’oubliais. Quand les Croft ont été partis, maman s’est rappelée tout-à-coup que Wentworth était aussi le nom du capitaine de mon frère Richard. Ce pauvre garçon lui avait écrit quelque temps avant sa mort, qu’il servait sous ses ordres. Elle est allée rechercher ses lettres, qu’elle n’avait point relues depuis, et maintenant elle est persuadée que le capitaine Wentworth est le même dont Richard lui a parlé. Comprenez combien cela, en lui rappelant mon frère, a renouvelé les douleurs que lui causait sa perte. Ainsi nous voulons faire tout ce que nous pourrons pour l’arracher à ces tristes pensées ; et vous savez que la harpe l’amuse beaucoup plus que le piano ; voilà pourquoi nous l’avons mise dans la voiture. »

Ce moyen de consoler une mère qui pleure son fils aurait diverti Alice, si elle ne s’était dit aussi comme M.e Musgrove : Ah ! c’est bien lui, c’est bien lui-même, et si elle n’avait su que ce Richard ne méritait aucun regret. Ce jeune homme était un mauvais sujet dans toute l’étendue du terme, dont on n’avait jamais pu rien faire, et qu’on avait envoyé sur mer ; il était dissipateur, stupide, indocile, et l’on regarda sa mort comme un bonheur. Quand la nouvelle en arriva à Uppercross, on appréhendait chaque jour d’apprendre quelque chose de plus fâcheux : on ne s’occupait point de lui avant son décès, on ne s’en occupa pas davantage après, et c’était en vérité plus qu’il ne méritait que de se le rappeler en cette circonstance : une mère a toujours en réserve des regrets et des larmes pour ses enfans, qu’ils le méritent ou non ; le fond de sa tendresse est inépuisable ; mais on peut pardonner à des sœurs qui ne connaissaient ce frère que par sa mauvaise conduite, de penser que leur harpe pourrait distraire leur mère d’un chagrin qu’elles devaient croire passager.

Dick Musgrove, c’est ainsi qu’on le nommait dans son enfance, avait été plusieurs années sur mer, passant d’un vaisseau à l’autre, tant on était pressé de se débarrasser de lui ; il s’était trouvé pendant six mois sous les ordres du capitaine Wentworth, sur la frégate la Laconia ; c’est la seule circonstance où ses parens eurent directement de ses nouvelles, et la seule peut-être où ses missives n’eurent pas pour motif des demandes d’argent. Son capitaine exigea de lui qu’il leur écrivît une ou deux lettres, et, ne sachant alors que dire, il parla de son chef et de ses camarades, mais cela fut si bref, si mal écrit, si peu intéressant, qu’on y fit à peine attention quand on les reçut. Le nom de Wentworth frappa tout-à-coup mistriss Musgrove, comme étant lié au souvenir de son fils, et lui causa une douleur bien plus vive qu’au moment de sa mort, parce que ses fautes étaient oubliées, et que la lecture de sa dernière lettre l’attendrit extrêmement. Elle se persuada que s’il eût vécu, l’influence de son capitaine aurait agi sur lui et l’aurait corrigé. Son mari fut aussi affecté de ce souvenir, mais d’une manière moins vive, et quand ils arrivèrent au cottage, ils ne purent parler d’autre chose que du pauvre Richard et du capitaine Wentworth ; il est vrai que la musique de leurs filles, semblable à la lyre d’Orphée, dissipa bientôt leur tristesse, et leur fit trouver le plaisir accoutumé au joyeux rassemblement, comme si le pauvre Richard et le capitaine Wentworth n’eussent jamais existé.

Alice ne pouvait en dire autant ; ce nom, continuellement répété, ainsi que son éloge, lui retraçaient trop vivement le temps passé pour que rien pût la distraire. Les Musgrove, à force de chercher dans leurs vieux souvenirs, se rappelèrent qu’il avait été déjà précédemment à Somersetshire, et en appelèrent à la mémoire plus fraîche d’Alice. « Ne vous en souvenez-vous pas, miss Elliot ? Il était chez son frère le curé de Monkford (c’est un très-beau jeune homme) ; il doit y avoir sept ou huit ans. » Hélas ! ces détails n’étaient que trop présens à sa pensée, et cette épreuve lui confirma que ses sentimens étaient encore les mêmes qu’autrefois. Elle chercha cependant à se maîtriser, et à cacher son émotion involontaire ; puisqu’il était attendu dans le voisinage, et qu’elle ne pouvait éviter de le rencontrer, il fallait bien s’accoutumer à cette idée, et s’efforcer d’être, ou du moins de paraître indifférente. Dans leur vive gratitude des bontés qu’il avait eues pour le pauvre Richard, les Musgrove s’impatientaient autant que leurs filles de faire sa connaissance, « Combien de choses j’aurai à lui demander sur mon fils ! disait la bonne mère ; je suis sûre qu’il en était très-content. Miss Alice, vous qui avez tant d’esprit, vous m’aiderez à le remercier ; nous l’inviterons dès que nous aurons appris son arrivée. » Alice étouffait un soupir, et répondait poliment ; mais cette soirée fut le commencement des sensations pénibles qu’elle devait éprouver dans la suite.

CHAPITRE VII.


Quelques jours après, on apprit l’heureuse arrivée à Kellinch-Hall du capitaine Wentworth : cette nouvelle causa beaucoup de joie dans la grande maison d’Uppercross, et beaucoup d’émotion dans la petite. M. Musgrove le père, qui lui fit une visite, ne se lassa pas, au retour, de faire son éloge. Il l’avait invité à dîner pour la fin de l’autre semaine ; il aurait voulu l’avoir dès le lendemain, tant il était impatient de montrer sa gratitude au capitaine du pauvre Richard, de le recevoir dans sa maison, et de le régaler de tout ce qu’il avait de meilleur, y compris la musique de ses filles. Alice comptait les jours qui devaient s’écouler encore avant que d’éprouver le supplice de revoir comme étranger celui qu’elle avait tant aimé, et qui lui était si cher encore. Elle fut bien aise que le jour de cette visite fût fixé, pour s’y préparer d’avance et ne pas se trahir. Elle ne cessait de penser au premier moment de cette rencontre : «  Peut-être ne me reconnaîtra-t-il pas, disait-elle en jetant un triste regard sur la glace ; peut-être a-t-il oublié l’existence de la pauvre Alice, » ajoutait-elle et détournant ses yeux qui se remplissaient de larmes. Pour elle, elle retrouvait dans son cœur, dans sa pensée jusqu’au moindre mot qu’il lui avait adressé, et tous étaient si tendres, l’assuraient si fortement d’un amour et d’une constance éternels ! Est-il possible que tout soit effacé d’un côté quand rien n’est oublié de l’autre ? Encore cette semaine et la moitié de la suivante, répétait-elle à chaque instant avec une émotion nouvelle ; » mais elle desirait ardemment de revoir le capitaine beaucoup plus tôt.

Il rendit un matin la politesse qu’il avait reçue de M. Musgrove, et fit une visite à la grande maison : par hasard, Alice et Maria avaient projeté d’y aller aussi ; elles allaient partir, et l’auraient trouvé dans le salon, lorsqu’elles furent retenues par un accident fâcheux arrivé au petit Charles, le fils aîné de Maria ; il était tombé d’un arbre où il avait grimpé, et fut rapporté à la maison dans un état très-alarmant ; l’os de l’épaule était entièrement disloqué, et l’épine du dos avait tellement souffert, que ses parens éprouvèrent la plus vive anxiété. Ce fut une journée de la plus profonde détresse. Alice fut obligée de pourvoir à tout, d’envoyer chercher le chirurgien, d’apprendre ce malheur à l’époux de sa sœur qui était à la chasse, de soigner le pauvre petit malade et sa mère, qui eut des attaques de nerfs, et plus encore, de diriger les domestiques, de gronder la bonne qui était chargée de surveiller les enfans, et s’en était si mal acquittée, d’éloigner le plus jeune, qui était volontaire, gâté, et qui tourmentait son frère ; de calmer, de consoler le blessé, et enfin d’instruire avec précaution les grands parens, ce qui lui causa des inquiétudes et des peines inouïes.

Le retour de Charles Musgrove, à qui elle avait envoyé un exprès et un billet, fut son premier soulagement ; il pouvait au moins prendre soin de sa femme ; le second fut l’arrivée du chirurgien : jusqu’à ce qu’il eût examiné l’enfant, l’appréhension des parens fut excessive ; ils soupçonnaient une fracture à l’épine du dos, plus dangereuse que la dislocation de l’épaule, et n’osaient pas même se communiquer leurs craintes. Charles, placé sur les genoux de sa tante Alice, ne voulut pas être ailleurs, ni souffrir que personne autre le touchât ; elle eut besoin de tout son courage pendant qu’on lui remit l’épaule ; l’opération fut douloureuse, mais prompte : M. Robinson, le chirurgien du village, assez habile, aimait à se faire valoir ; il prolongea l’anxiété commune, par sa lenteur à décider s’il y avait fracture ailleurs ; il tourna et retourna le petit patient, le frotta, l’examina, prit un air très-grave, secoua la tête, et parlant bas au père et à la tante, leur apprit que le petit garçon n’avait aux reins que des contusions, et qu’il n’y avait rien à craindre pour sa vie. Le grand-père et la grand’mère, plus rassurés, retournèrent dîner chez eux, et les jeunes tantes étant capables alors de parler d’autre chose que de leur petit neveu, restèrent dix minutes de plus pour raconter la visite du capitaine Wentworth, dont elles étaient au moins aussi occupées que de l’accident. « À présent qu’il est décidé que Charles n’est pas en danger, j’espère, disait Henriette, que dans quelques jours il pourra venir chez nous ; il sera le petit favori du capitaine Wentworth : vous ne vous faites pas d’idée, miss Alice, comme il est charmant ce capitaine ! combien nous en sommes enchantées ! Maman déclare que c’est l’homme le plus agréable qu’elle ait jamais rencontré, et nous trouvons, nous, que c’est le plus beau, quoiqu’un peu hâlé comme le sont tous les marins, mais cela lui sied ; il a l’air vif, gai, et une fort belle tenue. Nous avons été charmées quand papa a voulu le retenir, et fâchées quand il a dit qu’il ne pouvait rester. Je suis sûre qu’il aurait été bien fâché de l’accident de Charles, car il a l’air bon et sensible : Il serait venu avec nous ici, dit Louisa, vous l’auriez vu, Alice ; j’en aurais été bien aise ; vous en serez si contente ! mais vous le verrez, car il reviendra souvent ; il a été si poli avec nous ! il a promis à maman de venir dîner demain à la maison, et d’un ton si gracieux ! on aurait dit qu’il se réjouissait aussi de parler du pauvre Richard. Ah ! c’est un aimable homme, je vous assure : il a une telle aisance dans ses actions, dans ses paroles, que nous en avons la tête tournée ; vous l’aimerez aussi, Alice. » Alice sourit sans répondre ; elles partirent, et il était facile de voir que leurs jeunes têtes étaient remplies de la joie d’avoir fait connaissance avec le capitaine Wentworth.

La même histoire, le même ravissement se renouvelèrent dans la soirée, lorsque le grand-père vint avec ses filles savoir des nouvelles de son petit héritier. Alice dut encore apprendre combien le capitaine Wentworth était aimable, combien on s’impatientait qu’elle pût en juger : « Malheureusement ce ne sera pas demain, dit M. Musgrove, et j’en suis bien fâché, mais aucun de vous ne voudra quitter le malade, je le sens bien, et ne le demande pas. — Oh ! non certainement, » fut le cri général. Le père et la mère avaient eu une trop forte et trop récente alarme pour penser seulement à s’éloigner ; Alice seule desirait et redoutait cette entrevue.

Cependant, quelques instans plus tard, Charles fit observer que l’enfant était très-bien, que trop de monde autour de lui pouvait l’agiter : « J’ai d’ailleurs, ajouta-t-il, tant d’impatience de connaître le capitaine, que j’irai peut-être vous joindre dans la soirée ; je ne dînerai pas chez vous, mais j’irai vous voir d’abord après mon dîner.

— Non certainement, Charles, vous n’irez pas, lui dit vivement sa femme ; je ne puis souffrir que vous m’abandonniez après une telle émotion : si quelque chose de semblable allait encore arriver !

— Je ne pense pas, dit Musgrove en riant, que le frère de Charles aille grimper sur un arbre, et à cette heure il est couché. Nous verrons cela demain. »

La nuit fut bonne ; le malade allait bien. M. Robinson dit, en secouant la tête, qu’il ne trouvait pas de sujets de crainte ; alors Charles Musgrove ne sentit pas la nécessité de se confiner plus long-temps. La bonne Alice ne quittait pas Charles ; qu’est-ce qu’il y avait à faire pour le père ? « Il serait, disait-il, tout-à-fait absurde de m’enfermer chez moi, où je ne suis d’aucune utilité, parce qu’un petit étourdi s’est laissé tomber. » Ses parens desiraient le présenter au capitaine ; il était de son devoir de leur complaire, et nul obstacle ne s’y opposait.

Après s’être ainsi encouragé lui-même à résister à sa femme, dont il prévoyait la contradiction, il déclara fièrement son intention de s’habiller, et d’aller dîner à la grande maison : « L’enfant est très-bien pour son état, lui dit-il ; je viens de le dire à mon père, et de lui promettre que j’irais dîner avec le capitaine, et il m’a fort approuvé. Votre sœur étant avec vous, chère Maria, je n’ai aucun scrupule de vous laisser : je comprends bien que vous ne vouliez pas quitter votre enfant ; mais vous voyez que je lui suis fort inutile ; vous m’enverrez chercher s’il arrivait quelque chose. »

Les maris et les femmes savent très-bien connaître quand l’opposition est inutile. Maria vit que Charles était décidé à sortir ; et, ne voulant pas compromettre son pouvoir, elle se tut ; mais dès qu’il fut sorti, elle s’en dédommagea avec Alice.

« Vous le voyez, dit-elle avec aigreur, il va s’amuser, et nous laisse seules auprès d’un enfant malade, et pas une créature ne viendra nous distraire de toute la journée. « Je vous laisse avec votre sœur, et n’ai aucun scrupule. » Sa conscience est commode. Deux sœurs qui sont tout le jour ensemble ont-elles quelque chose à se dire ? J’étais sûre que cela irait ainsi ; c’est toujours mon lot de rester à la maison quand il y a quelque événement désagréable : les hommes ont alors grand soin de s’éloigner, et Charles plus vite qu’un autre. Quelle insensibilité à un père, de laisser ce pauvre petit garçon ! Il est bien, dit-il ; mais son état ne peut-il pas changer soudainement ? Je n’aurais jamais cru qu’un père pût être aussi indifférent. Il ne lui est d’aucune utilité ! c’est bien moi plutôt qui peux dire cela, et qui pourrais sortir. Vous savez, Alice, que je n’ai de forces ni physique ni morale ; un homme est beaucoup plus utile auprès d’un enfant estropié ; pour moi, je suis infiniment trop sensible ; vous l’avez vu hier, j’ai eu une attaque de nerfs.

— Mais, dit Alice, elle fut causée par une émotion violente, inattendue ; rien de semblable n’arrivera aujourd’hui, je vous le promets ; j’ai parfaitement suivi les instructions de M. Robinson ; votre fils est tranquille, il souffre peu, et je n’ai aucune crainte. En vérité, Maria, vous avez tort de blâmer votre mari ; il fait plaisir à son père, et peut se reposer sur nous pour veiller sur son enfant ; ce n’est pas l’affaire des hommes, ils n’y entendent rien, et une mère remplit, en soignant son fils, un devoir qu’elle ne voudrait confier à personne.

— Pour moi, répondit Maria avec aigreur, j’aime trop mes enfans pour ne pas les confier à ceux qui leur sont plus utiles que moi ; je ne sais pas gronder ni tourmenter un pauvre petit malade pour le faire tenir tranquille ; vous avez vu ce matin quand je lui disais que s’il bougeait, je lui lierais les mains, il s’est mis de suite à pleurer. Je n’ai pas des nerfs à l’épreuve des larmes et des plaintes… je ne puis les supporter.

— Mais supporteriez-vous mieux, dit Alice, de passer la soirée entière loin de lui ?

— Oui, très-bien ; vous voyez que son père n’y songe pas ! Jenima est si soigneuse ! elle nous donnerait d’heure en heure de ses nouvelles. Je trouve que puisque Charles a cru pouvoir sortir, il devait penser la même chose pour vous et pour moi ; pourquoi serais-je plus alarmée qu’il ne l’est ? j’ai tout autant d’envie que lui de voir le capitaine Wentworth, dont on nous dit tant de merveilles, et vous devez le désirer aussi. Je ne vous cache pas que j’avais envie d’assister à ce dîner, et qu’il est cruel d’en être exclue. — Eh bien, s’il en est ainsi, dit Alice, allez-y avec votre mari, je me charge de votre fils, et vous pouvez compter sur mes soins ; M. et M.e Musgrove seront tranquilles, quand ils me sauront près de lui.

— Parlez vous sérieusement ? s’écria Maria avec une expression de joie ; vous avez là, ma chère Alice, une très-bonne idée, très-bonne en vérité. Sûrement, je puis aller chez mon beau-père, car je ne suis ici d’aucune utilité ; et vous qui n’avez pas les sentimens d’une mère, vous qui n’êtes qu’une tante, vous pouvez être plus courageuse et mieux distraire le malade ; il vous obéit beaucoup mieux qu’à moi : me voilà tout-à-fait rassurée. Je sais que vous aimez à être seule ; peut-être n’êtes-vous pas bien pressée de connaître le capitaine Wentworth, et moi je suis très-impatiente de le remercier de ses bontés pour mon beau-frère Richard ; c’est bien naturel, n’est-ce pas ? »

Alice ne put s’empêcher de sourire de cette soudaine tendresse pour un beau-frère qu’elle n’avait jamais connu, et dont elle n’avait jamais parlé.

La sensible maman s’approcha du petit blessé, lui donna un baiser, en disant : « Il est à merveille, et je puis le quitter sans crainte ce cher enfant : comme il sera heureux avec sa bonne tante ! N’est-ce pas, mon amour, vous aimez mieux être avec elle qu’avec moi ? — Oh ! oui, maman, » dit le petit garçon avec la naïveté de son âge.

« Bien ! vous avez raison, mon ange ; » et l’instant après, elle frappa doucement à la porte du cabinet de son mari. Alice l’avait suivie, et entendit sa sœur dire avec joie :

« Je vais avec vous, Charles ; attendez-moi, je serai bientôt prête. À quoi sert-il que je reste ? vous savez bien que je ne puis rien obtenir de Charles ; il pleure sans cesse quand je lui parle, et vous savez que cela me fait mal aux nerfs : Alice se charge de lui. Il vaut beaucoup mieux que j’aille avec vous ; je n’ai d’ailleurs pas dîné chez votre père depuis jeudi passé.

— Je serai charmé que vous veniez avec moi, répondit Charles, et votre sœur est bien bonne ; mais n’est-il pas un peu dur de la laisser seule auprès d’un malade qui doit nous intéresser bien plus qu’elle ?

— Elle le veut ; la proposition vient d’elle : n’est-ce pas, Alice, dit-elle en la voyant, que vous aimez mieux rester ici ? » Alice assura Charles que c’était son désir ; il lui offrit de venir la chercher dans la soirée ; mais elle refusa. Charles n’insista pas, et le couple sortit avec joie. La bonne Alice retourna près de son neveu aussi contente de ne pas voir Frederich Wentworth, que Charles et Maria étaient satisfaits de dîner avec lui. La seule pensée que dans ce moment il n’était qu’à un mille d’elle, faisait tellement battre son cœur, qu’elle ne savait comment elle pourrait supporter sa présence.

Alice eût desiré cependant que ce premier moment fût passé. Que dira-t-il ? comment sera-t-il ? complètement indifférent peut-être, si l’indifférence peut exister en pareil cas ; peut-être encore fâché des refus qu’il a essuyés ? Mais ne doit-il pas savoir qu’ils étaient involontaires ?

Depuis que les obstacles qui les ont séparés avaient cessé, puisque Wentworth avait acquis cette fortune et cette indépendance qu’il ne desirait que pour elle seule, Alice sentait qu’à sa place elle aurait fait depuis long-temps ce qu’il avait négligé de faire, elle serait revenue offrir ses biens à celui qu’elle n’avait cessé d’aimer. Elle eut assez à réfléchir pour ne pas s’ennuyer d’être seule lorsque Charles s’endormit, et n’eut plus besoin d’elle ; car jusqu’alors elle ne s’était occupée que de son neveu.

Sa sœur et son beau-frère revinrent enchantés de leur nouvelle connaissance et de leur soirée ; ils avaient dansé, chanté, causé, ri, comme cela se pratiquait ordinairement à Uppercross ; le capitaine Wentworth avait surpassé leur attente par son amabilité ; il n’avait ni réserve ni timidité ; il était franc, poli, ennemi de la cérémonie ; avec la famille on eût dit qu’il était avec d’anciennes connaissances ; il n’aimait, ne voulait que ce que chacun semblait aimer et vouloir. Charles apprit à Alice qu’il devait venir le lendemain prendre Charles pour aller à la chasse. Cette nouvelle fit battre le cœur d’Alice, mais cette vive émotion cessa lorsque son beau-frère ajouta : « Ce n’est pas au cottage que nous devons nous réunir, quoique ce fût sa première intention, mais il a craint d’être importun à cause de l’état de souffrance de mon fils. C’est à la grande maison qu’est notre rendez-vous. »

Alice pensa que Frederich désirait l’éviter. « À propos, lui dit Maria, il se rappelle vous avoir rencontrée il y a quelques années chez son frère ; il a demandé si vous étiez mariée, dès qu’il a su que j’étais votre sœur ; vous l’avez sans doute oublié, cet aimable capitaine ?

— Il y a toute apparence, » répondit Alice. Elle comprit qu’en parlant d’elle comme d’une connaissance passagère, c’était pour éviter de lui être présenté.

Le lever était toujours plus tardif au cottage qu’à la grande maison, et le lendemain la différence fut si grande, qu’Alice et Maria commençaient à peine leur déjeuner, quand Charles entra pour leur dire qu’il était bien aise de les trouver levées, qu’il était venu en passant pour prendre ses chiens. Mes sœurs, ajouta-t-il, me suivent avec le capitaine Wentworth ; ils viennent savoir des nouvelles de mon fils. Notre ami demande à voir Maria, si cela se peut. Tu les recevras, ma chère amie, dit-il gaîment, pendant que j’irai disposer la meute à nous suivre à la chasse. Maria fut très-flattée de l’attention du capitaine, et se fit un plaisir de le recevoir ; mille sentimens divers s’élevaient dans le cœur et l’esprit d’Alice à l’approche de ce moment craint et désiré ; ce qu’il y avait de rassurant, c’est qu’il serait bientôt passé. En effet, l’attente et la visite durèrent au moins plus de cinq minutes : les deux sœurs Musgrove entrèrent avec leur chevalier ; les yeux d’Alice rencontrèrent ceux de Frederich, un léger salut fut leur unique signe de reconnaissance : Alice entendit sa voix ; c’était la même qui pénétrait autrefois dans son cœur, et qui y pénètre encore : Elle retrouve dans Wentworth le même ton, les mêmes manières. Il parlait à Maria, s’informait du malade avec intérêt ; Alice lui en sut autant de gré que s’il lui eût adressé le discours le plus obligeant ; il parla ensuite aux deux miss Musgrove avec cette gaîté qui annonce une entière liberté d’esprit. Pour l’univers entier, Alice n’aurait pu prononcer une parole ; elle n’entendait pas même distinctement ce qui se disait autour d’elle ; la chambre lui semblait être remplie d’une foule de personnes ; mille voix confuses se faisaient entendre pour elle ; mais quelques minutes plus tard, ce ne fut plus qu’un désert pour la pauvre Alice. Son beau-frère s’approcha de la fenêtre avec ses chiens, il entraîna le capitaine ; Maria et ses belles-sœurs sortirent avec eux, pour les accompagner jusqu’au bout du village. Alice s’assit tristement devant la table, et n’acheva pas de déjeûner. Maria rentra, lui parla, mais elle ne l’entendit pas ; une seule pensée l’occupait, « Je l’ai revu, nous avons été près l’un de l’autre ; le plus cruel moment est passé, nous nous accoutumerons à ces entrevues, elles se renouvelleront ; nous nous parlerons encore ; mais de quoi ? de choses indifférentes. » Alice ne voulait pas soupirer ; ce fut contre son gré qu’elle laissa échapper un soupir si profond, que Maria, qui ne remarquait ordinairement rien, en fut frappée. « Qu’avez-vous vous donc, Alice, lui dit-elle, vous n’êtes pas comme j’ai l’habitude de vous voir ? Ai-je l’air d’être indisposée ? mon fils serait-il plus mal que ce matin ? — Non, ma sœur, répondit Alice, mais j’ai un violent mal de tête.

— Vous avez été trop tourmentée depuis l’accident de Charles ; cela se passera. Pour moi, j’aurais grand besoin de faire une longue promenade : je regrette de n’être pas allée avec Henriette et Louisa, qui font un tour dans le bois pour voir la chasse ; cela m’aurait fait du bien, j’en suis sûre ; vous, ma bonne sœur, vous seriez restée dans la chambre de Charles : il aime tant vous voir près de lui ! — Vous pouvez aller les rejoindre, dit Alice » : Maria sortit aussitôt. Alice, restée seule près du lit du petit Charles, qui dormait, put réfléchir à sa situation, et chercher à calmer, s’il était possible, une sensibilité déplacée. Plus de huit années s’étaient écoulées depuis une rupture qu’elle avait provoquée dans l’intérêt même de Frederich. N’était-il pas absurde de ressentir sans la combattre une agitation qui n’est permise qu’à l’amour, et chez les femmes qu’à un amour partagé ? Est-ce qu’un si long intervalle ne doit pas avoir banni Wentworth de son cœur, comme il a banni Alice du cœur de Wentworth ? n’est-ce pas naturel ? n’est-ce pas certain ? Cet intervalle, qui composait un tiers de sa vie, n’a-t-il pas tout changé dans son existence morale et physique ? est-elle encore la jeune et fraîche Alice sous la douce influence d’un premier sentiment, qui répandait sur elle, sur lui, surtout ce qui les entourait un charme magique ? La pesante et dure main du temps n’a-t-elle pas effacé pour jamais ces impressions de jeunesse et d’amour ?

Hélas ! après tous ces beaux raisonnemens, Alice sentait encore au fond de son cœur que huit années passent bien rapidement ; mais lui, ce Frederich si tendre, si passionné, qu’éprouve-t-il ? pourquoi cherche-t-il à éviter Alice ? pourquoi ne lui parle-t-il pas comme à Maria, comme aux Musgrove ? Elle est donc différente à ses yeux ? Cette idée la ranime un moment ; mais l’instant d’après elle se blâme elle-même de s’être fait une telle question : cependant son espoir se ranime encore ; mais sa douce illusion lui est bientôt ravie.

Maria, Henriette et Louisa revinrent de leur promenade ; elles avaient entendu les chiens, et même entrevu les chasseurs. Le capitaine était venu leur parler un instant. « Savez-vous bien, Alice, dit Maria, qu’il n’est guère galant pour vous, quoiqu’il soit si attentif pour moi ? Henriette lui a demandé comment il vous avait trouvée : Si changée, a-t-il répondu, que je l’ai à peine reconnue. » Maria n’avait point de tact ni de sensibilité ; elle disait ce qui lui venait dans l’esprit, et ne se doutait pas qu’elle blessait ou le sentiment ou l’amour-propre de ceux à qui elle parlait.

Changée à n’être pas reconnue de celui dont elle fut tant aimée ! Alice sentit en silence cette profonde mortification ; sans doute c’était vrai ; elle se rendait justice, et ne pouvait en dire autant de Frederich, qui était beaucoup mieux que lors de leur rupture ; elle en avait été frappée : les années, qui avaient emporté sa fraîcheur et sa jeunesse, avaient donné à Frederich plus d’assurance, quelque chose de plus décidé, de plus mâle, et n’avaient altéré aucun de ses avantages personnels ; c’était ce même regard animé, ce même teint de santé, ces mêmes dents blanches comme l’ivoire. Elle avait revu Frederich Wentworth, et lui n’avait plus retrouvé Alice Elliot ; mais malheureusement c’était l’inverse pour les sentimens, et cela devait être ainsi.

Si changée qu’il avait eu peine à la reconnaître ! ces mots étaient sans cesse répétés par la triste Alice ; cependant elle en vint bientôt à se réjouir de les avoir entendus ; ils devaient calmer son imagination, détruire toute espèce d’illusion, guérir son cœur, et la rendre moins malheureuse.

Frederich Wentworth avait en effet dit cela, ou quelque chose de semblable, mais sans aucune idée qu’on pût le répéter à miss Elliot. Il se faisait d’elle, lorsqu’il y pensait, une idée si charmante, qu’il la trouva excessivement changée, et dans le premier moment d’un appel à son jugement sur elle, il dit ce qu’il pensait. Alice telle qu’il l’avait vue en s’attachant à elle, était encore à ses yeux la première des femmes ; pour le genre de figure et le fond du caractère, il n’en avait point trouvé qu’on pût lui comparer ; mais son amour et son amour-propre blessés par un refus, et surtout huit ans d’absence, avaient détruit sa passion ; il n’en restait plus la moindre trace ni dans son cœur ni dans son esprit au moment où il la retrouva. À l’exception d’un mouvement de curiosité qui l’avait amené chez Charles Musgrove, il n’éprouvait aucun désir de la revoir. Son attachement pour elle avait été très vif ; mais plus il l’aimait véritablement, plus il s’indigna de la faiblesse de caractère qu’elle avait montrée lors de leur séparation ; elle le rejeta, l’abandonna pour complaire à des parens tyranniques et à une amie prévenue, qui lui persuadèrent qu’elle devait agir ainsi ; elle céda à leurs avis contre le sien propre, contre la voix de l’honneur et de l’amour, puisqu’elle lui avait donné son cœur et promis sa main ; cette faiblesse ou cette timidité étaient si opposées au caractère ferme, ouvert et décidé de Frederich Wentworth, qu’il résolut de la bannir de son cœur, et il y avait réussi. Il avait le projet de se marier ; il était riche, indépendant ; il rentra au port, décidé à se fixer et à s’établir dès qu’il aurait trouvé une femme digne de son choix. Il la cherchait, et se sentait tout disposé à devenir amant et mari. Il avait un cœur à donner à l’une des miss Musgrove, si elles voulaient prendre la peine de s’en saisir, ou à tout autre jeune personne, Alice Elliot seule exceptée. Il disait à sa sœur, mistriss Sophie Croft, en réponse à ses questions et suppositions :

« Oui, je l’avoue, Sophie, je suis tout disposé à faire une folie : une femme assez jolie, entre quinze et trente, peut, si elle le veut, trouver en moi un époux ; un peu de beauté, de gaîté, d’amabilité, de goût, quelques complimens sur la marine, et je suis un homme perdu ; n’est-ce pas suffisant pour un marin qui n’a pas eu assez de société de femmes pour avoir appris à être difficile ? »

Il parlait ainsi pour être contredit ; son regard plein d’esprit, tout ce qu’il disait, son ton, ses manières, prouvaient qu’il avait le droit d’être difficile. Alice Elliot n’était pas loin de sa pensée quand il faisait plus sérieusement le portrait de la femme qu’il désirait de rencontrer : « Je voudrais, disait-il alors, trouver sous une figure agréable sans trop de beauté, qui rend presque toujours une femme vaine ou coquette ; je voudrais trouver un esprit aimable et cultivé sans ombre de pédanterie. Je cherche cette douceur qui fait le charme des ménages ; mais je redoute un caractère faible, facile à se ployer aux impressions qu’il n’a pas la force de combattre. Voici les qualités que je voudrais trouver dans une femme, que j’exigerais même si j’étais sage ; mais j’en rabattrai quelque chose. Si je me marie comme un fou, je serai alors plus fou qu’un autre, car peu d’hommes ont plus réfléchi que moi sur ce chapitre.

CHAPITRE VIII.


Dès-lors le capitaine Wentworth et Alice Elliot se trouvèrent journellement ensemble ; ils dînèrent d’abord chez M. Musgrove : la santé du petit Charles s’améliorait tous les jours, et ne pouvait plus servir de prétexte à sa tante pour se retirer de la société ; ce dîner fut suivi de beaucoup d’autres, et les rencontres étaient fréquentes. Leurs anciens sentimens, cette inclination jadis, réciproque et si vive et si tendre pouvait-elle être oubliée ? Non, du côté d’Alice, qui se rappelait alors jusqu’au moindre mot de Wentworth ; ces souvenirs, qu’elle s’était efforcé d’étouffer depuis le départ de Frederich, s’étaient réveillés à tel point qu’elle aurait pu répéter les propres paroles de Wentworth, dire le lieu, le jour, l’heure où elles avaient été prononcées. Le capitaine n’avait pas l’air de s’en souvenir ; souvent dans la conversation générale il lui arrivait de citer l’année de leur engagement, ou des circonstances, qui y avaient rapport, avec le ton et l’air d’une entière liberté d’esprit et de cœur, tandis que celui d’Alice battait bien fort lorsqu’elle entendait parler de l’époque où commença ou finit leur liaison.

C’est en l’an 6 que je me remis sur mer, disait-il la première fois qu’ils se trouvèrent ensemble ; c’est en l’an 6 que je vins dans ce pays ; c’est en l’an 6 que je pris la résolution de me faire tuer ou de m’enrichir, etc. Cet an 6, si bien gravé dans la mémoire d’Alice, ne paraissait pas l’être moins dans celle de Wentworth ; ils semblaient alors avoir une association d’idées et de souvenirs, mais non de sentimens ; Wentworth parlait de cette année, comme de toute autre, avec indifférence et gaîté ; Alice ne pouvait l’entendre nommer sans battemens de cœur et sans être obligée d’étouffer un soupir.

Ils n’avaient ensemble aucune conversation, aucune entrevue autres que celles que la civilité exige : autrefois tout l’un pour l’autre, actuellement rien. Elle se rappelait le temps où, même au milieu d’une société nombreuse, il leur eût été difficile de cesser de se parler : aujourd’hui, sans se rechercher, sans s’éviter, ils n’étaient pour eux-mêmes que l’objet d’une froide politesse. L’heureux ménage de l’amiral Croft et de sa Sophie, pouvait seul donner à Alice une idée du sentiment qui l’unissait naguère à Frederich ; même confiance, mêmes goûts, mêmes opinions, même attachement l’un pour l’autre, et se voir, se traiter comme des étrangers, et moins bien que des étrangers, car ils ne pouvaient se rapprocher, et voir s’établir entre eux les douces liaisons de l’amitié ! c’était un perpétuel contraste entre le passé et le présent, qui rendait pour Alice le présent bien douloureux.

Quand il parlait, elle entendait le même son de voix, elle retrouvait le même esprit si gai, si animé, si aimable. On était à Uppercross dans une ignorance totale en matière de marine et de navigation : il était sans cesse questionné, d’abord par la bonne mère, qui saisissait ce prétexte pour parler de son pauvre Richard, auquel elle n’avait jamais tant pensé ; puis par les deux jeunes filles, qui n’avaient d’yeux que pour le charmant capitaine, et qui, pour lui faire plaisir et attirer son attention, ne cessaient de lui demander des détails de la manière de vivre à bord d’un vaisseau, et témoignaient leur surprise en apprenant qu’on y vivait à-peu-près comme sur terre. Ces conversations donnaient lieu à mille plaisanteries qui rappelaient à la pauvre Alice l’heureux temps où elle était dans la même ignorance, faisait les mêmes questions, et obtenait cette douce réponse : « J’espère, chère Alice, vous faire convenir un jour qu’un vaisseau peut être une agréable demeure, et le séjour du bonheur. »

Qu’était devenu ce doux espoir ? Elle fut tirée de ses souvenirs par la bonne maman Musgrove, qui lui prit la main, et la serra dans les siennes : « Je vois, ma chère Alice, lui dit-elle, que vous pensez à mon pauvre Richard, qui vivait aussi sur un vaisseau ; si le ciel avait voulu l’épargner, il serait là à présent avec nous et le capitaine ; il nous raconterait ses voyages. Henriette, mon enfant, allez chercher l’almanach de la marine, nous verrons le nom du vaisseau où était votre pauvre frère. »

Henriette apporta ce livre, et s’assit à côté de sa sœur pour le feuilleter : le capitaine les intéressait beaucoup plus que leur frère Richard. « Comment s’appelait le premier bâtiment que vous avez commandé, capitaine ? n’était-ce pas l’Aspic ? Nous chercherons l’Aspic.

— Vous ne le trouverez pas, dit Wentworth ; il y a long-temps qu’il est mis en pièces ; je suis le dernier qui l’aie monté ; à peine pouvait-il faire encore le service pour un an ou deux ; on lui fit faire ses adieux à la mer par un voyage aux Indes occidentales, où j’eus l’honneur de conduire sa vieille carcasse à demi-pourrie.

— Qu’est-ce que vous dites là contre l’Aspic ? dit l’amiral : jeune homme, ce fut la meilleure et la plus belle frégate ; elle n’avait pas son égale, et quand, vous en avez obtenu le commandement, toute vieille qu’elle était, vingt officiers y prétendaient, et vous fûtes bien heureux d’être aussi jeune sur cette vieille carcasse !

— Je sentis tout mon bonheur, amiral, je vous assure ; dit le capitaine sérieusement ; j’étais aussi content qu’il est possible de l’être ; c’était une grande affaire pour moi dans ce temps-là ! je brûlais d’être employé, et de retourner sur mer.

— Je le comprends : qu’est-ce que fait un jeune homme sur terre ? rien de bon, à moins qu’il n’ait une femme, et il fallait avoir de l’argent avant de songer à se marier ; à présent que vous avez l’un, vous allez, j’espère, penser à l’autre : un homme sans femme, est, ma foi, comme un vaisseau sans gouvernail. »

Le capitaine parut avoir une nuance d’embarras ; il ne répondit pas, mais bientôt après il vint se placer entre Henriette et Louisa, et reprit toute sa gaîté.

« Mais, capitaine, lui dit Louisa, ne fûtes-vous pas bien contrarié quand vous prîtes le commandement de l’Aspic, de voir qu’on ne vous avait donné qu’un vieux bâtiment ?

— Je le connaissais déjà, dit-il en souriant, et malgré sa vétusté, je ne l’en aimais pas moins ; j’aurais fait le tour du monde avec cette chère frégate ; elle me portait bonheur : je n’ai pas eu deux jours d’orage pendant que je l’ai montée : nous avons fait ensemble d’assez bonnes captures. J’eus le bonheur, en revenant en Angleterre, de rencontrer une frégate française dont j’avais envie, et de la prendre ; je l’amenai à Plymouth, et là j’eus une autre chance heureuse : nous n’avions pas été six heures dans le port, qu’il s’éleva un vent assez fort, qui souffla quatre jours et quatre nuits, et qui aurait mis en poussière ma pauvre vieille Aspic, si nous avions été au large. Notre rencontre avec la grande nation ne l’avait pas améliorée ; vingt-quatre heures plus tard, et j’aurais été le brave capitaine Wentworth dans quelque coin d’un journal, perdu avec son équipage la frégate l’Aspic, et je serais en ce moment parfaitement oublié. »

Alice frémit intérieurement, et si on l’avait regardée on l’aurait bien sûrement vu pâlir ; mais les miss Musgrove, qui osaient exprimer leur effroi à cette idée, le firent si vivement et avec tant de chaleur, qu’elles seules attirèrent l’attention du capitaine.

« Je suppose que c’est alors, dit à voix basse mistriss Musgrove à miss Elliot, qu’il obtint la Laconia, et se trouva avec mon pauvre Richard. Charles, mon cher, dit-elle à son fils, demandez au capitaine où il a rencontré la première fois votre frère.

— À Gibraltar, répondit-il ; Dick y était resté malade, et il avait une lettre de recommandation de son premier capitaine pour sir Wentworth.

— Écoutez, Charles, reprit-elle tout bas, dites au capitaine de ne pas craindre de parler du pauvre Richard devant moi ; j’aurais du plaisir à m’entretenir de ce brave garçon ; un si bon ami ne m’en dira sûrement que du bien. »

Charles, qui en doutait, ne répondit que par un signe, et ne fit point cette invitation au capitaine. Les deux sœurs s’occupaient actuellement avec lui de la Laconia ; Wentworth, passionné de son état comme le sont tous les marins, était enchanté d’avoir l’occasion d’en parler. « Ah ! quel heureux temps, disait-il, j’ai passé sur la Laconia ! combien j’ai gagné d’argent avec elle ! Un de mes amis et moi, nous avons fait la plus charmante croisière vers les îles occidentales. Le pauvre Harville ! vous savez, ma sœur, qu’il avait encore plus besoin d’argent que moi, car il était marié. Excellent garçon ! jamais je ne l’oublierai. Il me quitta quand il eut gagné assez d’or, pour aller rejoindre sa femme et partager avec elle sa petite fortune. J’ai regretté de ne l’avoir pas avec moi l’été dernier sur la Méditerranée, où je fis une course des plus heureuses.

— Nous fûmes tous heureux, dit mistriss Musgrove, quand vous eûtes ce vaisseau : jamais, jamais nous n’oublierons ce temps là, et ce que nous vous devons. » Son attendrissement la faisait parler bas ; le capitaine Wentworth l’entendant à demi, et n’ayant pas Richard Musgrove présent à sa pensée, ne comprit rien à cette exclamation maternelle.

« C’est de mon frère, le pauvre Richard, dont maman veut parler, lui dit Louisa ; depuis que vous êtes ici elle y pense sans cesse.

— Pauvre cher garçon ! continua la mère en essuyant ses yeux ; il était devenu si sage ! il m’écrivait de si jolies choses depuis qu’il était sous vos ordres ! Ah ! qu’il eût été heureux, et nous aussi, s’il ne vous avait jamais quitté ! Un si bon exemple, un si bon ami, auraient produit sur lui un effet merveilleux. Quel malheur qu’il nous ait été enlevé ! »

Il y eut alors une impression momentanée sur la physionomie du capitaine, un certain regard échappé de ses yeux noirs, pleins d’esprit et de feu, un certain sourire qu’Alice avait souvent remarqué quand sir Walter ou la fière Elisabeth l’honoraient de leur dédain, et qui lui prouva que loin de partager les regrets de mistriss Musgrove sur son fils, il avait été charmé d’en être débarrassé. Mais ce fut un éclair ; il avait trop de vraie sensibilité pour ne pas respecter la tendresse maternelle, même lorsqu’elle est aveugle ; et, prenant un air d’intérêt, il vint s’asseoir à côté de mistriss Musgrove, et entama une conversation sur son fils, dans laquelle il évita de détruire l’opinion qu’elle avait de son pauvre Richard, dont il parla avec sa grâce et sa bonté naturelles.

Il était alors sur le même sopha qu’Alice, et seulement séparé d’elle par mistriss Musgrove, qui n’était pas, il est vrai, une mince barrière ; son embonpoint énorme, son gros visage réjoui, semblaient bien plus formés pour exprimer la joie et la bonne humeur que la tendresse et le sentiment : la forme élégante d’Alice, son expression intéressante et pensive, formaient un parfait contraste. Elle put cacher son trouble derrière la figure massive de la bonne maman, dont le capitaine écoutait les lamentations sur la destinée d’un fils dont jamais personne ne s’était soucié, avec une attention dont on dut lui savoir gré. Certainement il n’y a nulle proportion nécessaire entre le physique et le moral ; une grosse figure a tout autant de droits à une profonde affliction que la plus svelte et la plus gracieuse ; mais belle ou non, il y a des disparates contre lesquelles la raison veut en vain plaider, que le bon goût ne peut tolérer, et qui prêtent toujours au ridicule ; et mistriss Musgrove, riant constamment de tout, se réjouissant de tout, ne pensant pas plus au pauvre Dick que s’il n’avait jamais existé, et le pleurant tout-à-coup comme s’il était mort la veille, et qu’il eût été un sujet bien distingué, était bien du nombre.

Pendant ce temps-là, l’amiral se promenait du haut en bas du salon, les mains derrière le dos, suivant le cours de ses idées, et celui de quelque vaisseau ; il s’approcha du capitaine, et il interrompit son touchant entretien avec maman Musgrove. « Savez-vous, Frederich, lui dit-il, que si vous étiez arrivé à Lisbonne le printemps passé, seulement une semaine plus tard, la belle lady Mary Grieson et ses deux filles vous auraient demandé le passage sur votre bâtiment ?

— Vraiment ! je suis donc charmé de n’y avoir pas été une semaine plus tard.

— Comment ! reprit l’amiral, que dites-vous là ? Quelle opinion allez-vous donner à ces dames de la galanterie d’un marin ? »

Wentworth s’excusa comme il put, mais persista à déclarer qu’il n’admettrait jamais volontairement des femmes à bord d’un vaisseau sous ses ordres : « Ce n’est point, ajouta-t-il, par manque de galanterie ; au contraire, c’est qu’il me semble impossible, malgré tout ce que peut faire un capitaine de vaisseau, de procurer à des femmes toutes les commodités auxquelles elles sont accoutumées et auxquelles elles ont des droits ; je souffrirais des privations auxquelles elles seraient exposées, et qui ne sont rien pour nous autres hommes. Je déteste donc d’avoir des femmes à bord de mon vaisseau, et si je le puis, je n’en aurai jamais.

— Allons donc, Frederich, lui dit son aimable sœur, vous ne pensez pas un mot de ce que vous dites là ; vous savez très-bien que des femmes, lorsque ce ne sont pas des petites-maîtresses aux nerfs délicats, peuvent être aussi à leur aise sur un vaisseau que dans la meilleure maison. Je crois que j’ai été sur mer plus qu’aucune femme ; je dois savoir ce qui en est, et je déclare que je ne connais rien sur terre qui soit supérieur aux raffinemens, aux commodités que l’on peut trouver sur un vaisseau de guerre. J’assure que nulle part, même à Kellinch-Hall (dit-elle en s’inclinant avec un sourire vers Alice), je n’ai été mieux à tous égards que sur les vaisseaux que j’ai montés ; j’ai été sur cinq bâtimens, et partout je me suis trouvée également bien. »

Alice pensait en ce moment combien de fois Wentworth lui avait dit le contraire de ce qu’il pensait aujourd’hui, en lui donnant sa sœur pour exemple, et répétant qu’il espérait qu’elle l’aimerait assez pour le suivre sur mer. Elle garda le silence.

« Ce n’était pas le vaisseau qui vous plaisait, reprit son frère, c’était d’y être avec votre mari ; avec lui, rien ne vous manque ; d’ailleurs, mistriss Croft, vous étiez la seule femme à bord. Un capitaine peut avoir son épouse, si elle l’aime assez pour le suivre et tout supporter avec lui ; mais il y en a peu comme vous, chère Sophie.

— Je me rappelle pourtant, dit mistriss Croft, que vous avez une fois amené de Portsmouth à Plimouth, sur votre bord, madame Harville, sa sœur, sa cousine et trois enfans ; était-ce par cet esprit de galanterie exquise qui vous empêche d’avoir des femmes ?

— Non, mais c’était de l’amitié et le désir de rendre service à l’épouse d’un ami, d’un camarade ; j’aurais amené du bout du monde et mon cher Harville, et ce qui pouvait lui plaire. Vous n’imaginez pas sans doute que pour moi ce fût sans inconvénient ; un tel nombre de femmes et d’enfans encombrent le tillac ; on craint pour eux ce qu’on ne craint pas pour soi-même : non, point de femmes sur un vaisseau, que celle qui ne craint pas d’y être seule de son sexe, et de partager les dangers de son mari, et, je le répète, il n’y en a pas beaucoup qui vous ressemblent.

— Je n’aime point à vous entendre parler ainsi, Frederich : vous croyez que toutes les femmes sont des êtres frivoles, pusillanimes, et non des créatures raisonnables et courageuses.

— Laissez-le dire, Sophie, reprit l’amiral ; quand il sera marié, il changera de gamme. Si nous avons le bonheur d’avoir bientôt la guerre, il fera comme moi et quelques autres avons fait, il ne voudra point se séparer de sa chère moitié, ni elle de lui ; madame Frederich Wentworth montera, ainsi que vous, à bord d’un vaisseau, et monsieur le capitaine sera enchanté d’avoir une femme près de lui.

— Je suis battu, dit Frederich en se levant. Quand un homme marié me dit : Vous ferez ainsi quand vous serez époux, je puis seulement dire : Je ne le crois pas ; il faut passer par-là pour savoir ce qu’il en est. »

Alice, suivant sa coutume, étouffa un soupir, et ne dit rien.

« Quelle voyageuse vous êtes ! dit madame Musgrove à madame Croft. — Dans les quinze premières années de mon mariage, j’ai croisé quatre fois la mer Atlantique ; j’ai été une fois aux Indes orientales, et de plus j’ai séjourné dans différens ports, à Cork, à Lisbonne, à Gibraltar, mais je n’ai jamais été dans les Indes occidentales ; car nous n’appelons pas, vous le savez, les îles Bermudes et Bahama les Indes occidentales ? »

Madame Musgrove n’eut pas le mot à dire ; elle ne connaissait aucun de ces pays, et ne pouvait s’accuser d’avoir jamais estropié leurs noms.

« Je puis vous assurer, madame, poursuivit madame Croft, que rien ne peut surpasser le bien-être et les agrémens d’un vaisseau de guerre pour la femme du commandant : il est vrai que sur une frégate on est plus gêné, plus resserré, les cabines sont plus petites, quoique toute femme raisonnable puisse s’y trouver très-bien. Je puis affirmer, avec vérité, que les plus heureuses années de ma vie sont celles que j’ai passées sur une frégate. Grâce à Dieu, j’ai toujours joui sur mer d’une parfaite santé, et aucun climat ne m’a été contraire ; j’ai été atteinte du mal de mer le premier jour, mais après cela ma santé a été parfaite. Le seul temps où j’ai cru n’être pas bien, où j’ai connu la cruelle inquiétude du danger, est l’hiver que j’ai passé seule à Déal, quand l’amiral, alors capitaine Croft, était dans les mers du Nord ; il n’avait pas voulu me prendre avec lui. J’ai vécu quelques mois dans une crainte perpétuelle : tous les malheurs se présentaient à mon imagination ; je ne savais que devenir, ni quand je pourrais avoir de ses nouvelles. Je lui fis bien promettre à son retour de ne pas aller sur mer sans moi ; quand nous sommes ensemble, aucun mal ne peut m’atteindre. »

Voilà comme j’aurais été, pensait la pauvre Alice, voilà comme je serais encore ; mais… elle ne put s’empêcher de secouer tristement la tête ; personne ne faisait attention à elle ; on ne la vit pas.

« Je suis tout-à-fait de votre opinion, ma chère madame Croft, disait madame Musgrove ; rien n’est triste comme les séparations ; je sais ce que c’est. M. Musgrove va toujours aux assises à quelques milles d’ici ; c’est un triste temps, je vous assure ; je suis toujours charmée quand il est passé, et que je vois mon mari de retour sain et sauf. »

La soirée finit, comme à l’ordinaire, par la danse. Alice offrit ses services, qui furent acceptés ; quelquefois ses yeux étaient pleins de larmes ; elle était charmée d’être occupée machinalement, pour n’être pas observée.

La jeunesse était dans une grande gaîté, et le capitaine Wentworth très-animé ; tout était calculé pour l’électriser ; attention générale, égards, déférence, on ne pensait qu’à lui, et c’était, parmi les jeunes personnes, à qui lui ferait le plus d’avances. Les miss Hayter, ces cousines dont nous avons parlé, étaient admises à l’honneur de chercher à plaire au capitaine ; Henriette et Louisa en étaient si complètement occupées, qu’il ne fallait pas moins que leur parfaite union pour prévenir une rivalité décidée : était-il étonnant qu’étant aussi prévenu, flatté, admiré, la vanité ne s’emparât pas du beau capitaine ?

Celle qui l’aimait et l’admirait le plus sincèrement, ne le lui témoignait pas ; ses doigts frappaient toujours les touches du clavecin sans qu’elle s’en occupât le moins du monde, sans qu’elle entendît même les sons qu’elle produisait machinalement. Une fois elle devina plus tôt qu’elle ne vit qu’il la regardait : Ah ! pensa-t-elle, il cherche sans doute s’il retrouvera quelque trace de ce qui le charmait autrefois. Dans un autre moment, elle comprit qu’il avait parlé d’elle par la réponse de son interlocuteur. Il avait sans doute demandé si miss Elliot ne dansait jamais ? Non, jamais, lui répliqua Louisa ; elle a tout-à-fait quitté la danse, mais elle joue à ravir, et n’en est jamais fatiguée. Enfin, il lui parla à elle-même pour la première fois. La danse étant finie, elle avait quitté l’instrument ; il s’approcha, et s’assit pour essayer un air que les matelots chantent, et dont il voulait donner une idée aux miss Musgrove ; Alice, qui désirait l’entendre et le retenir, revint auprès du clavecin ; dès qu’il l’aperçut, il se leva, et lui dit avec une politesse étudiée : Mille pardons, miss, voilà votre place. Elle se retira pour lui faire comprendre qu’elle ne désirait pas la reprendre ; elle eût voulu le prier de continuer, mais elle ne put dire un mot ; il s’éloigna. Alice fut bien aise de s’asseoir ; elle tremblait, elle était agitée, et ne désirait plus ni les regards ni les paroles de Frederich ; sa froide politesse, son air cérémonial et glacé étaient déjà trop pour son cœur.


――――




CHAPITRE IX.


Le capitaine Wentworth était à Kellinch-Hall comme chez lui, et cette belle demeure aurait dû seule lui rappeler le temps de son amour pour Alice. Son intention n’avait d’abord été que d’y passer quelques jours, et d’aller ensuite en Stropshire, où son frère Edward était marié ; mais bientôt l’amitié que lui témoignaient l’amiral et Sophie, et plus encore l’attirait de la société d’Uppercross, le firent renoncer à son projet de départ ; il trouvait là tant de bienveillance, tant de flatterie, une réception si séduisante, si cordiale, qu’il en était enchanté : les deux vieillards étaient si bons, si hospitaliers, les jeunes gens si agréables, qu’il résolut de rester, et de croire encore, sur parole, à tous les charmes de sa belle-sœur miss Edward Wentworth.

Insensiblement, il vint tous les jours à Uppercross dès le matin ; alléguant, pour prétexte, que sa sœur et son beau-frère étaient continuellement en course, tant ils étaient passionnés de Kellinch-Hall et de ses dépendances, de leurs prés, de leurs troupeaux, de leur basse-cour, allant des uns aux autres, ou se promenant tête à tête dans un joli phaéton qu’ils avaient acheté depuis peu, et que M. Croft conduisait. Mais le capitaine n’avait nul besoin de prétexte pour être bien reçu dans la famille Musgrove ; c’était à qui mieux mieux pour chanter ses louanges : le père, la mère, les enfans, les cousines, tout était d’accord sur l’admiration qu’il excitait, Alice seule se taisait, mais n’en pensait pas moins, lorsqu’un cousin, George Hayter, jeune révérend qu’on n’avait pas vu depuis quelque temps, revint, et fut moins enchanté que les autres en trouvant le beau capitaine établi dans la famille.

George Hayter était un très-aimable et très-agréable jeune homme ; dès son enfance il s’était attaché à sa cousine Henriette, qui le payait de retour. Il était ecclésiastique, et desservait une cure à quelque distance, qui ne l’obligeait pas à une résidence habituelle. George vivait chez son père, à deux milles au plus d’Uppercross, et voyait tous les jours sa belle cousine, avec l’espoir de la posséder un jour. Peu de temps avant l’arrivée du capitaine Wentworth, il fut obligé d’aller passer quelques jours dans sa cure, et laissa, sans s’en douter, son Henriette exposée au charme de la nouveauté, aux galantes attentions de l’aimable étranger, à la légèreté naturelle aux femmes ; et quand il revint, il eut la douleur de la trouver beaucoup plus occupée du capitaine que de lui.

Madame Musgrove et mad. Hayter étaient sœurs ; elles avaient eu chacune de la fortune ; leurs mariages avaient mis entr’elles quelque différence. M. Hayter possédait aussi une propriété, mais c’était peu de chose en comparaison de la belle terre de M. Musgrove, qui tenait le premier rang dans la société du comté, tandis que les jeunes miss Hayter, regardées seulement comme des filles de fermier propriétaire, vivaient retirées dans leur petit domaine, sans luxe, sans autre éducation que celle que leur donnait leur intime liaison avec les cousines Musgrove ; mais George, le fils aîné de la sœur de M. Musgrove, s’étant voué aux études, avait des talens, un esprit cultivé, une tournure élégante : on le distinguait de ses parens, et il méritait de l’être sous plus d’un rapport.

Les deux familles avaient toujours été ensemble dans la plus douce intimité, sans orgueil d’un côté, et sans envie de l’autre ; les deux miss Musgrove, flattées de leur belle éducation, de leurs jolies parures, des plaisirs dont la situation et la tendresse de leurs parens les faisaient jouir, aimaient, protégeaient leurs cousines, moins favorisées qu’elles de la fortune : ces dernières joignaient à leur amitié la reconnaissance, l’admiration, la déférence, et tout allait à merveille, lorsque l’amour vint se mêler à cette relation de famille et en augmenter l’intérêt. Les attentions de George pour Henriette furent observées par les vieux Musgrove, mais sans désapprobation : Notre fille, jolie, aimable et bien élevée comme elle est, pouvait, se dirent-ils, espérer un meilleur parti ; mais si elle aime George, il la rendra heureuse. Henriette aimait George, et pensait de même avant l’arrivée du capitaine Wentworth : il faut avouer que depuis lors l’ami, le cousin George, était un peu oublié.

Laquelle des deux sœurs était préférée par le capitaine ? c’était encore douteux, même pour Alice, à qui rien n’échappait ; Henriette était plus jolie et plus douce ; mais Louisa était plus gentille, plus animée : Alice, qui possédait autrefois ces deux avantages, ne savait pas lequel avait plus d’attrait pour Frederich.

M. et M.e Musgrove avaient une telle confiance en leurs filles, et si peu de pénétration, que rien ne les inquiétait ; tout allait bien quand elles étaient contentes et qu’elles s’amusaient, et comme le capitaine produisait cet effet, tout allait bien quand il était là, et les bons parens ne s’embarrassaient pas du motif qui l’amenait : mais il n’en était pas de même au cottage ; Charles et Maria en étaient fort occupés ; et le capitaine n’avait pas été quatre fois à Uppercross, qu’Alice fut obligée d’entendre leurs opinions sur son choix ; Charles était pour Louisa, Maria pour Henriette : mais ils étaient d’accord pour dire et répéter qu’il épouserait sûrement l’une des deux, et toujours on en appelait à Alice pour confirmer cet espoir.

Charles n’avait vu de sa vie un homme aussi aimable que le capitaine : N’est-ce pas, Alice, qu’il est charmant, et qu’il faut absolument qu’il devienne mon beau-frère ? Louisa lui convient à merveille : si gais, si animés tous les deux ! Il faut l’entendre rire avec elle ! cela fera le plus joli ménage : n’est-ce pas, Alice, ils sont faits l’un pour l’autre ? et je suis sûr que le capitaine est très riche : il a gagné plus de vingt mille livres sterling dans la dernière guerre, et si les hostilités recommencent, il sera sûrement fait amiral ; ne pensez-vous pas comme nous, Alice ? Oh ! décidément il faut qu’il épouse une de mes sœurs.

— Et ce sera la plus jolie, disait Maria ; il a le goût assez bon pour préférer Henriette ; avec quels yeux il la regarde ! ne l’avez-vous pas observé, Alice ? Je parierais volontiers que le capitaine épousera Henriette, et sera fait baronnet à la première campagne : Lady Wentworth ! cela sonne très-bien ; elle aurait le pas sur moi, et cela ne déplairait pas du tout à miss Henriette : Sir Frederich ! Lady Wentworth ! Ce serait, il est vrai, d’une nouvelle création, et je ne fais pas beaucoup de cas de ces sortes de titres ; mais enfin cela vaut mieux, je crois, que d’être mistriss George Hayter. »

C’était précisément pour cela que Maria penchait pour Henriette : la liaison avec l’obscur cousin lui avait toujours souverainement déplu ; elle traitait tous les Hayter avec beaucoup de hauteur, et pensait que ce serait un vrai malheur que de contracter un lien de plus avec eux. « Vous savez, disait-elle, que j’ai toujours pensé qu’il serait honteux de donner Henriette à ce George, qu’on est déjà assez malheureux d’avoir pour parent, sans se rapprocher plus encore de cette branche de la famille ; et considérant, ajouta-t-elle en relevant la tête, les belles alliances que les Musgrove ont faites, Henriette ne peut déroger, et donnera sa belle-sœur, fille de sir Walter Elliot, un beau-frère qu’elle n’oserait nommer. Qu’est-ce que c’est que ce George Hayter ? un curé de campagne, fils d’un……

— Fils de ma tante, interrompit Charles, mon cousin-germain, mon ami, un excellent garçon qui sera le meilleur des maris, qui d’ailleurs a de bonnes chances pour s’avancer dans l’église, obtenir un bénéfice, et peut-être parvenir aux dignités ecclésiastiques : d’ailleurs, n’est-il pas le fils aîné d’un homme qui a possédé une bonne propriété ? La ferme de Winthrop, qui lui appartiendra à la mort de son père, a 250 arpens ; c’est le meilleur terrain du comté ; et lorsqu’elle tombera dans les mains de George, elle aura une toute autre apparence, et que le genre de vie de la famille changera. George a du goût, de l’esprit, un bon caractère, des mœurs, un état honorable, et beaucoup d’amour pour Henriette, qui l’aime aussi, quoiqu’elle fasse un peu la coquette avec le capitaine. Si elle épouse son cousin, et Louisa le capitaine Wentworth, je serai très-content de mes deux beaux-frères. » En achevant ce discours il sortit.

« Charles dira ce qui lui plaira, s’écria Maria, il serait très-désagréable pour moi que ma belle-sœur fît un tel mariage : tâchez, Alice, vous qu’elle considère, de lui faire oublier George, et de lui parler du capitaine, qui certainement a trop de goût pour ne pas préférer Henriette à Louisa ; mais Charles est si obstiné ! Je ne sais ce que j’aurais donné pour que vous fussiez hier du dîner ; vous auriez pu décider lequel de nous deux a raison ; et je suis bien sûre que mon avis eût été le vôtre, à moins que, comme cela vous arrive quelquefois, vous ne fussiez décidée d’avance à me donner tort. Vous ne me nierez pas cependant que le capitaine Wentworth ne soit un excellent parti pour Henriette, un parti que vous, et moi-même si j’avais le bonheur d’être libre, nous n’aurions garde de refuser, quoique filles de baronnet ? Ah ! pauvre Alice, pauvre Alice ! ce dîner, auquel elle avait refusé d’assister, avait eu lieu chez M. Musgrove : un mal de tête et quelque douleur à l’épaule du petit Charles, lui avaient servi de prétexte ; elle n’avait pensé qu’à éviter Wentworth, mais elle était bien aise à présent de n’avoir pu être arbitre entre sa sœur et son beau-frère, sur l’amour de Frederich. Cependant, toujours sage, raisonnable, Alice aurait désiré de bonne foi qu’il se décidât pour l’une ou l’autre des deux sœurs, plutôt que de leur faire courir le danger, en partageant ses attentions, de s’attacher à lui ; elle sentait trop elle-même combien une femme est malheureuse lorsqu’elle se livre à un penchant qui n’est plus partagé, pour ne pas désirer qu’elles en fussent préservées. L’espèce d’hommage qu’il leur rendait n’empêchait pas Alice de leur rendre justice ; elle croyait que toutes deux, quand l’âge de la frivolité serait passé, pouvaient devenir d’excellentes femmes, et faire le bonheur de son cher Frederich. Henriette plus douce, plus sensible, lui plaisait davantage ; mais Louisa méritait aussi qu’on l’aimât ; sa gaîté, sa vivacité convenaient assez bien à Wentworth ; et d’ailleurs si Henriette avait donné des espérances à son cousin, Alice avait trop de délicatesse pour ne pas la blâmer d’un aussi prompt changement, et trop de sensibilité pour ne pas compatir aux souffrances de George. Mais si Henriette s’était trompée elle-même sur la nature de ses sentimens, si elle aimait le capitaine, le plus tôt qu’elle romprait avec son cousin serait le mieux.

En effet, ce bon George était à-la-fois mortifié et désespéré de la froideur de sa cousine avec lui, et de ses prévenances pour le capitaine ; il était si exaspéré contre ce dernier, que sans son état qui lui interdisait le duel, il n’est pas douteux qu’il l’eût provoqué ; mais privé de cette ressource, et ne pouvant supporter d’être le témoin de la légèreté de son Henriette, il résolut de rester à Winthrop et de ne plus aller à Uppercross, où les grâces et l’amabilité de son heureux rival redoublaient encore sa peine. La petite absence de quinze jours qui lui avait été si fatale, avait pour objet de se rapprocher tout-à-fait d’Henriette en obtenant de changer sa cure contre celle d’Uppercross. Le recteur Schirley, qui desservait cette dernière depuis quarante ans avec un zèle infatigable, ne se déchargeant sur personne d’aucun de ses devoirs, devenait vieux, infirme ; on cherchait à l’engager à prendre près de lui George Hayter, qu’on estimait généralement. L’avantage de se rapprocher d’Henriette, d’avoir une meilleure cure, d’obtenir la main de sa cousine, lui fit mettre tout en usage pour obtenir cette faveur, et Henriette partageait alors les sentimens de George. Tout cela se faisait sous le judicieux prétexte de soulager le recteur. Ce cher vieillard se tue, disait Henriette à sa mère : « Il faut que mon père obtienne de lui qu’il prenne un vicaire.

— Et il faut que ce soit George Hayter, » ajoutait Louisa. La bonne mère, toujours de l’avis de ses filles, trouva qu’elles avaient raison ; que son neveu George Hayter était l’homme qu’il fallait au docteur Schirley.

— Et à ma sœur Henriette, » ajouta tout bas Louisa, qui s’intéressait vivement au bonheur de ces deux jeunes gens. George partit donc sous les meilleurs auspices, obtint la promesse du recteur, et revint plein d’espérance, mais il ne trouva plus personne qui voulût partager sa joie. Le papa et la maman, la sœur et l’ami Charles, son Henriette même, n’étaient plus occupés que du capitaine ; à peine avait-on l’air de se rappeler le motif de son absence. Les deux sœurs étaient à la fenêtre, où elles attendaient le capitaine : en vain il voulut ramener leur attention sur le recteur Schirley, et raconter l’entretien qu’il avait eu avec lui, Louisa n’eut pas l’air de l’entendre. Henriette distraite, regardant la route de Kellinch-Hall, semblait avoir oublié ses sollicitudes, le sujet de la négociation de son cousin. Pendant qu’il la lui racontait, elle disait au hasard : Oui, non ; c’est très-bien ; j’ai toujours pensé que vous réussiriez… Mais le recteur Schirley vient-il, Louisa ? peut-être n’aura-t-il pas besoin… N’avait-il pas dit qu’il serait là avant midi ?… Vous auriez peut-être mieux fait de rester encore à votre cure… Il faut qu’il lui soit arrivé quelque chose. »

George Hayter ne savait que penser ; il fut auprès de sa tante, qui ne lui parla que de Croft, du capitaine, de ses bontés pour le pauvre Richard, de leur reconnaissance, de ses visites continuelles à Uppercross, et plongea mille poignards dans le cœur du pauvre George.

Peu de jours après le dîner des Musgrove, dont Alice n’avait pas été, le capitaine Wentworth entra le matin sans se faire annoncer au cottage, dans le salon, et n’y trouva qu’Alice et le petit invalide Charles couché sur le sopha.

Il parut visiblement surpris d’être presque seul avec Alice Elliot, il recula ; et dit en balbutiant : « Je… je croyais trouver ici mesdemoiselles Musgrove ; madame leur mère m’a dit qu’elles devaient y être. » Il s’approcha de la fenêtre comme pour voir s’il les apercevrait sur le boulingrin, mais dans le fait c’était pour cacher son embarras. Alice n’était pas moins confuse, mais elle chercha à se remettre : « Elles sont dans la chambre de ma sœur, répondit-elle, et vont descendre dans l’instant ; voulez-vous que je les appelle ? » Mais l’enfant à côté duquel elle était assise la retint par sa robe, en la priant de ne pas le quitter. Comme il était essentiel qu’il ne fît aucun mouvement ? elle fut obligée de rester près de lui, et s’en occupa uniquement. Le capitaine après avoir demandé comment il se trouvait, resta silencieux près de la fenêtre. Alice aurait voulu être bien loin de là, quand, à sa grande satisfaction, elle entendit les pas d’un homme dans le vestibule ; elle pensa que ce ne pouvait être que son beau-frère : il entra ; c’était George Hayter, aussi consterné de la vue du capitaine Wentworth, que celui-ci l’avait été de celle d’Alice.

« Charles n’est-il pas ici ? » demanda le jeune révérend, qui s’était décidé à avoir une explication avec son cousin au sujet d’Henriette et du capitaine.

— Non, M. George, dit Alice ; voulez-vous vous asseoir, il va venir ? » Celui-ci était visiblement déconcerté, en voyant le capitaine qui s’avançait pour le saluer, et converser avec lui. Il lui demanda des nouvelles de ses sœurs ; mais George Hayter, sans lui répondre, s’assit près de la table, prit un journal qu’il y trouva, et parut très-occupé de sa lecture. Le capitaine retourna à la fenêtre.

Le fils cadet de Maria, trouvant la porte du salon ouverte, vint en courant auprès de son frère. Cet enfant de trois ans au plus, extrêmement avancé et fort pour son âge, était gâté par sa mère, qui lui souffrait tout ; il s’avança d’un air déterminé, et voulut grimper sur le sopha où Charles était couché pour prendre les joujoux avec lesquels Alice amusait le malade ; craignant que le petit garçon ne lui fît du mal, elle le mit à terre, en lui disant de ne pas tourmenter son frère. « Eh bien ! moi je veux grimper, » dit le petit mutin, et saisissant le moment où sa tante était baissée pour ramasser un joujou qu’il avait jeté, il sauta sur son dos, se cramponna autour d’elle avec ses petites jambes, de manière qu’elle ne put se relever ni s’en débarrasser. Elle gronda inutilement, le petit drôle la serrait toujours plus fort ; il l’étouffait au point qu’elle avait peine à lui dire : « Allez, Walter, ôtez-vous de là, vous me faites mal ; je suis très en colère contre vous : Ôtez-vous donc, Walter, cria de sa place George Hayter ; pourquoi ne faites-vous pas ce qu’on vous ordonne ? Allons, laissez en repos votre tante ; venez vers moi, venez auprès du cousin George.

— Ze ne veux pas aller vers cousin Zorze, dit le petit garçon, je suis bien. » La pauvre tante avait été forcée de se mettre à genoux, et tâchait en vain de séparer ses petites mains jointes qui l’étranglaient, quand tout-à-coup elle s’en trouva débarrassée ; quelqu’un l’avait enlevé de force, et l’enfant était à terre avant qu’elle eût vu le capitaine Wentworth qui était venu la secourir.

Ses sensations en le trouvant près d’elle, l’empêchèrent de le remercier ; elle se pencha sur le petit Charles pour cacher son émotion : la bonté avec laquelle il était venu la dégager du petit importun, le silence qu’il avait gardé dans cette scène, lui donna la conviction qu’il ne voulait pas même entendre ses remerciemens. Wentworth courait avec l’enfant, qui, le petit poing fermé, voulait le battre ; ils faisaient tous les deux un tel bruit, que lors même qu’elle aurait pu articuler quelques mots, il ne les aurait pas entendus. Ces diverses circonstances produisirent en elle une telle confusion de pensées, une agitation si pénible, qu’elle sortit aussitôt que Maria et ses belles-sœurs entrèrent. Elles avaient entendu le capitaine, et s’étaient hâtées de venir le joindre. Alice avait une belle occasion de connaître les amours, la jalousie des divers personnages qui se trouvaient réunis ; mais elle ne pouvait rester ; elle s’aperçut seulement que George Hayter était fort mal disposé pour le capitaine ; elle l’avait entendu dire avec dépit, lorsque Wentworth enleva l’enfant : « Pourquoi ne m’avez-vous pas obéi, Walter, quand je vous ai dit de ne pas tourmenter votre tante ? » Le son de sa voix exprimait son regret de ce que le capitaine avait fait ce qu’il aurait dû faire ; mais ni les sentimens de George Hayter, ni ceux d’une autre personne, ne pouvaient l’intéresser avant qu’elle eût calmé les siens. Elle était honteuse de la faiblesse de son cœur : comment pouvait-elle être émue à ce point pour une bagatelle ? mais enfin elle l’était, et il lui fallut presque une heure de solitude et de réflexions pour se remettre.

D’autres occasions de faire des remarques ne pouvaient lui manquer : elle n’avait pas été assez souvent avec ceux qui devaient en être l’objet pour avoir une opinion bien formée, et celle qu’elle avait n’aurait satisfait ni Charles ni Maria ; c’était que le capitaine n’était épris ni d’Henriette ni de sa sœur : Alice se souvenait trop bien encore de l’amour de Frederich, pour croire qu’il en eût pour Henriette ou pour Louisa ; il éprouvait seulement cette petite fièvre d’admiration pour deux très-jolies filles qui lui faisaient mille avances ; mais cependant il était probable qu’il finirait par être amoureux, et elle croyait voir qu’il penchait pour Louisa, qui semblait n’exister que pour lui, tandis qu’Henriette regardait encore quelquefois son cousin, et devenait pensive lorsqu’il n’avait pas l’air de la voir ; alors, dans son dépit ou dans l’espoir de ramener George, elle faisait la coquette avec le capitaine, et George s’éloignait d’elle tous les jours de plus en plus.

Au milieu de son chagrin, Alice eut la satisfaction d’être convaincue que Wentworth n’avait aucun projet de séduction, et pas le moindre soupçon de la peine qu’il occasionait à ce jeune homme, ni des droits qu’il avait eus précédemment sur le cœur d’Henriette ; il n’y avait nul air de triomphe dans ses manières : son unique tort était d’accepter (c’était le mot) les prévenances de deux jeunes personnes : « Que ne suis-je au moins son amie ! pensait Alice, je l’instruirais des maux qu’il peut causer sans le vouloir ; je dirigerais son choix, encore incertain, sur celle qui peut lui donner son cœur sans navrer de tristesse celui du pauvre George. » Hélas ! le cœur d’Alice souffrait aussi, et peut-être n’aurait-elle pas eu la force d’exécuter ce dessein, qui devait lui ôter toute espérance de bonheur.

Après quelques efforts, George Hayter parut laisser le champ libre à son rival ; il fut trois jours sans paraître à Uppercross ; il eut même la force de refuser à son oncle une invitation positive pour y dîner ; il prétexta des affaires. M. Musgrove et sa femme le crurent, et dirent qu’il se tuerait à force d’étudier ; Maria espérait qu’Henriette l’avait positivement refusé ; Charles disait en riant : Querelles d’amants ! il en reviendra. Alice admirait son courage ; elle aurait voulu l’imiter.

CHAPITRE X.


Un matin, Charles Musgrove et le capitaine Wentworth étaient à la chasse, et les deux sœurs du cottage travaillaient tranquillement ; les miss Musgrove vinrent frapper contre la fenêtre du salon ; c’était un beau jour de novembre, et elles allaient, dirent-elles, faire une grande promenade ; elles venaient savoir, en passant, si miss Alice voulait en être ; quant à Maria, elles savaient qu’elle redoutait la fatigue, et ne lui proposèrent pas de les accompagner ; mais cela suffisait pour qu’elle en eût envie.

« Pourquoi donc pensez-vous, dit-elle avec aigreur, que je n’aime pas les longues promenades ? c’est ma folie, et je suis tout aussi bonne marcheuse que vous ; ainsi je vous déclare que je veux aller avec vous. »

Alice fut convaincue par un coup d’œil, ainsi qu’Henriette et Louisa, que c’était précisément ce dont elle n’avait nulle envie. Leur belle-sœur était maussade, et surtout contrariante ; à la promenade, courant quand on voulait se reposer, se reposant quand on voulait courir, préférant toujours la route opposée à celle qu’on voulait suivre ; se plaignant du soleil, des nuages, du chaud, du froid, des chemins, enfin insupportable. Alice fit en vain ce qu’elle put pour la dissuader de sortir, lui offrant de rester avec elle ; mais Maria ne l’écouta point, et voulut qu’elle vînt aussi : Ces étourdies, lui dit-elle, courent toujours en avant, et vous serez avec moi. » Elles se disposèrent donc à partir, Alice ne pouvant empêcher cette espèce de nécessité, suite des habitudes de famille, de ne rien faire sans le communiquer aux autres, qu’on le désire ou non. « Je ne puis deviner, disait Maria, ce qui peut faire penser à mes belles-sœurs que la promenade me fatigue ; j’ai deux ou trois ans de plus qu’elles, mais je marche aussi légèrement : ces étourdies auraient été très-mécontentes si j’étais restée ici. Peut-on refuser quand on vient vous chercher ? Il faut toujours faire ce que ces dames ont dans la tête. »

Au moment où elles allaient partir, les deux chasseurs revinrent ; ils ramenaient un jeune chien qui troublait leur chasse, et pensaient à la continuer ; mais les jeunes dames leur proposèrent la promenade, et insistèrent tellement qu’ils se laissèrent gagner. « Venez, donc, dit la vive Louisa en passant son bras sur celui du capitaine ; nous valons bien un lièvre, et nous vous ferons moins courir. » Si Alice avait prévu cette jonction, elle aurait refusé d’être de la partie, mais un peu par intérêt, un peu par curiosité, elle pensa qu’elle ne devait pas se rétracter, et ils partirent tous les six. Les jeunes Musgrove choisirent la promenade ; Maria en proposa une autre ; mais Louisa et Wentworth avaient pris les devans ; il fallut bien les suivre. Maria s’empara du bras de son mari, Henriette de celui d’Alice : il était facile de voir qu’elle brûlait de rejoindre Louisa et le capitaine. Alice, qui n’aimait à gêner personne, profita de l’occasion que lui offrit un sentier étroit où on ne pouvait aller deux de front pour se séparer d’Henriette, et rester en arrière avec son beau-frère et sa sœur.

Cette promenade n’était pas sans plaisir pour elle : elle aimait à prendre de l’exercice et à faire à pied de longues courses ; le temps était délicieux, un beau jour d’automne brillant encore, mais sans trop de chaleur ; le soleil semblait prendre congé avec un doux sourire de la belle nature ; ses rayons se montraient sur les feuilles jaunies et au travers des haies éclaircies ; Alice se rappelait quelques-unes des descriptions poétiques de l’automne, de cette saison qui sans doute exerce une particulière influence sur le génie, le goût et la sensibilité, et qui mieux, peut-être, que le printemps, a inspiré à chaque poète célèbre des descriptions charmantes, où respire une douce mélancolie. On se rapprocha les uns des autres ; involontairement elle écouta la conversation du capitaine et des deux sœurs, et n’entendit rien de remarquable ; c’était le langage de jeunes gens qui cherchent mutuellement à se plaire, et qui sont bien aises d’être ensemble. Wentworth était ce jour-là beaucoup plus occupé de Louisa que d’Henriette, et certainement elle se donnait, plus de peine que sa sœur pour attirer ses attentions. Henriette paraissait assez sérieuse, et Louisa très-folle ; mais, contre son ordinaire, elle mêlait à sa gaîté une nuance de sentiment : elle dit quelque chose qui frappa Alice.

Après un éloge de la beauté de ce jour, le capitaine ajouta : « C’est un temps fait exprès pour l’amiral et Sophie : ils avaient le projet de faire une longue course ce matin, et peut-être vont-ils nous héler d’une de ces collines ; ils ont le projet de venir de ce côté ; peut-être les trouverons-nous dans quelque fossé : cela leur arrive souvent, je vous assure ; mais ma sœur dit que cela ne lui fait rien, et qu’il lui est égal de verser ou non, pourvu que ce soit avec l’amiral.

— Je n’en suis pas surprise, dit Louisa : à sa place, je penserais de même, si j’aimais quelqu’un comme elle aime l’amiral : je voudrais être toujours avec lui ; rien ne pourrait m’en séparer, et je préférerais être renversée par lui, plutôt que d’être conduite prudemment par un autre. » Cela fut prononcé avec chaleur et enthousiasme.

« Vraiment ? s’écria Wentworth sur le même ton ; eh bien, chère Louisa, je vous honore de penser ainsi. » Ils gardèrent tous deux le silence pendant quelques instans.

Alice aussi était rêveuse : les douces scènes de l’automne avaient disparu à ses yeux, qui, malgré elle, se remplissaient de larmes. La légère, l’insouciante Louisa venait d’exprimer ce qu’elle avait senti mille fois, ce qu’elle aurait pu éprouver encore. À quelles misérables considérations avait-elle sacrifié toutes ses espérances de félicité, et l’amour de celui qu’elle voyait près de s’attacher pour jamais à un objet qui bien certainement n’aurait pas, comme elle, la folie de refuser son bonheur ! Craignant de se laisser aller à ses tristes pensées et de n’être plus la maîtresse de cacher l’impression douloureuse qu’elle ressentait, elle s’efforça de sortir de sa rêverie, et, levant les yeux, elle demanda si l’on n’était pas sur la route de Winthrop, la ferme des Hayter ? Personne n’eut l’air de l’entendre.

Alice ne se trompait pas ; on parcourait les environs de Winthrop : après avoir fait un demi-mille en montant graduellement de vastes enclos où plusieurs charrues traçaient des sillons, où tout annonçait la proximité d’une ferme, où plus rien ne rappelait le désordre pittoresque de la nature, la compagnie arriva au sommet de la plus haute des collines qui séparaient Uppercross de Winthrop, situé au pied de la colline de l’autre côté. La maison, sans ornement, sans régularité, était basse et entourée de granges, d’étables, de tous les bâtimens d’une cour de ferme.

Maria s’écria : « Que le ciel me bénisse ! c’est cet horrible Winthrop ; je n’avais aucune idée que nous en fussions aussi près ; eh bien ! actuellement nous n’irons pas plus loin, je pense ; il faut retourner au cottage ; je suis excessivement fatiguée. »

Henriette, pensive, troublée, mécontente d’elle-même, ne voyant pas son cousin George accourir au-devant d’elle, reconnaissant les torts qu’elle avait avec lui, était de l’avis de sa belle-sœur ; mais ce ne fut pas celui de Charles, ni de Louisa : « Non, s’écria Charles, c’est impossible ! — Non, non, » dit Louisa vivement ; et prenant sa sœur à part, elle lui parla bas avec véhémence. Pendant ce temps, Charles déclarait sa résolution d’aller faire une visite à sa tante Hayter, puisqu’ils en étaient aussi près, et tâchait d’engager sa femme à remplir aussi ce devoir. Alice se joignit à lui pour persuader Maria, mais ce fut en vain ; elle montra sur ce point l’obstination la plus décidée ; et quand il lui dit que puisqu’elle était fatiguée, elle se reposerait un quart-d’heure à Winthrop, elle répondit avec le ton le plus tranchant : « Non certainement, je n’irai pas m’enfermer, et étouffer dans une de ces vilaines chambres basses que je déteste ! Vous pouvez y aller si vous voulez ; quant à moi, je me reposerai beaucoup mieux et plus agréablement sur cette colline. »

Après quelques débats, quelques consultations, il fut arrêté, entre le frère et les deux sœurs, que Charles et Henriette iraient à la ferme pour voir leur tante et leurs cousines, et que les autres les attendraient sur la colline. Henriette hésitait encore ; Maria la persécutait pour qu’elle restât ; Louisa, au contraire, la pressait vivement d’aller chez George ; elle y mit tant de chaleur, et Charles aussi, qu’elle y consentit enfin. Louisa les accompagna jusqu’à la moitié de la colline, parlant toujours bas à Henriette, qui l’écoutait en silence. Alice, le capitaine et Maria restèrent à l’attendre : pendant que Wentworth suivait des yeux les deux sœurs sur le sentier tournant de la colline, Maria lui disait : « N’est-il pas bien désagréable pour moi, capitaine, d’avoir de telles relations ? mais je vous assure que je n’ai pas été là deux fois en ma vie, et que je n’ai nulle envie d’y retourner. »

Elle ne reçut d’autre réponse qu’un sourire et un regard mêlés d’ironie et de mépris, dont Alice connaissait parfaitement la signification. Le sommet de cette colline était une place délicieuse ombragée d’arbrisseaux. Louisa revint ; Maria, qui ne pensait jamais qu’à elle, s’empara d’un siège commode sur un tronc d’arbre, déclara qu’elle était à merveille, et parut très-contente tant qu’on resta autour d’elle ; mais quand Louisa proposa au capitaine de cueillir des noisettes le long d’une haie, quand ils s’éloignèrent encore plus, et qu’elle les eut perdu de vue, l’ennui s’empara d’elle ; elle chercha querelle à son siège, dit qu’elle était sûre que Louisa en avait trouvé un meilleur, et rien ne put l’empêcher de courir pour les rejoindre : elle suivit le sentier qu’ils avaient pris, elle tourna de tous côtés, et ne put les découvrir. Alice, qui n’avait nulle envie de troubler leur tête-à-tête, laissa marcher sa sœur, et s’assit sur un petit tertre de gazon ombragé par une haie vive. Maria revint, et se plaignit avec aigreur de l’impolitesse du capitaine et de Louisa. Après être restée un moment près d’Alice, elle se leva encore, en disant qu’elle était décidée à les trouver et à les gronder. Alice, qui était vraiment fatiguée, fut charmée de se reposer, et ne quitta pas sa place. Peu de momens après, elle entendit derrière elle, de l’autre côté de la haie, le capitaine et Louisa qui parlaient ensemble. La voix de Louisa frappa d’abord son oreille : elle causait d’un ton très-animé ; quand ils furent près de l’endroit où Alice était assise sans pouvoir être vue, elle les entendit distinctement ; ils s’assirent à peu de distance d’elle, en lui tournant le dos. Louisa continua ainsi la conversation :

« Et je l’ai enfin engagée à y aller, en dépit des observations ridicules de Maria. Dois-je être détournée de conseiller une chose juste par les airs et l’opinion d’une telle personne ? Non, non ; quand j’ai quelque chose dans l’esprit ou dans le cœur, rien ne peut me faire changer. Henriette était décidée à se rendre à Winthrop ce matin ; c’était le but de la promenade que nous voulions faire seules ; Maria a pris fantaisie de nous suivre, et j’ai vu le moment où ma sœur aurait eu la faiblesse de céder à son caprice, et de fuir cette maison où l’appelait une affaire vraiment sérieuse.

— En effet, dit Wentworth, je crois que sans vous elle n’y serait pas allée.

— Sûrement, et j’en suis honteuse pour elle.

— Heureusement pour votre sœur, vous avez eu assez de fermeté, et je vous en félicite. Après ce que vous m’avez fait entendre et ce que mes propres observations ont confirmé, je n’affecterai point d’ignorer ce qu’il m’a été si facile de voir. Le malheur ou le bonheur de sa vie entière et de celui qui l’intéresse, exigeaient cette démarche ; et quand il s’agit de choses d’une telle conséquence, quand on se trouve placé dans des circonstances qui demandent du courage, de la fermeté, de la force d’esprit, on ne doit pas céder aussi facilement à l’opinion d’autrui, à des considérations puériles, et à des influences étrangères. Votre sœur est une aimable et douce créature ; mais je vois avec plaisir que votre caractère est plus ferme et plus décidé ; si vous attachez à son bonheur et à sa conduite le prix qu’elle mérite, tâchez de lui inspirer, autant qu’il vous sera possible, cette noble fermeté : c’est le plus grand des malheurs, qu’un caractère indécis et faible, qui cède à toutes les influences ; on n’est jamais sûr de rien avec de telles personnes ; aucune impression, aucun sentiment ne peuvent être durables : on vous aime aujourd’hui, on vous jure une constance éternelle ; demain quelque ami prétendu vous persuadera que c’est une folie, et vous céderez sans résistance à son opinion. Non, non, il n’y a que la fermeté qui puisse assurer le bonheur. » Et cueillant, sans se déranger, une très-belle noisette à une branche sous laquelle ils étaient placés, il la montra à Louisa, en lui disant : Voyez cette noisette, douée par la nature d’une force originelle ; elle a résisté aux orages de l’automne ; pas un point sur sa belle écorce, pas un endroit faible et endommagé ; elle a conservé, grâce à sa fermeté, toute sa fraîcheur, toute sa beauté, tandis que la plupart de ses sœurs sont tombées, sèchent sans utilité sur le gazon, ou sont brisées sous les pieds des passans. » Il dit cela avec un ton mêlé d’enthousiasme et de plaisanterie qui avait quelque chose de charmant, mais qui n’en perça pas moins le cœur de la pauvre Alice ; elle ne sentait que trop l’application de ces paroles, et se comparaît à la pauvre noisette tombée et foulée aux pieds.

Wentworth continua d’un ton plus sérieux : « Mon premier vœu, dit-il, pour tous ceux qui m’intéressent, c’est qu’ils aient de la fermeté. Si vous voulez, Louisa, être belle encore et heureuse dans l’été, dans l’automne de votre vie, vous devez chérir et conserver toute votre fermeté actuelle, tout votre empire sur vous-même. »

Il se tut. Louisa ne répondit rien ; Alice s’attendait à son silence ; elle aurait été surprise qu’elle eût à l’instant une réponse prête pour une telle question, faite avec autant d’esprit que de sentiment. Elle ne pouvait que trop comprendre ceux de cette jeune fille, et ne doutait pas qu’elle ne s’attachât fortement à l’homme aimable et sensible qui lui tenait des propos si flatteurs. Quant à elle-même, elle retenait sa respiration, de peur d’être entendue. Louisa prit enfin la parole : « Henriette, dit-elle, est en effet d’un caractère assez faible, et se laisse dominer par ma belle-sœur, qui méprise les Hayter, parce qu’ils ne sont pas très-riches, et vivent en simples campagnards. Maria me contrarie sans cesse, par sa déraison et son orgueil ; l’orgueil Elliot : (vous savez que ce mot a passé en proverbe dans ce comté) ; elle tient un peu trop de cette famille sottement orgueilleuse ; Alice seule peut être exceptée. Nous désirions tous que Charles épousât plutôt Alice ; je suppose que vous savez qu’il l’a demandée ? »

Après une pause, le capitaine dit :

« Est-ce qu’elle l’a refusé ?

— Oh oui, certainement !

— Quand est-ce que cela est arrivé ?

— Je ne le sais pas précisément ; Henriette et moi nous étions alors dans un pensionnat, mais je crois que c’était une année avant qu’il épousât Maria. Combien je voudrais qu’elle l’eût accepté ! si aimable ! si bonne ! oh ! nous l’aurions beaucoup mieux aimé, et Charles serait bien plus heureux. Papa et maman ont toujours pensé que sa plus intime amie, lady Russel, l’a engagée à refuser mon frère. Charles n’était pas assez savant, assez aimable pour plaire à lady Russel ; Alice ne voit que par ses yeux ; sans cela elle eût épousé Charles, et je suis bien fâchée que ce mariage n’ait pas eu lieu.

— J’en conclus que miss Elliot est aussi sans caractère, » dit Wentworth.

Ils s’étaient levés, et continuèrent leur route ; Alice n’entendit plus rien ; il lui parut que le capitaine ne parlait plus. Son émotion la fixa quelque temps à la même place ; il lui fallut un grand effort pour se remettre avant de pouvoir se lever. Le proverbe des écouteurs n’était pas précisément ce qui lui était arrivé ; elle n’avait pas entendu dire de mal d’elle, mais elle avait entendu quelle opinion son refus et la faiblesse de son caractère avaient donné d’elle à Wentworth. Elle savait quelle impression pénible ils avaient produit. Le mélange de dépit et de curiosité qu’il avait témoigné en parlant d’elle était bien fait pour l’agiter. Aussitôt qu’il lui fut possible, elle alla rejoindre Maria ; et, l’ayant trouvée, elles revinrent ensemble à leur première station, près de la barrière. Elle était impatiente que tout le monde fût réuni et en chemin pour revenir à la maison ; elle avait besoin de solitude et de silence.

Le capitaine et Louisa furent les premiers ; Charles et Henriette ne tardèrent pas à revenir aussi, amenant avec eux George Hayter. Louisa fut en souriant au-devant d’eux ; Alice ne put rien entendre de ce qu’ils se dirent. Le capitaine ne fut pas non plus admis dans la confidence ; mais il était certain qu’une explication avait eu lieu entre le cousin et la cousine, et que le nuage qui les séparait était dissipé ; ils avaient l’air charmés d’être ensemble ; la réconciliation paraissait évidente. Henriette, qui avait l’air d’être un peu confuse, était au fond très-contente : le jeune révérend ne se possédait pas de joie : ces deux amans furent entièrement dévoués l’un à l’autre depuis leur réunion jusqu’à Uppercross.

Actuellement tout semblait être en faveur de Louisa. Wentworth était aussi assidu près d’elle que George Hayter près d’Henriette ; il ne la quitta pas un instant pendant le reste de la promenade : lorsque le sentier devenait trop étroit, il se penchait plus près d’elle, et ni l’un ni l’autre ne se plaignait d’être gêné dans sa marche. Insensiblement la société fut divisée en trois parties assez distantes pour ne pas s’entendre mutuellement ; Alice, comme on le comprend, appartenait à la moins animée en apparence, car son cœur était pour le moins aussi agité que celui de ses compagnes. Elle était avec Charles et Maria, et assez fatiguée pour accepter avec plaisir le bras de son beau-frère ; il était de très-bonne humeur pour elle et de très-mauvaise pour sa femme, qui l’avait désobligé en refusant de faire une visite à Winthrop ; il le lui témoignait en retirant à chaque instant le bras sur lequel elle s’appuyait pour couper avec son fouet la tête des orties au bord des haies, et quand Maria s’en plaignait et se lamentait d’être du côté de la haie, Charles rejetait les bras de ses deux compagnes pour courir après une belette, pour regarder un écureuil qui grimpait sur un arbre, puis il revenait en courant prendre le bras de sa belle-sœur, en lui faisant des excuses, pendant que Maria passait rudement le sien sous celui de son mari, en le grondant du peu d’égards qu’il avait pour elle.

La prairie où ils étaient bordait un chemin de char, où depuis quelques momens on entendait rouler quelque chose que la hauteur de la haie empêchait de voir ; quand ils arrivèrent à la barrière, ils virent le phaëton de l’amiral : M. et M.e Croft avaient fait leur promenade projetée, et retournaient à Kellinch-Hall : ils s’arrêtèrent, et lorsqu’ils surent quelle course les piétons venaient de faire, ils offrirent obligeamment de prendre avec eux celle des dames qui serait la plus fatiguée ; ils pouvaient lui épargner plus d’un mille, et devaient traverser Uppercross. Leur invitation fut refusée ; les jeunes demoiselles, qui préféraient le bras de leurs amans, n’étaient pas lasses ; Maria se trouvait offensée que la proposition ne lui eût pas été adressée particulièrement : Moi, femme mariée, et d’une santé si délicate ! pensait-elle avec son égoïsme ordinaire : Et pourtant, ce que Louisa appelait l’orgueil Elliot ne s’arrangeait pas d’être en troisième dans un petit phaëton attelé d’un seul cheval. Alice y serait entrée volontiers, mais elle ne voulut pas quitter sa sœur, qu’elle voyait prête à prendre un de ses accès nerveux. Ils traversèrent donc tous le petit chemin, et passèrent la barrière du côté opposé.

L’amiral avait le fouet en l’air pour faire partir son cheval, quand le capitaine Wentworth sauta par-dessus la haie pour parler à sa sœur, et ce qu’il lui dit fut compris par ce qui suivit. « Miss Elliot, cria M.{e}} Croft immédiatement, je suis sûre que vous êtes très-fatiguée ; procurez-nous le plaisir de vous ramener chez vous, je vous en conjure. Tenez, dit-elle en se serrant contre son mari, vous voyez qu’il y a là une excellente place ; si nous étions aussi minces que vous, il y en aurait deux ; mais profitez de celle-ci ; venez, venez, je vous en prie ; je le veux absolument. »

Alice était encore dans le chemin ; elle remercia ; mais cette fois les Croft ne tinrent pas compte de son refus ; l’amiral se joignit à sa femme ; tous deux lui dirent qu’ils exigeaient qu’elle montât dans le phaëton, et qu’ils croiraient qu’elle méprisait leur modeste équipage si elle ne se rendait à leurs instances. Ainsi pressée, elle se crut obligée de céder ; à peine eut-elle consenti, que, sans dire un mot, le capitaine Wentworth s’approcha d’elle, lui prit respectueusement la main, et l’aida à monter dans le phaëton.

Oui, c’était lui, c’était Frederich, et presque son Frederich d’autrefois ! Elle sentait encore la pression de cette main toujours chérie ; oui, c’est cette main, c’est sa volonté qui l’a placée là : il a remarqué qu’elle était fatiguée, il a donc fait quelque attention à elle, lorsqu’elle le croyait uniquement occupé de Louisa, et il a voulu qu’elle se reposât doucement à côté de sa sœur. Elle fut tendrement touchée de cette disposition en sa faveur, et surtout très-inattendue. Cette circonstance lui expliquait bien des choses ; elle comprit ce qui se passait dans l’âme de Wentworth : il ne pouvait lui pardonner, mais il n’avait pas oublié combien il l’avait aimée ; il condamnait la faiblesse qu’elle avait eue de l’abandonner, il en conservait même un injuste ressentiment ; il ne l’aimait plus d’amour, puisqu’il semblait vouloir s’attacher à une autre femme, mais il ne pouvait la voir souffrir sans venir à son secours. Ce qu’elle avait cru remarquer quand il la dégagea des bras du petit Walter, il venait de lui confirmer ; c’était un reste de ses premiers sentimens, une impulsion de pure amitié ; c’était une nouvelle preuve de la bonté de son cœur, de cet aimable caractère qui l’avait si fortement attachée à lui, et qui lui causait une émotion si douce et si douloureuse à-la-fois, qu’elle n’aurait pu dire lequel l’emportait du plaisir ou de la peine.

Ses premières réponses aux civilités de M. et de M.e Croft furent prononcées presque au hasard, et les gestes firent à-peu-près les frais de la conversation. Ils avaient fait la moitié de la route sans qu’elle eût pu dire de quoi parlaient ses compagnons. Lorsqu’elle sortit de sa rêverie, elle s’aperçut que le même objet les occupait tous trois ; ils parlaient de Frederich. « Certainement, Sophie, disait l’amiral, il pense à vous donner une de ces jeunes filles pour belle-sœur ; laquelle lui conseillez-vous, miss Elliot ? et vous, Sophie, y en a-t-il une que vous préféreriez ?

— Ce sont de bonnes filles, » dit M.e Croft d’un ton très-calme.

Miss Elliot comprit, par cette réponse, qu’elle ne les trouvait pas très-aimables, et qu’elle pensait que son frère devait trouver mieux : elle ajouta : « C’est une famille très-respectable ; on ne peut être allié à de meilleures gens… Mon cher amiral, prenez garde à ce poteau, nous allons verser ; prenez garde. »

L’amiral lui remit froidement les rênes ; elle s’en servit adroitement pour éviter de tomber dans une ornière. Alice sourit de leur manière de cheminer, qu’elle s’imagina être le modèle de leur vie. L’amiral avait l’air d’abord de conduire, mais au moindre embarras il se laissait guider par sa femme, et s’en trouvait bien. Ils la déposèrent heureusement au cottage. Miss Alice les remercia, et rentra très-agitée. Frederich s’était occupé d’elle ; cette circonstance lui donna beaucoup à penser, et plus encore à sentir.



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CHAPITRE XI.


L’époque du retour de lady Russel approchait, le jour était même fixé, et Alice s’était engagée à la rejoindre aussitôt qu’elle serait établie à Kellinch-Lodge ; elle s’occupa donc de son départ, et de l’influence que ce changement de domicile aurait sur son sort actuel. Il la plaçait dans le même village que le capitaine Wentworth, à un demi-mille de lui, dans la même paroisse, fréquentant la même église, et sans doute il s’établirait bientôt une grande communication entre les deux maisons ; elle était sûre que malgré la prévention de lady Russel, M.e Croft lui plairait : tout cela était contre elle ; mais, d’un autre côté, Wentworth passait presque sa vie à Uppercross, en sorte qu’en s’en éloignant, elle semblait fuir encore l’homme qui lui était si cher. Quant à la société, elle n’avait qu’à gagner en quittant Maria pour lady Russel. Tout ce qu’elle désirait était d’éviter, s’il était possible, de se rencontrer avec Wentworth à Kellinch-Hall ; ces chambres, témoins de leurs premières entrevues, et de l’attachement qui en fut la suite ; ces jardins, ces bosquets, où si souvent elle s’était promenée appuyée sur son bras, parlant du bonheur qui les attendait dans leur union future, lui rappelaient de trop pénibles souvenirs. Mais elle était plus inquiète encore de la possibilité que lady Russel et le capitaine se rencontrassent en quelque endroit que ce fût ; ils ne pouvaient s’aimer ni désirer un rapprochement ; son amie, en la voyant avec Frederich, ne manquerait pas de les examiner tous les deux, et ses regards pénétrans auraient bientôt découvert qu’Alice aimait toujours et n’était plus aimée.

Voilà ce qui l’inquiétait en s’éloignant d’Uppercross, où cependant elle sentait qu’elle avait été assez long-temps. Maria, qui s’ennuyait facilement de ce qui était autour d’elle, n’avait plus rien à lui dire ; le petit Charles n’avait plus besoin des soins de sa bonne tante ; les Musgrove avaient bien autre chose à faire que de s’occuper d’elle ! il était temps de partir : cependant un événement auquel elle était loin de s’attendre, la retint encore chez les Musgrove.

On fut deux jours à Uppercross sans voir le capitaine Wentworth ; on commençait à s’alarmer de son absence, lorsqu’il vint en expliquer le motif.

Une lettre de son ami et camarade le capitaine Harville, lui était parvenue ; elle lui apprenait que cet ami s’était établi à Lyme[6] pour l’hiver. Cette jolie petite ville maritime n’était qu’à vingt milles environ de Kellinch-Hall, et sans s’en douter ils se trouvaient donc assez rapprochés. Le capitaine Harville ayant reçu, deux ans auparavant, dans un combat naval, une blessure assez grave, n’avait pas joui depuis cette époque d’une bonne santé ; l’inquiétude de Wentworth sur cet ami si cher à son cœur, l’avait décidé à faire une course à Lyme ; il y avait passé vingt-quatre heures, et il en arrivait. Sa justification fut complète, son amitié très-exaltée, un vif intérêt pour son ami souffrant exprimé avec chaleur ; et la description de Lyme et de ses environs enchanta à un tel point les jeunes Musgrove, qu’elles formèrent à l’instant le projet d’y accompagner le capitaine, qui parlait d’y retourner : ce n’était qu’à dix-sept milles d’Uppercross. Quoiqu’on fût en novembre, le temps était beau pour la saison. Bref, Louisa, qui était la plus ardente pour cette partie, décida qu’elle aurait lieu ; son désir d’exécuter les projets qu’elle formait, était fortifié par celui de prouver cette fermeté de caractère que Wentworth avait si vivement louée. Elle détruisit toutes les objections de papa et de maman Musgrove, qui auraient voulu qu’on attendît à l’été. Enfin, vaincus par la vivacité de Louisa, ils y consentirent, pourvu que la sage et prudente Alice fût de la partie.

Le premier plan était de partir le matin pour revenir le soir ; mais M. Musgrove, pour l’amour de ses chevaux, ne voulut pas consentir à une aussi longue course ; ils pensèrent d’ailleurs qu’une seule journée du mois de novembre ne laisserait pas assez de temps pour aller, revenir et voir Lyme ; il fut donc arrêté qu’ils y passeraient une nuit, et ne seraient de retour à Uppercross que le lendemain à dîner.

On se rassembla le jour suivant à la grande maison ; et malgré l’exactitude de chacun à s’y trouver de bonne heure, neuf heures étaient sonnées quand la voiture de M. Musgrove, contenant les quatre dames, et le carricle de Charles où le capitaine était avec lui, descendirent la longue colline au-dessus de Lyme, et entrèrent dans la ville ; il était évident qu’ils n’avaient pas plus de temps qu’il ne leur en fallait pour voir l’ami de Wentworth, et courir partout.

Après avoir descendu une rue presque en précipice, ils arrivèrent à l’une des principales auberges ; ils s’y arrangèrent, ordonnèrent le dîner, puis ressortirent pour se promener au bord de la mer. La saison était trop avancée pour jouir des amusemens variés que Lyme offre dans le temps des bains ; les salons étaient fermés, les baigneurs presque tous repartis ; à peine y avait-il d’autres personnes que les habitans. La ville en elle-même n’offre rien de remarquable que sa situation pittoresque, et sa principale rue, qui paraît suspendue au-dessus de la mer ; et une promenade sur le parapet, bordant une agréable petite baie qui est animée, dans la saison des bains, par les baigneurs et les machines ingénieuses construites pour leur commodité : le parapet lui-même, ses vieux murs, ses nouveaux embellissemens, et la belle ligne de montagnes s’élevant à l’est de la ville, voilà ce que les étrangers admirent à Lyme ; et il faudrait en effet être bien étranger aux beautés de la nature, pour n’être pas frappé de celles des environs de cette ville, les scènes des paysages qui l’entourent, Yarmouth avec ses hautes collines et ses plaines étendues, et plus encore sa délicieuse et petite baie, entourée, du côté de la terre, de sombres rochers, dont les fragmens épars sur le sable forment des siéges commodes pour le promeneur fatigué, qui peut contempler, en se reposant, le roulement des vagues, et le spectacle toujours intéressant et varié de l’immense plaine liquide.

Plus loin, se présente le village de Pinny avec ses labyrinthes de bocages verdoyans entre les rocs dépouillés ; au-devant, des vergers peuplés d’arbres vigoureux, entremêlés de bois épais, qui prouvent combien de générations ont passé depuis que la première parcelle, tombant des montagnes, a préparé la terre à recevoir les semences de ces arbres différant d’espèces, de grandeur, de forme, et qui offrent un mélange heureux des diverses nuances de la douce et salutaire couleur que la bonté du créateur a donnée à la nature. La situation et les environs de Lyme ressemblent à l’île de With, et doivent de même être visités plus d’une fois pour en sentir tout le charme.

La société d’Uppercross traversa quelques rues désertes, tristes, qui sont en pentes rapides, et se trouva sur le rivage, qu’elle suivit lentement, en observant le retour du flux de la mer : elle arriva au parapet nommé le Lobb, dont le capitaine Wentworth avait parlé, et qui excitait la curiosité. Au bout, une petite maison située au pied d’un môle antique, d’une date inconnue, était celle que ses amis Harville occupaient : le capitaine quitta la société pour aller chez eux, en promettant de les rejoindre bientôt.

Aucun des habitans d’Uppercross n’était fatigué de regarder et d’admirer le délicieux paysage ; Louisa même ne paraissait pas s’apercevoir que Wentworth les avait quittés depuis long-temps, quand ils le virent paraître accompagné d’une dame et de deux messieurs déjà connus par les récits de Frederich ; c’était le capitaine Harville, sa femme et un officier de marine nommé Bentick, qui demeurait avec eux. Bentick avait été premier lieutenant sur la Laconia, que Wentworth commandait ; il leur avait beaucoup parlé de ce jeune homme, non-seulement comme d’un excellent officier dont il faisait le plus grand cas, mais aussi comme d’un homme digne à tous égards d’estime et d’intérêt, tant par ses qualités personnelles et ses connaissances, que par sa triste histoire, que le capitaine leur avait racontée, et qui l’avait rendu particulièrement intéressant au cœur sensible des dames.

Il avait aimé passionnément la sœur du capitaine Harville ; ils étaient engagés l’un à l’autre ; ils attendaient pour se marier que Bentick fût plus riche et plus avancé, ce qui ne pouvait tarder que deux ans au plus. Mais quel mortel peut compter sur l’existence et sur le bonheur ? La fortune et l’avancement vinrent, et Fanny Harville partit pour jamais ; elle était morte l’été précédent pendant que son amant était en mer : il revint, et ne trouva que la tombe de sa bien-aimée. Frederich Wentworth croyait qu’il était impossible qu’un homme fût plus attaché à une femme que son ami Bentick l’était à Fanny, et d’être plus profondément affligé. Son caractère avait complètement changé depuis ce cruel événement ; jusqu’alors gai, animé, plein de feu et de vivacité, il était devenu sérieux, tranquille et passionné pour la retraite et la littérature. L’amitié qui existait entre lui et Harville, qu’il regardait comme un frère, s’était, s’il est possible encore, augmentée par le malheur qui avait rompu tout projet d’alliance ; avec Harville et sa femme il pouvait pleurer Fanny et parler d’elle : sûr de trouver une tendre sympathie dans leur cœur, il ne les quitta plus. Leur résidence à Lyme convenait à sa situation : sa santé, qui avait souffert de ce choc imprévu, se trouva bien de l’air et des bains de mer dont il avait l’habitude : la beauté de la contrée, la solitude où ils étaient les trois quarts de l’année ; tout dans ce séjour était selon ses goûts actuels et l’état de son âme. Son désespoir des premiers temps s’était graduellement changé en cette douce mélancolie qui inspire tant d’intérêt ; aussi celui qu’il avait excité était-il très-grand, et chacun le plaignait sincèrement.

Cependant, pensait Alice, je crois que je suis plus malheureuse encore : on finit par se résigner à ce qui est impossible, à un malheur infligé par la main du Tout-Puissant ; mais celui qu’on s’est attiré soi-même, qu’on pouvait éviter, est bien plus affreux. Quel chagrin n’éprouve-t-on pas de voir un autre en possession de l’objet qui nous est cher ! Wentworth est perdu pour moi comme s’il n’était plus, et sa présence, son amabilité nourrissent le sentiment et la douleur, que le temps effacera bientôt chez le capitaine Bentick. Je ne puis croire son bonheur anéanti pour jamais ; il est jeune, il est homme, il se consolera, il oubliera sa Fanny, et sera heureux avec une autre ; et moi… Elle pensait cela en allant au-devant des amis de Wentworth, qui auraient été les siens si elle était devenue son heureuse compagne.

Ils se rencontrèrent, et Wentworth les présenta les uns aux autres. Le capitaine Harville était grand, très-brun, et n’en avait pas moins une physionomie douce et sensible ; il boitait un peu, et avait l’air assez malade, ce qui le faisait paraître beaucoup plus âgé que Frederich. Bentick, malgré l’expression de tristesse de sa physionomie, paraissait le plus jeune des trois, peut-être parce que sa taille était moins élevée et ses traits moins marqués. Sa figure répondait à l’idée qu’on s’était formée de lui ; c’était celle d’un malheureux héros de roman ; ses traits étaient agréables, ses grands yeux bleus souvent baissés étaient pleins de mélancolie ; sa bouche était belle, mais ses lèvres ne souriaient plus. Il salua poliment et avec grâce, mais ne se mêla point de la conversation ; il était ce qu’on doit être après un chagrin violent et profond.

Le capitaine Harville, quoique inférieur à Wentworth pour l’élégance, et l’esprit, avait le ton et les manières d’un gentilhomme, une noble simplicité mêlée de chaleur et d’obligeance. M. Harville, avec un peu moins d’usage du monde, avait la même vivacité d’empressement et de bienveillance. Tous les amis de leur cher Wentworth devinrent les leurs à l’instant même ; ils les pressèrent avec effusion de cœur de dîner chez eux. Le repas commandé à l’auberge servit d’excuse pour ne pas leur donner cet embarras : ils cédèrent, mais reprochèrent vivement à Wentworth d’avoir amené sa société à Lyme autre part que chez son ami Harville. Il y avait dans leur manière tant de franchise et de cordialité, un attachement si sincère et si vif pour Wentworth, un degré d’hospitalité si rare dans ces temps modernes, et qui rappelait si bien celle des bons patriarches, qu’Alice en était enchantée. Ses esprits se ranimèrent ; il lui semblait qu’elle était avec d’anciennes connaissances qu’elle avait aimées toute sa vie. Combien ils auraient aimé aussi la compagne chérie de leur Wentworth, pensait-elle encore, et combien ils l’aimeront ! ajoutait-elle en jetant un regard sur Louisa, à qui Frederich parlait bas. La pauvre Alice eut bien de la peine à cacher l’émotion de son cœur, et à retenir les larmes qui bordaient ses paupières.

Il fallut au moins aller passer quelques instans dans la demeure de leurs nouveaux amis : les chambres étaient si petites, qu’il ne fallait pas moins que le désir de les recevoir pour en avoir eu la pensée. Alice même en fut d’abord étonnée ; mais ce sentiment fit bientôt place à l’admiration des moyens ingénieux que le capitaine Harville avait employés pour tirer le plus de parti possible d’un logement aussi resserré, et le rendre entièrement commode et comfortable, en ayant garanti les portes et les fenêtres contre le froid et les orages. Curieux d’histoire naturelle, il avait amassé pendant ses voyages plusieurs espèces de bois très-rares extrêmement bien travaillés, formant des meubles très-élégans. Il avait de plus de belles collections de coquillages arrangés avec un goût infini, qui amusèrent beaucoup Alice ; c’était le fruit de ses voyages, les produits de ses soins, de ses travaux. Tout ce qu’Alice voyait, le tableau de bonheur et de repos domestique qu’offrait cette maison, produisit sur elle une impression à-la-fois douce et pénible.

Le capitaine Harville, sans être ignorant, n’était pas littérateur, et donnait peu de son temps à la lecture, mais il se chargeait des soins de relier et de loger commodément les livres dont son ami Bentick faisait au contraire un grand usage ; il avait fait lui-même une fort jolie bibliothèque, où figuraient à merveille d’excellens livres fort bien choisis. Au-dessus étaient les minéraux, les collections de plantes, d’insectes, etc., etc. Sa jambe estropiée l’empêchait de prendre beaucoup d’exercice ; mais son esprit inventif et son adresse naturelle, lui faisaient trouver mille moyens d’occupations utiles. Il dessinait, il tournait, il faisait de charmans outils pour les ouvrages de femme, des jouets pour les enfans, des porte-feuilles et des étuis, de grands filets pour la chasse ou la pêche : jamais le capitaine Harville n’était oisif. Alice était sous le charme ; il lui semblait qu’en quittant cette maison elle laissait encore une fois le bonheur derrière elle : elle trouva à qui parler : Louisa était aussi dans le ravissement, et s’extasiait sur le caractère des marins et sur le bonheur de leurs compagnes ; elle vantait tour-à-tour leur franchise, leur cordialité, leur esprit de corps, leur droiture, leur candeur, leur attachement à leur état et à tous les objets de leur affection, leur amour pour leurs femmes et pour leurs enfans, dont la plupart sont privés si long-temps, et qu’ils retrouvent avec tant de plaisir : elle assurait avec sa volubilité accoutumée, que les marins étaient la meilleure espèce d’homme qu’il y eût au monde, qu’eux seuls savaient être heureux et rendre heureux ceux qui les entouraient, qu’eux seuls méritaient d’être aimés, respectés, et de n’essuyer jamais de refus d’une femme raisonnable et sensible.

Louisa prêchait une convertie ; Alice ne répondait rien, tant elle approuvait ce raisonnement.

Ils rentrèrent à l’auberge pour s’habiller et dîner. Tout était si bien arrangé par les soins de Wentworth, qu’il ne manqua rien à la fête, quoique ce fût une mauvaise saison, et que l’hôte et l’hôtesse ne cessassent de faire des excuses sur ce qu’ils n’attendaient pas une aussi nombreuse compagnie, et que Lyme était dans ce moment-là dépourvu de bonne chère. Tout le monde fut content, excepté la pauvre Alice, qui trouvait plus dur qu’elle ne l’avait imaginé d’être ainsi en partie de plaisir avec Frederich Wentworth, assise à la même table avec ce bien-être, cette gaîté amicale qu’ils avaient tous les uns pour les autres, excepté Frederich pour Alice, et Alice pour Frederich. Il était très-poli pour elle, mais n’allait jamais au-delà de la simple civilité, et l’on comprend qu’elle restait un degré de plus en arrière ; il en résultait que leur manière d’être n’était qu’une parfaite indifférence, très-naturelle d’un côté, et de l’autre si bien jouée, qu’ils avaient l’air d’être presque étrangers l’un à l’autre.

La nuit était trop sombre pour qu’il fût possible de retourner à la maison du capitaine Harville, dont l’abord était assez difficile ; mais le capitaine leur avait promis une visite dans la soirée : il vint, accompagné par son intéressant et triste ami. Ils étaient loin de s’y attendre, ayant tous remarqué qu’il avait l’air oppressé et mal à son aise avec des étrangers. Sans doute c’était sa manière habituelle, qui ne l’empêchait pas de faire une visite aux amis de son cher Wentworth ; mais passé les premiers complimens, il retomba dans sa sombre mélancolie, et ne prit aucune part à la gaîté générale.

Le capitaine Wentworth et Harville causaient ensemble, en se rappelant l’un à l’autre mille anecdotes de leur vie maritime, qui occupaient et amusaient les dames, et surtout Louisa, qui se trouvait un goût décidé pour la mer et le séjour d’un vaisseau. Alice, fatiguée de son enthousiasme exagéré, dont elle ne comprenait que trop bien le motif, et se trouvant placée à côté de Bentick, une sympathie de tristesse et de regrets l’engagea à lui parler, et la força en quelque sorte de tâcher de faire connaissance avec lui. Il fut d’abord très-réservé, et ne répondit à ses avances que par quelques monosyllabes polies ; mais la douceur engageante de la physionomie d’Alice et du son de sa voix et de ses paroles, eurent enfin leur effet, et Alice fut récompensée de sa froideur du premier moment. Bentick s’apprivoisa par degrés, ses phrases se multiplièrent ; il parut écouter avec plaisir ce que cette aimable personne lui disait ; il y répondit, et un intéressant entretien s’établit entre eux sur la littérature. Ni l’un ni l’autre n’avait eu depuis long-temps l’occasion d’en parler avec quelqu’un qui en eût le goût ; ils se trouvèrent en rapport sur plusieurs points, particulièrement sur la poésie, qu’Alice aimait, mais non comme le capitaine Bentick, qui en était passionné : il parla avec beaucoup de feu et d’expression des richesses en ce genre des célèbres poëtes modernes, entre autres de Scott et Byron, cherchant à les comparer, à savoir à laquelle de leurs productions miss Elliot donnait la préférence. Marmion, la Dame du Lac, Giaour, le Siège de Corinthe, etc., etc., furent analysés, et devinrent le sujet d’une discussion animée. Bentick les savait presque par cœur ; il en récita plusieurs passages, admirant tour-à-tour la douce sensibilité de Scott et ses charmantes descriptions de la nature, et avec plus d’enthousiasme encore, et d’une voix tremblante d’émotion, celles d’un cœur brisé par la douleur, d’un esprit succombant sous le poids du malheur et de la mélancolie, que Byron a décrit d’une manière si sublime. Il était évident que ce pauvre jeune homme se nourrissait de tout ce qui avait quelque rapport à sa situation, et qu’il entretenait ainsi ses souvenirs et ses regrets dans toute leur vivacité. Alice comprit bientôt que personne ne cherchait à le distraire et à donner un autre cours à ses idées et à ses lectures ; elle eut le désir et l’espoir de lui être utile, en lui suggérant de faire quelques efforts pour surmonter son affliction. Cette conversation semblait plutôt l’augmenter ; plus d’une fois, dans ses citations poétiques, elle vit ses yeux mouillés de larmes ; il semblait qu’il desirait d’être entendu, et qu’il chargeait ses poëtes favoris de confier ses peines à l’âme sensible qui savait si bien l’écouter. Lorsqu’il eut fini, elle se hasarda à lui dire qu’elle espérait qu’il ne s’occupait pas uniquement de poésie ? « Quelque charme qu’elle ait, ajouta-t-elle, il est souvent diminué par l’idée que c’est peut-être seulement l’imagination et l’esprit qui ont inspiré ces lignes qui émeuvent si puissamment la sensibilité de celui qui les lit. Un sentiment réel et profond laisse rarement les facultés de s’occuper avec exactitude des règles, que la bonne poésie exige, et qui font sur le lecteur une impression souvent factice, et dangereuse pour celui dont les peines sont réelles ». Bentick réfléchit en silence à ce que disait Alice ; mais ses regards lui prouvèrent que, loin d’en être peiné, cette allusion à sa situation lui plaisait : elle fut encouragée à continuer, et sentant qu’elle pouvait le persuader, elle lui recommanda de lire quelquefois de la bonne prose, et de revenir ainsi à la vérité, qui peut seule adoucir les peines de la vie. Sur sa demande expresse, elle lui indiqua quelques ouvrages des moralistes remarquables par la piété, quelque collection de bons historiens, ou les mémoires de quelques grands hommes qui ont eu leur part de souffrance, et les ont supportées avec courage et dignité ; enfin, de tout ce qui pouvait élever et fortifier l’âme abattue de ce jeune homme, en lui donnant les meilleurs préceptes et les plus dignes modèles de résignation morale et religieuse.

Le jeune Bentick l’écoutait attentivement, parut reconnaissant de l’intérêt qu’elle lui témoignait, et quoique son mouvement de tête et un profond soupir lui dissent qu’il ne croyait pas à l’efficacité de la lecture sur un chagrin tel que le sien, il prit note des ouvrages qu’elle lui indiquait, en lui promettant de se les procurer et de les lire.

Quand la soirée fut finie, et chacun retiré chez lui, Alice ne put s’empêcher de sourire à l’idée qu’elle était venue à Lyme pour prêcher la patience et la résignation à un jeune homme qu’elle n’avait jamais vu. « Hélas ! pensa-t-elle, semblable à beaucoup de moralistes et de prédicateurs, j’enseigne ce que je suis incapable de pratiquer, et l’on pourrait m’appliquer ce mot : Médecin, guéris-toi toi-même. »

CHAPITRE XII.


Alice et Henriette se trouvant les premières levées le lendemain matin, allèrent, avant le déjeûner, se promener au bord de la mer ; elles s’assirent sur le sable du rivage, pour épier le moment du flux et du reflux, qu’une légère brise du midi ramenait en roulant doucement les vagues. Le soleil levant dans toute sa splendeur bordait encore l’horizon, et enflammait l’immense plaine liquide. La matinée était délicieuse ; Alice depuis long-temps ne s’était sentie aussi à son aise ; elle le dit à Henriette, qui, sortant tout-à-coup d’une profonde rêverie, lui répondit : « Oui, je suis bien convaincue de l’influence de l’air de la mer sur la santé. Ne pensez-vous pas qu’on rendrait le plus grand service à notre bon docteur Schirley, en l’engageant à venir s’établir à Lyme, et à renoncer entièrement à sa cure d’Uppercross ? En vérité, notre vieux pasteur ne saurait mieux faire pour lui et pour sa femme : elle a des parens ici ; Wentworth les recommanderait à ses amis, et ils auraient au moins quelques plaisirs dans leurs vieux jours. N’est-il pas triste de voir que de si braves gens ne savent rien faire pour leur bien-être et leur santé, et s’obstinent à passer les dernières années de leur vie dans un village où il n’y a à voir que notre famille ? Leurs amis devraient se réunir pour persuader au docteur que le temps du repos est arrivé pour lui, et qu’il devrait céder sa cure à quelqu’un plus en état, par son âge et par ses forces, de la diriger. Il se procurerait facilement une dispense, vu sa vieillesse et son caractère. Ma seule crainte, c’est qu’aucun motif ne puisse le déterminer de quitter sa paroisse ; il est si strict, si scrupuleux ! beaucoup trop sans doute : c’est un point de conscience de sacrifier sa santé pour occuper une place qui pourrait être si bien remplie ! et d’ailleurs, s’il venait à Lyme, seulement à dix-sept milles d’Uppercross, il serait assez près pour savoir si ses paroissiens ont quelque sujet de plainte, et bien sûrement ils n’en auraient aucun. »

Jamais Henriette n’avait été aussi éloquente. Il était facile de deviner le motif de ce tendre intérêt pour la santé du vieux docteur Schirley. M. et M.e Musgrove, sans refuser leur fille à son cousin Charles, avaient mis pour condition, qu’avant leur mariage il aurait la cure d’Uppercross, et les jeunes amans n’avaient nulle envie d’attendre la mort du recteur, peut-être encore bien éloignée. Alice fut de l’avis d’Henriette, convint des droits que le docteur Schirley avait à une retraite honorable, témoigna le désir de le voir remplacer par quelque jeune pasteur actif et instruit ; elle ajouta même poliment qu’il serait avantageux qu’il fût marié, et que rien ne convenait mieux dans une paroisse qu’une femme de curé qui fût à même de faire quelque bien à ceux qui l’entourent.

« Eh mais sans doute, dit Henriette ; je l’ai toujours pensé ; j’ai peu varié sur ce point ; c’est l’état le plus heureux, que d’être l’épouse d’un pasteur de campagne. Que Louisa vante tant qu’elle voudra le bonheur de vivre sur un vaisseau, moi je déclare que j’aimerais beaucoup mieux être dans un joli presbytère, à l’abri des orages, tout aussi respectée que la femme d’un capitaine, et n’ayant pas sans cesse à trembler pour la vie de mon mari. Voyez comme le docteur Schirley et sa compagne ont été heureux à Uppercross ! Je voudrais, Alice, que lady Russel vécût aussi à Uppercross, et fût liée avec les Schirley. J’ai toujours entendu dire que votre amie a une grande influence sur tout le monde, qu’elle peut persuader à chacun ce qu’elle veut ; qu’en pensez-vous, vous qui la connaissez si bien ? est-il vrai qu’on ne peut lui résister ? »

Alice ne répondit pas grand’chose ; ses pensées avaient pris un autre cours ; elle se rappelait l’influence que l’opinion de son amie avait eue sur sa vie, sans en avoir sur ses sentimens, lorsque le capitaine Wentworth arriva avec l’heureuse Louisa. « Nous avons bien pensé, dit la dernière, que nous vous trouverions ici, et nous avons encore le temps, avant que le déjeûner soit prêt, de faire un tour dans la ville ; j’ai quelques emplettes à faire. » Alice et Henriette y consentirent, et tous ensemble prirent le chemin de la ville.

Quand ils arrivèrent à la rampe de l’escalier qui monte du rivage à l’intérieur de la ville, un gentilhomme la descendait, et se retira de côté pour laisser le chemin libre ; le hasard voulut qu’Alice passât si près de lui, qu’elle se crut obligée de lui faire un léger salut pour le remercier de sa politesse. Les regards de l’étranger étaient attachés sur miss Elliot, et ils exprimaient un tel degré d’admiration, qu’il lui fut impossible de ne pas le remarquer. L’air du matin avait animé son teint, ordinairement très-pâle ; ses yeux aussi, d’un charmant brun velouté, presque toujours battus et baissés, avaient ce jour-là plus d’expression, et l’attention particulière de cet homme, en la faisant rougir, la rendit presque aussi jolie qu’elle l’était dans ses beaux jours de fraîcheur et de jeunesse. Ses traits réguliers n’avaient rien perdu, sa tournure était gracieuse et agréable ; enfin il parut évident que l’étranger l’avait trouvée jolie ; il retourna plusieurs fois la tête, et toujours ses regards se dirigeaient sur elle. Le capitaine Wentworth eut l’air de le remarquer ; il ne dit rien, mais il jeta aussi un regard rapide sur Alice, et ce regard voulait dire très-clairement : Cet homme est frappé de votre figure, et je le comprends, car moi-même je crois en ce moment retrouver Alice Elliot.

Les emplettes de Louisa terminées, l’heure du déjeûner les rappela à l’auberge, où les attendaient Charles et Maria. Alice passa dans sa chambre pour ôter son chapeau, puis revint tête nue dans la salle à manger : sur le pallier, elle fut sur le point de se heurter contre un homme qui sortait aussi d’une chambre ; elle eut bientôt reconnu celui qu’ils venaient de rencontrer. Un jockei qu’elles avaient vu dans la cour de l’auberge en y entrant, était en deuil ainsi que l’étranger ; ce qui leur prouva qu’il était son domestique, et qu’il logeait dans la même auberge. Cette seconde rencontre, tout aussi rapide que la première, aurait pu lui prouver, si elle eût été moins modeste, qu’elle plaisait excessivement à l’inconnu, qui paraissait être un homme bien né. Elle entendit cette fois le son de sa voix ; il lui fit gracieusement des excuses d’avoir passé aussi près d’elle. Il paraissait avoir environ trente ans ; sans être aussi bien que Wentworth, sa tournure était agréable. La femme la moins vaine s’aperçoit toujours, dit-on, de l’impression qu’elle produit, et quand elle est favorable, elle en sait gré à celui qui l’éprouve : sans se rendre raison à elle-même de ce qui le lui faisait désirer, Alice aurait voulu savoir au moins son nom, et bien sûrement ce désir était réciproque.

Le déjeûner était presque fini, quand on entendit sous les fenêtres le roulement d’un carrosse, le premier qu’ils eussent entendu depuis qu’ils étaient à Lyme ; ils coururent à la fenêtre ; c’était un très-élégant carricle vide qui venait des remises en face de la maison, et tourna devant la porte ; c’était donc quelqu’un qui allait partir ; le cocher était en deuil. Au mot carricle, Charles, qui était resté à table, s’avança pour le comparer au sien. Le domestique en deuil éveilla la curiosité d’Alice : les jeunes Musgrove étaient toujours curieuses, et Maria plus encore : tous les six restèrent à la fenêtre pour voir le maître de l’élégant équipage. Il sortit enfin de la maison, escorté par les gens de l’auberge, il leur donna leur pourboire, et sauta légèrement dans l’équipage, après avoir jeté un regard sur les croisées. Alice était en arrière, il ne la vit pas, et partit.

« Ah ! s’écria Wentworth en jetant à demi les yeux sur Alice, c’est l’homme que nous avons rencontré ; n’est-ce pas lui, miss Elliot ?

— Je crois qu’oui, » répondit-elle faiblement : c’était la première fois qu’il lui adressait la parole directement. Les deux miss Musgrove regardèrent le carricle jusqu’à ce que la colline le leur dérobât, puis on retourna à la table du déjeuner. Le sommelier entra bientôt après.

« Pourriez-vous, lui dit le capitaine Wentworth, nous dire le nom du gentilhomme qui vient de partir ?

— Oui, monsieur ; c’est un M. Elliot, très-riche ; il est venu hier au soir de Sidmouth ; vous devez avoir entendu sa voiture pendant que vous étiez à dîner : il va actuellement à Bath et à Londres. À ce que nous a dit le domestique, sa femme est morte il y a quelques mois ; elle a bien dû regretter la vie ; un mari si jeune, si beau et si riche ! »

Elliot ! se répétait-on les uns aux autres pendant que le sommelier parlait ; c’était comme un écho.

« Elliot ! répéta encore Maria. Il faut, Alice, que ce soit notre cousin, l’héritier présomptif de Kellinch-Hall ; c’est lui sûrement ; n’est-ce pas, Charles ? ce ne peut être que lui ? Jeune, beau, riche ! voilà bien des avantages. N’est-ce pas très-extraordinaire, loger dans la même auberge avec notre cousin Elliot, et ne pas le voir ? Dites-moi, reprit-elle en se tournant vers le sommelier, est-ce que le domestique n’a point dit que son maître appartenait à la famille Elliot de Kellinch-Hall ?

— Non, madame ; il a dit seulement que son maître était très-riche, et serait baronnet un jour. Il y a comme cela des gens bien heureux.

— Eh bien ! que vous ai-je dit ? héritier de sir Walter Elliot, baronnet ; j’en étais sûre ; c’est une circonstance que ses gens prennent soin de publier. Mais, Alice, ne trouvez-vous pas que cette rencontre est très-extraordinaire ? Au moins s’il avait su que nous étions ici, s’il avait pu se présenter à ses cousines, aux filles de sir Walter Elliot ! Vous avez passé près de lui, Alice ; je crois même qu’il vous a saluée ; car je ne sais comment il se fait que vous soyiez toujours heureuse, et moi jamais : trouvez-vous qu’il ait la physionomie de notre famille ? Au moment où il est parti, j’étais occupée de ses chevaux, qui sont de belles bêtes, en vérité. Ce jeune homme m’a paru, au total, avoir la tournure des Elliot. Je ne comprends pas que les armes sur le panneau ne m’aient pas frappée ; mais vous, Charles, vous regardiez le carricle, et vous n’avez pas su les voir ? les armes de votre épouse, les armes des Elliot ! cela devait vous sauter aux yeux. Je me rappelle à présent que la redingote pendait sur le panneau et cachait l’écusson ; sans cela je suis sûre que les armes auraient fixé mes regards, et la livrée aussi, mais pourquoi ses gens sont-ils en deuil ? Voyez un peu si je ne suis pas née pour être sans cesse contrariée ! »

Maria n’avait de sa vie parlé aussi long-temps ; elle se tut, car elle était essoufflée. Wentworth lui dit que toutes ces circonstances réunies prouvaient qu’il n’était pas dans les décrets de la Providence qu’elle connût son cousin.

« D’ailleurs, dit Alice à sa sœur, vous savez bien, Maria, que depuis plusieurs années mon père a quelque raison de se plaindre de M. Elliot ; que souvent invité à Kellinch-Hall, il n’y est jamais venu ; que dans toute occasion il a négligé les égards qu’il devait au chef de la famille, et qu’une présentation avec des parentes qu’il désire si peu de connaître, aurait été très-embarrassante. »

Cependant, au fond du cœur, Alice n’était point fâchée d’avoir eu l’occasion de voir ce cousin, et de se convaincre que le futur propriétaire de Kellinch-Hall avait l’air d’un homme très comme il faut, d’un homme raisonnable et sensé ; mais elle ne fit nulle mention de sa seconde rencontre avec M. Elliot sur le pallier. Maria, qui lui pardonnait à peine d’avoir passé à côté de lui dans leur promenade, aurait été très en colère qu’elle l’eût retrouvé plus près encore, qu’il lui eût même parlé, pendant qu’elle ne l’avait pas vu : cette petite entrevue resta donc secrète.

« Je pense, Alice, reprit Maria, que vous allez d’abord écrire à Bath, à mon père ou à Elisabeth, que nous avons vu M. Elliot ; il me paraît essentiel qu’ils en soient instruits ? Si vous n’écrivez pas bientôt, j’écrirai, moi. »

Alice évita de faire une réponse directe ; elle trouvait très-peu nécessaire de mander à son père une rencontre qui n’avait eu aucune suite ; elle préférait même n’en pas parler : depuis plusieurs années, elle voyait que le nom de leur parent n’était jamais prononcé sans produire une extrême irritation chez sir Walter, et une aigreur excessive chez Elisabeth ; elle en soupçonnait la cause, et voulait leur éviter de pénibles sensations : elle ne craignait pas que Maria prît la plume ; c’était la chose au monde la plus rare qu’une lettre de Maria, et quand elle avait quelque chose à écrire, elle chargeait toujours Alice de ce soin.

Les Harville et M. Bentick vinrent, suivant leur promesse, prendre leurs amis pour leur faire voir la ville de Lyme. On devait repartir pour Uppercross à une heure ; ils convinrent de terminer leur promenade du côté de la route de la grande maison, et d’y envoyer leur voiture, afin d’être ensemble jusqu’au dernier moment.

Le capitaine Bentick offrit son bras à miss Elliot. Leur conversation de la soirée précédente se renouvela ; ils parlèrent encore de sir Walter Scott, de lord Byron ; et comme il ne se trouve presque jamais que deux lecteurs pensent de même, la discussion s’anima, et un moment après, ayant quitté par quelque incident le bras de M. Bentick, ce fut le capitaine Harville qui vint auprès d’elle. « Miss Elliot, lui dit-il en parlant bas, vous avez fait une bonne œuvre en forçant ce pauvre jeune homme à parler : je voudrais qu’il eût plus souvent une société comme la vôtre. La solitude nourrit sa mélancolie ; il lui faudrait des distractions ; mais qu’y faire ? nous ne pouvons nous séparer.

— Je le conçois, répondit Alice ; mais vous savez que le temps est un grand maître pour adoucir nos chagrins ; votre ami ne peut en juger encore ; la perte qu’il a faite est trop récente.

« — Hélas ! oui, dit Harville avec un profond soupir ; elle date du mois de juin dernier. Quelle douleur fut la nôtre !… Pauvre Fanny !…

« — Apprit-il de suite cette affreuse nouvelle ? demanda Alice.

— Non ; il était en mer, et ne revint du Cap, sur le Grappler, que dans les premiers jours d’août. J’étais à Plymouth, où je l’attendais, redoutant et désirant à-la-fois son arrivée ; il écrivait, hélas ! à celle qui n’existait plus pour nous l’apprendre, et avec quelles expressions de bonheur ! Ah, miss Elliot ! nous étions bien malheureux ! Le ciel voulut différer encore le triste moment où Bentick devait connaître toute l’étendue de son infortune : le Grappler, au lieu de débarquer à Plymouth, reçut l’ordre d’aller à Portsmouth. Ma santé, ma propre douleur, ne me permettaient pas ce voyage ; mais j’avais un autre moi même qui pouvait instruire mon ami de la perte cruelle qu’il avait faite, et veiller sur le désespoir des premiers momens ; cet excellent garçon, dit-il en montrant Wentworth, qu’on trouve toujours au besoin. La Laconia était venue à Plymouth huit jours auparavant, il n’était pas présumable qu’elle se remît en mer, Frederich écrivit à l’amirauté pour avoir un congé ; et, sans attendre la réponse, il me quitta, voyagea jour et nuit, alla joindre le Grappler, qui était en rade, et resta auprès de l’infortuné Bentick une semaine entière. Personne que lui n’aurait eu assez d’empire sur le pauvre James pour l’obliger à survivre à sa bien-aimée ; il nous le ramena, et vous pouvez penser, miss Elliot, quelle reconnaissance nous lui devons, et combien il nous est cher ! Puisse-t-il obtenir bientôt la récompense que méritent ses vertus ! puisse le ciel conserver l’objet de son amour ! » et un regard jeté sur Louisa, qui cheminait en avant avec Wentworth, dit qu’il croyait le connaître.

Alice sympathisa avec tous les sentimens du bon capitaine Harville ; et, voyant que les souvenirs de la mort de sa sœur l’avaient extrêmement affecté, elle changea de conversation.

Mistriss Harville les rejoignit ; elle craignait qu’une plus longue promenade ne fatiguât trop son mari, et elle venait l’engager à rentrer chez lui, étant près de sa maison. Tout le monde convint qu’après avoir accompagné Harville jusqu’à sa porte, on reviendrait se promener sur le charmant parapet qui les avait enchantés la veille. Toutes les montres furent consultées ; l’heure fixée pour le départ était sonnée ; mais Louisa assura qu’un quart d’heure ne retarderait presque pas le retour à Uppercross ; et, avec sa fermeté ordinaire, elle décida qu’après avoir pris congé des Harville, on reviendrait faire ses adieux au délicieux cobb. Après tous les complimens d’usage, remerciement, invitation, promesse de se revoir, les Musgrove, Frederich et Alice se séparèrent à regret de M. et de M.e Harville ; et, suivis du triste Bentick, qui ne voulait les quitter qu’au dernier moment, ils vinrent sur le parapet. Bentick, qui était encore avec Alice, lui cita quelques belles strophes de lord Byron sur la vaste mer, en lui faisant remarquer la vérité des tableaux du poëte. Elle lui donnait toute son attention, lorsqu’un fâcheux incident vint les interrompre.

Le vent étant trop fort sur la partie la plus haute du parapet, ils convinrent de se rendre dans la partie basse, où quelques marches conduisaient ; on les descendit fort tranquillement, à l’exception de Louisa, qui préféra un chemin plus court, et pria le capitaine Wentworth, qui les avait franchies, de lui aider à en faire autant. Légère, svelte, étourdie, elle aimait beaucoup à sauter ; la sensation d’être une minute en l’air était délicieuse pour elle : dans toutes leurs promenades, elle passait de cette manière les barrières avec beaucoup de grâces et d’aplomb, ce qui lui valait toujours un joli compliment du galant capitaine. Cette fois cependant il résista à cette fantaisie, craignant pour elle la dureté du pavé ; mais elle insista, tendit les deux mains ; Frederich s’en saisit, elle s’élance, et retombe heureusement sur ses pieds. Pour prouver qu’elle ne s’était fait aucun mal, elle remonte lestement les marches en s’écriant : C’est charmant ! c’est délicieux ! elle se retrouve sur le bord du parapet, et tend de nouveau les mains pour recommencer le saut en riant de bon cœur. Wentworth lui fit encore, en riant aussi, quelques objections. « Non, non, dit-elle ; vous savez que je suis ferme dans mes volontés, et je le veux. » Il prit ses mains comme la première fois ; mais, soit qu’elle s’élançât trop rapidement, soit qu’il ne la retînt pas assez fortement, elle tomba étendue sur le pavé, et fut relevée sans apparence de vie. On ne vit aucune blessure, point de sang, mais ses yeux étaient fermés, sa respiration arrêtée, son visage avait la pâleur de la mort ; personne ne douta qu’elle eût cessé de vivre, et l’horreur de ce moment fut à son comble.

Wentworth, qui l’avait relevée, était à genoux, la soutenant dans ses bras, ses regards attachés sur elle dans une agonie silencieuse : aussi pâle que Louisa ; son regard égaré peignait l’angoisse de son âme.

« Elle est morte ! elle est morte ! » s’écriait Maria en serrant avec force son mari, immobile et muet de désespoir. Henriette, succombant sous cette cruelle conviction, voulut d’abord courir à sa sœur, mais ses sens l’abandonnèrent, et elle aurait roulé l’escalier, si M. Bentick et Alice ne l’avaient retenue.

« Ne peut-on avoir aucun secours ? » s’écria Wentworth : ce furent les premiers mots prononcés dans cette scène de désolation, avec une expression de désespoir comme si ses propres forces allaient l’abandonner. « Allez, allez auprès de lui, s’écria Alice ; pour l’amour du ciel, allez, M. Bentick ! je puis soutenir Henriette, laissez-moi, allez à votre ami ; peut-être tout espoir n’est pas perdu pour la pauvre Louisa ; frottez ses mains, ses tempes ; voici un flacon de sel ; allez, allez. » Elle s’assit sur les marches, et appuya Henriette contre elle.

Bentick obéit ; et Charles ayant trouvé moyen de se dégager de sa femme, tous deux s’approchèrent de Louisa ; ils la levèrent et la supportèrent entre eux deux. Tout ce qu’Alice avait prescrit fut fait, mais en vain ; elle ne donna aucun signe de vie : une légère rougeur sur la tempe fit craindre qu’une pierre du pavé n’eût frappé cette place si dangereuse. Le capitaine Wentworth, ne pouvant plus soutenir ce spectacle, avait la tête appuyée contre le mur, et s’écriait avec l’accent le plus déchirant : « Ô dieu ! dieu ! son père, sa mère, ils n’y survivront pas ; je vais leur donner la mort ! Sa sœur aussi, » dit-il en jetant un regard sur Henriette soutenue par Alice. « Un chirurgien ! s’écria cette dernière, il faut un chirurgien. » Ce mot sembla le réveiller de son agonie : « Oui, oui, Alice, vous avez raison, un chirurgien, et de suite je cours le chercher. » Son tremblement était tel, qu’à peine pouvait-il marcher. Alice le remarqua : « Ne vaudrait-il pas mieux que le capitaine Bentick y allât ? s’écria-t-elle, il saurait du moins où le trouver. »

Aussitôt Bentick laissa le corps inanimé de Louisa aux soins de Charles, et courut à la ville avec la plus grande rapidité. Quant aux hommes qui restèrent, il serait difficile de dire qui souffrait le plus de Wentworth ou de Charles, qui était réellement un tendre frère ; il allait de l’une à l’autre de ses sœurs à-peu-près dans le même état ; et sa femme, aux prises avec une attaque de nerfs, ne cessait de l’appeler à son secours.

Alice, dont le cœur sensible était déchiré, trouvait moyen de faire autant de bien qu’il était possible dans un tel moment, en ranimant Henriette, en tâchant de tranquilliser Maria, de consoler Charles, et de partager les sentimens de Wentworth avec une véritable sympathie : lui et Charles semblaient attendre d’elle seule quelque bon conseil et quelque consolation. « Alice, chère Alice ! disait Charles, que devons-nous faire ? » Les yeux du capitaine Wentworth étaient aussi tournés vers elle, et demandaient la même chose.

« Ne vaudrait-il pas mieux la porter à l’auberge ? dit-elle.

— Oui, oui ; miss Elliot a raison, reprit Wentworth, à l’auberge. Musgrove, prenez soin de votre femme et d’Henriette, je la porterai seul. »

Insensiblement le bruit de cet accident se répandit parmi les ouvriers et les bateliers ; plusieurs se rassemblèrent autour d’eux, soit pour offrir leurs services, soit pour satisfaire leur curiosité. Henriette commençait cependant à reprendre ses sens, mais ne pouvait encore se soutenir ; elle fut confiée à deux hommes pour la porter. Alice cheminait à côté d’elle. Frederich n’avait voulu confier Louisa à personne ; il l’entourait de ses bras ; sa tête, sans aucun mouvement, s’appuyait sur l’épaule de Wentworth, ses bras pendaient immobiles ; elle était l’image de la mort. Ils s’éloignèrent ainsi avec une angoisse inexprimable de cette place qu’ils avaient traversée dix minutes avant avec tant de gaîté et d’insouciance. Ils n’avaient pas encore quitté le cobb quand les Harville les rencontrèrent ; le capitaine Bentick était entré en courant chez eux ; sa présence, l’effroi peint sur tous ses traits, les avaient averti de quelque malheur ; dès qu’ils apprirent l’accident de Louisa, ils accoururent aussi vite qu’il leur fut possible. Malgré l’émotion du capitaine Harville, il apportait tout ce qui peut être utile au premier moment, et un regard entre lui et sa femme décida ce qu’il fallait faire. Louisa devait être transportée chez eux, et attendre l’arrivée du chirurgien, que Bentick courait chercher : ils ne voulurent entendre aucune observation, et tout le monde fut reçu sous leur toit hospitalier. Pendant que Louisa, sous la surveillance de M.e Harville, portée dans la chambre de cette dame, fut couchée dans son lit, le capitaine Harville donnait assistance, consolations et secours à tous les autres.

Louisa avait une fois ouvert les yeux, mais les avait aussitôt refermés sans donner depuis aucune preuve de vie. Cette circonstance pourtant ranima un peu Henriette, quoiqu’elle fût incapable encore, malgré tous ses efforts, de rester dans la même chambre que sa sœur : son agitation, mêlée d’espoir et de crainte, prévint un retour d’évanouissement : Maria aussi était plus calme. Le chirurgien arriva plus tôt qu’on n’osait l’attendre ; tout le monde entoura le lit, et fut dans la plus horrible anxiété pendant qu’il examinait la malade. Enfin il déclara que Louisa avait reçu une terrible contusion à la tête, mais qu’il ne doutait pas de lui sauver la vie. Les assistans écoutaient dans une espèce de satisfaction profonde et silencieuse, à force d’être sentie. Tous les yeux étaient tournés vers le ciel avec l’expression d’une pieuse reconnaissance.

Henriette s’était fait conduire auprès de sa sœur ; elle tenait sa main insensible sur ses lèvres, et l’inondait de larmes de joie. Les regards de Wentworth, son émotion en s’écriant : Dieu, Dieu, grâces vous soient rendues ! furent tels qu’Alice ne put les oublier ; elle le vit ensuite près d’une table, ses bras croisés, son visage caché, comme s’il eût éprouvé des maux au-delà de ses forces, et qu’il essayât de les calmer par la prière et la méditation. Tous les membres de Louisa avaient été épargnés dans sa chute ; d’après sa léthargie, le chirurgien craignit un instant la rupture d’une vertèbre, mais la tête seule avait souffert.

Il devenait absolument nécessaire de prendre un parti pour sauver à M. et M.e Musgrove l’émotion du premier moment ; on était alors en état de se donner mutuellement des avis, des conseils. Malgré la crainte de donner aux Harville l’embarras de garder chez eux la malade, il n’y avait point d’autre parti à prendre ; elle était hors d’état d’être transportée. Ces bons amis prévinrent toute objection ; ils avaient tout arrangé avant qu’on eût eu le temps de réfléchir. Le capitaine Bentick cédait sa chambre à Louisa, et allait coucher à l’auberge. Le seul regret de M.e Harville était que sa petite maison ne pût loger tout le monde ; cependant, en mettant les enfans dans la chambre des bonnes, on trouva le moyen de garder au moins les deux dames si elles voulaient rester ; si elles n’y consentaient pas, M.e Harville les conjurait d’être sans inquiétude sur les soins que demandait Louisa ; M.e Harville était une garde-malade expérimentée, et sa bonne d’enfant, qui ne l’avait pas quittée depuis son mariage, avait la même capacité : avec elles deux, miss Musgrove ne serait pas seule un instant ni le jour ni la nuit ; tout cela fut proposé avec une sincérité, une sensibilité qui inspiraient une entière confiance.

Charles, Henriette et Wentworth étaient en grande consultation, et ce ne fut d’abord qu’un échange de terreur et de perplexité : Uppercross, la nécessité d’y aller, la manière d’apprendre l’affreuse nouvelle à M. et M.e Musgrove, la matinée déjà si avancée, l’impossibilité d’être là au temps fixé, l’inquiétude du retard et de ce qui allait suivre ; M.e Musgrove très-faible au moral, et qui pouvait succomber à son émotion, etc., etc. Pendant quelques minutes, il n’y eut entre eux que des exclamations de désespoir ; mais enfin le capitaine Wentworth se recueillit, et dit avec fermeté.

« Il faut se décider, sans perdre un temps précieux ; chaque minute a sa valeur ; il faut qu’un de nous parte à l’instant : Charles, qui sera-ce de vous ou de moi ? »

Charles déclara qu’il voulait rester : Il donnerait, disait-il, le moins d’embarras possible aux Harville ; mais il ne pouvait se résoudre à laisser sa sœur entre la vie et la mort. Henriette pensait de même ; cependant Charles et Wentworth la firent changer d’avis, en lui représentant qu’étant entièrement inutile à Louisa tant qu’elle était dans cet état d’insensibilité, son premier devoir était d’aller auprès de sa mère, pour lui aider à supporter sa douleur ; si elle ne voyait ni l’une ni l’autre de ses filles, elle serait dans un désespoir qui lui coûterait peut-être la vie. Henriette, qui ne pouvait même regarder sa sœur sans fondre en larmes, finit par convenir qu’elle lui ferait plus de mal que de bien, qu’elle serait tourmentée pour ses parens, et qu’il valait mieux aller d’abord auprès d’eux, et revenir près de sa sœur quand elle serait plus en état de la soigner.

Pendant cette discussion, Alice était restée dans la chambre de Louisa ; elle venait les rejoindre ; la porte de la chambre où ils étaient rassemblés était ouverte, et elle entendit ce qui suit. C’était Wentworth qui parlait :

« Il est donc décidé, Musgrove, que vous restez ici, et que j’accompagnerai votre sœur Henriette chez elle, ainsi que votre femme, qui voudra sûrement retourner auprès de ses enfans ; il faut cependant que quelqu’un reste pour aider M.e Harville à soigner Louisa. Une personne suffit : si Alice voulait rester ? Elle est si bonne, si douce et si active ! personne ne convient mieux, et n’est aussi capable ; il faut le lui demander. »

Elle s’arrêta un moment pour jouir du bonheur d’entendre encore Wentworth la nommer Alice, et faire son éloge ; les deux autres trouvèrent qu’il avait raison. Elle entra ; ce fut Wentworth qui vint au-devant d’elle.

« Vous consentirez à rester, j’en suis sûr ; n’est-ce pas, Al… n’est-ce pas, miss Elliot, vous resterez ; vous aurez soin de la pauvre Louisa ? Je… nous vous en prions tous » Il parlait avec un ton de confiance et en même temps de sentiment qui semblait presque rappeler le passé. Alice rougit ; alors Wentworth se tut et se détourna. Alice fit un effort pour se remettre, et dit qu’elle avait eu la même idée, et que tout ce qu’elle désirait était qu’on le lui permît ; un lit sur le plancher à côté de Louisa serait suffisant pour elle, si M.e Harville voulait accepter son aide. Cette dernière en parut charmée, et tout paraissait être d’accord, quand Wentworth eut une autre idée. Quoiqu’il y eût quelque avantage à ce que M. et M.e Musgrove fussent préparés par un retard à apprendre l’accident de Louisa, cependant comme ce retard devait être au moins d’une heure avec le pesant équipage d’Uppercross, que cette longue attente passée dans l’inquiétude pouvait leur ôter les forces dont ils avaient besoin, Wentworth proposa de prendre une chaise légère à l’auberge pour Henriette, Maria et lui, et de laisser jusqu’au lendemain la grosse voiture et les chevaux de M. Musgrove, qui apporteraient des nouvelles de la nuit. Charles approuva ce plan, et Wentworth courut à l’auberge pour tout préparer, en priant Charles d’amener lui, sa femme et sa sœur. On n’avait pas même mis en doute le consentement de Maria à cet arrangement ; il lui convenait trop bien pour qu’elle pût se livrer cette fois à son penchant pour la contradiction ; elle qui prétendait être toujours malade, n’entendait rien à soigner les maux des autres, et s’en ennuyait d’abord : elle allait rejoindre ses enfans qui étaient restés seuls, et se soigner elle-même chez elle dans un bon lit, qu’elle préférait sûrement au matelas par terre qu’Alice avait demandé ; on ne l’avait donc pas même consultée. Elle était restée dans le salon, couchée sur un canapé ; mais lorsque son mari vint lui dire de se préparer à partir, elle jeta les hauts cris, se plaignit avec aigreur et véhémence de ce qu’on l’obligeait d’aller essuyer le premier moment de chagrin et d’émotion de son beau-père et de sa belle-mère, qui bien sûrement attaquerait horriblement ses nerfs ; et les larmes d’Henriette, elle ne voyait pas pourquoi il fallait qu’elle en fût le témoin pendant toute la route ; mais il était décidé qu’on lui réservait toujours tout ce qu’il y avait de plus désagréable ; et certainement elle ne voulait pas se soumettre à cette injustice. Il était beaucoup plus naturel qu’elle restât auprès de la malade qu’Alice, qui ne lui était rien ; c’était elle, et non pas une étrangère, qui devait remplacer Henriette. Pourquoi ne serait-elle pas aussi utile qu’Alice ? D’ailleurs il n’y avait rien à faire que de rester là ; M.e Harville était si entendue qu’on pouvait se fier à elle ; mais puisqu’il fallait une femme de la famille, elle prétendait que ce devait être elle. Que ferait-elle à Uppercross sans son mari ? elle s’y ennuierait à la mort. On savait bien qu’elle ne pouvait rester seule sans prendre des maux de nerfs, mais c’était bien égal à tout le monde. Quant aux enfans, il n’y avait qu’à les envoyer à leur grand-mère et à leur tante, qu’ils distrairaient de leur chagrin, etc., etc. En un mot, elle dit tant et tant de mauvaises raisons, que Charles, ne pouvant plus supporter ce déluge de paroles et de plaintes, finit par céder pour avoir la paix, et l’échange des deux sœurs fut décidé.

Alice n’avait jamais été plus contrariée des fantaisies de Maria ; mais son mari ayant prononcé, il fallut bien s’y soumettre ; d’ailleurs on n’avait pas de temps à perdre en discussions, il fallait partir. Charles se chargea de conduire la faible Henriette ; Bentick offrit son bras à Alice ; en cheminant, elle se rappelait combien de sensations variées elle avait éprouvées sur ce même chemin : c’était là qu’elle avait admiré le matin la beauté de la vue, en écoutant les plans d’Henriette, qui voulait épouser bientôt son cousin, et désirait qu’il succédât au docteur Schirley dans la cure d’Uppercross ; plus loin, elle avait rencontré son parent Elliot, que depuis si long-temps elle désirait connaître ; il lui avait plu ; elle avait paru lui plaire : Alice se rappelait aussi le regard de Wentworth : mais toutes ces sensations, plus ou moins agréables, s’étaient évanouies ; un chagrin bien réel y succédait : « Ah ! pensait-elle, pourquoi, au lieu de Louisa, n’est-ce pas moi que menace la mort ? mon existence n’est utile ni agréable à personne ; ma perte ne causerait aucune douleur semblable à celle que Wentworth éprouve à présent. Pourquoi faut-il qu’elle meure, elle qui doit être si heureuse, elle qui est aimée, tandis que moi… mais c’est ma faute, ma seule faute ! il m’aimait autre fois comme il aime à présent Louisa.

Absorbée dans ses pensées, elle fit d’abord peu d’attention au capitaine Bentick, qui lui parlait du triste événement avec une profonde sensibilité ; ils étaient trop d’accord là-dessus pour ne pas s’entendre ; tous les deux pensaient au malheur de Wentworth si Louisa succombait, et, malgré l’espoir des chirurgiens, tant qu’elle n’avait pas repris ses sens, elle leur paraissait bien mal. Leur sympathie leur inspira encore un degré de bienveillance l’un pour l’autre, et tous les deux, sans se le dire, se promirent de chercher les occasions de se revoir.

Ils arrivèrent devant l’auberge, où Wentworth les attendait ; un coupé attelé de quatre chevaux était prêt, et stationné pour eux au bas de la descente. La substitution d’une sœur pour l’autre lui causa une pénible surprise : son étonnement, le changement de son visage, devenu plus sombre encore, des phrases commencées et interrompues, des questions à Charles avec l’expression du chagrin, furent une mortifiante réception pour Alice ; elles durent au moins la convaincre qu’elle n’était appréciée que par l’utilité dont elle pouvait être à Louisa. Elle s’efforça d’être calme et d’être juste ; c’était surtout parce que Louisa intéressait Wentworth, parce qu’il serait malheureux s’il la perdait, qu’elle l’aurait soignée avec un zèle au-dessus de ce que fait l’âme la plus bienveillante pour un objet qui n’est pas de premier intérêt : elle espéra que du moins il n’aurait pas l’idée qu’elle se refusait à remplir l’office d’une amie auprès d’une jeune personne à qui il paraissait attaché.

Il la plaça, ainsi que sa compagne de voyage, dans le coupé, et se mit entre elles deux : Alice était partagée entre la surprise et l’émotion, de se sentir si près et peut-être si loin de lui. Comment ce voyage se passerait-il ? quelle serait leur manière d’être ensemble ? que se diraient-ils ? elle ne pouvait le prévoir. Le tout alla très-naturellement ; il se dévoua entièrement à Henriette, se tournant toujours de son côté, mais sans affectation, et seulement avec l’idée de relever son courage et ses espérances, de lui donner des forces pour soutenir celles de ses parens : on sentait qu’il s’étudiait à être calme dans sa voix, dans ses manières ; épargner toute agitation à Henriette, semblait être sa tâche et son projet. Une seule fois, quand elle se désolait de cette dernière promenade sur le parapet, regrettant amèrement de ne s’y être pas opposé, et rappelant que Louisa l’avait absolument voulu, il éclata aussi en regrets, et s’écria vivement :

« Ne parlez pas de cela, n’en parlez pas ; ne reprochez rien à votre sœur, c’est moi, moi seul qui en suis la cause ! J’ai souvent loué chez elle cette fermeté de caractère, cette résolution dont elle est à présent la victime. J’ai prévu le danger, et n’ai point su lui résister comme je l’aurais dû. Si vive, si décidée ! eh dieu, quel remords déchirant ! chère, aimable Louisa ! »

Alice vit que dans ce moment il doutait lui-même de la justesse de son opinion précédente sur les avantages de la fermeté de caractère ; qu’il trouvait enfin que, semblable à toutes les qualités de l’esprit, elle devait avoir ses bornes, et qu’un caractère docile qui se laisse quelquefois persuader, contribue bien plus au bonheur que l’opiniâtreté.

Ils avançaient rapidement, et la route leur parut de moitié plus courte que la veille, parce qu’ils appréhendaient l’arrivée ; il était cependant tout-à-fait nuit quand ils approchèrent d’Uppercross. Il y eut pour quelque temps un profond silence dans la voiture ; Henriette appuyée contre le panneau, son schall sur son visage, paraissait assoupie ; ni Alice ni le capitaine ne parlaient, quand en montant la dernière colline, il se trouva tout-à-fait de son côté, et lui dit à voix basse :

« J’ai réfléchi à la meilleure manière de préparer M. et M.e Musgrove à supporter leur malheur ; il ne faut pas qu’Henriette paraisse d’abord ; elle ne pourrait contenir sa douleur ; vous resterez dans le carrosse avec elle, et j’irai seul leur dire combien Henriette a besoin de ménagement : ils feront pour elle ce qu’ils ne feraient pas pour eux-mêmes, et prendront sur eux de modérer leur chagrin pour ne pas augmenter celui d’Henriette. Approuvez-vous ce plan, miss Elliot ? »

Elle l’approuva ; il parut satisfait, et ne dit plus rien ; mais cet appel à son opinion, cette déférence à son jugement, lui fit un grand plaisir ; elle y vit une preuve d’un reste d’amitié et de confiance. Quand on a tout perdu, on se contente de peu.

Tout alla comme Wentworth l’avait prévu : il annonça l’accident en l’adoucissant autant qu’il lui fut possible ; Alice employa toute sa sensibilité pour les consoler et les calmer ; quand elle y eut réussi, et que le capitaine Wentworth vit le père et la mère aussi tranquilles qu’ils pouvaient l’être, et leur fille faisant de son mieux pour les consoler, il annonça son intention de retourner à Lyme dans la même voiture ; et dès que les chevaux furent un peu reposés, il partit.


fin du premier volume.





ŒUVRES


DE Mme LA BARONNE ISABELLE


DE MONTOLIEU


LA


FAMILLE ELLIOT,


ou


L’ANCIENNE INCLINATION


Traduction libre de l’anglais


orné de figures.


TOME SECOND.


Sixième livraison.


PARIS


ARTHUS BERTRAND, LIBRAIRE,


du voyage autour du monde par le cap. duperrey


Rue Hautefeuille, n°23.


――――――――――


1828



ŒUVRES


DE Mme LA BARONNE ISABELLE


DE MONTOLIEU.


TOME XVI.






Imprimerie de Mme. Huzard (née Vallat la Chapelle),


rue de l’Éperon, n°. 7.



Il s’approcha de la table, montra la lettre à Alice et sortit sans dire un mot.
Il s’approcha de la table, montra la lettre à Alice et sortit sans dire un mot.



LA


FAMILLE ELLIOT,


ou


L’ANCIENNE INCLINATION,


traduction libre de l’Anglais


D’UN ROMAN POSTHUME DE MISS JANE AUSTEN,


AUTEUR DE RAISON ET SENSIBILITÉ, D’EMMA, etc.


PAR M.me LA BARONNE

ISABELLE DE MONTOLIEU.


NOUVELLE ÉDITION,


ORNÉE DE FIGURES.


TOME SECOND.



PARIS,


ARTHUS BERTRAND, LIBRAIRE,


ÉDITEUR DU VOYAGE AUTOUR DU MONDE PAR LE CAP. DUPERREY,


RUE HAUTEFEUILLE, n.° 23.


―――


1828.


CHAPITRE XIII.


Le peu de jours qu’Alice avait à passer à Upercross fut consacré uniquement à la grande maison, où elle avait la satisfaction de se sentir utile, soit par sa société, soit en s’occupant des choses essentielles auxquelles M. et madame Musgrove étaient hors d’état de se livrer.

Le lendemain de l’accident de Louisa, le carrosse revint, dès le matin, apporter des nouvelles de Lyme ; Louisa était à peu près comme on l’avait laissée ; aucun symptôme plus fâcheux ne donnait lieu de craindre pour sa vie, mais elle n’avait pas encore repris ses facultés. Charles arriva quelques heures après, et donna plus de détails et plus d’espérance ; ayant assisté à la visite des chirurgiens, il était assez content : une prompte guérison ne pouvait être espérée, mais tout allait aussi bien que possible. Charles ne trouvait pas d’expressions pour peindre les soins, les bontés des Harville, et particulièrement ceux de madame pour la malade : elle l’avait veillée, et ne laissait rien à faire à Maria, qui, d’ailleurs, ayant ses nerfs très-détraqués, était de toute nullité. Madame Harville l’avait renvoyée, ainsi que son mari, passer la nuit à l’auberge, demandant en grâce qu’on se reposât sur elle. Charles voulait absolument rester près de sa sœur ; mais Maria avait déclaré qu’elle était trop malade elle-même pour se passer de lui. Elle avait bien dormi, mais elle se plaignait encore le matin de ses nerfs, qui ne lui permettaient pas de voir sa chère Louisa dans un si triste état ; mais à son départ, elle allait faire une promenade avec le capitaine Bentick, ce qui lui ferait sûrement du bien. Charles aurait voulu pouvoir obtenir d’elle qu’elle revînt auprès de ses enfans ; mais Maria trouvait convenable qu’il y eût là quelqu’un de la famille, et pensait que c’était elle qui devait y rester : elle était fâchée seulement que ses nerfs l’empêchassent absolument de supporter le bruit des enfans, sans quoi elle aurait pu se charger de ceux de madame Harville, pendant que leur mère était occupée auprès de Louisa ; mais Charles savait bien qu’elle ne pouvait souffrir même les siens près d’elle au-delà d’un quart d’heure. Charles avait promis de retourner à Lyme dans l’après-dînée, et son père eut d’abord l’idée d’aller avec lui ; mais sa femme et sa fille n’y voulurent pas consentir : « Tant que Louisa, dirent-elles, sera dans ce fâcheux état, vous ne ferez que multiplier les embarras dans la petite demeure des Harville, augmenter sa propre détresse, et donner peut-être une trop forte émotion à la malade si elle sort de sa léthargie. » Un plan beaucoup plus sage et plus utile fut proposé par Alice, et unanimement approuvé. On convint que Charles mènerait à Lyme la bonne Sarah, ancienne domestique de la famille, où elle avait ses invalides. Elle avait élevé tous les enfans l’un après l’autre ; et maintenant qu’elle n’avait d’autre occupation que celle de soigner les malades du village, elle serait trop heureuse d’aller auprès de sa chère miss Louisa. Madame Musgrove avait d’abord eu le désir que sa fille eût auprès d’elle sa bonne Sarah ; mais sans Alice, qui la fit partir, une chose aussi simple et aussi utile aurait trouvé mille difficultés.

George Hayter fut bientôt là dès qu’il eut appris le malheur de Louisa et le retour de sa bien-aimée Henriette ; il s’offrit de servir de courrier, et d’aller chercher des nouvelles sûres toutes les vingt-quatre heures, ce qui fut accepté avec la plus tendre reconnaissance : le plus doux regard de son Henriette, et un serrement de main de sa cousine chérie, furent sa récompense. Il partit à cheval, et revint apportant de bonnes nouvelles : les intervalles du retour des sens de la malade étaient plus rapprochés : elle avait regardé son cousin, et avait eu l’air de le reconnaître. On exigeait encore les ménagemens les plus suivis ; il ne lui fallait aucune émotion. Le capitaine Wentworth s’était tout-à-fait établi à Lyme. Les parens furent plus tranquilles.

Mais Alice devait les quitter le lendemain, et tous appréhendaient ce moment. Que feraient-ils sans elle ? Elle seule leur donnait du courage ; ils étaient de tristes consolateurs les uns pour les autres. Cela fut tant et tant répété, qu’Alice, ne pouvant rester sans déplaire à lady Russel, qui venait la chercher, prit sur elle de leur conseiller d’aller s’établir à Lyme, à l’auberge, ou dans un logement particulier, jusqu’à ce que Louisa fût en état d’être transportée ; à Upercross, ils pourraient au moins, eux dont les nerfs supportaient le bruit des enfans, veiller sur ceux des Harville pendant que leur mère était chargée de Louisa. Ils furent tous aussi heureux de cette idée qu’Alice le fut elle-même de la leur avoir donnée ; elle en pressa l’exécution, arrangea tout pour leur départ, qui eut lieu le lendemain matin de bonne heure, avant celui d’Alice, qui attendait lady Russel. Après avoir mis tout en ordre à la grande maison pendant l’absence des maîtres, elle fut au cottage pour ramener ses deux petits neveux à leur bonne ; elle s’y trouva la seule personne de la société nombreuse des deux maisons, et de toute cette réunion si joyeuse qu’un accident avait fait passer de la gaîté à la tristesse. La solitude régnait actuellement dans ces demeures. Mais Louisa se rétablira, et la joie y reparaîtra bientôt, et plus vive encore qu’avant ce malheureux incident, qui, sans doute, aurait des suites qu’elle ne prévoyait que trop. La chute de cette jeune personne, dont le capitaine Wentworth, disait être la cause, avait beaucoup ajouté à l’intérêt qu’elle lui inspirait déjà, et le déciderait sans doute à l’épouser après son rétablissement. Encore quelques mois, et ces chambres à présent si désertes seront remplies ; on y célébrera l’union de deux époux passionnés l’un pour l’autre. Tout ici sera content, heureux, comme j’aurais pu l’être, pensait Alice, et mes relations avec la famille ajouteront à mon supplice : toujours forcée de feindre, de cacher avec soin tous les sentimens dont mon cœur est oppressé… Mais non, non ; une fois que ce lien sera formé, et le ciel veuille que ce soit bientôt, je suis bien sûre que le mari de Louisa ne sera plus à mes yeux qu’un être indifférent, dont je désirerai le bonheur comme celui de tous mes semblables, et parce que je crois qu’il le mérite.

Elle eut une heure ou deux de loisir pour se livrer à ces réflexions, qui devinrent enfin aussi sombres que le temps. C’était un des jours les plus nuageux du mois de novembre ; une pluie fine et épaisse empêchait de se promener, frappait contre les fenêtres et obscurcissait l’horizon. Le roulement du carrosse de lady Russel lui fit donc un grand plaisir ; et cependant, malgré celui de retrouver son amie, malgré son désir de partir, elle ne put s’éloigner sans un serrement de cœur qu’elle ne savait comment définir, et qu’elle mit sur le compte de ses petits neveux, qui la suivaient en criant : Adieu, bonne tante Alice ; reviens bientôt. Mais d’autres souvenirs encore se présentaient en foule en quittant ce séjour, où elle avait revu Wentworth après une si longue séparation, où lui-même avait trouvé l’heureux objet qui devait le fixer, et les séparer à jamais ; elle se rappelait jusqu’à la plus légère circonstance. Quelquefois l’excès de la froideur de Wentworth lui avait donné quelque douce espérance de ne lui être pas indifférente. Elle aussi était en apparence de glace avec lui, pour cacher la flamme qui était encore dans son cœur : s’il en était de même, si cette indifférence, trop affectée pour être l’effet de l’oubli, cachait un sentiment que Frederich ne croit plus partagé ?… Mais ses attentions pour Louisa vinrent bientôt anéantir ce prestige, et son dévouement depuis cette malheureuse chute acheva de lui ôter tout espoir d’une réconciliation.

Elle n’avait pas été à Kellinch-Hall depuis le mois de septembre ; quand elle le quitta avec lady Russel, comme cela n’était nullement nécessaire, et qu’elle redoutait cette émotion, elle avait évité les occasions qui s’étaient présentées. Son cœur battit fort en revoyant ces lieux chéris, quoiqu’elle ne vît encore que l’élégante et moderne maison de son amie, assez éloignée du château : elle eut du plaisir à se retrouver dans sa jolie chambre, où lady Russel l’installa de nouveau avec une grande joie.

Elle était cependant mêlée de quelque inquiétude ; le retour du capitaine Wentworth était parvenu aux oreilles de lady Russel ; elle savait qu’il avait fréquenté assidûment les deux maisons d’Upercross, et ne doutait pas que son Alice ne fût l’objet de cette assiduité ; elle ne parla point de lui, mais examina sa jeune amie avec plus d’attention ; elle la trouva embellie ; ses joues étaient plus rondes, son teint plus coloré : était-ce le plaisir d’avoir retrouvé son amant qui produisait ce changement heureux ? Elle lui en fit compliment. Alice sourit, dit que sa santé était meilleure, et, réunissant ce que disait lady Russel à l’admiration silencieuse de son cousin Elliot, elle pensa, en étouffant un soupir, que ce retour de son printemps de jeunesse et de beauté n’avait pas amené un retour d’amour dans le cœur de Wentworth. Son nom ne fut pas encore prononcé. Lady Russel mit l’entretien sur Bath, sur sir Walter, sur madame Clay, enfin sur tout ce qui occupait vivement Alice quand elle quitta Kellinch-Hall, et qui n’était plus à présent pour elle que des objets d’un second intérêt ; elle avait tout-à-fait perdu de vue et Bath, et son père, et sa sœur : toutes ses pensées étaient à Upercross ; et quand lady Russel lui parlait avec chaleur de son espoir, de ses craintes, de l’établissement de sir Walter dans le plus brillant quartier de Bath, de la considération qu’on lui témoignait, et de son chagrin que madame Clay fût chez lui, Alice aurait été bien honteuse si son amie avait lu dans son cœur combien elle pensait à Lyme, au mal de Louisa Musgrove, à sa guérison, à son retour à Upercross ; combien elle était plus intéressée au petit logement des Harville et aux lectures du capitaine Bentick, qu’au bel appartement de son père à Camden-House, et à l’intimité de sa sœur avec madame Clay. Elle fut obligée de se forcer pour avoir avec lady Russel l’apparence d’une sollicitude égale au moins à la sienne ; mais elle préférait encore ce sujet de conversation à celui qui suivit naturellement. Il avait bien fallu instruire lady Russel de l’accident de Louisa, et lui expliquer par quel événement il n’y avait qu’Alice seule dans les deux maisons d’Upercross, celle-ci raconta d’abord la chose en peu de mots, mais ensuite son amie voulut plus de détails sur une chute aussi fâcheuse. Alice en avait été témoin ; et, pressée par les questions de lady Russel, il fallut entrer dans tous les détails et répéter souvent le nom du capitaine Wentworth. En le prononçant sa voix tremblait, elle n’osait regarder son amie, et risquer de rencontrer ses yeux pénétrans ; elle prit enfin le parti de lui confier ce que tout le monde pensait de l’attachement que le capitaine semblait avoir pour Louisa, et de la probabilité de leur mariage, si, comme on l’espérait, elle se rétablissait ; quand elle eut dit cela, elle put parler de Wentworth plus librement.

Lady Russel écouta cette nouvelle avec une indifférence affectée, en disant qu’elle leur souhaitait beaucoup de bonheur ; mais le son altéré de sa voix, un léger haussement d’épaules, un sourire moitié gracieux, moitié amer, décelaient, au milieu du plaisir que lui faisait cette nouvelle, une colère intérieure, ou plutôt un profond mépris pour l’homme qui, à vingt-trois ans, avait paru sentir la valeur d’Alice Elliot, et qui pouvait, huit ans plus tard, être charmé par l’insignifiante et petite étourdie Louisa Musgrove.

Trois ou quatre jours se passèrent tranquillement sans être marqués par aucune circonstance que la réception d’un ou de deux bulletins de Lyme, qui parvinrent à miss Elliot sans qu’elle sût de quelle part, et qui lui donnèrent des nouvelles plus satisfaisantes de Louisa. Lorsque lady Russel fut reposée, sa politesse et l’usage du monde dont elle se piquait plus que personne reprirent le dessus, et lui firent sentir qu’elle ne pouvait plus retarder sa visite chez les Croft.

« Il faut que j’y aille absolument, dit-elle un matin : Alice, avez-vous le courage d’y venir avec moi, de revoir cette maison ? Ce sera une rude épreuve pour toutes deux. »

Alice y consentit d’abord, et sentait véritablement ce qu’elle dit à Lady Russel :

« Vous devez souffrir plus que moi ; j’ai mieux pris mon parti que vous sur ces changement, et je m’y suis tout-à-fait accoutumée en demeurant dans le voisinage. » Elle aurait pu ajouter : Et par la bonne opinion qu’elle avait prise de ceux qui remplaçaient son père à Kellinch-Hall. La paroisse avait l’excellent exemple d’un ménage bien uni, les pauvres tous les secours d’une charité active et de la bienveillance. Elle était forcée de s’avouer à elle-même que Kellinch-Hall avait tout gagné en changeant de maître. Cette conviction avait bien son côté pénible qu’elle sentait vivement ; mais cette peine n’était pas celle que lady Russel redoutait pour sa jeune amie, en se retrouvant dans cette maison, dans ces appartemens qui lui retraçaient tant de choses : hélas ! ils lui retraçaient aussi des momens bien pénibles, des cœurs glacés, indifférens pour elle, une vanité puérile ; mais non, le souvenir de sa mère, la place toujours respectée où elle l’avait vue remplissant tous ses devoirs, étaient la seule chose, qui excitait chez Alice un soupir de tristesse ou de regret. Elles y allèrent donc la matinée.

Madame Croft accueillait toujours Alice avec une bonté qui lui donnait le plaisir de penser qu’elle était sa favorite ; et la recevant pour la première fois à Kellinch-Hall, elle redoubla d’attentions pour elle.

Le triste accident de Lyme devint bientôt le sujet d’entretiens : en comparant les derniers bulletins, il parut que chacun l’avait reçu de la même main et à la même heure, et que c’était le capitaine Wentworth qui les avait écrits. Il était venu à Kellinch-Hall la veille au matin (pour la première fois depuis l’accident) ; il avait envoyé à Alice les dernières nouvelles qu’elle avait reçues, n’était resté que peu d’heures avec sa sœur et son beau-frère, et était retourné à Lyme le même soir, sans annoncer aucune intention de revenir avant la famille Musgrove. Il s’était informé avec un intérêt particulier de miss Alice Elliot, espérant que sa santé n’avait pas souffert des peines qu’elle avait prises, et madame Croft répéta combien il avait donné d’éloges à sa présence d’esprit, à son courage, à sa sensibilité. Ce fut un moment délicieux pour la sensible Alice que d’entendre cet éloge sortir de la bouche et du cœur de Wentworth, et répété par sa sœur.

Quant à la catastrophe en elle-même, elle fut jugée également par ces deux dames, comme la conséquence naturelle de beaucoup d’étourderie et d’imprudence, dont les suites pouvaient être affreuses. Si la vie de cette jeune personne était sauvée, ce qui était encore douteux, son intellect pouvait avoir beaucoup souffert. Lady Russel cita nombre de chutes sur la tête qui avaient eu les plus fâcheux résultats ; elle pouvait rester folle ou imbécille, et il serait plus heureux pour elle de mourir.

« J’espère bien, dit vivement madame Croft, qu’aucun de ces malheurs n’arrivera ; mon pauvre frère serait trop à plaindre.

— Et il n’aurait que ce qu’il mérite, dit en riant l’amiral ; plaisante manière de faire sa cour que de briser la tête de sa belle ! Passe pour la tourner par ses doux propos ; mais la jeter sur le pavé est aussi trop rude. Si elle en revient, qu’elle soit folle, laide ou imbécille, c’est égal, il faut qu’il l’épouse, et qu’il la soigne le reste de sa vie ; et si elle meurt, il ne lui reste plus qu’à se pendre ou se consoler. Qu’en pensez-vous, miss Elliot ? N’êtes-vous pas de mon avis ? »

— Elle ne put prendre sur elle de répondre ; et sans doute, malgré tous ses efforts pour se surmonter, un nuage de tristesse s’était répandu sur son aimable visage. Les deux dames causaient ensemble, et ne s’en aperçurent pas ; mais l’amiral, après un instant de rêverie, s’approcha d’elle, et lui dit de ce ton de bonhomie et de simplicité qui le caractérisait : « Je comprends très-bien, chère miss Elliot, que tout ici vous attriste ; revenir dans votre demeure, et, au lieu de vos amis naturels, n’y trouver que des étrangers ! Je n’y avais pas pensé d’abord ; mais je comprends bien que c’est très-triste. Ne vous gênez pas, chère miss Elliot, vous êtes aussi avec des amis ; agissez sans cérémonie ; levez-vous, allez parcourir les jardins et toutes les chambres de la maison, si vous le voulez, comme si vous étiez encore chez vous ; vous trouverez tout en ordre, et cela vous fera plaisir. »

Alice était enchantée de la bonté de cœur et de la simplicité de cet excellent homme ; elle refusa son offre pour le moment, mais en lui témoignant sa reconnaissance.

« Vous ne voulez pas ? dit-il ; comme cela vous conviendra : quand vous désirerez vous promener, vous n’aurez qu’à prendre une ombrelle, sortir, rentrer sans mot dire. Vous verrez que nous avons fait peu de changemens, très-peu ; et comme c’est Sophie qui les a dirigés, je vous promets qu’ils sont très-bons et très-utiles : vous pourrez dire à sir Walter que M. Shepherd les a tous approuvés. Dans ma chambre, je me suis contenté d’ôter toutes ces grandes glaces : je ne comprends pas ce que sir Walter pouvait faire d’une telle quantité de miroirs, il y en a assez d’un pour voir qu’on vieillit tous les jours : aussi j’ai dit à madame Croft : Sophie, allons enlever et cacher tous ces objets, qui prouvent à chaque instant qu’on n’est plus jeune. Elle a voulu en laisser un sur la cheminée, j’y ai consenti, mais je n’en approche que rarement. »

Alice s’amusait de ce ton de bonhomie, quoiqu’elle éprouvât cependant une sorte d’embarras à entendre plaisanter sur une des manies de son père ; elle rompit cette conversation ; et l’amiral, craignant de n’avoir pas été assez poli, lui dit encore avec effusion de cœur :

« La première fois que vous écrirez à votre bon père, miss Elliot, dites-lui mille amitiés de ma part et de celle de Sophie ; assurez-le que nous nous trouvons aussi bien à Kellinch-Hall que si nous y avions vécu toute notre vie ; tout est à merveille, La cheminée de la chambre à manger fume bien un peu quand le vent du nord donne, mais il ne souffle pas toujours ; les fenêtres du salon ne ferment pas bien, mais il n’y a qu’à ne pas l’habiter l’hiver, et l’été on ne s’aperçoit pas de cela ; ces misères ne sont rien, et je n’ai pas vu d’emplacement ni de maison qui me convinssent mieux que ceux-ci. Ne manquez pas de lui faire part de notre satisfaction ; il sera charmé de savoir ce que nous pensons de Kellinch-Hall. »

Lady Russel et madame Croft se plurent beaucoup mutuellement ; mais leur connaissance, qui serait probablement devenue très-intime, fut bornée momentanément à cette visite ; les Croft dirent qu’ils allaient partir pour le nord, où ils voulaient voir quelques parens, et qu’ils ne seraient sans doute pas de retour avant le départ de lady Russel pour Bath.

Ainsi tout danger pour Alice de rencontrer le capitaine Wentworth à Kellinch-Hall, et de le voir en société avec son amie, était anéanti ; elle sourit en pensant combien elle avait eu d’inquiétudes inutiles à ce sujet, puis elle soupira, en se disant tristement : « Tout est fini, je ne le reverrai que l’époux de Louisa, qu’elle trouvait bien heureuse, malgré ses souffrances. »

CHAPITRE XIV.


Quoique Charles et Maria eussent prolongé leur séjour à Lyme au delà de ce qu’Alice l’avait pensé, et qu’elle fût peinée de ce que sa sœur abandonnait aussi long-temps ses enfans, elle fut surprise, connaissant aussi bien Maria, d’apprendre son retour à Uppercross avant celui de M. et madame Musgrove. Ce que madame Charles supportait le moins après la contradiction, c’étaient la solitude et l’ennui ; aussi la vit-on arriver à Kellinch-Lodge deux jours après : elle avait laissé Louisa hors de danger ; elle commençait à se lever quelques heures chaque jour ; sa tête était excessivement faible, quoique ses idées fussent assez nettes ; mais ses nerfs étaient devenus si délicats, si susceptibles, que la moindre chose lui donnait une émotion extrême, ou bien excitait sa sensibilité : en sorte que, quoiqu’elle fût en convalescence, il était encore impossible de décider quand elle pourrait supporter le voyage et revenir à la maison. Les fêtes et les vacances de Noël approchaient ; M. et madame Musgrove étaient obligés de se rendre à Upercross pour recevoir leurs enfans cadets qui venaient passer ce temps avec leurs parens ; ils n’espéraient pas pouvoir ramener Louisa avec eux. Ils avaient pris tous ensemble un logement près de celui des Harville, et la bonne maman Musgrove s’était chargée des enfans de l’aimable garde-malade de sa fille. Louisa, accoutumée à sa douceur, à ses tendres soins, ne pouvait s’en passer. Tous les jours les Musgrove étaient retenus à dîner chez les Harville ; mais M. Musgrove avait soin de faire venir de chez lui des provisions de fruits, de légumes, de gibier, de tout ce que sa terre produisait : la liaison entre les deux familles était devenue très-intime. Mesdames Musgrove et Harville se convenaient à merveille ; M. Musgrove reprenait une nouvelle vie en causant avec le capitaine Harville, rapproché de son âge par ses infirmités ; Charles s’attachait au capitaine Bentick ; les enfans, du même âge que les cadets Musgrove, se lieraient aussi par la suite : les bonnes mères allaient plus loin, elles arrangeaient dans leurs têtes et dans les cœurs des inclinations, des mariages futurs ; et certes, ils prouvaient la vérité de cet adage, qu’à quelque chose malheur est bon.

Maria seule n’aimait personne qu’elle, et ne plaisait guère par elle-même ; mais comme elle faisait partie de la famille Musgrove, elle eut sa bonne part des politesses et des attentions des bons Harville ; elle n’avait qu’à s’en louer. Mais, suivant sa coutume, elle avait encore mille sujets de plaintes : George Hayter était venu à Lyme plus souvent qu’elle n’aurait voulu ; elle n’aimait pas dîner chez les Harville, qui n’avaient point de laquais ; on était servi à table par une femme de chambre, ce qui lui était insupportable et lui ôtait absolument l’appétit : ce qui l’avait le plus vexée, c’est qu’on donnait en toute occasion la prééminence à madame Musgrove la mère, qu’on la plaçait au-dessus d’elle à table, oubliant tout-à-fait qu’elle était fille de sir Walter Elliot ; cependant le capitaine Harville lui avait dit une fois qu’elle avait l’air si jeune, qu’elle était si fraîche, qu’il ne pouvait la croire mariée, ce qui l’avait un peu consolée. Elle aimait d’ailleurs passionnément le mouvement et le séjour de Lyme ; elle passait la matinée à courir les rues et les magasins ; il y en avait un de modes où l’on faisait assez bien les chapeaux, témoin celui qu’elle portait, et un libraire qui avait les plus jolis romans du monde. On l’avait menée à Charmouth ; elle s’était baignée ; elle avait été à l’église, où tout le monde l’avait regardée ; enfin elle avait passé là un temps très-agréable, et trouvait, sans oser le dire, que sa belle-sœur avait eu bien de l’esprit de se casser la tête à Lyme.

Tout cela fut raconté par Maria à sa sœur et à lady Russel avec beaucoup de volubilité, et le nom du capitaine Wentworth fut répété plus d’une fois. Pour éviter de s’étendre sur ce chapitre, qu’elle aimait et redoutait à-la-fois, Alice parla de l’intéressant capitaine Bentick, et demanda de ses nouvelles ; Maria souleva les épaules, un nuage se répandit sur son visage. « Le capitaine est très-bien, dit-elle, mais très-ridicule avec ses caprices ; on ne sait quelquefois ce qu’il veut ; nous l’avons invité à venir passer avec nous quelques jours au cottage ; il nous aurait sauvé l’ennui de la solitude, c’était au moins quelqu’un à qui parler : Charles voulait le mener à la chasse ; il avait accepté et paraissait content ; je croyais que tout était arrangé, quand tout-à-coup, la veille de notre départ, il nous fit de très-maussades excuses, et voulut rester à Lyme. « Je ne chasse jamais, dit-il, et je gênerais Charles. » Avez-vous entendu rien d’aussi ridicule ? Comme si je chassais, moi ! Nous aurions laissé Charles courir les bois, et le capitaine m’aurait tenu compagnie ; il n’aurait pas été bien malheureux, je crois ? Mais non, il a voulu rester, et il a bien fait ; je ne connais rien d’ennuyeux comme la société d’un homme mélancolique, dont le cœur est brisé par l’amour et le chagrin. »

Charles se mit à rire.

« Maria, dit-il, vous savez très-bien que si M. Bentick a le cœur brisé d’amour, il ne l’est plus de chagrin : c’est votre ouvrage, Alice ; vous l’avez guéri de sa douleur, mais non de l’amour. Lorsqu’il accepta notre invitation, il croyait que vous viviez avec nous, et qu’il vous retrouverait au cottage ; mais quand il sut que vous étiez chez lady Russel, à trois milles d’Upercross, il ne s’est plus soucié de venir. Cela est un fait, sur mon honneur ; Maria le sait aussi bien que moi. »

Lady Russel se hâta de regarder sa jeune amie ; elle souriait, mais n’avait point rougi. Maria ne voulut convenir de rien, et parut assez piquée qu’on vînt chez elle pour Alice ; celle-ci tourna la chose en plaisanterie, dit qu’elle était très-flattée de sa conquête, et continua ses questions sur son triste adorateur Bentick.

« Oh ! je vous assure qu’il est beaucoup moins triste, dit Charles ; il parle souvent de vous, et avec plaisir, cela se voit ; n’est-ce pas, Maria, qu’il est très-animé quand il parle de votre sœur ?

— Je ne sais ce que vous voulez dire, répondit-elle avec humeur ; je déclare que je ne l’ai pas entendu nommer Alice deux fois. Je suis fâchée de contredire Charles ; mais le capitaine s’entretient peu de ma sœur.

— Avec vous, peut-être, dit Charles ; mais je sais qu’il s’en occupe extrêmement. Il a lu quantité de livres sur votre recommandation, Alice, et il est très-impatient d’en parler avec vous. Je ne me rappelle pas ce qu’il m’a récité plusieurs fois, mais c’était très-beau. Je lui ai entendu dire à Henriette : « C’est un ouvrage excellent ; je remercie beaucoup miss Elliot de me l’avoir indiqué ; elle a un goût parfait, un jugement si exquis, si éclairé, si rare chez une jeune femme qui pourrait avoir d’autres prétentions ! Elle réunit tout, modestie, douceur, élégance, esprit, beauté. » Voilà, Maria, ce que j’ai entendu de mes deux oreilles. Il ne tarissait pas sur les éloges de miss Elliot. » Alors Alice rougit un peu, et rencontra les regards de lady Russel attachés sur elle.

« Il faut que je voie ce M. Bentick avant de me prononcer, » lui dit lady Russel en souriant.

« Je vous promets que vous le verrez bientôt, dit Charles ; quoiqu’il n’ait pas voulu venir avec nous vous faire, milady, une visite de cérémonie, je parierais qu’il ne tardera pas à chercher l’occasion de rencontrer Alice, soit à Upercross, soit chez l’amiral Croft. Il m’a demandé si l’église de Kellinch était digne d’être vue, et si nos environs étaient romantiques. Il a du goût pour tout ce qui est… Comment, dit-il, Maria ? Ah ! je me le rappelle, pour tout ce qui est pittoresque. Je l’ai assuré que nos jardins, nos parcs, et nous-mêmes l’étions extrêmement : je ne doute pas, d’après cela, qu’il ne soit bientôt ici. Recevez-le bien, lady Russel ; sur ma parole, il est très-intéressant : Alice peut vous le dire, il lui plaisait beaucoup.

— Toutes les connaissances d’Alice seront bienvenues chez moi : » telle fut la réponse de lady Russel.

« Ah ! quant à cela, s’écria Maria, vous ne nierez pas, je pense, qu’il ne soit beaucoup plus ma connaissance que celle d’Alice, puisque nous venons de passer quinze jours ensemble ?

— C’est une raison de plus pour qu’il soit bien accueilli, madame, dit poliment lady Russel. Votre ami, celui de M. Charles Musgrove…

— Il n’est point du tout mon ami, interrompit-elle avec aigreur, et je déclare que je n’ai vu en ma vie un jeune homme plus ennuyeux ; vous ne le trouverez pas du tout aimable, je vous assure. Il se promenait quelquefois avec moi d’un bout du cobb à l’autre, sans avoir un mot à me dire : les bras croisés, il regardait la mer en soupirant. Ce n’est pas là un homme bien élevé : ah ! je suis bien sûre qu’il vous déplaira comme à moi.

— Nous pensons bien différemment, Maria, dit Alice ; je crois, au contraire, qu’il sera tout-à-fait du goût de lady Russel ; il a de l’esprit, de l’instruction, point d’affectation, de pédanterie ; il parle peu, mais ce qu’il dit est toujours bien ; et je n’ai rien vu dans ses manières qui dénotât la mauvaise éducation, au contraire.

— Je pense ainsi, dit Charles ; c’est précisément de ces gens que lady Russel préfère. Ce n’est pas un écervelé comme Wentworth et moi, qui ne pensons qu’à courir ; donnez-lui un livre, et il lira tout le jour.

— Ah ! oui, c’est bien cela, reprit Maria ; il aura le nez collé sur chaque page sans écouter ce qu’on lui dit, sans relever vos ciseaux ou vos gants s’ils tombent, sans avoir jamais un mot galant à vous adresser. Comment peut-on penser que lady Russel aimera un tel homme ? elle toujours si polie, et qui parle si bien ! »

Lady Russel sourit. « Vous voulez gagner votre juge, Maria, lui dit-elle. Vraiment, je suis curieuse de voir une personne sur laquelle les opinions sont si différentes : je désire fort qu’on l’engage à venir chez moi ; quand je l’aurai vu, je vous promets de vous dire ce que j’en pense ; jusqu’alors, brisons là-dessus ; je ne veux pas être influencée.

— Vous ne l’aimerez pas, j’en réponds. Notre cousin Elliot est, j’en suis sûre, beaucoup plus aimable ; il a de si jolis chevaux ! tout-à-fait la tenue d’un homme comme il faut. Si nous lui avions seulement parlé ! » Maria conta alors avec beaucoup de feu leur rencontre à Lyme avec M. Elliot, qu’elle trouvait très-singulière.

« Pour celui-là, dit lady Russel, je décide, sans l’avoir vu, qu’il m’est insupportable, et que je n’ai nulle envie de le connaître. Son refus de rendre ses devoirs au chef de la famille, son mariage sans le consulter, tous ses procédés avec sir Walter, ont fait sur moi une impression très-défavorable. »

Maria n’était pas heureuse dans ses jugemens ; la décision de lady Russel l’arrêta au milieu de ses éloges sur M. Elliot : elle se rejeta alors sur ceux du capitaine Wentworth, auquel la fière lady et la trop sensible Alice n’ajoutèrent rien ; mais, sans faire de questions, la dernière apprit ce qu’elle voulait savoir. À mesure que Louisa se remettait, il reprenait sa gaîté et sa vivacité ; elle était le thermomètre de son humeur, et certainement il l’aimait avec passion. Elle avait cru qu’il deviendrait fou de désespoir la première semaine ; depuis qu’on répondait de sa vie, c’était un autre homme. Il ne l’avait pas vue encore ; il craignait si fort pour elle l’émotion de cette entrevue, qu’il ne pressait point pour qu’elle eût lieu ; au contraire, il parlait de s’absenter pour huit ou dix jours, jusqu’à ce que la tête de la malade fût assez forte pour revoir sans danger l’homme dont l’imprudence a failli lui coûter la vie. Sa présence pouvait, dit—il, produire une révolution fâcheuse sur quelqu’un d’aussi faible, et leur rappeler trop à tous deux cet affreux moment auquel il n’osait penser. Il se disposait à aller passer une semaine à Plymouth, et pressait le capitaine Bentick de s’y rendre avec lui.

« Mais il l’a aussi refusé, dit Charles, et je parierais que c’est pour être libre de venir ici. »

De ce moment, Alice et lady Russel pensèrent souvent à l’arrivée du capitaine Bentick, et en parlèrent quelquefois. Alice ne croyait point avoir fait sa conquête, et n’y pensait même pas ; mais ce jeune homme l’intéressait sous d’autres rapports. Malheureux aussi dans son premier amour, elle le plaignait du fond de l’âme ; elle aurait voulu, non pas le consoler, mais lui faire un peu de bien en calmant son imagination par de bonnes lectures. Lady Russel était impatiente de juger si c’était un parti digne de sa favorite. Elle n’entendait pas sonner la cloche d’entrée sans croire qu’on allait l’annoncer. Alice ne revenait pas de ses promenades solitaires dans le parc de son père ou dans le village, où elle portait quelques aumônes, sans croire qu’elle le retrouverait. Mais il ne parut pas, et après une semaine d’attente, lady Russel décida que Maria avait raison, que le capitaine Bentick était un jeune homme mal élevé et tout-à-fait indigne de l’intérêt qu’elle commençait à prendre pour lui.

Les vieux Musgrove revinrent chez eux pour y recevoir leurs heureux enfans qui étaient en vacances ; ils amenaient avec eux tous ceux des Harville pour augmenter le tapage à Upercross et l’éloigner de Lyme. Louisa ne pouvait pas encore sortir de sa chambre, et Henriette était restée avec elle.

Lady Russel et Alice firent leur visite à madame Musgrove. Alice trouva un parfait contraste avec la solitude où elle avait laissé le salon d’Upercross ; il était même plus bruyant, plus animé que lorsqu’elle y jouait tristement des contre-danses sur le piano, pour faire danser les miss Musgrove, les miss Hayter, Wentworth, George, Charles et toute la bande joyeuse ; et à présent une autre réunion plus jeune et plus franchement gaie le remplit. Maman Musgrove, entourée de cinq filles ou fils des Harville, avait assez de peine à les défendre de la tyrannie et des coups des deux petits garçons du cottage invités pour les amuser, et dont les manières se ressentaient de l’absence de tante Alice. D’un côté, autour d’une table, les cadettes Musgrove et les aînées Harville découpaient en figures bizarres du papier doré, causaient, riaient toutes ensemble. De l’autre, une grande table, succombant sous le poids des gâteaux et des viandes de toute espèce, était entourée d’une demi-douzaine de jeunes garçons de dix à douze ans, moitié Harville, moitié Musgrove, sautant, criant, se battant à qui viderait le plus tôt les plats et ferait le plus de vacarme. Un feu de charbon de terre pétillait dans la grille de la grande cheminée, et augmentait le bruit général. Charles et Maria étaient là aussi, le premier excitant les enfans, la seconde grondant d’une voix aigre ; M. Musgrove faisant les honneurs du salon à lady Russel, en lui parlant comme s’il eût été au milieu de ses bois, et ayant peine à se faire entendre. C’était un beau tableau d’une famille anglaise aux fêtes de Noël.

Lady Russel, la main sur le front, fit signe à Alice que sa tête en sautait ; Alice elle-même, quoiqu’elle aimât les enfans, les trouvait un peu trop nombreux et bruyans. Maman Musgrove la fit asseoir près d’elle pour la remercier plus cordialement de ses attentions pour eux tous pendant le terrible accident de sa fille ; elle récapitula minutieusement tout ce qu’elle avait souffert elle-même : « Mais il n’en est plus question, dit-elle en jetant un doux regard autour d’elle ; après une vive inquiétude, rien ne soulage comme la tranquillité et le plaisir d’être chez soi au coin du feu. — Louisa, lui dit-elle, est mieux de jour en jour ; elle espérait qu’elle pourrait revenir jouir de ces innocens plaisirs, avant que ses frères et ses sœurs retournassent à leur école (Alice en trembla pour la pauvre convalescente, dont la tête devait être si faible). — Les Harville et M. Bentick me ramèneront mes filles, continua la bonne mère. Notre cher capitaine Wentworth, est allé voir son frère dans le Shropshire ; mais il reviendra bientôt, et sera, je l’espère, souvent ici, ainsi que vous, chère miss Elliot : il pourra vous amener, puisque vous êtes à Kellinch. Alice la remercia, et lui dit qu’elle ne quitterait pas lady Russel. — Elle nous fera honneur et plaisir de vous accompagner, dit madame Musgrove. » Lady Russel remercia par un salut ; et faisant un signe à Alice, elles partirent : « Que le ciel m’en préserve ! dit-elle en s’asseyant dans la voiture : j’ai la tête plus abîmée, j’en suis sûre, que miss Louisa. »

Chaque personne a son goût particulier pour le bruit, comme pour toute autre chose ; tel qui ne supporte pas les cris et le tapage de l’enfance ne se plaint point de celui que fait dans un théâtre un parterre tumultueux, ou du brouhaha d’une assemblée. Lady Russel, malade d’avoir passé une heure dans le salon de madame Musgrove, ne se plaignit point lorsque, quelque temps après, elle traversa la longue rue de Bath, du roulement sur le pavé d’une foule d’équipages, des cris de ville, des coups de marteau qu’on donnait à chaque porte ; le vacarme de son quartier d’hiver lui paraissait charmant ; et, comme madame Musgrove, elle aurait dit volontiers qu’après un long séjour à la campagne rien ne fait plus de bien qu’un peu de mouvement et de bruit.

Alice ne partageait pas ce sentiment ; elle persistait en silence dans son dégoût pour le séjour de Bath. Ces rues humides, ces grands et sombres bâtimens, dont pas un ne renfermait un ami, pas même une connaissance, attristaient son cœur en traversant la ville, où personne ne serait bien aise de la voir arriver, où pas un sourire de bienveillance ne l’accueillerait. Il y avait cependant à Bath un être qui n’était pas sans intérêt pour elle ; la dernière lettre d’Elisabeth lui avait appris que leur cousin Elliot y était arrivé, et paraissait mettre autant de soin à les rechercher qu’il en avait mis à s’éloigner d’eux. Cette nouvelle les étonna : lady Russel en fut très-occupée, et parla souvent de M. Elliot, regrettant ce qu’elle avait dit de lui à Maria, et paraissant très-curieuse de le connaître. « Si réellement, disait-elle, il sent ses torts et cherche à les réparer, il faut les oublier, et rattacher au tronc de la famille cette branche isolée. » Dans cette occasion, elle pensait plus à Elisabeth qu’à Alice, uniquement parce qu’elle était l’aînée, et qu’il était dans la règle qu’elle se mariât la première.

Alice sentait aussi qu’elle reverrait M. Elliot avec plaisir, et c’était plus qu’elle ne pouvait dire de qui que ce fût à Bath.

Elles arrivèrent à Camben-Place : Alice descendit chez son père, et lady Russel poursuivit sa route pour se rendre à Rivers-Street, lieu de son domicile.

CHAPITRE XV.


Sir Walter avait loué à Camben-Place, le plus beau quartier de Bath, une très-belle maison, telle enfin que devait être la demeure d’un homme de son importance ; lui et sa fille y étaient établis à leur grande satisfaction. Alice y entra avec le cœur bien serré, sentant déjà le froid glacial de l’accueil qu’elle allait recevoir, et ne pouvant s’empêcher de se dire à elle-même : « Quand arrivera le moment de quitter cette demeure et ceux qui l’habitent ? » Sentiment bien triste lorsqu’il a pour objet des personnes qu’on voudrait chérir et qui pourraient suffire à notre bonheur. Mais quels furent son étonnement et sa joie lorsque, pour la première fois de sa vie, elle fut reçue avec une cordialité qui la toucha d’autant plus qu’elle n’y était pas accoutumée ! Son père et sa sœur parurent charmés de la voir, et se hâtèrent de lui faire admirer leur bel établissement, et le luxe de leur maison, qui l’affligea. Alice pensa que le grand sacrifice de son cher Kellinch-Hall ne servirait pas à grand’chose pour les créanciers. On servit un excellent diner. Sir Walter fit observer qu’on faisait meilleure chère à Bath que partout ailleurs, et se félicita de ce qu’Alice pouvait en juger.

Madame Clay était très-animée, très-gracieuse, et cachait avec tout l’artifice qu’elle possédait l’humeur et le dépit que lui donnait l’arrivée d’Alice. Celle-ci s’était attendue à cette réception, et l’appréciait à sa juste valeur ; mais elle ne pouvait comprendre le motif de la bienveillance inattendue de son père et de sa sœur. Ils étaient évidemment bien disposés et contens de causer avec Alice, c’est-à-dire de lui parler ; car ils ne l’écoutaient pas, et ne lui firent nulle question. Fort heureusement ils ne s’informèrent point de leur ancien voisinage et ne demandèrent pas s’ils y étaient regrettés ; elle n’aurait su que répondre. Ils ne furent pas plus curieux sur Upercross : à peine demandèrent-ils des nouvelles de Maria et de ses enfans : Upercross et Kellinch n’excitaient que peu d’intérêt ; Lyme, pas le moindre ; Bath était l’univers pour eux. Ils eurent le plaisir d’assurer Alice que Bath avait surpassé leur attente, que c’était un séjour charmant, où des connaissances nouvelles se succédaient chaque jour : leur maison était, sans aucune exception, la meilleure de la ville ; leur salon avait des avantages décidés sur tous ceux qu’Elisabeth eut jamais vus ; sa supériorité était non-seulement dans la grandeur et la forme, mais aussi dans l’élégance des meubles : tous ceux qui le voyaient étaient dans le ravissement ; chacun à Bath sollicitait d’y être admis, et il y avait foule. Ils recevaient continuellement des cartes de visites et d’invitations de gens qu’ils connaissaient à peine, etc., etc. Elisabeth était, comme on le voit, en pleine jouissance, et sir Walter gonflé d’orgueil. Alice ne s’étonna plus de leur air de bonheur, et de la joie qu’ils trouvaient à lui raconter leurs succès et leurs plaisirs ; mais elle soupirait en pensait qu’il faudrait les partager, et ne comprenait point que son père ne sentît pas davantage le changement de sa situation, et ne regrettât ni les droits ni la dignité de possesseur d’un ancien château dont il faisait les honneurs avec cette noble hospitalité qui distingue les seigneurs anglais. Comment pouvait-il être vain au point de rassembler dans une maison de louage les habitans d’une petite ville ? Alice ne pouvait s’empêcher de sourire de l’air d’orgueil et de majesté avec lequel Elisabeth ouvrait les deux battans de son bel appartement, et se promenait en se pavanant d’un salon à l’autre. « Grand dieu ! disait-elle en elle-même, est-ce la maîtresse de Kellinch-Hall qui est si fière de se promener entre deux murs éloignés l’un de l’autre de trente pieds au plus, et qui ne lui appartiennent pas ? »

Mai elle apprit bientôt que ce n’était pas seulement ce qui rendait Elisabeth heureuse : elle avait souvent entre ces murs et sur ces beaux sophas son cousin Elliot. Alice eut beaucoup de choses à entendre sur le compte de ce parent : on ne pouvait assez répéter combien il était beau, élégant ; ses habits, ses chevaux, sa tenue, répondaient parfaitement au nom qu’il portait : il était non-seulement pardonné, mais dans la plus haute faveur. Il avait passé à Bath à la fin de novembre, en revenant d’une course, et comptait passer son hiver à Londres ; mais apprenant que sir Walter était établi à Bath, il s’était décidé à y revenir et à y rester quelque temps : il y était depuis quinze jours. Son premier soin avait été d’envoyer sa carte à Camben-Place, de la suivre bientôt lui-même, de chercher avec assiduité toutes les occasions de rencontrer ses parens, et de s’excuser, avec la plus noble franchise de sa conduite passée, en montrant le plus grand désir d’être reçu comme un parent et un ami, ce qu’on n’avait pu lui refuser. Elisabeth ne tarissait pas en éloges ; il n’avait aucun défaut, aucun tort ; sa négligence apparente avait été causée par trop de modestie, trop de délicatesse ; il n’avait pu croire que la société d’un jeune légiste pût être agréable à des parens accoutumés à la société la plus brillante ; jamais il n’avait eu l’idée de la rejeter, mais il avait redouté d’être rejeté lui-même. Sir Walter lui imposait, et depuis son mariage, sentant qu’il avait dû lui déplaire, sa délicatesse l’avait empêché de se présenter chez lui. Sur le reproche d’avoir parlé avec irrévérence des Elliot et de leur noblesse, il avait paru indigné, lui qui s’était toujours vanté d’être de cette famille ; lui, dont les opinions, contraires à celles du siècle et à la démocratie, étaient si prononcées ! Il devait, certes, se croire à l’abri d’une telle imputation : mais son caractère et sa conduite ont démenti cette fausseté. Pourrait-on le blâmer encore, d’après le vif empressement qu’il a mis à saisir la première occasion de se réconcilier avec le noble chef de sa famille ?

Les circonstances de son mariage étaient aussi très-atténuées : c’était un point sur lequel on n’avait pu lui parler à lui-même ; mais un colonel Wallis, son intime ami, résidant à Bath, un homme respectable, bon gentilhomme, vivant très-honorablement dans le quartier de Marlborough, avait demandé à M. Elliot d’être présenté à sir Walter et à sa fille, et l’on avait su par lui plusieurs choses relatives à ce mariage, inégal pour la naissance, qui excusaient en grande partie M. Elliot de l’avoir contracté. Le colonel Wallis, lié depuis long-temps avec lui, avait aussi connu sa femme ; elle n’était pas, il est vrai, d’une famille distinguée, mais très-bien élevée, très-riche, et aimant passionnément son ami ; elle l’avait recherché, et il n’avait pu résister à ses charmes : l’argent seul n’aurait eu aucun attrait pour lui s’il n’eut été amoureux. Sir Walter faisait trop de cas du cousin Elliot pour n’être pas indulgent : une femme belle, riche, qui aimait passionnément son parent ! cela le justifiait tout-à-fait à ses yeux.

Elisabeth disait, en baissant les yeux d’un air qu’elle croyait modeste, qu’en effet la beauté avait un attrait irrésistible, et qu’il fallait que madame Elliot fût prodigieusement belle pour l’avoir emporté sur… sur d’autres… dans le cœur de son cousin Elliot : « Vous pourrez bientôt, dit-elle à sa sœur, juger vous-même de ses mérites ; il vient ici à peu près tous les jours ; il a même dîné deux fois avec nous en famille, sir Walter ne donnant plus de repas d’apparat ; ce qui est vraiment un grand sacrifice ! Mais M. Elliot a paru enchanté d’être traité comme un ami et un parent ; il met son bonheur à être reçu dans notre maison. »

Alice écoutait et réfléchissait ; la figure et les manières de M. Elliot lui avaient plu ; mais elle ne pouvait régler son opinion sur lui, ni d’après leur rencontre à Lyme, ni sur ce que disaient sir Walter et Elisabeth ; elle savait trop bien qu’il suffisait de flatter leur vanité pour être parfait à leurs yeux : mais cette prompte réconciliation avec un homme contre lequel ils étaient si irrités lui paraissait au moins fort extraordinaire. Quel pouvait être le motif de ce parent éloigné, pour témoigner, après tant d’années de négligence et de froideur, un si vif désir de rapprochement ? Du côté de l’intérêt pécuniaire, il n’avait rien à gagner d’être bien avec sir Walter, et rien à risquer en restant comme ils étaient. Suivant les apparences, M. Elliot était le plus riche des deux, et la terre de Kellinch, ainsi que le titre qui y était attaché, ne pouvait lui échapper. Du côté de l’agrément, hélas ! Alice savait trop combien il y en avait peu dans la société de son père et de sa sœur, pour qu’un homme spirituel et aimable, comme l’annonçait la physionomie de M. Elliot, pût se plaire chez eux. Une seule solution se présentait à son esprit, et pouvait expliquer sa conduite : sans doute il avait été frappé de la beauté d’Elisabeth lorsqu’il l’avait vue à Londres dans tout l’éclat de sa jeunesse, et il avait pris de l’amour pour elle ; mais, trop jeune et trop timide pour se déclarer d’abord, il l’avait laissée repartir ; et, comme il arrive souvent à cet âge d’autres circonstances, d’autres liaisons, une femme aussi belle que sa cousine, plus riche, plus aimable peut-être (ce qui n’était pas difficile), l’avait entraîné ; il s’était marié, et n’avait plus cherché à la revoir : mais étant redevenu libre de lui offrir ses hommages, ses anciens sentimens s’étaient réveillés ; il était revenu à Bath ; et, la retrouvant presque aussi bien qu’il l’avait laissée, il s’y était attaché de nouveau. Elisabeth était très-belle encore ; elle avait peu d’esprit, mais s’énonçait avec facilité, parlait bien, et ne disait jamais que ce qu’il fallait dire. Cependant il était à craindre que M. Elliot, ayant acquis de la pénétration et l’usage du monde, ne démêlât bientôt le peu de fond de cette belle surface, le manque total d’idées, et le caractère égoïste et glacé de sa cousine. Alice désira qu’il fût assez amoureux pour n’être pas si clairvoyant : sa sœur paraissait très-disposée à le croire, et madame Clay fortifiait cette idée. Alice en jugea par quelques regards qu’elles se lancèrent quand il fut question de lui, et par l’affectation de madame Clay à répéter que M. Elliot n’était heureux qu’à Camben-Place. Alice dit qu’elle croyait l’avoir rencontré à Lyme ; on n’y fit pas grande attention : Oui, peut-être était-ce lui ; on n’écouta pas le portrait qu’Alice fit de ce cousin. Sir Walter, qui s’y connaissait, le fit à son tour, et il lui rendit justice, en disant qu’il avait tout l’air d’un gentilhomme, qu’il était mis avec élégance et suivant la mode, que sa figure était agréable, ses yeux expressifs ; son sourire fin : « C’est grand dommage, ajouta-t-il, qu’il ne se tienne pas assez droit ; c’est un défaut qui s’accroît avec les années, et nous donne un air plus âgé : bref, il avait un peu vieilli depuis dix ans. — Quand il m’a dit, continua M. Elliot, que j’étais absolument le même, j’étais embarrassé de ne pouvoir en conscience lui faire un semblable compliment. Cependant Elliot est mieux que beaucoup d’autres, et je ne craindrais point de me montrer à côté de lui en quelque endroit que ce fût. »

De M. Elliot on passa à ses amis Wallis ; le colonel n’avait eu ni trêve ni repos qu’il n’eût été présenté à sir Walter : il était marié, et madame Wallis était aussi à Bath ; elle passait pour l’une des plus jolies femmes de Londres. On ne l’avait point vue encore ; étant près d’accoucher, elle n’était pas sortie ; mais dès qu’elle serait relevée, on ferait connaissance avec elle, et l’on en était très-impatient, du moins sir Walter. Elisabeth souriait de pitié quand son père parlait de la charmante madame Wallis, et lançait un coup-d’œil sur la glace ; ce qui voulait dire : « Elle ne peut être plus belle que moi. » Sir Walter en était très-occupé ; une des plus belles personnes de l’Angleterre ! N’est-ce pas étonnant que le hasard rassemble à Bath des figures aussi remarquables que celle de madame Wallis, et, et…, il n’eut pas la fatuité de dire sir Walter Elliot ; mais madame Clay ajouta : Et sir et les miss Elliot, dit-elle ; la beauté semble attachée à ce nom.

« Vous badinez, madame Clay, dit sir Walter en jetant à son tour un coup-d’œil sur la glace : naguère peut-être… ; mais mon temps doit être passé ; je voulais parler du colonel Wallis, qui serait un très-beau militaire s’il n’avait pas les cheveux d’un blond trop ardent. — Je ne me suis jamais promené avec lui sans remarquer que les yeux de toutes les femmes se tournaient de notre côté, et ce ne pouvait être que pour lui, ajouta le modeste sir Walter. — Ou pour celui dont les beaux cheveux ne sont pas de cette couleur, dit madame Clay ; je ne comprends pas qu’un homme puisse plaire avec des cheveux roux. »

Sir Walter s’inclina ; puis, dans son accès de bonne humeur, il demanda à Alice si Maria était bien. « J’espère qu’elle n’engraisse plus ; l’embonpoint sied assez bien quand il n’est pas excessif ; il prévient les rides ; mais quand on en a trop, il donne l’air commun. La dernière fois que je la vis, elle avait le nez rouge, ce qui me fit beaucoup de peine ; j’espère que ce n’est pas ainsi tous les jours.

— Non, mon père, c’était accidentel ; elle est en très-bonne santé, et elle a très-bon visage.

— Il faut que l’air d’Upercross soit salutaire, car vous êtes aussi très-bien. J’irai peut-être faire une visite à Maria. »

Alice allait répondre, quand le marteau de la porte se fit entendre.

« Qui donc est là, s’écria sir Walter, et si tard ? Il est passé dix heures !

— C’est peut-être mon cousin Elliot, dit Elisabeth ; il dînait en ville, c’est ce qui l’a empêché de venir plus tôt ; il aura voulu, en passant, s’informer de l’état de notre santé ; n’est-ce pas une attention charmante ?

— C’est lui, dit madame Clay ; je connais très-bien sa manière de frapper. » Madame Clay avait raison ; on annonça M. Elliot, et il entra.

Oui, c’était le même qu’Alice avait rencontré à Lyme ; la seule différence était une toilette plus soignée qu’en voyage : elle le reconnut à l’instant, et se retira un peu en arrière pendant les premiers complimens. Il fit avec grâce ses excuses de venir aussi tard ; mais il n’avait pu passer aussi près de la maison sans s’informer si miss Elliot et son amie n’avaient pas souffert du froid dans leur promenade du matin.

Quand on eut répondu poliment, le tour d’Alice arriva ; sir Walter la fit avancer. « Il faut, mon cher Elliot, dit-il, que je vous présente encore une cousine, ma seconde fille, miss Alice Elliot, arrivée aujourd’hui avec notre amie lady Russel. » Alice, en rougissant et souriant, le salua. M. Elliot reconnut la jolie figure qu’il était loin d’avoir oubliée ; il parut éprouver une grande surprise et une joie plus grande encore : son regard s’anima ; et lui rappelant leur rencontre d’une manière très-aimable : « J’aurais dû deviner notre relation, lui dit-il ; il me semblait que vous n’étiez pas pour moi une étrangère. » Alice lui dit franchement qu’elle avait éprouvé à peu près la même chose, mais qu’elle apprit son nom d’abord après son départ. « Que n’ai-je su le vôtre ! lui dit-il ; j’aurais bien sûrement réclamé mes droits de parenté, et prolongé mon séjour à Lyme. »

Ils furent ainsi d’abord sur le pied d’ancienne connaissance ; elle lui trouva, comme la première fois, un extérieur agréable ; sa manière était si polie, si naturelle, si particulièrement aimable, qu’elle ne put s’empêcher de le comparer à Wentworth ; ce n’était pas le même genre, mais ils étaient tous deux également bien.

La conversation s’anima, et il sut la rendre intéressante ; son ton, ses expressions, le choix des sujets d’entretien, ses opinions, tout annonçait un esprit pénétrant et sensible. Il parla de Lyme et de sa situation pittoresque, en observateur des beautés de la nature ; il fit la description des sites qu’il avait remarqués ; il interrogeait Alice, et s’informait avec intérêt du but de sa course, de celui des personnes avec qui elle avait fait cette partie ; il témoigna vivement encore ses regrets d’avoir ignoré le nom de ses voisins. Il avait passé la soirée seul dans la chambre voisine de celle où ils étaient rassemblés, et d’où il entendit leurs voix, leurs joyeux éclats de rire ; il envia leur bonheur, il eût voulu oser les joindre ; mais il était loin de se douter qu’il eût le droit de se présenter à eux. « Cela me corrigera, dit-il, d’un absurde système, suite d’une extrême timidité que j’avais dans ma jeunesse, et qui m’a déjà joué de bien mauvais tours ; j’ai toujours été retenu par la crainte d’être indiscret ou importun. Les idées d’un jeune homme de vingt ans sont quelquefois bien ridicules, et peuvent lui coûter le bonheur de sa vie. »

Cette réflexion confirma Alice dans l’idée qu’elle s’était faite des motifs de sa conduite avec sa famille ; il faisait sans doute allusion à l’amour qu’Elisabeth lui avait inspiré, et qu’il n’osa lui déclarer.

« Vous ne devez pas regretter, lui dit-elle, de ne vous être pas joint à notre partie ; cette joie, cette gaîté, qui vous avaient fait envie, se changèrent bientôt en désespoir. » Elle raconta alors brièvement l’affreux accident de Louisa Musgrove, dont M. Elliot parut très-touché. Sir Walter et Elisabeth, qui l’avaient oublié, lui firent aussi des questions ; mais quelle différence d’y prendre part ! C’était chez eux la simple curiosité de connaître un événement malheureux ; chez lui, c’était un tendre et vif intérêt sur ce qu’ils avaient tous souffert : elle le comparait à lady Russel, dans le désir obligeant de savoir tous les détails de la chute et de la guérison de Louisa.

Il resta plus d’une heure ; l’élégante pendule d’albâtre de sir Walter avait frappé onze heures, avant qu’aucun des Elliot eût l’air de s’en douter. Depuis long-temps Alice n’avait trouvé une heure aussi courte. Il fallut se séparer : Elisabeth eut la condescendance de conduire elle-même sa sœur dans une jolie chambre qu’on lui avait préparée, et ne la quitta pas sans lui avoir dit encore combien leur cousin était aimable ; Alice fut entièrement de son avis, et s’endormit fort contente de sa journée, qu’elle n’avait pas cru passer aussi agréablement.



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CHAPITRE XVI.


Il y avait un point sur lequel Alice, en revenant dans sa famille, désirait d’être instruite ; elle se croyait sûre à présent de l’amour de M. Elliot pour sa sœur Elisabeth, mais elle aurait voulu être persuadée que sir Walter n’en eût point pour madame Pénélope Clay : la prolongation de son séjour, ayant laissé ses deux enfans aux soins de son père, donnait de violens soupçons sur ses motifs, que plusieurs remarques avaient confirmés : Alice était donc loin d’être tranquille sur cet objet.

En descendant pour déjeûner, le lendemain, elle entendit parler vivement dans la salle à manger. Madame Clay avait sans doute dit qu’elle voulait céder sa place à Alice, Elisabeth lui répondait avec un ton décidé : « Non certainement, chère amie, il n’y a aucune raison pour cela ; elle n’est rien pour moi comparablement à vous, et je vous prie de rester. » Sir Walter ajouta : « Oui, ma chère madame Clay, ma fille a raison ; ne songez pas à nous quitter : vous n’avez point encore joui des plaisirs de Bath ; jusqu’à ce jour, vous nous avez été utile, à présent il faut vous amuser ; vous resterez pour faire connaissance avec madame Wallis, la belle madame Wallis. Votre esprit est trop fin, trop supérieur pour s’occuper des petites rivalités de femme ; vous avez des moyens plus sûrs de plaire, et je sais que la vue d’un bel objet vous fera le même plaisir qu’à moi, qui suis impatient de l’admirer, sans autre motif qu’une simple curiosité, je vous l’assure. »

Alice entra ; les deux amies se jetèrent un regard significatif, comme pour se demander : N’a-t-elle rien entendu ? Elisabeth fit un mouvement d’épaule qui voulait dire : Cela m’est égal. Madame Clay voulut, à tout hasard, avoir l’air de continuer l’entretien.

« Vous savez, sir Walter, dit-elle en serrant contre son cœur la main d’Elisabeth, que je puis chérir la beauté ; je resterai donc, puisque vous le voulez, plus pour vous que pour madame Wallis. » Sir Walter voulut lui baiser la main qui était de son côté, mais elle la retira prudemment.

Toutes les attentions d’Elisabeth étaient pour elle, Alice n’y avait plus aucune part ; elle avait repris son froid dédain ; sir Walter, au contraire, était encore plus amical, et la regardait souvent d’un air de satisfaction. Quand on eut achevé de déjeûner, les deux intimes se retirèrent ; Alice resta seule avec son père. Il commença à la complimenter sur sa bonne mine. « Vous n’êtes plus la même, Alice, et je ne vous ai jamais vue aussi bien ; vous avez de l’embonpoint, de la fraîcheur, le teint clair, uni ; vous êtes, en vérité, très-présentable, et j’en suis charmé, je vous assure. Avez-vous fait usage de quelque cosmétique ? — Non, mon père. — Impossible ! vous m’obligerez d’en convenir. De l’eau de Ninon, peut-être ? on la dit merveilleuse. — Non, mon père, je ne m’en sers jamais ; je préfère l’eau fraîche et naturelle. »

Il parut surpris. « C’est très-singulier, de l’eau fraîche ! Peut-être est-ce bon dans la jeunesse, elle anime le teint ; mais, croyez-moi, il faut, plus tard, quelque chose de plus onctueux : la crème de rose de Paris est ce qu’il y a de mieux. Voyez madame Clay, elle en a fait usage sur ma recommandation, et ses rousseurs sont entièrement passées ; c’est absolument une autre femme. »

Si Elisabeth eût entendu cela, elle en aurait été effrayée, d’autant plus qu’il était vrai que la jeune veuve était aussi fort embellie. Alice trembla pour son père : au reste, le mal serait bien diminué si Elisabeth se mariait aussi, et quant à elle, elle aurait toujours un asile chez lady Russel, qui ne demandait pas mieux que de la garder près d’elle.

La politesse de cette dame et son calme accoutumé étaient mis à de fortes épreuves quand elle venait faire des visites à Camben-Place, qu’elle était témoin de la faveur de madame Clay, et du peu d’attention qu’on avait pour sa chère Alice. Elle en fut d’abord très-vexée ; mais à Bath, son temps était trop bien rempli pour avoir le loisir de s’en occuper exclusivement : le matin, les eaux, la promenade, les visites, la lecture des papiers-nouvelles ; le soir, les assemblées, la conversation, le jeu, etc., etc., remplissaient sa vie, et même chez sir Walter elle trouvait un nouvel objet de vif intérêt ; qui la rendait ou plus indulgente ou plus indifférente pour tous les autres, c’était M. Elliot. Il fit entièrement sa conquête ; sa figure, sa politesse, son usage du monde, lui plurent au premier moment ; et quand elle eut causé avec lui, elle le trouva tout-à-la-fois si instruit, si aimable, qu’elle en fut enchantée, et qu’il s’en fallut peu qu’elle ne s’écriât : Est-il possible que ce soit là cet Elliot que je n’avais nulle envie de connaître ! Elle lui faisait une ample réparation, et déclarait qu’elle n’avait jamais rencontré un homme plus agréable et plus estimable, et que si elle était encore dans l’âge d’aimer, son cœur serait en grand danger. Il réunissait tout, un esprit éclairé, des opinions solides, connaissance du monde, politesse parfaite, et un cœur brûlant et sensible. Il avait un sentiment très-vif sur l’honneur de sa famille, sans orgueil ni préjugé. Il vivait d’une manière digne d’un homme riche sans cependant déployer trop de luxe, sans avoir aucun des goûts ruineux qui détruisent les plus belles fortunes. Il jugeait par lui-même des choses essentielles sans se laisser entraîner par l’opinion des autres, à laquelle il cédait cependant pour tout ce qui regardait le décorum et les usages reçus. Il était ferme sans opiniâtreté, réfléchi sans pédanterie, modeste et candide sans faiblesse et sans imprudence ; n’étant ni intéressé ni égoïste ; sentant le prix de ce qui était aimable, et, par-dessus tout, du bonheur domestique ; vif et animé sans ce faux enthousiasme, cette violente agitation, incompatibles avec une vie douce et tranquille. Elle était sûre qu’il n’avait pas été heureux dans son mariage. Le colonel Wallis le faisait pressentir, et lady Russel l’avait deviné ; mais il n’avait pas été assez malheureux pour l’aigrir contre l’hymen, et l’empêcher de former un second choix, en étudiant mieux le caractère de sa future compagne. Enfin, lady Russel était entièrement sous le charme, et se faisait de M. Elliot l’idéal d’un être parfait, que, dans le fond de son cœur, elle unissait à sa chère Alice, comme à la seule femme qui pût mériter ce bonheur. Le plaisir de rencontrer M. Elliot chez sir Walter la dédommageait du chagrin d’y trouver madame Clay.

Alice avait appris, depuis quelques années, qu’elle et son excellente amie pouvaient penser et voir différemment ; elle ne fut donc pas surprise que lady Russel ne vît rien que de très-naturel dans la réconciliation des deux cousins, recherchée si vivement par M. Elliot, qui paraissait l’avoir dédaignée pendant plusieurs années ; elle trouvait tout simple que, dans l’âge mûr, M. Elliot eût envisagé les choses sous un autre point de vue, et senti quel honneur il se ferait dans le monde en étant bien avec le chef de sa famille. Alice sourit, et dit un mot du penchant qu’elle lui supposait pour Elisabeth. Lady Russel écouta, réfléchit, et répondit seulement : « La belle Elisabeth ?… Oui, peut-être ; le temps nous l’apprendra ; mais j’ai la plus haute opinion de son jugement. »

Alice aussi s’en référa à l’avenir. Dans le fait, on ne pouvait rien décider encore ; Elisabeth avait une telle importance dans la maison de son père, que toutes les attentions, tous les hommages étaient pour miss Elliot ; leur parent s’était aussi soumis à cette règle, et l’on ne pouvait rien conclure de bien positif : il n’y avait d’ailleurs que sept mois qu’il était veuf, et ce délai à se prononcer était naturel. Alice ne voyait pas le crêpe à son chapeau sans se blâmer elle-même de le croire occupé d’un nouveau lien. En supposant même que son mariage ne l’eût pas rendu très-heureux, il avait duré plusieurs années ; elle ne pouvait comprendre que la mort prématurée d’une femme jeune et belle encore, dont il avait été passionnément aimé, n’eût pas fait une impression plus durable. Cependant il n’était pas douteux qu’il se consolerait ; elle fut donc là-dessus d’accord avec son amie, ainsi que sur l’amabilité de son héros, sans le voir aussi parfait ; elle convint de bonne foi que c’était la personne qui lui plaisait le plus à Bath ; elle aimait à causer avec lui, et surtout de Lyme, dont la situation lui plaisait autant qu’à elle, et qu’ils auraient voulu revoir tous les deux. Il revenait souvent sur ce qu’il avait éprouvé à leur première rencontre. « Sans pouvoir m’en rendre raison, lui dit-il, je me sentis le désir de vous revoir encore, et vous dûtes voir dans mon regard quelque chose de particulier. » Elle s’en souvenait très-bien, et se rappelait mieux encore un autre regard lancé au même moment. Ils ne pensaient pas toujours de même sur differens points : il attachait beaucoup plus de prix qu’elle au rang et à la naissance ; il avait, plus qu’elle ne pensait, de l’orgueil Elliot ; ce ne fut pas seulement par complaisance qu’il partagea les sollicitudes de sir Walter et d’Elisabeth sur un sujet qu’Alice jugeait indigne de l’occuper.

Les papiers du matin annoncèrent l’arrivée à Bath de la vicomtesse douairière Dalrymple, et de sa fille l’honorable miss Carteret ; cette nouvelle agita pendant plusieurs jours les habitans de Camben-Place, Alice exceptée, qui ne trouva pas que cela en valût la peine. Le sujet de cette agitation venait de ce que les Dalrymple étaient cousins des Elliot, qu’il y avait entre eux un refroidissement total, et qu’ils étaient en grande perplexité de savoir comment se rapprocher, ce dont sir Walter et sa fille aînée avaient grande envie.

Alice n’avait jamais vu son père et sa sœur en contact avec la haute noblesse, et se trouva tout-à-fait désappointée ; d’après leur genre de vie ordinaire, elle attendait d’eux plus de dignité ; elle fut réduite à désirer (ce qu’elle n’eût jamais prévu) qu’ils eussent un peu plus d’orgueil personnel, et n’en missent pas tant dans cette alliance. Elle n’entendit plus autre chose que cette phrase : Notre cousine lady Dalrymple, notre jeune cousine miss Carteret, etc.

Sir Walter s’était rencontré jadis avec feu le vicomte, mais n’avait jamais vu personne de sa famille : on s’écrivait cependant dans les grandes occasions, on se communiquait les morts et les mariages ; mais le malheur voulut que, lorsque le vicomte mourut, sir Walter fût atteint d’une grande maladie ; aucune lettre de condoléance n’arriva en Irlande. Cette négligence reçut sa punition, et quand lady Elliot mourut à son tour, aucune lettre de condoléance n’arriva non plus à Kellinch. Depuis ce moment, il n’existait pas de liaison entre eux, et l’on avait quelque raison d’appréhender que les Dalrymple ne se refusassent à entamer une nouvelle relation avec la famille Elliot. Comment s’y prendre pour les engager à les considérer encore comme des cousins ? était la question qui les occupait du matin au soir, comme si c’eut été la chose la plus importante pour leur félicité. « Les relations des familles nobles doivent toujours exister, » disait sir Walter. « Et la bonne compagnie doit toujours être recherchée, ajoutait lady Russel. Lady Dalrymple a déjà été à Bath l’année précédente ; on m’en a parlé comme d’une femme charmante et du meilleur ton. — Elle a pris une maison pour trois mois à Laura-Place, disait Elisabeth ; elle vivra dans le plus grand ton : je doute cependant que son salon soit plus élégant que le nôtre ; je voudrais pouvoir les comparer.

— On est toujours flatté, disait M. Elliot, d’être allié à une personne aussi distinguée ; il faut absolument chercher les moyens de renouveler cette relation sans trop compromettre les Elliot. » Alice gardait le silence, et trouvait qu’on pouvait tout aussi bien attendre les avances de lady Dalrymple, que de lui en faire ; mais on ne la consultait pas.

Sir Walter coupa le nœud gordien ; il passa dans son cabinet, et revint une belle épître à la main pour sa noble cousine. Elle était remplie d’explications, de supplications, de regrets, d’espoir, d’offres de services, etc., etc. Il la lut à haute voix ; ni lady Russel ni Alice ne l’approuvèrent ; mais elle partit, et lui valut une réponse de trois lignes bien griffonnées, qui le comblèrent de joie.

« La vicomtesse Dalrymple était très-honorée du souvenir de son parent sir Walter Elliot et de mesdames ses filles, et s’estimerait heureuse de faire leur connaissance. »

Les anxiétés finirent, et tout fut joie et plaisir à Camben-Place ; il n’y fut plus question que de notre chère cousine lady Dalrymple et de sa fille miss Carteret.

Alice seule n’en parlait pas, mais elle consentit à leur faire une visite avec ses parens et lady Russel. Le lendemain, Elisabeth eut le plaisir de décorer sa cheminée de deux belles cartes à vignettes de la vicomtesse douairière Dalrymple et de son honorable fille, au bas desquelles elle aurait volontiers voulu ajouter, cousine des Elliot.

Alice en était honteuse ; lors même que ses illustres parentes eussent été agréables, elle aurait encore blâmé l’agitation qu’elles causaient ; mais il n’y avait pas même cette excuse. Lady Russel, qui sauvait la dignité de son titre et de son caractère, en disant seulement qu’elle désirerait voir le plus tôt possible une femme charmante, avait été consternée de trouver une femme très-commune, très-peu agréable, sans aucune supériorité que celle de son rang : on la trouvait charmante à Bath, parce qu’elle y donnait des fêtes et qu’elle avait un sourire de commande pour tous ceux à qui elle parlait. Sa fille, miss Carteret, n’avait pas même ce sourire ; elle était laide, maussade ; ce qui n’aurait pas été toléré par sir Walter, sans sa naissance et son rang.

Alice eut à ce sujet quelques discussions avec son cousin Elliot ; il lui accordait qu’elles n’étaient rien par elles-mêmes, mais il lui soutenait qu’une vicomtesse, une lady, étaient toujours, par cela seulement, une très-bonne compagnie, avec qui il était fort agréable d’entretenir des relations. Alice sourit. « Mes idées sont différentes, M. Elliot, lui dit-elle, sur le mot de bonne compagnie : il signifie pour moi une réunion de personnes qui ont un jugement éclairé, assez d’esprit pour soutenir une conversation aimable, de la dignité sans orgueil et de l’affabilité sans bassesse.

— Vous êtes dans l’erreur, aimable cousine ; ce n’est pas la bonne compagnie, c’est la meilleure : ce qu’on entend par bonne compagnie, ce sont les gens qui ont de la naissance, une certaine éducation, un bon ton et une bonne maison ; une éducation soignée n’est pas même nécessaire ; il suffit d’avoir le sens commun, et l’on se tire d’affaire en société ; mais le rang et les bonnes manières sont la chose essentielle : tant mieux si l’on y joint les qualités dont vous venez de parler ; mais si elles étaient de rigueur pour la bonne compagnie, convenez qu’elle serait aussi trop rare. »

Alice sourit encore à demi, avec une nuance de dédain.

« Ma cousine Alice n’est pas satisfaite ; dit-il en se rapprochant, elle secoue sa jolie tête ; sans doute elle a le droit d’être plus difficile qu’aucune autre femme, mais à quoi cela sert-il ? À périr d’ennui dans la solitude, si vous ne voulez voir que des gens qui vous ressemblent. N’est-il pas plus sage d’accepter la société et la nullité d’une lady Dalrymple et de sa fille, et de jouir de tous les avantages d’une telle relation ? Vous pouvez être sûre qu’elles tiendront la première place à Bath cet hiver ; et comme le rang est toujours le rang, dès que votre famille (laissez-moi dire notre famille) sera connue pour leur être alliée, elle aura le degré de considération que nous pouvons désirer.

— Soyez assuré, dit Alice avec un rire sardonique, que l’on saura bientôt dans toute la ville que nous sommes les chères cousines de la très-noble lady Dalrymple. » La malice lui était si peu naturelle, qu’elle rougit de celle qui venait de lui échapper contre son père et sa sœur ; et ne voulant pas y donner suite, elle se hâta d’ajouter : « Il est possible que j’aie tort ; il est toujours bien d’être poli avec tout le monde, et prévenant pour ses parens ; j’ai trouvé seulement qu’on se donnait trop de peine et de souci pour une nouvelle connaissance. Peut-être ai-je plus d’orgueil que vous tous, dit-elle en souriant : j’ai été contrariée, je l’avoue, de voir sir Walter Elliot solliciter pour lui et ses filles une liaison avec des parentes éloignées à qui nous sommes très-indifférens.

— Pardonnez, chère cousine, dit M. Elliot, si je vous contredis encore ; à Londres, peut-être auriez-vous raison de ne pas rechercher une parente vivant par goût et par habitude dans le grand monde, tandis que vous aimez une vie tranquille ; mais à Bath, où l’on ne peut vivre ignoré, sir Walter et sa famille doivent être liés avec ce qu’il y a de plus distingué, et l’on doit être flatté d’être recherché par eux.

— Pour moi, dit Alice, je suis trop fière pour être flattée d’une relation motivée seulement sur les lieux qu’on habite.

— J’aime votre noble fierté, ma cousine, dit M. Elliot ; mais enfin vous êtes à Bath, la vicomtesse Dalrymple y est aussi, et vous ne pouviez rester étrangers les uns aux autres. Moi aussi je suis fier de mon nom, de ma famille, du peu de mérite que je m’efforce d’avoir ; notre orgueil, j’en suis sûr, a le même objet, quoique dans quelque point nous différions d’opinion. Il y en a un, par exemple, dit-il en parlant plus bas, quoiqu’ils fussent seuls dans la chambre, sur lequel j’ose être sûr que nous serons d’accord, c’est que chaque addition à la société de votre père, parmi ses égaux ou ses supérieurs, peut être fort utile, si elle éloigne ses pensées de ce qui est au-dessous de lui ; vous devez m’entendre. » Et il regarda la place que madame Clay occupait ordinairement.

Alice comprit très-bien ce qu’il voulait dire : quoiqu’elle ne crût pas avoir la même espèce d’orgueil que lui, elle lui sut gré de ne pas aimer madame Clay ; et sans lui répondre, elle admit intérieurement son idée, de réveiller chez sir Walter l’orgueil de la famille et des relations distinguées, comme le moyen de le garantir de celle qui ne lui convenait sous aucun rapport.



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CHAPITRE XVII.


Tandis que sir Walter et la belle Elisabeth faisaient une cour assidue à leurs illustres cousines de Laura-Place, Alice renouvelait une connaissance d’un autre genre.

On se rappelle qu’à la mort de sa mère on la mit en pension à Bath pour achever son éducation ; quoiqu’elle n’eût pas conservé un souvenir bien doux de ce temps-là, elle pensait souvent avec tendresse et reconnaissance à l’une de ses compagnes, qui se nommait alors miss Hamilton, et qui avait eu pour elle des bontés à cette triste époque de sa vie que le bon cœur d’Alice ne pouvait oublier. Quand elle vint dans ce pensionnat, elle avait quatorze ans ; une sensibilité active et très-développée par son excellente mère, qui l’aimait avec prédilection, lui fit sentir doublement le malheur de l’avoir perdue, et de se trouver au milieu d’étrangers avec une foule de jeunes filles heureuses et gaies, que sa tristesse fatiguait. Miss Hamilton, plus âgée qu’Alice de trois ans, prit à cette jeune affligée le plus tendre intérêt, la soutint, la consola. Ayant perdu aussi ses parens dans sa grande jeunesse, elle obtint de ses tuteurs, qui voulaient la retirer de la pension, de l’y laisser encore une année, qu’elle consacra en partie à adoucir les douleurs de sa jeune amie, à qui elle fut utile de plus d’une manière.

Cette année expirée, miss Hamilton partit, et bientôt après se maria avec un homme très-riche, à ce qu’on disait, nommé Smith : de ce moment leur correspondance avait cessé ; Alice ne savait plus ce qu’elle était devenue, mais ne l’avait pas oubliée. Le désir d’en apprendre des nouvelles la conduisit chez leur ancienne maîtresse, à qui d’ailleurs elle voulait faire une visite. Ce qu’elle apprit d’elle réveilla toute son amitié. Madame Smith était veuve, était pauvre, et, de plus, affligée d’une douleur rhumatismale qui s’était jetée sur les jambes et la rendait complètement impotente. Elle était venue chercher du soulagement aux eaux de Bath, et demeurait près des bains chauds. Madame Smith vivait très-chétivement, et n’avait pas même le moyen de payer une domestique, que sa situation lui aurait rendue si nécessaire : elle était donc, tant par son état de gêne que par sa maladie, privée de toute société.

« Elle aura souvent la mienne, s’écria miss Elliot, si elle y attache encore quelque prix ! » Leur ancienne maîtresse l’assura que ce serait une grande satisfaction pour la pauvre invalide.

Alice ne renvoya sa visite qu’au lendemain ; elle n’en parla point chez elle, où elle était bien sûre de n’exciter aucun intérêt, et se contenta de le dire à lady Russel, qui entra dans ses sentimens, l’approuva beaucoup, et la conduisit en voiture dans le quartier où logeait madame Smith : elle descendit au bout de la rue, préférant entrer chez son ancienne amie avec moins de fracas, pour ne pas lui faire faire une pénible comparaison. Cette entrevue fut touchante ; leur amitié se renouvela, et l’intérêt qu’elles prirent l’une à l’autre devint aussi vif qu’autrefois, passé les dix premières minutes qui furent données à la surprise et à l’émotion. Douze années s’étaient écoulées depuis leur séparation, et sans doute elles, ne se seraient pas reconnues si elles s’étaient rencontrées par hasard ; chacune d’elles présentait une personne toute différente de ce que l’autre aurait imaginé. La triste et silencieuse petite Alice était devenue une femme élégante, gracieuse ; n’ayant plus à vingt-sept ans la fraîcheur de seize, mais, en revanche, des grâces, de l’amabilité, de l’aisance, une figure régulière et pleine d’expression ; tandis que ces douze ans avaient transformé la charmante miss Hamilton, remarquable par sa belle taille, son agilité, son air de santé, en une pauvre veuve infirme, isolée, recevant comme une faveur la visite de son ancienne protégée. Mais tout ce qu’il y avait de pénible dans cette rencontre s’évanouit bientôt, et il ne resta que le charme du souvenir de leur liaison, de la reconnaissance de miss Elliot pour les bontés que miss Hamilton avait eues pour elle, et de celle de madame Smith pour la visite d’Alice. Celle-ci retrouva bientôt chez son ancienne amie tout ce qui l’avait attachée, du bon sens et de la raison sans pédanterie, cette grâce naturelle dans l’esprit et dans les manières, qui lui avait servi de modèle, et, de plus, une aimable gaîté, une sérénité à laquelle elle était loin de s’attendre. Ni la dissipation du grand monde, où elle avait vécu avec son mari ; ni les privations et sa retraite actuelles, ni la maladie, ni le chagrin, ne paraissaient avoir resserré son cœur ou abattu son esprit.

Dans une seconde visite, elle s’ouvrit davantage, et l’étonnement d’Alice augmenta ; elle pouvait à peine imaginer une situation plus déplorable que celle de madame Smith. Cette intéressante femme avait tendrement aimé son mari ; il était mort très-jeune encore. Elle avait été accoutumée au bien-être, au luxe même d’une grande fortune ; il lui restait à peine de quoi vivre. Elle n’avait point d’enfant, ce qui aurait pu l’attacher à la vie et lui rendre le bonheur. Cette veuve infortunée n’avait l’assistance d’aucun ami, et sa mauvaise santé l’empêchait de se procurer quelques distractions. Son chétif logement consistait dans une chambre donnant sur une rue extrêmement bruyante, et un cabinet obscur, dans lequel était son lit, dont elle ne pouvait sortir sans qu’on l’aidât, et elle n’avait d’autre servante que celle de son hôtesse, dont elle ne pouvait disposer que très-rarement ; aussi ne se levait-elle que pour être portée dans le bain par les gens destinés à cet office ; le reste du temps, elle restait absolument seule et dénuée de tout secours. Malgré cet état misérable, Alice eut la conviction que madame Smith n’avait que quelques momens de langueur et de tristesse, et des heures entières d’occupations et de jouissances. Comment cela pouvait-il être ? Elle observa, réfléchit ; et finit par être assurée que ce n’étaient pas seulement résignation et courage. La soumission peut produire la patience, la force d’âme peut surmonter le mal ; mais ici il y avait quelque chose de plus : la résignation ne lui coûtait aucun effort. Madame Smith avait cette élasticité dans l’esprit qui se prête à toutes les circonstances et sait en tirer parti ; cette disposition à voir tout du bon côté ; ce pouvoir de changer le mal en bien et de se créer des occupations qui lui faisaient oublier ses maux ; cette gaîté naturelle qui tient au caractère et ne s’altère jamais complètement, et qui est un précieux don du Ciel. Alice vit son amie comme un des exemples de la miséricorde divine, contrebalançant ainsi les cruelles épreuves auxquelles elle était appelée.

« Je me trouve heureuse à présent ; chère Alice ; disait-elle, en comparaison de ce que j’ai éprouvé ; il y a eu des momens où mon courage a été près de m’abandonner ; à peine puis-je parler de mes maux, quand je pense à l’état où j’étais en arrivant à Bath. Je vous aurais vraiment fait pitié ! Outre mon infirmité, j’avais pris froid en voyageant ; une forte fièvre, accompagnée d’une toux continuelle, me confina dans mon lit dès que j’eus pris possession de mon logement. Je souffrais horriblement au milieu d’étrangers, sans aucun secours, et ne pouvant faire seule aucun mouvement ; il devint absolument nécessaire d’avoir une garde-malade auprès de moi, et mes finances étaient réduites au point de ne pouvoir me permettre aucune dépense extraordinaire ; mais Dieu n’est-il pas toujours l’ami du malheureux ? Ne sait-il pas, quand il le veut, changer en bien ce que nous envisageons comme des maux ? Par un effet de sa grâce, j’étais tombée en de bonnes mains. Ma maladie excita la compassion de mon hôtesse, qui, sans cette circonstance, n’eût peut-être pas fait plus d’attention à moi qu’à ses autres locataires ; n’ayant pas le temps de me soigner elle-même, elle m’amena sa sœur, garde-malade de profession, toujours employée dans les meilleures maisons, et qui, par le plus heureux hasard, se trouva libre à ce moment. Non-seulement elle me soignait admirablement, mais elle devint pour moi une connaissance à-la-fois utile et agréable. Dès que je pus faire usage de mes mains, elle m’apprit à découper, ce qui fut pour moi une distraction, et me mit à même de faire ces pelotes, ces petits étuis pour les cartes, ces petits coffrets de toilette que vous voyez. Je suis devenue assez habile : cette occupation variée prévient l’ennui, me distrait de mes maux, et me donne les moyens de faire un peu de bien à une ou deux familles très-pauvres dans mon voisinage ! Madame Rooke, ma bonne garde, a beaucoup de connaissances ; dans les maisons où sa profession l’appelle, elle s’adresse à ceux qui peuvent acheter, pour leur offrir les produits de mon travail ; elle a l’adresse de choisir le bon moment, et réussit presque toujours. Quand on vient de sortir de quelque maladie, de quelque danger, le cœur et la bourse s’ouvrent plus facilement, et la bonne Rooke n’est presque jamais refusée. Je ne puis assez vous dire combien cette femme est intelligente et sensible, avec quelle finesse d’observation elle pénètre dans le cœur humain ; tout ce qu’elle dit est plein de bon sens et de vérité, et la rend supérieure à beaucoup de personnes qui ont reçu la meilleure éducation et ne voient rien de ce qui se passe, Appelez-la, si vous le voulez, une commère ; mais il n’en est pas moins vrai que, lorsque ma bonne Rooke a une heure à me donner, je suis sûre d’apprendre quelque chose d’intéressant et de profitable, qui fait passer le temps plus agréablement. Quoique je n’aille plus dans le monde, j’aime à savoir ce qui s’y passe, à être au courant des anecdotes du jour, des nouvelles modes, de l’arrivée, du départ des baigneurs ; ma bonne Rooke sait tout, me conte tout ; pour moi, qui vis si retirée, sa conversation est un vrai plaisir. »

Alice, heureuse du bonheur que s’était créé son amie, ne la chicana pas, quoiqu’il ne fût pas dans son genre ; d’ailleurs la situation de madame Smith excusait tout. « Je vous comprends très-bien, lui dit-elle ; les femmes de cette classe ont plus d’occasions que d’autres de voir et de saisir le dessous des cartes ; on n’a pas d’intérêt à se montrer avec elles autre que ce que l’on est ; et combien de variété de caractères et d’habitudes ne doit-elle pas remarquer ! Ce ne sont pas seulement les folies de l’espèce humaine qui se dévoilent à ses yeux : que de scènes intéressantes ! que de choses se passent devant une garde-malade ! que d’exemples de courage, de résignation, d’attachement ardent et désintéressé, d’abnégation de soi-même, de patience, d’héroïsme ; de sacrifices, de profonde douleur ou de joie touchante s’offrent à ses regards ! Une chambre de malade pourrait fournir des volumes.

— Oui, dit madame Smith, et c’est alors que j’aime à l’entendre ; mais, hélas ! le plus souvent ses récits peignent des sentimens contraires : ceux dont vous parlez sont malheureusement bien rares. L’espèce humaine peut, il est vrai, se montrer grande quand elle approche ou qu’elle prévoit le moment suprême ; mais, en général, c’est plus sa faiblesse que sa force que l’on trouve dans une chambre de malade ; l’égoïsme, l’impatience et le murmure s’y rencontrent plus souvent que la générosité et le courage : le désespoir, la joie, ne sont trop ordinairement que de l’indifférence ou de l’hypocrisie. Il y a si peu d’amitié réelle ici-bas, et tant de gens oublient de penser aux souffrances quand ils jouissent de la santé ; et ne se rappellent que trop tard qu’ils sont mortels ! »

Sa voix avait baissé et trahissait son émotion. Alice sentit douloureusement ce qui dictait ces tristes réflexions à sa pauvre amie ; son mari n’avait pas été pour elle ce qu’elle avait espéré ; et il était mort des suites de son inconduite, après avoir entraîné sa femme dans des sociétés frivoles et vicieuses, qui lui avaient donné cette mauvaise opinion du monde et des hommes. Mais elle se remit bientôt, et, bannissant ses tristes souvenirs, elle parla à miss Elliot avec plus de calme.

« Mon amie Rooke, dit-elle en souriant, n’a rien à présent de bien édifiant ni de bien intéressant à me conter ; elle n’a qu’une seule malade à soigner, une madame Wallis qui demeure, à Marlborough-Street, et qui vient d’accoucher : c’est une jeune et jolie femme à la mode, très-étourdie, très-dépensière, et dont la vie se compose de plaisirs et de conquêtes. Je prétends cependant en faire mon profit ; elle a beaucoup d’argent à jeter par les fenêtres, et je compte qu’elle achètera bien cher tout ce que j’ai à vendre. »

Les deux amies se séparèrent avec l’espoir de se retrouver, Alice y avait renouvelé bien des fois sa visite, avant que l’existence de madame Smith fût connue à Camben-Place ; enfin il devint nécessaire de parler d’elle. Sir Walter, Elisabeth et madame Clay revinrent un matin de Laura-Place avec une soudaine invitation de lady Dalrymple pour la soirée ; Alice y était désignée, mais elle venait de s’engager à passer cette même soirée à Westgate-Buildings, chez sa pauvre amie. Elle n’était pas fâchée d’avoir une excuse, elle était sûre que lady Dalrymple n’invitait ses parens Elliot, dont elle n’était pas aussi fière qu’ils l’étaient d’elle, que parce qu’elle était retenue chez elle par une légère incommodité, et préférait leur société à l’ennui d’être seule. Elle refusa donc très-positivement d’y aller, en disant qu’elle avait promis sa soirée à une ancienne amie de pension. Ses parens ne prenaient aucun intérêt à ce qui la regardait ni à ses relations ; mais cette fois un mouvement de curiosité engagea Elisabeth à faire quelques questions sur cette amie. Alice la nomma ; sa sœur fit un demi-sourire de dédain en haussant les épaules, et son père lui dit avec sévérité : « À Westgate-Buildings, le quartier du peuple ! Pourrais-je savoir comment miss Elliot se trouve en relation avec quelqu’un qui demeure là ? Cela me paraît fort étrange !

— Je viens de le dire à ma sœur ; c’est une ancienne amie de pension, miss Hamilton, actuellement madame Smith, veuve, et trop peu fortunée pour loger dans un autre quartier.

— Une mistriss Smith veuve ? Qui était son mari ? Elle avait sans doute fait une mésalliance, et c’était un des mille Smith qu’on rencontre partout, et dans toutes les classes ; et qu’est-ce qui vous attire chez elle ? Elle est pauvre et malade, dites-vous ? En vérité, miss Alice Elliot, vous avez des goûts bien extraordinaires ! Tout ce qui révolte les gens comme il faut, mauvais quartier, mauvaise maison, vulgaire compagnie, chambre meublée, le ciel sait comment et quel air on y respire ! voilà ce qui vous attire, ce que vous préférez à l’élégant salon de la vicomtesse Dalrymple ! Mais il me semble que votre vieille dame Smith peut bien attendre à demain ; elle n’est pas si près de sa fin qu’elle ne puisse espérer de vous voir un autre jour. Quel est son âge ? La cinquantaine, je suppose ?

— Non, mon père, répondit Alice ; elle n’a que trente et un ans. Si vous me le permettez, je tiendrai mon engagement : c’est la seule soirée que je puisse lui donner de quelque temps ; demain, elle commence les bains chauds, et vous savez que nous sommes engagés pour les autres jours de la semaine.

— Qu’est-ce que pense lady Russel de cette connaissance ? demanda Elisabeth.

— Elle n’y voit rien à blâmer, répliqua Alice, au contraire, elle l’approuve, et ordinairement c’est elle qui me conduit jusqu’à la porte de madame Smith.

— À Westgate on doit avoir été bien surpris d’entendre un carrosse sur le pavé ? observa sir Walter avec le ton du sarcasme. La veuve de sir Henri Russel n’a, il est vrai, pas de couronne à ses armes, ni rien qui les distingue ; mais c’est cependant un bel équipage, dans lequel on voit souvent miss Elliot, et à Westgate, à la porte d’une pauvre veuve de trente ou quarante ans, impotente comme si elle en avait quatre-vingts, cela est-il soutenable ? Une mistriss Smith être préférée par miss Alice Elliot à sa propre famille, de la première noblesse d’Angleterre et d’Irlande ! Smith, mistriss Smith, un nom si commun ! Elle doit être bien fière de recevoir chez elle miss Elliot ! »

Madame Clay, qui avait été présente à tout ce qui s’était passé, jugea à propos de quitter la chambre ; Alice aurait pu alors, sans craindre de la blesser, réclamer les mêmes droits que sa sœur pour le choix d’une amie plébéienne ; mais son respect pour son père, chez qui logeait madame Clay, la retint. Elle ne leur répliqua rien, et leur laissa le soin de se rappeler que madame Smith n’était pas la seule veuve à Bath, de trente à quarante ans, sans rang ni fortune, qui pût se flatter d’être l’amie de la fille d’un baronnet.

Elle alla chez sa pauvre malade, qu’elle rendit plus heureuse que ne l’auraient été lady Dalrymple et sa maussade fille. Le lendemain à déjeûner, Elisabeth ne cessa de vanter la délicieuse soirée qu’on avait passée chez sa cousine, la charmante vicomtesse et l’aimable miss Carteret : Alice avait été la seule absente de la famille. Milady avait eu l’attention de charger Elisabeth d’inviter en son nom lady Russel et M. Elliot : ce dernier avait rompu son engagement chez le colonel Wallis pour y venir ; lady Russel s’était aussi dégagée de ses invitations du soir, et tout le monde avait été dans l’enchantement de faire partie d’une si belle réunion.

Quelques heures après, Alice eut de lady Russel une relation un peu différente de cette soirée de famille : la vicomtesse, se disant malade, s’était donné des airs langoureux, et n’avait pas ouvert la bouche ; sa fille avait bâillé dans un coin, Elisabeth n’avait cessé de porter tour à tour ses regards sur sa chère cousine, et sur son cousin, qui causait d’Alice avec lady Russel ; ce sujet d’entretien avait fort intéressé la bonne dame. Sa jeune amie avait été regrettée, et louée par le motif de son absence. La bonté et la compassion d’Alice pour une amie pauvre et souffrante enchantèrent M. Elliot au plus haut degré ; il jugeait sa cousine comme la jeune femme la plus rare qu’il eût rencontrée : son caractère, ses manières, son esprit, sa figure même si jolie et si expressive, lui semblaient un modèle de perfection. Il se rencontrait très-bien avec lady Russel, lorsqu’ils discutaient ensemble sur les mérites d’Alice ; et celle-ci, à qui lady Russel rapportait fidèlement ces entretiens, ne pouvait être insensible à de tels éloges, donnés par un homme dont elle estimait le jugement et la sensibilité ; elle en éprouvait une sensation très-agréable, que son amie était charmée d’exciter.

Lady Russel avait la plus haute opinion de M. Elliot ; elle était convaincue qu’il pensait sérieusement à obtenir la main d’Alice, s’il parvenait à toucher son cœur ; elle pensait que rien n’était plus facile, et commençait à calculer le nombre de semaines qui lui restaient encore à porter le grand deuil, et à retrouver tous ses moyens de plaire. Elle n’osait dire à son élève la moitié de ce qu’elle pensait sur ce sujet ; mais elle ne pouvait s’empêcher de lui donner à entendre assez clairement qu’un attachement mutuel entre elle et son cousin était très-possible et très-désirable, vu leurs rapports de naissance, de caractère, d’opinion ; elle alla même jusqu’à lui dire un jour que le ciel les avait formés l’un pour l’autre. Alice ne répondit pas ; elle rougit, sourit, et secoua doucement la tête.

« Je n’aime pas à me mêler de mariage, lui dit lady Russel, étant trop convaincue de l’incertitude des calculs humains ; mais je crois que si M. Elliot pensait à vous, que vous fussiez disposée à écouter ses vœux, vous seriez très-heureux ensemble. Vous ne pourriez faire, ma chère Alice, un établissement plus convenable ; qu’en pensez-vous, mon enfant ?

— Je pense que M. Elliot est un homme fort agréable, j’ai de lui la meilleure opinion ; mais nous ne nous convenons pas. »

Lady Russel parut surprise, et garda quelques instans le silence ; puis, sans répondre directement, elle ajouta, comme si elle suivait le cours de ses pensées : « Oui, je l’avoue, je serais ravie de voir en vous la future propriétaire de Kellinch-Hall, la future lady Elliot ; de vous voir en perspective prendre la place que votre digne mère occupait, succéder à tous ses droits ; vous auriez, Alice, sa popularité, sa bienfaisance, toutes les vertus qui la faisaient adorer. Oui, ce serait pour moi un grand bonheur ! Vous êtes le vivant portrait de votre mère ; même physionomie, même caractère ; ah ! chère Alice, je croirais la retrouver entièrement en vous ! Vous porteriez son nom, vous habiteriez sa demeure, vous seriez chérie dans ces lieux où je m’étais fixée pour elle seule ; plus heureuse qu’elle, vous seriez la digne compagne d’un homme qui saurait vous apprécier. Ah ! mon Alice, si ce vœu de mon cœur était réalisé, je serais plus heureuse aussi que je ne l’ai jamais été. »

Alice fut obligée de se détourner, de se lever et d’aller à l’autre bout du salon, sous le prétexte de chercher quelque chose, pour cacher et surmonter l’émotion que ce tableau avait excitée en elle. Pendant quelques momens, son cœur et son imagination furent subjugués ; l’idée de devenir ce que sa mère avait été, de porter un nom si cher à son souvenir, d’habiter encore Kellinch-Hall, d’y passer sa vie entière, était un charme auquel elle ne pouvait d’abord résister. Lady Russel, qui la suivait des yeux, comprit ce qu’elle sentait, et n’ajouta pas un mot, préférant la laisser à ce sentiment, convaincue que lorsque M. Elliot parlerait pour lui-même il serait écouté. Alice était loin d’avoir cette conviction ; la même image, celle de M. Elliot parlant pour lui-même, se présenta à son esprit et détruisit à l’instant le prestige de bonheur qui s’était emparé de son imagination : le charme du titre de lady Elliot, celui de posséder Kellinch-Hall, s’évanouirent ; elle n’eut plus qu’une seule pensée, c’est qu’il lui serait impossible d’accepter la main de son cousin ; et ce n’était pas seulement parce qu’elle sentait encore l’impression de son premier amour, elle espérait bien triompher de ce sentiment, que la raison et bientôt le devoir allaient condamner ; mais son jugement, son opinion, étaient contre M. Elliot.

D’abord, elle ne le connaissait que depuis un mois, et ce n’était pas assez pour étudier le caractère de l’homme à qui on veut unir sa destinée. Il était agréable, il parlait bien, il professait de très-bonnes opinions, il paraissait sensible, il semblait avoir un jugement sain et éclairé, il avait de l’esprit naturel et de l’instruction ; sur tout cela elle lui rendait justice, et convenait que c’était plus qu’on ne peut attendre du commun des hommes ; mais ce n’était pas assez pour elle : elle voulait estimer et considérer son mari au-dessus de tous les hommes, et pour cela il fallait qu’elle fût sûre de la rectitude de ses principes en religion et en morale. Certainement il connaissait ce qui était bien ou mal ; on ne pouvait lui reprocher aucune transgression positive de ses devoirs ; mais était-elle sûre que sa conduite, bonne en apparence, ne fût pas calculée pour faciliter la réussite de quelque projet du moment ? Elle était au moins dans le doute à cet égard, et bien sûrement il n’avait pas toujours été ce qu’il paraissait être. Quelquefois il nommait par hasard ses amis de jeunesse, qu’Alice avait entendu citer comme des jeunes gens d’une conduite très-légère. Son mariage n’avait pas été heureux, à ce que disait le colonel Wallis ; mais était-ce sa faute ou celle de sa femme ? Dans l’un ou dans l’autre cas, elle ne trouvait pas qu’il parlât d’elle avec cette sensibilité qu’il affectait d’avoir pour d’autres sujets. Il l’avait épousée par inclination, elle l’avait passionnément aimé ; elle était belle, aimable ; elle était morte dans la fleur de son âge ; et même en lui supposant quelques torts, un tel événement devait laisser des traces plus profondes dans un cœur vraiment sensible.

Ses discours ni ses manières n’annonçaient pas un homme irréligieux ; mais elle pouvait juger qu’il était au moins indifférent. Il allait rarement à l’église, choisissait le dimanche pour ses courses, n’avait lu aucun des excellens ouvrages sur cette matière importante : quand on en parlait, il gardait un silence respectueux ; mais elle avait quelquefois remarqué un sourire de dédain qui ne lui plaisait pas.

M. Elliot était, sans contredit, raisonnable, discret, poli… ; mais il n’était pas ouvert ; il n’avait jamais d’élan involontaire d’enthousiasme, aucune flamme d’indignation ni de délice au récit du mal ou du bien : cela seul, aux yeux d’Alice, était une imperfection décidée. Elle prisait la franchise, cette ouverture de cœur, cette chaleur d’un premier mouvement, au-dessus de tout ; un caractère caché et constamment sur ses gardes n’avait aucun attrait pour elle : le feu et la vivacité de Wentworth étaient ce qui l’avait le plus captivée, et ce qu’elle aimait encore autant que dans sa jeunesse. Elle sentait qu’elle aurait plus de confiance dans la sincérité de quelqu’un qui parle souvent sans réfléchir, et à qui il échappe ce qu’il vaudrait mieux ne pas dire, que dans ceux dont la présence d’esprit n’est jamais en défaut, dont les discours sont toujours calculés. M. Elliot était aussi trop généralement aimable ; il plaisait également aux gens les plus opposés de caractère ; il était trop coulant et facile avec chacun. Il avait parlé à sa cousine Alice avec quelque confiance de madame Clay ; il paraissait avoir pénétré son but et la voir avec mépris, et cependant madame Clay était aussi enchantée de M. Elliot que les autres individus de la famille.

Lady Russel, qui prétendait être très-pénétrante, voyait plus ou moins que sa jeune amie. M. Elliot continua d’être un être parfait à ses yeux ; elle ne pouvait trouver un homme plus parfaitement à son gré que M. Elliot, et nourrir un plus doux espoir que celui de le voir, l’automne suivant, recevoir la main de sa chère Alice dans la chapelle de Kellinch-Hall.

CHAPITRE XVIII.


On était au commencement de février ; Alice habitait Bath depuis plus d’un mois. Elle était très-impatiente d’avoir des nouvelles de Lyme. Maria lui écrivait rarement, et ne lui parlait que de ses nerfs et de ses ennuis. Il y avait déjà trois semaines qu’elle n’avait reçu aucune lettre, lorsque sa sœur lui fit savoir qu’Henriette était encore à Upercross auprès de ses parens, et que Louisa, quoique tout-à-fait rétablie, mais prétextant sa faiblesse, était encore à Lyme. Mais un matin M. Elliot, en faisant sa visite accoutumée, s’approcha d’elle, et lui dit avec un air de plaisir :

« Je suis assez heureux, mon aimable cousine, pour pouvoir vous donner de bonnes nouvelles de vos amis de Lyme. J’ai rencontré ce matin, au café, M. Scott, le chirurgien de Lyme, le même qui a soigné miss Musgrove lors de son terrible accident ; il prétend lui avoir sauvé la vie, et en même temps celle d’un chevalier dévoué qui l’aurait suivie au tombeau, et qu’elle va suivre à l’autel, ce qui vaut beaucoup mieux. Elle se marie : vous le saviez sans doute ?

— Oui… non… je n’étais pas sûre…, » répondit Alice d’une voix très-émue.

« Vous étiez sûre du moins du sentiment qu’elle inspirait ? M. Scott dit qu’il n’a jamais vu un tel désespoir quand elle était en danger, et des soins aussi touchans ; aussi n’a-t-elle pas tardé à le récompenser.

— Quel est son mari ? » demanda négligemment sir Walter.

« Ma Foi, j’ai oublié son nom ; je suis brouillé avec les noms propres. C’est un capitaine de vaisseau… de la Laconia, je crois. Oui, c’est bien cela. N’y a-t-il pas un vaisseau de ce nom-là ? Mais miss Alice nous dira celui de l’amant de son amie. »

Alice s’était levée. Certainement, elle le savait ce nom toujours présent à sa pensée ; mais elle ne put supporter qu’il fût prononcé devant son père et sa sœur, à qui il rappellerait sûrement ce qu’elle voulait s’efforcer d’oublier. Feignant donc de n’avoir pas entendu ce que disait M. Elliot, elle sortit, et rentra dans sa chambre pour tâcher de se remettre et de se calmer. Elle s’attendait à cet événement, elle l’avait même désiré comme un moyen de bonheur pour Wentworth. Il l’aurait suivie au tombeau ! répétait-elle. Ah ! qu’elle vive, et qu’elle le rende heureux comme j’aurais tâché qu’il le fût si… si j’avais su l’aimer comme il méritait de l’être, si j’avais eu, comme Louisa, cette fermeté de caractère, cette volonté décidée, qui, je le vois à présent, sont nécessaires quand il s’agit du destin de sa vie. Ah ! sans doute il devait à cette jeune fille le dédommagement de ses souffrances ; mais ont-elles égalé les miennes, et n’est-ce pas lui aussi qui les a causées ? À présent, tout est fini ; souvenir, amour, espoir, vous devez vous effacer de mon cœur ! Ce cruel moment détruit la chimère qui le flattait encore ! Elle s’avoua à elle-même que, tant que Wentworth avait été libre, elle n’avait fait aucun effort pour le bannir de son cœur ; maintenant elle le doit, et sans doute elle y parviendra : le mari de son amie ne l’intéressera plus que comme son ami. De ce moment, elle se résout à l’oublier, cherche à calmer son esprit. Elle prend un livre, fait une promenade, et ne rentre que pour le dîner, assez tranquille en apparence. M. Elliot n’était plus là ; Louisa, le capitaine de la Laconia, n’occupaient déjà plus la famille Elliot ; il n’en fut même pas question. Une invitation pour le lendemain chez lady Dalrymple était bien autrement importante.

Alice était, dans la soirée, occupée à servir le thé, lorsque le laquais lui apporta une grosse lettre (sur l’enveloppe de laquelle elle reconnut l’écriture de Maria), et, à sa grande surprise, quelques lignes de complimens de l’amiral et de madame Croft, arrivée à Bath depuis une heure. Les Croft à Bath au moment du mariage de leur frère ! Est-ce quelque maladie qui les attire ? A-t-on ordonné les bains à Louisa pour achever sa guérison ? Le cœur de la pauvre Alice battait vivement, et lui disait que la sienne n’était pas encore avancée. La lettre de Maria allait sans doute l’instruire : sa grosseur inaccoutumée lui fit penser qu’elle lui contait en détail l’événement du mariage de sa belle-sœur. Elle n’avait nulle envie de la lire devant ses parens ; et la mettant dans la poche de son tablier, elle continua de servir le thé.

« Les Croft, ici ! s’écria sir Walter ; c’est très-singulier, le propriétaire et le tenant de Kellinch-Hall dans le même lieu ! Qu’est-ce qu’ils vous ont apporté, miss Alice ?

— Une lettre d’Upercross, mon père ; elle est de Maria.

— C’est bien, dit sir Walter ; une lettre de ma fille, de madame Charles Musgrove, est un passe-port très-convenable ; mais, dans tous les cas, j’aurais rendu une visite à l’amiral : je sais ce que l’on doit à l’homme qui habite Kellinch-Hall. »

Le thé était fini ; Alice fut s’établir à une table plus éloignée pour lire sa lettre ; elle ne pouvait attendre plus long-temps ; elle l’ouvrit, et vit que sa sœur l’avait commencée depuis plusieurs jours. Nous allons donner un échantillon du style de l’égoïste Maria.


1er. février, Upercross, cottage.
« Ma chère Alice,

» Je ne vous fais aucune apologie de mon silence, parce que je sais combien les lettres des parens sont indifférentes à ceux qui ont le bonheur d’habiter Bath ; vous êtes sûrement trop heureuse pour vous occuper d’Upercross, qui n’offre rien d’intéressant. Nos fêtes de Noël ont été très-ennuyeuses : M. et madame Musgrove avaient tellement rempli leur maison d’enfans, qu’ils n’ont pu donner un seul grande dîner à nos voisins. Je ne compte pas les Hayter, qui sont ici sans cesse, pour oublier les ennuis de leur odieuse ferme. Enfin, ces insipides fêtes sont passées, les enfans seuls en ont été contens ; ils sont repartis hier pour leurs écoles, à l’exception des petits Harville. Vous serez un peu surprise, je crois, d’apprendre qu’ils ne sont pas encore retournés chez eux. Madame Harville n’est pas une trop tendre mère, puisqu’elle peut être si long-temps séparée de ses enfans ; au reste, je ne les trouve pas du tout gentils : les petites filles ont le nez collé sur leur ouvrage ou sur leurs dessins, et les petits garçons, sur leurs livres ou sur des jouets destinés à l’éducation, et qui les instruisent en les amusant. Croiriez-vous, Alice, que madame Musgrove les vante sans cesse, et les aime mieux, je crois, que ses fils ?

» Quel affreux temps nous avons eu cet hiver ! Vous ne vous en apercevez pas, sur votre beau pavé de Bath ; mais à la campagne, la neige et les mauvais chemins sont un malheur de plus ; aussi n’ai-je pas vu une créature vivante chez moi depuis la seconde semaine de janvier, excepté George Hayter, qui vient plus souvent que je ne le voudrais. N’est-ce pas bien fâcheux qu’Henriette ne soit pas restée à Lyme autant que Louisa ? Elle aurait oublié son cousin, et fait peut-être une autre conquête qui m’aurait mieux convenu.

» Le carrosse de M. Musgrove est parti ce matin pour aller chercher Louisa et les Harville, qui seront ici demain. Je pense que le capitaine Bentick viendra aussi : quoique je le trouve très-maussade avec sa tristesse habituelle, c’est toujours quelqu’un d’étranger, et qu’on ne voit pas journellement. C’est le gentil Wentworth qu’il nous faudrait pour nous égayer ; mais sans doute il ne tardera pas à venir aussi. Nous sommes invitée à dîner à la grande maison, non pas demain, mais le jour suivant : madame Musgrove craint que sa fille ne soit trop fatiguée du voyage, c’est très-ridicule ; elle aurait pu rester dans sa chambre pour se reposer, et il m’aurait mieux convenu d’y dîner demain : je suis pressée, comme vous devez le comprendre, de quitter ma solitude. Je suis charmée que vous trouviez notre cousin Elliot agréable, et je voudrais beaucoup le connaître aussi ; je ne puis me consoler de l’avoir manqué à Lyme ; j’ai bien reconnu là mon bonheur accoutumé : je suis toujours privée de ce que je désire, toujours la dernière de ma famille à qui l’on fasse attention,

» Quel temps immense madame Clay reste avec Elisabeth ! Est-ce qu’elle prétend ne s’en aller jamais ? Peut-être que si elle laissait sa chambre vacante, mon père m’inviterait à passer quelque temps à Bath ; dites-moi ce que vous en pensez. Je ne demande point d’y mener mes enfans, ce serait un trop grand embarras ; je puis bien les laisser chez leur grand’mère pour cinq ou six semaines.

» J’apprends en ce moment que les Croft vont à Bath immédiatement pour la goutte de l’amiral ; Charles l’a appris par hasard ; ils n’ont pas eu la politesse de m’en donner avis, et de m’offrir de prendre mes lettres : ils n’agissent pas avec nous en bons voisins ; nous n’entendons point parler d’eux, et cependant ils devraient être prévenans pour la fille de sir Walter Elliot.

» Charles se joint à moi pour vous assurer de notre amitié.

» Votre affectionnée sœur,
» Maria Musgrove. »

P. S. « Je suis fâchée d’avoir à vous apprendre que je suis loin d’être tranquille sur ma santé. Jemina vient de me dire que le sommelier a un abcès dans la gorge ; je suis sûre que je prendrai ce mal : vous savez que je suis sujette à de légers maux de gorge ; mais celui-ci est sérieux, et j’en suis très-inquiète. »


Alice avait parcouru, d’un bout à l’autre cette longue lettre, espérant trouver quelque chose d’intéressant ; elle avait entrevu, en l’ouvrant, le nom de Wentworth et celui de Louisa ; mais Maria avait trouvé le moyen de remplir quatre pages pour la première fois de sa vie, et de ne parler que de choses insignifiantes. Alice regrettait l’émotion que cette lettre lui avait donnée, lorsqu’en la remettant dans l’enveloppe elle vit une seconde feuille écrite ; elle contenait ce qui suit :

« J’avais laissé ma lettre ouverte pour pouvoir vous dire comment Louisa avait supporté le voyage, et j’ai bien fait, ayant encore bien des choses à ajouter. D’abord, je reçus hier au soir, par un exprès, un billet obligeant de madame Croft ; elle m’offrait de prendre tout ce que j’aurais à vous envoyer ; ce billet est très-poli, très-amical, ce qu’il devait être enfin ; je donne donc cette longue lettre à l’amiral. Il n’est pas bien ; je désire sincèrement que Bath lui soit salutaire ; je serai charmée de les voir revenir ; nous ne pouvons avoir de meilleurs et de plus agréables voisins.

» À présent, parlons de ma belle-sœur Louisa ; j’ai quelque chose à vous communiquer sur elle, et cela va bien vous surprendre. Elle vint jeudi avec les Harville très-heureusement, et dans la soirée nous allâmes, Charles et moi, voir comment elle était. Nous fûmes surpris de ne pas trouver le capitaine Bentick ; il avait été invité, ainsi que les Harville ; et pour quelle raison pensez-vous qu’il ne soit pas venu ? Devinez ; je vous le donne en cent, en mille… C’est parce qu’il est amoureux fou de Louisa, qu’il a soignée pendant sa convalescence ; elle a fini par l’aimer aussi ; tout était arrangé entre eux avant qu’elle vînt ici. Il a écrit à M. Musgrove pour lui demander la main de sa fille ; il a voulu attendre la réponse avant de venir en personne : elle lui est très-favorable ; ses manières douces et les soins qu’il prenait de Louisa lui avaient gagné l’affection de tous ses parens. N’êtes-vous pas étonnée ? Vous étiez-vous doutée de cette passion ? N’auriez-vous pas cru que c’était le capitaine Wentworth qu’elle aimait ? Ne pensez-vous pas qu’il sera très-désappointé ? Aussi pourquoi s’en aller ? Sa belle était trop affaiblie par le mal pour conserver la fermeté dont elle se vantait si souvent ; elle a cédé à la première épreuve. Si Wentworth pouvait à présent songer à Henriette, et lui faire oublier son cousin, combien je serais contente ! Glissez-en quelque chose à madame Croft ; elle a beaucoup d’influence sur son frère, et pourrait le décider.

» M. Musgrove a écrit à Bentick pour lui donner son consentement ; il est attendu aujourd’hui. Nous sommes tous très-contens ; la bonne maman Musgrove regrette un peu le capitaine de son pauvre Richard ; mais M. Bentick l’a connu aussi quand il était premier lieutenant sur la Laconia. Quant à moi, vous savez que j’ai toujours dit que le capitaine Wentworth n’était pas très-attaché à Louisa ; je n’ai jamais cru que ce fût de l’amour. Il était trop gai, il riait trop ; on ne fera pas ce reproche au capitaine Bentick. Madame Harville dit que son mari est un peu surpris que sa sœur soit si vite oubliée. Au reste, Louisa est leur favorite à tous deux ; elle remplace leur Fanny ; son accident l’a tout-à-fait changée ; elle est à présent aussi tranquille qu’elle était étourdie ; elle a pris le goût de la lecture avec Bentick, qui lui lisait tous les livres que vous lui avez indiqués. À propos, je vous fais mon compliment de condoléance ; Louisa vous a enlevé votre admirateur : comment Charles avait-il pu imaginer cela ? Je n’ai jamais pu le comprendre ; je serais fâchée qu’il vous l’eût persuadé, et que vous en voulussiez à Louisa : nous savons à présent pourquoi il voulait rester à Lyme ; pardonnez-leur à tous deux. Tout irait bien si Wentworth épousait Henriette ; tâchez que cela arrive, et que nous soyons débarrassés de ce jeune révérend, qui m’est odieux.

» Adieu, chère Alice. »

Ah ! oui certainement, Alice était étonnée ; jamais elle ne l’avait été davantage ; elle ne pouvait en croire ses yeux : c’est Bentick que Louisa épouse ! Wentworth est libre encore ! À cet article de la lettre de Maria, un cri de surprise lui échappa. Elisabeth daigna lui demander si un des enfans était malade. — Non, ma sœur. — Pourquoi donc criez-vous ? pourquoi dites-vous, ah ! mon Dieu ? Vous m’avez effrayée : que vous dit donc Maria ?

— Elle m’apprend le mariage de sa belle-sœur Louisa. — Vous le saviez par M. Elliot ; il ne devait pas vous surprendre.

— Il n’avait pas nommé celui qu’elle épouse.

— Qui est-ce donc ? demanda sir Walter.

— Un M. Bentick, le capitaine Bentick : à présent Alice jouit de pouvoir prononcer, sans rougir ou pâlir, le nom du futur époux de son amie.

— Bentick ! répéta sir Walter ; c’est un nom connu ; vous l’avez vu : comment est sa figure ?

— Très-agréable.

— Il est grand sans doute ? Il a une belle figure militaire ?

— Non ; il est d’une taille médiocre.

— Eh ! comment peut-on dire qu’un homme d’une taille médiocre, petite peut-être, ait la figure agréable ? et un marin encore ! Je ne lui donne pas dix ans pour devenir affreux ; et vous dit-on ce que les Croft viennent faire à Bath ?

— L’amiral ? Il craint d’avoir la goutte.

— Goutte et décrépitude ; pauvre vieil homme ! que je le plains ! Voyagent-ils avec quatre chevaux ? Dans quel quartier logeront-ils ?

Alice ne pouvait les en instruire.

— C’est cependant essentiel à savoir, dit Elisabeth, avant de leur faire une visite ; il y a tel quartier où il ne nous conviendrait pas d’aller… Comment est Maria ? Et sans attendre la réponse : Savez-vous si les Croft ont ici quelque connaissance ?

— Je l’ignore, mais je le suppose ; dans la profession de l’amiral, et avec son grade, il doit connaître quelques personnes dans une ville telle que celle-ci.

— Je pense, dit froidement sir Walter, que l’amiral Croft est plus connu à Bath comme le locataire de Kellinch-Hall que par ses dignités militaires. Elisabeth, croyez-vous que nous puissions hasarder de le présenter, ainsi que sa femme, à Laura-Place ? — Oh ! non, non, répondit vivement Elisabeth ; c’est impossible ! Sur le pied où nous sommes avec lady Dalrymple, étant ses cousins surtout, nous ne devons pas l’embarrasser de connaissances qui ne lui conviendraient pas ; sans ce lien de parenté, ce serait fort égal ; mais elle se ferait un scrupule de nous refuser quelque chose : il sera beaucoup mieux de laisser les Croft se tirer d’affaire comme ils pourront. Il y a ici plusieurs officiers passablement ridicules que je rencontre à la promenade, et qu’on m’a dit être des marins ; les Croft s’associeront avec eux.

Sir Walter approuva, et ni l’un ni l’autre ne reparlèrent de la lettre de Maria. Madame Clay fut plus polie ; elle paya son tribut de civilité en demandant des nouvelles de la charmante madame Charles Musgrove, et de ses deux petits garçons : après cela, Alice fut en liberté de se retirer.

Seule dans sa chambre, elle lut et relut la lettre de sa sœur. Jusqu’alors elle avait cru rêver ; mais rien n’était plus réel. Elle s’arrêta long-temps à ces membres de phrase : « Ne pensez-vous pas que le capitaine Wentworth sera bien désappointé ? Aussi pourquoi s’en aller ? » Elle aussi se demandait pourquoi : peut-être a t-il cédé la place ; il a vu que Louisa avait cessé de l’aimer, ou il a découvert qu’elle ne l’aimait pas. Elle ne pouvait supporter la pensée de trahison ou de légèreté, d’aucun mauvais procédé entre lui et son amie ; qu’il eût à se plaindre d’elle ou elle de lui était une idée également désespérante. Le capitaine Bentick et Louisa Musgrove lui avaient paru si différens l’un de l’autre, si opposés de caractère, de conduite, de sentimens, qu’il ne lui était jamais venu dans l’esprit qu’ils pussent se rapprocher : l’insouciante, la folâtre, l’étourdie Louisa Musgrove, toujours causant, riant, sautant ; et le triste et sensible Bentick, toujours soupirant, réfléchissant ou lisant. Quelle sympathie les avait entraînés assez puissamment pour leur faire oublier si vite, l’une, le charmant Frederich, et l’autre cette femme si adorée et tant regrettée ? La réponse se présenta d’elle-même : « Ce sont la situation et les circonstances qui décident plus souvent qu’on ne pense du sort des humains ; l’accident de Louisa les avait placés sous le même toit pendant plusieurs semaines, dans une maison si étroite, qu’il fallait absolument se réunir. » Bentick céda au premier moment sa chambre à la malade, en y laissant tous ses effets et ses livres ; ce fut une occasion d’y rentrer souvent. Henriette, en partant, lui recommanda sa sœur comme à un frère ; elle se fiait plus à lui qu’à Charles, étant plus doux, plus tranquille ; il soigna la convalescence de Louisa avec la sensibilité qui le caractérisait : la faiblesse de la malade la rendait plus intéressante. Wentworth était absent, Bentick toujours là avec ses tendres attentions, et il n’était pas inconsolable. Certainement Alice avait fait impression sur lui ; il avait un de ces cœurs qui ne demandent qu’à se donner : la douleur et les regrets ne pouvaient lui suffire, et l’amour pour un objet animé était dans sa nature. Louisa se trouva sur son chemin ; elle s’attacha à lui par la reconnaissance et par la vanité de bannir de sa pensée le souvenir de cette Fanny tant regrettée. Wentworth riait avec elle, paraissait la préférer, mais ne s’était jamais expliqué clairement ni sur ses intentions, ni sur ses sentimens. Bentick déclara les siens avec tendresse et sincérité, et ne fut pas rebuté. Alice fut convaincue qu’ils seraient heureux ; elle rendrait Bentick plus gai, et il rendrait Louisa plus sensible ; déjà enthousiaste des marins, elle le serait bientôt de Scott et de lord Byron, si elle ne l’était déjà par les lectures que son amant lui avait faites pendant sa maladie.

L’idée de Louisa Musgrove, devenue studieuse et sentimentale, était très-amusante. Alice fut convaincue qu’on ne doit désespérer de rien, et qu’une chute pouvait opérer de grands changemens dans le caractère, dans les goûts et dans la destinée. La conclusion de ses réflexions fut que, si la femme qui avait paru sentir tout le mérite de Wentworth pouvait aussi vite lui préférer un autre homme, elle ne devait pas être long-temps regrettée. Ah ! ce n’étaient pas des regrets qui faisaient battre le cœur d’Alice en dépit d’elle-même, et qui coloraient ses joues en pensant que Frederich était libre encore ! Elle était presque honteuse d’éprouver quelque chose qui ressemblât à une joie insensée ; car le mariage de Louisa ne rendait pas à Wentworth l’amour qu’il avait eu pour elle, ne l’embellissait pas à ses yeux ; tout paraissait être également fini pour elle.

Elle était impatiente de voir les Croft ; mais quand cette rencontre eut lieu, il fut évident qu’ils ignoraient l’événement. Les premières visites de cérémonie furent faites et rendues ; on parla des Harville, des Musgrove, du capitaine Bentick, mais on ne dit pas un mot du mariage.

Les Croft s’étaient logés dans le très-joli quartier de Gays-Street, à la grande satisfaction de sir Walter ; il fut content, et, fier de l’air d’opulence de son tenant, rechercha leur connaissance plus que les Croft ne recherchaient la sienne. Ils avaient à Bath beaucoup de relations plus agréables, et qui leur convenaient mieux ; leur relation avec la famille Elliot était plutôt une suite de circonstances qu’une liaison de choix ; leur ton, leurs goûts, leur genre de vie, étaient complètement opposés. Ils avaient conservé à Bath toutes leurs habitudes de campagne. On avait ordonné à l’amiral l’exercice à pied ; sa femme, qui n’existait que pour lui, l’encourageait en se promenant avec lui ; on les voyait toujours ensemble ; ils n’aimaient ni le jeu ni les nombreuses réunions, qui faisaient les délices de sir Walter et de sa fille. Alice, la seule qu’ils auraient voulu voir tous les jours, les rencontrait souvent ; mais elle était ordinairement dans le carrosse de lady Russel, et à côté d’elle ; il fallait alors se contenter d’un salut réciproque et amical ; mais celui de lady Russel était plus cérémonieux. Les Croft lui plaisaient assez, surtout madame, et, malgré cela, elle avait mis et mettait encore si peu d’empressement à se lier avec eux, qu’Alice était persuadée que, malgré toutes les bonnes qualités de l’épouse de l’amiral, lady Russel ne lui pardonnait pas d’être la sœur du capitaine Wentworth. Pour elle, au contraire, c’était un attirail presque irrésistible, et dont elle ne cherchait pas à se défendre. Elle pouvait espérer de la sœur une réciprocité de sentimens qu’elle ne trouvait plus chez le frère. Le bonheur conjugal des Croft avait aussi pour elle un charme inouï ; elle y trouvait la réalité de ce qu’elle avait si souvent rêvé quand elle croyait devenir la compagne de celui qu’elle aimait. Lorsqu’elle les rencontrait à la promenade, elle les suivait des yeux aussi loin qu’elle le pouvait. « Ils parlent sans doute, se disait-elle, de celui auquel je pensais sans cesse, auquel il ne m’est plus permis de penser… Non, je ne dois pas chercher à me lier avec eux ; je dois fuir tout ce qui nourrit mes souvenirs, jusqu’à ce que je sois parvenue à les effacer tout-à-fait ; alors, peut-être, pourrai-je devenir l’amie de cet heureux couple. » C’était un délice pour elle de voir avec quel empressement, quelle cordialité le bon amiral pressait la main de ses anciens camarades de service quand il les rencontrait, et le regard animé de madame Croft, qui aimait autant que son mari tout ce qui tenait à la marine.

Alice, entièrement dévouée à lady Russel, se promenait rarement seule ; il arriva cependant qu’un matin, ayant quelques emplettes à faire, elle pria son amie de lui permettre de descendre, et de retourner à Camben-Place ; en traversant Milsom-Street, elle eut le plaisir de rencontrer l’amiral ; il était seul aussi, contre son ordinaire ; il s’était arrêté devant le magasin d’un marchand d’estampes, les mains derrière le dos ; il paraissait être dans une sérieuse contemplation d’une gravure qui représentait une vue de marine ; il ne faisait nulle attention à ceux qui passaient ; Alice fut obligée de le toucher légèrement et de lui parler ; mais dès qu’il l’eut reconnue, il la salua avec sa franchise et sa bonne humeur accoutumées.

« Ah ! c’est vous, miss Elliot ? Je vous remercie mille et mille fois de m’avoir abordé ; c’est me traiter en ami, et vous avez raison. J’étais occupé de cette estampe ; je ne passe jamais devant ce magasin sans m’arrêter ; je trouve toujours quelque vaisseau : celui que vous voyez est horriblement mal bâti ; je ne m’aventurerais pas à le monter pour une croisière de dix milles, et cependant voilà deux hommes sur le pont qui paraissent fort tranquilles ; ah ! les pauvres gens ! au premier coup de vent, ils seront au fond de la mer. Eh bien ! chère miss Elliot, comment vous portez-vous ? bien, à ce qu’il me paraît. Où allez-vous donc ainsi toute seule ? Puis-je vous accompagner ? puis-je vous être bon à quelque chose ?

— Votre compagnie me sera fort agréable si vous avez quelques instans à me donner. Je retourne à Camben-Place.

— De toute mon âme, miss Elliot ; j’irai plus loin encore : oui, oui, prenez mon bras, nous allons faire une charmante promenade ; et cela se rencontre à merveille, car j’ai quelque chose à vous dire ; nous causerons en marchant. Appuyez-vous ; ne vous gênez pas plus que Sophie. Je ne marche point à mon aise si je ne sens un bras de femme sur le mien. Ah ! quel misérable bâtiment ! dit-il en jetant un dernier regard sur la gravure ; » et ils se mirent en chemin.

« Vous avez quelque chose à me dire ? reprit Alice, en prévoyant ce dont il allait être question.

— Oui, ma chère miss Elliot, et je vais commencer ; mais voilà un de mes amis, le capitaine Brigden, je veux seulement lui dire un mot en passant ; comme il a l’air étonné de me voir avec une autre femme que la mienne ! Pauvre Sophie ! elle a un rhumatisme sur une jambe, et cela la retient à la maison… Que vois-je tout là-bas ? l’amiral Brand et son frère !… Bon ! ils prennent une autre rue ; je suis charmé de ne pas les rencontrer ; Sophie ne peut les souffrir. Ce sont, je crois, les seuls marins qu’elle n’aime pas ; mais ils m’ont joué un tour pendable ; ils ont débauché le meilleur de mes matelots. Je vous conterai cette histoire une autre fois ; maintenant je vais vous dire… Ha, ha ! voici le baronnet Archibald Drew et son petit-fils ; il nous a vus ; il baise sa main pour nous saluer ; c’est qu’il vous prend pour ma femme, ou que peut-être vous le connaissez ?

— Nullement ; c’est un vieillard…

— Oui, et un homme d’honneur, mais il gâte son petit-fils ; il le garde auprès de lui, au lieu de le mettre sur un bon vaisseau. Ce pauvre Archibald ! c’est aussi pour la goutte qu’il vient ici. Ne trouvez-vous pas, miss Elliot, que Bath est un charmant endroit ? On y vit comme on veut. Je rencontre de mes anciens amis ou camarades dans toutes les rues ; on cause un moment, on se promène en idée sur la mer, on se rappelle les orages, les coups de feu, et l’on revient chez soi, où l’on se trouve si bien, si tranquille ! Mais, comme dit Sophie, la mer a aussi ses agrémens. »

Alice perdait toute patience ; ils allaient se quitter sans qu’elle eût rien appris ; elle lui rappela qu’il avait quelque chose à lui dire.

« Oui, oui, je le sais bien, poursuivit-il ; mais je ne veux commencer que lorsque nous serons à Belmont : c’est un grand espace, où l’on est plus à son aise. » Il fallut en passer par là. Dès qu’ils y furent arrivés, il commença.

« Eh bien ! miss Elliot, vous allez apprendre une chose qui vous surprendra ; mais rappelez-moi, s’il vous plaît, le nom de baptême de cette miss Musgrove que mon beau-frère a failli tuer.

— Louisa, dit Alice sans convenir qu’elle sût déjà ce qu’il voulait raconter.

— Oui, c’est cela même. Eh bien ! cette Louisa, nous pensions tous qu’elle allait épouser Frederich ; il en était fou, on le voyait toujours, riant et causant avec elle ; nous ne comprenions pas, Sophie et moi, ce qu’ils attendaient pour conclure. L’accident de Lyme arriva ; il fallait bien attendre qu’elle fût morte ou guérie ; mais alors même il y eut quelque chose de singulier dans la façon d’agir de Frederich : au lieu de rester à Lyme auprès de sa belle pour la soigner, il va à Plymouth, reste chez son frère Edward, et ne s’embarrasse pas plus d’elle que si ce n’était pas lui qui l’eût laissée tomber et qui fût cause de sa maladie. Il ne nous a même pas écrit depuis novembre. Sophie, qui trouve bien tout ce qu’il fait, n’y peut rien comprendre ; et ce qui arrive aujourd’hui est encore bien plus incompréhensible ! Cette jeune dame, cette même Louisa Musgrove, au lieu d’épouser Frederich, se marie avec James Bentick. Connaissez-vous James Bentick ?

— Un peu ; je l’ai vu à Lyme, il m’a paru très-aimable.

— Oui, oui, c’est un bon diable. Eh bien ! Louisa l’épouse ; peut-être sont-ils déjà mariés. Bentick n’aura pas, comme Frederich, la bêtise d’attendre que quelque autre capitaine l’aborde, et s’en empare.

— Elle ne peut trouver mieux pour son bonheur, dit Alice ; il est très-agréable ; et j’ai entendu dire à ses amis qu’il a un excellent caractère.

— Oh ! il n’y a pas la plus petite chose à dire contre lui. Il n’est pas encore capitaine de haut-bord, il est vrai ; il n’a obtenu le commandement d’une frégate que cet été, et les temps sont mauvais pour avancer ; cette diable de paix arrête tout ; mais c’est le seul défaut que je connaisse à James Bentick, excepté cependant qu’il est trop doux, trop tranquille ; à cela près, c’est un excellent homme, bon cœur s’il en fut jamais, et de plus bon officier, actif, zélé, brave comme un canon : c’est peut-être plus que vous ne pensiez ; sa manière douce et sentimentale empêche qu’on ne lui rende la justice qu’il mérite.

— En vérité, vous êtes dans l’erreur, amiral ; je n’ai jamais auguré, d’après la manière et le ton de M. Bentick, qu’il manquât de courage. On peut allier la politesse et la sensibilité avec la valeur, et c’est ainsi que je l’ai jugé ; il m’a beaucoup plu, et il doit généralement plaire.

— Bien, bien ! les femmes sont les meilleurs juges ; mais Bentick est trop flegmatique, et, sans partialité, nous trouvons, Sophie et moi, que notre frère Frederich vaut beaucoup mieux, est beaucoup plus aimable. Miss Elliot, ne trouvez-vous pas aussi que Wentworth est bien supérieur à Bentick ? Dites la vérité.

Alice avait un accès de toux ; elle ne put répondre ; mais l’amiral attendit qu’il fût passé, et renouvela sa question : « N’est-ce pas, miss Alice, que Frederich est plus digne de captiver le cœur des belles que James Bentick ? »

Après un moment d’hésitation, Alice dit : « Dispensez-moi de faire une comparaison entre deux amis ; leur amitié prouve que dans des genres différens ils ont un égal mérite.

— Plaisante amitié que de lui voler sa maîtresse pendant son absence ! et c’est vrai au moins ; nous le savons de Frederich lui-même ; sa sœur reçut enfin hier une lettre de lui dans laquelle il nous l’apprend. J’ai aussi une lettre du capitaine Harville, datée d’Upercross : je m’imagine qu’ils sont tous à Upercross.

Alice saisit cette occasion pour demander à l’amiral ce qu’elle désirait et craignait d’apprendre : « J’espère, lui dit-elle, qu’il n’y a rien dans le style du capitaine Wentworth qui puisse inquiéter madame Croft. Il me semblait aussi qu’il se formait un attachement entre lui et Louisa Musgrove ; mais je présume que s’il y avait quelque engagement, il a été rompu sans mauvais procédé, sans trahison ; j’espère que cette lettre n’annonce pas la colère d’un homme blessé de cette rupture ?…

— Non, du tout ; il n’y a pas un murmure, pas une expression, qui prouvent la colère ou le dépit. »

Alice baissa la tête pour cacher le plaisir qui brillait dans ses yeux, et que décelait son sourire.

« Frederich, reprit l’amiral, n’est pas de ces gens qui se plaignent ; il a trop de fierté pour cela. Si la femme qu’il aime ne veut plus de lui, il l’oublie, et ne la regrette même pas. »

Alice eut alors à retenir un profond soupir ; mais elle se remit bientôt.

« Je comprends cela, dit-elle, pour la femme qui lui préfère un autre homme ; mais si cet homme était son ami, son confident peut-être, il peut ressentir vivement ce qui paraît d’abord être une perfidie ; c’est là ce que je… ce que madame Croft pouvait craindre. J’aurais aussi été fâchée qu’une amitié telle que celle qui subsistait entre lui et M. Bentick fût détruite ou même blessée par cette circonstance.

— Oui, oui, j’entends, j’entends, mais il n’y a rien de tout cela dans sa lettre ; il ne donne pas le moindre tort à Bentick ; il ne dit pas seulement qu’il ait été surpris, et il avait un motif pour l’être. D’honneur, on ne pourrait même croire qu’il eût jamais pensé à cette petite volage ; ce nom lui va mieux que l’autre. Il dit que le couple sera très-heureux, qu’il sera bien aise de ne plus voir son ami Bentick triste et malheureux. Il n’y a rien là, je crois, qui veuille dire qu’il soit malheureux lui-même. »

Alice n’avait pas, comme l’amiral, cette conviction ; mais il était inutile de le questionner davantage ; elle se contenta de quelques remarques générales.

« Pauvre Frederich ! s’écria M. Croft après un moment de silence, à présent, c’est à recommencer ; il faut chercher une femme. Je pense qu’il va bientôt arriver à Bath : Sophie lui écrira de venir nous joindre ici ; il trouvera de jolies et jeunes personnes ; il lui serait inutile, je crois, de retourner à Upercross pour la sœur de son infidèle : celle-là, à ce que je soupçonne, est pour son cousin le jeune révérend ; et il fera beaucoup mieux de venir ici, où il aura de quoi choisir. »

Alice ne répondit rien ; elle était près de Camben-Place. Elle salua l’amiral, le chargea de ses complimens pour madame Croft, et rentra chez elle.



――――




CHAPITRE XIX.


Au moment où l’amiral Croft exprimait le désir qu’il éprouvait que son beau-frère vînt à Bath, Wentworth y arrivait ; il le trouva chez lui, et le lendemain Alice le vit par hasard. Elisabeth et madame Clay lui proposèrent de venir faire quelques emplettes dans la rue marchande de Milsom ; M. Elliot les accompagna. À peine furent-elles à Milsom-Street, qu’il survint une averse assez forte pour faire désirer un asile ; elles entrèrent dans une boutique. Elisabeth avait remarqué à quelque distance la voiture de lady Dalrymple arrêtée devant un magasin ; elle espéra qu’il y aurait au moins une place pour elle, et pria son cousin Elliot d’aller la demander de sa part à la vicomtesse ; il y courut, et revint bientôt, apportant les complimens de lady Dalrymple, qui s’estimait heureuse de pouvoir être utile à mesdames Elliot, et devait venir les prendre dans quelques minutes ; son seul regret était que sa birouche ne pût contenir que quatre personnes, et que miss Carteret étant avec elle, elle ne pût prendre que deux dames. Elisabeth regarda son amie et puis sa sœur ; l’un de ses regards disait : Ce sera vous ; l’autre : Ce ne sera pas vous. Alice les interpréta ainsi, et comme elle n’avait nulle envie d’être avec les illustres parentes, et qu’elle ne voulait pas qu’on la refusât, elle se hâta de dire qu’elle ne craignait pas la pluie, que ses bottines étaient fortes, qu’elles la garantiraient de l’humidité ; qu’avec le bras de son cousin Elliot elle serait bientôt à la maison, et qu’elle cédait avec plaisir la place à madame Clay. Mais, à sa grande surprise, madame Clay refusa de l’accepter, assura qu’elle n’irait point en voiture quand miss Elliot était à pied, et qu’elle espérait que M. Elliot voudrait bien aussi l’accompagner. Alice insista ; madame Clay fit de même, et, malgré les signes d’Elisabeth, persista. Alice et madame Clay mirent tant d’obstination dans leurs complimens, que M. Elliot et Elisabeth furent obligés de décider. Elisabeth prétendit que madame Clay avait un commencement de rhume qu’il fallait ménager. M. Elliot examina les bottines, et déclara que celles de sa cousine Alice étaient plus fortes : madame Clay fut donc obligée de céder, et de jouer le rôle de dame d’honneur de la noble Elisabeth. Alice, enchantée d’en être dispensée, s’éloigna d’elles, et fut s’asseoir près de la fenêtre, pour saisir le moment où la pluie se ralentirait. Elle y était à peine, qu’elle vit le capitaine Wentworth qui descendait la rue ; elle tressaillit ; personne ne s’en aperçut ; mais elle s’indigna de sa propre faiblesse, et de l’émotion excessive qu’elle éprouvait. Pendant une ou deux minutes, elle ne distingua plus aucun objet autour d’elle ; elle ne sentait que trouble et confusion dans sa tête et dans son cœur. Lorsqu’elle eut repris ses sens, elle vit Elisabeth et madame Clay causant ensemble et ne faisant nulle attention à elle. M. Elliot, toujours obligeant, était allé faire, dans une rue voisine, une commission pour madame Clay.

Alice se sentit tout-à-coup une grande envie d’aller ouvrir la porte du magasin, pour voir s’il pleuvait encore : était-ce bien son seul motif ? Ne voulait-elle pas s’assurer si ses yeux ne l’avaient point trompée ? Mais la palpitation de son cœur lui disait encore que c’était bien Wentworth qu’elle avait vu. Il marchait très-vite, et sans doute il était à présent hors de sa vue ; c’est donc le désir seul de s’assurer si la pluie a cessé qui l’attire irrésistiblement à la porte. Elle y est ; la porte s’ouvre du dehors, Wentworth paraît, avec plusieurs personnes de sa connaissance qu’il avait rencontrées au bas de la rue et suivies jusqu’à ce magasin. Il fut très-étonné en se trouvant en face d’Alice ; sans doute elle n’était pas moins émue ; mais cette fois elle avait sur lui l’avantage de n’être pas surprise. Le trouble du premier moment, produit par sa présence, était dissipé ; mais il lui restait encore assez à sentir et à cacher ; agitation, peine, plaisir, crainte, espoir ; elle était dans un état qu’on ne peut définir, qui tient à la fois du délice et de la douleur : ah ! oui, du délice ! car pour la première fois depuis qu’elle l’avait retrouvé, elle crut remarquer quelque nuance de ses premiers sentimens. Il avait rougi ; quelques mots qu’il lui adressa en la saluant, et qu’elle entendit à peine, annonçaient de l’embarras, de l’émotion ; il se détourna ensuite de quelques pas, et n’eut pas l’air d’écouter ce que lui disait une dame de sa compagnie ; il paraissait absorbé dans ses pensées ; Alice n’aurait pu décider si elles lui étaient favorables ; ce qu’il y avait de plus positif dans sa manière était de l’embarras.

Après un court intervalle, il se rapprocha d’elle et lui parla encore ; des questions mutuelles sur des sujets indifférens, dont ni l’un ni l’autre n’écoutaient la réponse, remplirent leur entretien. Alice fut convaincue que quelque chose l’occupait péniblement, et qu’il n’était pas à son aise. Lorsqu’ils étaient à Upercross et à Lyme, et que l’occasion de se parler ne pouvait s’éviter, il montrait beaucoup de calme et d’indifférence ; à présent, il tâchait d’être de même, mais il n’y parvenait plus. Quelque nuance imperceptible pour tout autre prouvait à Alice qu’il était changé ; mais comment ? Elle n’aurait pu le dire ; il ne paraissait pas avoir souffert ; ni sa santé ni sa gaîté n’étaient altérées : il parla du ton le plus naturel d’Upercross, des Musgrove. En nommant Louisa, elle remarqua dans son regard, dans son demi-sourire, quelque chose qui n’était ni du dépit ni du chagrin ; ce ne pouvait être du plaisir : il était visiblement embarrassé, mal à son aise. Ah ! pensait Alice, c’est bien toujours lui, c’est Wentworth, incapable de feindre, malgré tous ses efforts, et de déguiser ses sentimens ; il ne veut pas paraître blessé de l’inconstance de Louisa ; mais son cœur souffre et le trahit.

Elle fut peinée, mais non surprise, en observant qu’Elisabeth n’avait pas l’air de le reconnaître ; il était si peu changé, que c’était impossible de s’y méprendre ; d’ailleurs, ils s’étaient jeté mutuellement un regard qui ne laissait pas le moindre doute ; elle vit, dans la physionomie de Wentworth, qu’il était prêt à saluer miss Elliot comme une ancienne connaissance, et dans celle de sa sœur, le dédain le plus marqué ; elle se tourna d’un autre côté, et ne fit plus la moindre attention au capitaine.

Le carrosse de lady Dalrymple, qu’elle attendait avec une extrême impatience, arriva enfin ; un laquais vint l’annoncer. La pluie avait recommencé ; miss Elisabeth parlait si haut à madame Clay, en lui disant de se presser pour ne pas faire attendre sa cousine la vicomtesse, qu’elle trouva ainsi le moyen d’apprendre à tous ceux qui étaient là que lady Dalrymple était sa cousine, et qu’elle venait la prendre dans son équipage ; mais ce qui affligeait un peu la fière beauté, c’est qu’elle n’avait aucun suivant pour lui donner la main : le cher cousin Elliot n’était pas revenu ; et, tout en grondant madame Clay de l’avoir envoyé ailleurs, elle s’appuya sur son bras, et s’avança vers la porte, accompagnée seulement du laquais de lady Dalrymple. Le capitaine Wentworth les laissa passer ; puis s’avançant vers Alice, qu’il croyait être de la partie, il lui offrit son bras pour la conduire.

« Je vous suis très-obligée, lui dit-elle ; je ne vais pas avec ma sœur ; le carrosse ne pouvait nous contenir toutes trois, j’ai cédé ma place, préférant aller à pied.

— Mais il pleut.

— Oh ! très-peu. D’ailleurs, j’attendrai… »

Après un moment de pause, il dit en riant : « Quoique je ne sois à Bath que depuis hier, je me suis déjà mis à la mode du pays. (Il montra à Alice un parapluie.) Je vous prie d’en faire usage, si vous êtes déterminée à aller à pied ; cependant il serait plus prudent de me permettre d’aller vous chercher une chaise à porteurs. »

Elle le remercia encore, mais en refusant ses offres obligeantes, et répéta que la pluie était trop peu de chose. « Elle cessera peut-être dans un instant, ajouta-t-elle, et je dois attendre M. Elliot qui nous a accompagnées et qui va revenir bientôt. » Oh ! combien elle aurait préféré le bras et le parapluie de Wentworth ! Mais Alice avait toujours le sentiment des convenances, et son cousin Elliot, revenant et ne trouvant personne, aurait eu le droit d’en être blessé.

À peine Alice avait-elle achevé sa phrase, que M. Elliot parut : le capitaine Wentworth le reconnut à l’instant. Il n’y avait aucune différence entre l’homme qui entrait et celui qui descendait les marches de la rapide montée de Lyme, et qui s’arrêta pour les laisser passer, en admirant Alice ; il était facile de retrouver la même expression sur sa physionomie en parlant à sa cousine, mais il s’y joignait de plus la douce familiarité d’un parent et d’un ami : il paraissait ne chercher et ne voir qu’elle seule. Il vint d’abord près d’elle, s’excusa d’être resté aussi long-temps, lui fit adroitement sentir que l’espoir de trouver le carrosse parti l’avait engagé à retarder son retour ; il la remercia de l’avoir attendu, et la pressant de profiter d’un moment où la pluie avait diminué, il passa doucement le bras de sa cousine sur le sien et l’entraîna ; elle put à peine jeter un doux et timide regard sur Wentworth et lui rendre son salut.

Aussitôt qu’ils furent hors de vue, les dames avec lesquelles Wentworth était entré parlèrent de miss Alice. « Son cousin paraît l’aimer ? dit l’une d’elles en riant. — Elliot en est très-amoureux, reprit une autre, et sans être sorcier, on peut prédire ce qui va arriver ; il est toujours avec elle, il vit dans la famille, et en fera bientôt doublement partie, rien n’est plus clair : c’est d’ailleurs un très-bel homme et on le dit fort aimable.

— Il est fort bien, reprit la première, et mon amie miss Atkinson, qui a dîné l’autre jour avec lui chez les Wallis, dit que c’est le plus agréable cavalier qu’elle ait jamais rencontré.

— Miss Alice ne sera pas mal partagée ; elle le mérite ; elle est parfaitement aimable et bonne. — Elle est jolie aussi, et très-jolie, je vous assure ; examinez-la bien ; elle n’a ni le teint éclatant ni les traits réguliers de sa sœur, mais elle a tant de grâces, tant d’expression dans la physionomie, un regard si doux ! Je sais que dans sa famille on parle peu d’Alice ; mais je déclare qu’elle me plaît beaucoup plus qu’Elisabeth. » Et à moi aussi, et à moi aussi, fut l’écho général : Wentworth seul gardait un profond silence.

« Il n’y a nulle comparaison, ajouta l’une des dames ; mais la plupart des hommes préfèrent l’éclat à la délicatesse. Je suis bien aise que M. Elliot ait fait une exception ; il en sera récompensé ; miss Alice le rendra le plus heureux des maris. » On aurait pu alors entendre un soupir étouffé sortir de la poitrine de Wentworth ; mais il se détourna promptement, et l’on n’y fit nulle attention.

Alice, tout en cheminant à côté de son cousin, aurait bien voulu aussi être silencieuse ; elle lui aurait eu bien de l’obligation s’il l’avait menée jusque chez elle sans dire une parole. Quoiqu’il fût pour elle rempli de soins et d’attentions, et qu’il les poussât jusqu’à ne lui parler que de choses qui pouvaient lui être agréables ou sur lesquelles ils pensaient de même : éloge vif, distingué et juste de lady Russel ; insinuation contre madame Clay ; souvenir de Lyme, rien ne l’intéressa. Jamais elle n’avait trouvé qu’il fût si difficile d’écouter et de répondre ; elle ne pouvait penser à autre chose qu’au capitaine Wentworth, au changement qui s’était opéré en lui et qu’elle ne comprenait pas. Frederich avait en même temps l’air indifférent et occupé. Regrettait-il Louisa ? L’avait-il oubliée ? Jusqu’à ce que cette question fût décidée, elle ne pouvait être tranquille. Hélas ! Alice était déterminée à être sage, raisonnable, à éloigner toute illusion de sa pensée, toute fausse espérance, et dans ce moment elle était forcée de s’avouer à elle-même qu’elle était loin encore d’avoir autant de fermeté qu’elle l’avait résolu. Elle aurait voulu savoir si Wentworth ferait quelque séjour à Bath, ou s’il n’y venait qu’en passant. Frederich ne s’était pas expliqué à cet égard, mais il y avait toute apparence qu’il resterait chez sa sœur ; dans ce cas, comme chacun à Bath se rencontre, lady Russel le verra sûrement : comment se conduira-t-elle avec lui ? Feindra-t-elle, comme Elisabeth, de ne pas le reconnaître ? Alice a bien assez de choses à penser pour désirer d’être seule.

Elle avait déjà été obligée de dire à lady Russel que Louisa Musgrove épousait le capitaine Bentick ; la surprise de son amie ressembla à un désappointement ; Wentworth n’avait pas été nommé ; mais lorsque lady Russel le verrait à Bath, elle pourrait rapprocher ces deux idées, et penser que, rebuté par Louisa, il voulait renouer avec Alice, et l’orgueil de la fière lady, son extrême prévention pour sa protégée, se révolteraient à cette idée.

Le lendemain matin, elles firent ensemble leur promenade accoutumée en voiture : en traversant la ville, Alice s’attendait à rencontrer Wentworth, et le craignait et le désirait en même temps. Elle regarda pendant long-temps de tous côtés, et désespérait de le voir ; mais en entrant dans Pulteney-Street, elle l’aperçut du côté droit du pavé, qui était celui de lady Russel, quoiqu’il fût encore à une distance assez grande. Il y avait plusieurs hommes autour de lui ; des groupes de promeneurs allaient et venaient ; mais sa belle figure se remarquait assez pour qu’on ne pût s’y tromper. Elle tourna involontairement la tête vers lady Russel, pour savoir si ses regards suivaient la même direction que les siens, quoiqu’elle ne pût supposer que lady Russel eût reconnu Wentworth aussitôt qu’elle, d’un bout de la rue à l’autre. Non, elle ne l’apercevrait sans doute que lorsqu’il serait en face : Alice calculait les tours de roue de la voiture et les pas de Wentworth, frémissant du moment où ils seraient sur la même ligne, où elle aurait à répondre aux questions de son amie, à lui avouer qu’elle l’avait déjà vu, à retrouver encore ses injustes préventions : ce moment approchait, le capitaine n’était plus qu’à quelques pas, et lady Russel, tournée vers la portière devant laquelle il devait passer, ne pouvait éviter de le voir ; elle semblait même le chercher : il lui eût été si facile de changer de position, de parler à Alice, de regarder du côté opposé ! Mais non, elle tournait presque le dos à sa compagne, et paraissait observer avec la plus grande attention ce qui se passait dans la rue.

Enfin, lady Russel se retourna ; sans aucun doute elle va parler de lui à Alice ; mais de quelle manière ? Le cœur de miss Elliot battait au point qu’elle ne savait comment elle pourrait répondre. « Vous devez être surprise, Alice, dit lady Russel, de ce que mes yeux ont été fixés sur ce côté de la rue ; je cherchais à voir des draperies de fenêtre dont lady Falkand n’a cessé de me parler hier au soir ; elle les a remarquées en passant ici ; mais elle n’a pu se rappeler le numéro de la maison : elle assure que ce sont les draperies les plus riches et les plus élégantes qu’elle ait vues à Bath, j’étais curieuse d’en juger ; mais quoique j’aie regardé avec soin toutes les fenêtres du côté qu’elle m’avait indiqué, je n’ai pas vu de draperies semblables à celles que m’a décrites lady Falkand. »

Alice bénit les draperies à l’aide desquelles Wentworth avait échappé aux regards de lady Russel ; mais pendant qu’elle observait son amie, elle avait manqué le moment de voir elle-même si Wentworth l’avait aperçue, et cela lui causa des regrets.

Un jour ou deux se passèrent sans qu’il arrivât rien d’intéressant. Le théâtre et le salon du rassemblement n’étaient pas du goût de sir Walter et de miss Elisabeth ; on y trouvait une société trop mélangée ; leurs amusemens du soir consistaient dans l’élégante, honorable et très-insipide compagnie de quelques vieilles ladys et d’une triste partie de wisk ; cependant sir Walter cédait quelquefois à l’envie de montrer en public sa belle figure et celle de sa fille Elisabeth lorsque quelque artiste renommé donnait un concert. Il en était arrivé un protégé par lady Dalrymple ; c’était une affaire de famille à laquelle il était impossible de manquer, et personne ne s’en réjouissait plus qu’Alice. Fatiguée de ne rien savoir, de ne pas même entendre prononcer le nom de l’homme auquel elle pensait sans cesse, d’habiter le même endroit que Wentworth, et de ne pas plus le voir que s’il eût été à cent lieues, elle attendait le jour du concert avec la plus vive impatience. On disait qu’il serait très-brillant. Le capitaine Wentworth aimait passionnément la bonne musique ; il y serait certainement : il lui semblait que si elle pouvait lui parler et l’entendre, ne fût-ce que quelques minutes, elle lirait dans son cœur, comme naguère elle y lisait. Elle avait été si troublée la première fois qu’elle l’avait vu, qu’il n’était point étonnant qu’elle n’eût pas découvert ses vrais sentimens sur le mariage de Louisa ; mais à présent elle s’attend à le voir, et elle sent qu’elle aura le courage de l’aborder, de lui parler comme à un ancien ami. Elle s’était convaincue que lady Russel l’avait vu, et que l’histoire des draperies n’avait été qu’un prétexte pour ne pas parler de lui. Sir Walter, chez qui Wentworth allait tous les jours quand il faisait sa cour à Alice ; Elisabeth, qui la raillait sans cesse de sa conquête et de son beau lieutenant, ne pouvaient, ne devaient pas l’avoir oublié au point de ne le pas saluer. L’indignation releva ses forces ; elle se promit de réparer, par ses attentions amicales, les torts de sa famille envers une ancienne connaissance.

Le concert fut fixé au jour suivant ; croyant que ce serait plus tard, Alice avait promis sa soirée à madame Smith ; mais elle ne se fit aucun scrupule d’aller s’excuser auprès d’elle, et de lui promettre une longue visite le lendemain. Son amie y consentit de grand cœur, et lui dit qu’elle aurait été fâchée de la priver d’un plaisir : « J’aime mieux vous voir après le concert, ajouta-t-elle ; vous me le raconterez ; j’aime à savoir ce qui se passe dans le monde ! Dites-moi d’abord avec qui vous allez. »

Alice l’en instruisit. Madame Smith ne répliqua rien ; mais, en se séparant, elle dit avec une expression de tristesse : « Je désire de tout mon cœur que ce concert réponde à votre attente, et je n’en doute point. Ne manquez pas, chère Alice, de venir me voir demain ; je ne sais, mais j’ai le pressentiment que désormais je n’aurai plus de visites de vous. »

Alice fut étonnée au point de ne savoir que répondre ; elle resta un moment en silence, n’ayant pas le temps d’entrer en explication sur ce sujet : elle se contenta d’embrasser tendrement son amie, et fut rejoindre lady Russel, qui l’attendait dans sa voiture.

CHAPITRE XX.


Sir Walter, ses deux filles et madame Clay furent les premiers dans la salle du concert ; lady Dalrymple et miss Carteret devaient les suivre ; en les attendant, ils s’établirent auprès de l’une des cheminées d’un salon octogone. À peine étaient-ils assis, que la porte s’ouvrit, et que le capitaine Wentworth entra seul : Alice était assez près de la porte ; il passait à côté d’elle. Ainsi qu’elle en avait pris la résolution, elle lui fit une légère avance en lui parlant la première ; ne voulant plus s’exposer aux dédains d’Elisabeth, il comptait aller plus loin, et saluer seulement Alice ; mais lorsqu’il entendit sa douce voix lui dire du ton de l’amitié : « Bonjour, capitaine Wentworth ! comment se porte à présent mademoiselle votre sœur ? mieux, j’espère ? » Il n’hésita pas de s’approcher d’elle, de s’informer de sa santé, de lui parler de madame Croft ; et l’entretien s’engagea en dépit du formidable père et de la fière sœur. Ils étaient, ainsi que leur compagne, autour du feu, et ne regardaient ou ne voyaient pas à qui Alice parlait ; ce fut un grand soulagement pour elle ; elle aurait horriblement souffert, si ses parens avaient regardé le capitaine sans le saluer.

Pendant qu’elle lui parlait, le nom de Wentworth, prononcé à demi-voix par Elisabeth à son père, frappa ses oreilles, et l’instant d’après elle vit le capitaine s’incliner en regardant du côté où était sir Walter ; elle comprit que M. Elliot avait jugé convenable de faire apercevoir à Wentworth qu’il le reconnaissait, et elle vit Elisabeth incliner aussi sa tête très-légèrement. Quoique cette politesse fût tardive et peu gracieuse, elle fit plaisir à Alice, qui continua, de son côté, un entretien des plus insignifians ; ils parlèrent de Bath, du concert ; ensuite la conversation se ralentit à tel point, qu’Alice s’attendait à chaque minute que Wentworth allait la quitter ; mais il n’en paraissait pas pressé, et s’il ne lui parlait point, il la regardait beaucoup. Un moment plus tard, il renoua l’entretien d’une manière plus intéressante. « Je m’estime heureux, miss Elliot, lui dit-il avec un sourire gracieux, de vous trouver ici ; je n’ai pu m’entretenir avec vous depuis l’accident de Lyme : que vous avez dû souffrir de cet événement affreux ! que de peines nous vous avons données ! Je ne sais ce que nous serions devenus sans vous ; mais, toujours bonne, secourable, vous n’avez vu que les dangers de Louisa ; et, pour nous être utile, vous avez peut-être altéré votre santé.

— Non, répondit Alice ; je fus, il est vrai, émue, affectée à l’excès : mais le rétablissement de miss Musgrove m’a ôté jusqu’au souvenir de mes fatigues.

— C’était un moment terrible ! s’écria Wentworth avec feu, et qui ne s’effacera jamais de ma mémoire ! Je vois encore cette jeune et charmante fille, victime de ma maladresse et de mon étourderie, étendue mourante sur le pavé ! Ah Dieu ! » Et il passa sa main sur ses yeux, comme si ce souvenir lui était trop pénible ; mais bientôt après, il ajouta d’un ton plus calme : « Ce jour, cet événement si fâcheux en apparence, ont cependant un heureux résultat ! Lorsque vous proposâtes à Bentick d’aller chercher le chirurgien, vous ne vous doutiez pas alors qu’il serait la personne la plus intéressée au rétablissement de Louisa ?

— Non certainement ; mais il paraît que… Je veux dire que j’espère qu’ils seront heureux ; ils ont tous deux de très-bons principes, un excellent caractère.

— Oui, dit-il en hésitant un peu ; mais là finit la ressemblance. Je désire de toute mon âme qu’ils soient heureux, et je m’arrête avec plaisir sur les circonstances qui peuvent le faire espérer ; ils n’auront eu du moins aucune difficulté, aucune inquiétude pour s’unir l’un à l’autre. Bentick est libre de disposer de lui-même, et les Harville lui sont trop attachés pour ne pas se réjouir de sa félicité : les Musgrove se sont conduits comme on pouvait l’attendre de leur bonté ; ils n’ont mis aucune opposition, aucun délai ; ils n’ont d’autre désir que d’assurer le bonheur de leur fille et du gendre qu’elle leur donne. De bons parens, un intérieur doux et paisible, voilà bien des choses en faveur de cette union, plus peut-être… » Il s’arrêta : un souvenir sembla soudain le frapper, et lui donner un peu de l’émotion qui colorait doucement les joues d’Alice pendant qu’il parlait ; après un instant de silence, il continua ainsi : « J’avoue que je ne puis m’empêcher de craindre qu’il n’y ait entre eux trop de différence, et dans un point bien essentiel, dans leur esprit. Je regarde Louisa Musgrove comme une aimable et bonne personne, qui ne manque pas d’intelligence ; mais Bentick est bien au-dessus d’elle : il possède un esprit supérieur ; il a beaucoup d’instruction, et il acquiert chaque jour par son goût naturel pour la bonne littérature. Je confesse que j’ai vu avec quelque surprise son amour pour Louisa ; s’il avait été la suite de la reconnaissance ; s’il avait appris à l’aimer, parce qu’il voyait qu’elle le préférait, je ne m’en étonnerais pas ; mais je n’ai aucune raison de le supposer ; il semble, au contraire, que la sympathie ait agi sur eux en même temps. Je comprends que Louisa, faible, malade, recevant des soins empressés d’un homme aimable, prévenant, sensible, ne pouvait garantir son cœur d’un attachement sincère ; mais que Bentick, dans la situation où il était, le cœur brisé par une douleur vive et récente, soit devenu amoureux de Louisa, cela me surprend. Fanny Harville était une femme très-distinguée à tous égards, et l’attachement de Bentick pour elle était extrême, ainsi que son désespoir lorsqu’il la perdit. Peut-on s’attacher en si peu de temps à une femme si inférieure à celle qu’il devait regretter toute sa vie ? Non, Bentick ne devait jamais l’oublier ! Non, Louisa Musgrove ne devait, ne pouvait jamais remplacer l’objet d’une première affection ! » Il se tut, et soupira profondément.

Que de choses cette phrase disait à Alice, et qu’elle eut de peine à cacher ce qui se passait en elle ! Mais personne ne faisait attention à Alice. La salle se remplissait ; on y entrait en foule ; le bruit des portes, des conversations était tel, qu’il ne fallait pas moins que le vif intérêt qu’elle prenait à ce que lui disait Wentworth pour qu’elle pût l’entendre, d’autant plus qu’il parlait bas, et que sa voix était assez altérée par son agitation ; mais elle n’avait pas perdu un seul mot. Il n’avait point aimé Louisa ; il croyait à la puissance d’un premier amour ; il ne comprenait ni l’inconstance ni le choix de Bentick. Alice respirait à peine en entendant ces consolantes paroles ; elle était-à-la fois surprise, contente, confuse, et n’aurait pu définir aucune des sensations qu’elle éprouvait. Il lui eût été impossible de répondre à Wentworth. Elle n’était pas tout-à-fait de son avis, et ne voulait pas le contredire ; mais sentant qu’il fallait dire quelque chose, et ne voulant pas trop s’écarter du sujet, après un moment de silence, elle renoua l’entretien.

— Vous avez été long-temps à Lyme, depuis que vous nous amenâtes Henriette et moi à Upercross.

— Ô le triste, l’affreux voyage ! Je n’étais plus à moi. Qu’il m’en coûtait d’aller annoncer à des parens la mort presque certaine d’une fille chérie, et de leur dire : C’est moi qui l’ai tuée ! Tout autour de moi n’offrait que l’image du désespoir : vous seule, miss Elliot, aviez conservé un peu de calme et de raison. Il m’eût été impossible d’exister autre part qu’à Lyme jusqu’au rétablissement de Louisa ; j’avais été l’auteur de ce sinistre événement, et tant que je craignais pour sa vie, pouvais-je être en paix avec moi-même ? Louisa n’aurait point été si inconséquente, si obstinée, si je n’avais été si faible ; peut-être aussi qu’avec plus d’adresse et de précautions j’aurais empêché cet accident… Elle se rétablit enfin, et je pus encore jouir de la vie. Les environs de Lyme sont fort beaux ; je me promenais beaucoup. Plus je voyais ce pays, plus je l’admirais. La nature y déploie à-la-fois ce qu’elle a de plus sublime et de plus gracieux.

— J’aimerais beaucoup à retourner à Lyme, dit Alice.

— En vérité ? reprit vivement Wentworth ; je pensais, au contraire, que vous aviez pris cette ville en horreur. L’événement cruel dont vous fûtes témoin, l’embarras, le chagrin, les peines qu’il vous causa… Il me semblait, miss Elliot, que la dernière impression que vous reçûtes à Lyme devait vous empêcher de songer à le revoir.

— Les momens qui précédèrent mon départ furent certainement terribles, dit Alice ; mais quand la peine est passée, son souvenir même devient quelquefois un plaisir. On aime encore parfois un lieu où l’on a beaucoup souffert, à moins que tout n’y ait été que souffrance ; mais si quelque bonheur a précédé ou suivi les chagrins… Et n’est-ce pas ce qui nous est arrivé à Lyme ? Nous y avons eu, il est vrai, beaucoup d’anxiété, de tourmens, de regrets pendant les deux dernières heures que nous y avons passées ; mais avant ce cruel moment, nous avions eu de bien douces jouissances, que nous ne pouvons oublier. Une scène si belle et si nouvelle ! J’ai si peu voyagé, que chaque contrée m’aurait peut-être paru intéressante ; mais il y a des beautés réelles dans la situation de Lyme qui m’ont extrêmement frappée ; et à présent que…, qu’au malheur qui troubla cette partie a succédé le bonheur…, il ne m’en reste qu’une impression agréable. »

Elle fut interrompue par le bruit d’une porte qui s’ouvrit avec fracas ; le nom de lady Dalrymple fut répété de toutes parts. Sir Walter et ses deux filles furent au-devant de l’illustre parente. Lady Dalrymple et miss Carteret, escortées par M. Elliot et le colonel Wallis, s’avancèrent dans la salle et rencontrèrent la famille Elliot. Alice se trouva enveloppée dans ce groupe, et fut ainsi séparée du capitaine Wentworth ; leur intéressante conversation fut suspendue ; mais quelle impression de bonheur elle avait laissée dans le cœur d’Alice ! Elle avait lu dans celui de Wentworth plus qu’elle n’aurait cru possible d’y lire encore ; elle savait à présent qu’il n’aimait pas Louisa, qu’il ne l’avait jamais aimée, et cette douce persuasion a déjà allégé le poids qui l’oppressait : elle n’était pas allée plus loin dans ses découvertes, ou du moins elle ne se l’avouait pas encore ; mais elle en savait assez pour n’être plus péniblement agitée. La timide et triste Alice est à présent causeuse, aimable ; elle voit tout sous un nouveau jour ; il lui semble que chacun l’aime ; puisque Frederich peut l’aimer encore ; elle est polie, bonne avec ceux qui l’entourent, et plaint ceux qui ne sont pas aussi heureux qu’elle : son bonheur aurait été complet si Wentworth était resté près d’elle, s’il avait cherché à la rejoindre.

Quand chacun eut pris sa place, ses yeux se tournèrent de tous les côtés, point de Wentworth ; il était loin ; il avait disparu ; mais à force de le chercher, elle l’aperçut entrer dans la salle du concert, et fut presque aussi contente de le savoir encore sous le même toit que s’il avait été à côté d’elle ; le hasard ou sa volonté peut encore les réunir, et à présent peut-être vaut-il mieux qu’elle soit seule, qu’elle parvienne à se calmer, à ne pas trop se livrer à l’espérance. Il n’aime pas Louisa, mais aime-t-il Alice ? Elle n’osait le croire, puisqu’il s’éloignait d’elle. Alice sentait au fond de son cœur que, si la bienséance et la modestie de son sexe ne s’y étaient opposées, elle serait allée auprès de lui, mais sans doute les parens de la famille Elliot entreront aussi dans la salle : elle en guettait et désirait le moment. Ils attendaient pour se rendre au concert lady Russel, qui manquait encore à leur partie. On aurait dit qu’elle devinait ce qui attirait son Alice dans cette salle. Elle parut enfin, suivie des nobles cousins et cousines des Elliot. Lady Dalrymple, miss Carteret et leur compagnie, se mirent en marche pour se placer avantageusement.

Alice ne désirait que le bout du banc, pour que Wentworth pût s’approcher ; sa sœur Elisabeth était au moins aussi heureuse qu’elle, appuyée sur le bras de miss Carteret, suivant immédiatement lady Dalrymple ; elle marchait majestueusement, persuadée que tous les regards étaient fixés sur elle pour l’admirer. Alice ne demandait qu’un seul regard, qui aurait été pour elle d’un bien autre prix que les hommages adressés à sa sœur ; mais pourquoi les comparer ? L’une était toute vanité, et l’autre tout sentiment.

On entra dans une salle magnifiquement décorée et éblouissante de lumière ; Alice s’en aperçut à peine, et ses yeux cherchèrent encore celui qui l’occupait uniquement. Jamais elle n’avait été si belle que ce jour-là ; son teint était animé, ses joues avaient le plus doux coloris ; elle ne s’en doutait pas, et n’était occupée que de son dernier entretien avec Wentworth ; elle repassait dans son esprit tout ce qu’il avait dit, se rappelait ses phrases interrompues, ses soupirs étouffés à demi, et l’expression de ses regards, qu’elle connaissait si bien ; tout lui prouve que le cœur de son Frederich est disposé à reprendre ses premiers liens : fierté blessée, colère, ressentiment, soin de l’éviter, froideur, silence, tout a disparu ; et ce qui a succédé à ces pénibles sentimens est plus que de l’amitié, plus qu’un simple souvenir du passé ; c’est presque le passé lui-même. Un changement si subit, si total, ne pouvait avoir une autre cause ; il est sur le point d’aimer encore celle qu’il aima si passionnément, et qu’il retrouve toujours la même. Ces pensées, cet espoir, l’occupaient trop pour être capable de rien observer : elle traversa la salle sans avoir aperçu Wentworth, sans l’avoir même cherché des yeux ; absent, elle le voyait tel qu’elle voulait qu’il fût, et cela lui suffisait. Cependant, quand elle fut placée, elle ne put s’empêcher de regarder autour d’elle, et jusque dans les parties les plus reculées de la grande salle ; mais il n’y était pas. Le concert commença, et point de Wentworth ; il fallut se contenter de penser à lui et se trouver heureuse ; cependant il y avait un degré de moins de bonheur et de confiance.

Leur société était divisée sur deux bancs contigus : Alice était sur celui en avant ; elle l’avait préféré, parce qu’il y avait au bout une place à côté d’elle, et qu’elle espérait que Wentworth viendrait l’occuper ; elle regardait encore si elle ne l’apercevait point, lorsque M. Elliot ayant fait passer son ami, le colonel Wallis, au premier banc, entre Elisabeth et miss Carteret, se hâta de prendre place à côté de sa cousine Alice. Si le capitaine Wentworth avait été là, Alice ne se serait pas consolée de voir un autre que lui à cette place ; mais il n’y était pas, et elle aurait pu être remplie par quelqu’un qui serait resté là toute la soirée ; elle est persuadée que sa sœur ou madame Clay ne sera pas long-temps sans obliger, par quelques demandes indiscrètes, M. Elliot à s’éloigner ; et qui sait alors ce qui pourra arriver ?… Le capitaine Wentworth aime passionnément la musique ; sans doute… Elle n’ose achever sa pensée ; mais elle fait place à son cousin, en espérant qu’il ne serait pas long-temps près d’elle. Le concert commença ; Alice était dans les dispositions les plus favorables pour jouir de ce plaisir ; elle avait de la sensibilité pour l’adagio, de la gaîté pour l’allegretto, de l’attention pour le chromatique, et de la patience pour l’ennuyeux ; jamais un concert ne lui avait fait plus de plaisir, au moins la première partie. M. Elliot avait un programme, et comme Alice savait très-bien l’italien, et qu’il ne le connaissait pas, dans les intervalles il la priait de lui traduire les paroles des airs que le virtuoso chantait ; elle s’y prêtait avec sa complaisance accoutumée.

« Voilà le sens des paroles, disait-elle, ou plutôt le sujet du morceau de chant ; car il y a peu de sens dans les chansons italiennes, et la musique seule en fait le charme ; mais c’est là l’intention de l’auteur, comme je puis vous la rendre ; car je n’ai pas la prétention de comprendre parfaitement la poésie italienne, je ne suis encore qu’une écolière,

— Oui, reprit M. Elliot avec ironie, oui, je vois que vous ne la connaissez pas ; vous pouvez seulement traduire à la première vue, et rendre chaque vers italien en vers anglais plus précis, plus élégant que celui de l’original. Vous n’avez pas besoin, mon aimable cousine, de vous vanter de votre ignorance ; en voilà la plus grande preuve. — Vous me jugez trop favorablement, M. Elliot, et vous changeriez de façon de penser, si vous entendiez l’italien mieux que votre cousine ; mon habileté se réduirait alors à peu de chose ; mais, heureusement pour moi, vous ignorez cette langue.

— Je n’ignore pas, du moins, vos perfections, chère cousine, dit-il avec feu : je n’ai pas été constamment chez sir Walter Elliot sans découvrir, sans apprécier les vertus et les talens d’Alice ; je ne lui connais qu’un seul défaut, c’est d’être trop modeste sur son mérite ; il est impossible qu’elle l’ignore ; toute autre femme qu’elle en serait vaine. Lorsqu’on est accomplie en tout point comme vous l’êtes, l’excès de modestie n’est pas naturel, et…

— Assez, assez, dit Alice en rougissant ; une de mes perfections est de détester la flatterie ; vous ne me connaissez pas depuis assez long-temps pour juger ni mes qualités ni mes défauts ; il vaut mieux traduire le nouveau morceau qu’on va chanter que de continuer cet entretien. » Elle feuilleta le programme pour le chercher.

« Peut-être, dit M. Elliot en baissant la voix, ai-je le bonheur de vous connaître mieux que vous ne le pensez, et cela date de plus loin que vous ne pourriez le croire.

— En vérité, dit Alice vivement, vous m’étonnez beaucoup ; vous ne pouvez me connaître que depuis que je suis à Bath, à moins que vous n’ayez pris auparavant des informations de vos parens, et je doute fort que ce fût alors de moi qu’on vous eût parlé.

— C’est de vous et de vous seule ; j’ai connu votre caractère, vos talens, votre personne, vous enfin, bien long-temps avant que je vinsse à Bath. Ce portrait, Alice, m’a été fait par une personne qui vous connaissait très-intimement, qui vous a beaucoup aimée, avant que des circonstances que je ne vous rappellerai pas l’aient séparée de vous. On vous rendait encore toute la justice que vous méritez. Jamais vraiment, me disait-on, il n’a existé créature plus aimable sous tous les rapports ; loin de tirer vanité de sa figure, de ses talens, de sa naissance, on dirait qu’elle ignore tous ses avantages ; et le caractère le plus parfait, la sensibilité la plus douce et la plus active, se joignent à ses agrémens pour faire d’Alice Elliot un être adorable. Voilà ce que j’ai entendu, et ce qui se grava dans mon cœur : direz-vous encore que je ne vous connais pas ? »

Il avait parlé si vivement, qu’Alice n’avait pu lui répondre, ni interrompre un éloge qui excitait à-la-fois sa confusion et sa curiosité. Qui dans le monde avait pu la voir sous un point de vue aussi favorable ? Tout ce qu’elle venait d’entendre lui paraissait si exagéré, qu’il fallait qu’une prévention extraordinaire eût dicté un portrait aussi flatté. Ce ne pouvait être lady Russel, qui ne connaissait point M. Elliot avant qu’il vînt à Bath ; ce pinceau n’est-il pas celui de l’amour plutôt que de l’amitié ? L’idée de Wentworth se présenta à sa pensée ; mais il ne connaissait pas plus que lady Russel M. Elliot. Celui-ci ne s’était pas trompé lorsqu’il avait espéré exciter l’intérêt de sa cousine ; il l’était au plus haut degré, ainsi que sa curiosité ; elle le questionna, le conjura de lui nommer la personne qui avait parlé d’elle d’une manière aussi obligeante : ce fut en vain. M. Elliot était enchanté d’être vivement pressé ; mais il s’obstina à ne pas répondre. « Je suis bien aise, lui disait-il en riant, de voir que vous n’êtes pas un être idéal, et que vous tenez de la nature des femmes par la curiosité.

— Oui, je l’avoue ; mais c’est une folie de croire qu’on vous ait parlé de moi si favorablement ; je vois maintenant, vous avez pris ce détour pour me débiter vos incroyables flatteries.

— Vous me jugez mal, ma cousine, reprit vivement M. Elliot ; je suis aussi incapable de vous tromper que de vous flatter ; je vous jure, sur ma parole d’honneur, que quelqu’un qui vous connaît très-bien vous a dépeinte telle que je viens de le dire, et plus parfaite encore. Ce portrait, d’ailleurs fort ressemblant, m’avait inspiré une haute idée de votre mérite, et un vif désir de vous connaître. »

Il s’arrêta un moment. Alice, les yeux baissés, ne répondait rien ; mais la douce teinte de ses joues trahissait son émotion : une idée rapide avait agité son esprit pendant que M. Elliot lui parlait ; ce n’était pas le capitaine Wentworth, qui ne s’était jamais rencontré avec son cousin ; mais ce ne pouvait être que son frère, Edouard Wentworth, curé de Montfort, qui la connaissait et la voyait avec les yeux de l’amoureux Frederich. Oui, oui, c’est lui-même, pensait-elle ; mais elle ne put prendre sur elle de le demander.

Son cousin reprit la parole. « Oui, le nom d’Alice Elliot est, depuis bien des années, gravé dans mon cœur ; c’était un charme jeté sur mon imagination, il m’occupait sans cesse ; enfin je connais celle qui le porte : me permettra-t-elle de lui exprimer mes vœux pour que ce nom soit toujours le sien ? » Il parlait bas ; Alice entendit à peine un aveu si positif et auquel elle n’aurait su que répondre ; son attention était, dans ce moment, captivée par d’autres paroles qu’elle entendait derrière elle, et qui lui rendaient celles de son cousin très-indifférentes. Son père et lady Dalrymple causaient ensemble : sir Walter disait :

« C’est une superbe figure ; vraiment, c’est un très-bel homme.

— Oui, répondit lady Dalrymple ; on n’en voit pas souvent à Bath de cette tournure ; c’est, je crois, un Irlandais.

— Non, non, reprit sir Walter ; il est Anglais ; il y a de belles figures aussi en Angleterre ; je puis vous dire son nom, je l’ai connu il y a quelques années ; mais il a singulièrement changé à son avantage : c’est étonnant ; les années et sa profession auraient dû produire l’effet contraire. — Mais son nom ? dit avec impatience lady Dalrymple. — Wentworth, le capitaine de vaisseau. J’ai vu sur les papiers qu’il s’était distingué. Sa sœur est la femme de l’amiral Croft, qui a loué Kellinch-Hall. »

Alice aurait pu répondre avant son père ; son cœur lui avait nommé l’homme dont la figure le frappait, et ses yeux le lui confirmèrent ; elle suivit ceux de sir Walter, et vit le capitaine Wentworth au milieu d’un groupe d’hommes à quelque distance : il sembla détourner ses regards, et aussi long-temps qu’elle osa l’observer, il ne les porta pas de son côté.

« Je l’ai aperçu un moment trop tard, pensait-elle ; certainement quand mon père et la vicomtesse admiraient sa figure, il était tourné de ce côté-ci. » Le concert continua ; elle fut obligée d’avoir l’air d’écouter et de regarder les musiciens ; cependant elle tourna encore la tête du côté de Wentworth ; il n’y était plus ; peut-être cherche-t-il à s’approcher d’elle ; mais comment y parvenir ? Elle était entourée, enfermée. Que n’aurait-elle pas donné pour être à la place de M. Elliot, et pour que son cousin fût bien loin de là ! Elle n’écoutait plus ce qu’il lui disait ; elle ne lui parlait pas, et son éloge et sa curiosité étaient à présent loin de sa pensée ; elle aurait préféré un seul regard de Wentworth à tout ce que son frère avait dit à M. Elliot.

Le concert fut interrompu quelques instans. Il y eut du mouvement dans la salle ; on sortit, on rentra. Alice espérait que Wentworth pourrait se rapprocher d’elle ; mais M. Elliot était cloué à sa place, et ni sa sœur ni madame Clay ne trouvaient l’occasion de le déranger. Enfin elle entendit lady Dalrymple proposer d’aller boire du thé dans l’autre salle, et sa sœur appeler M. Elliot pour les accompagner. Alice aurait bien voulu en être dispensée, et rester à sa place ; mais comment, sous quel prétexte se séparer de la société ? Heureusement que lady Russel eut aussi la même fantaisie, et qu’il était tout simple que son amie Alice restât avec elle, bien décidée, si Wentworth s’approchait de leur banc, d’entrer en conversation avec lui comme si lady Russel n’y était pas. Ce n’est plus la jeune fille de dix-neuf ans, craintive et soumise, n’osant braver les injustes préventions de son amie et leur sacrifiant son bonheur. Alice avait souffert trop long-temps, de sa faiblesse et de sa docilité pour ne pas avoir maintenant du courage et de la fermeté, si ce bonheur qu’elle a rejeté, vient s’offrir encore. Miss Elliot était convaincue qu’elle trouverait la même opposition chez lady Russel à son union avec Wentworth. Elle affectait d’ignorer qu’il fût à Bath ; quoiqu’elle l’y eût aperçu. Alice, mécontente de cette fausseté, était résolue, si Wentworth s’approchait, à le présenter à lady Russel comme un ancien ami qu’elle était charmée de revoir. Hélas ! elle n’en eut pas l’occasion ; Wentworth ne parut point ; Alice crut l’apercevoir deux ou trois fois assez loin, mais il n’approcha pas. Le concert allait continuer, et son attente était déçue ; l’absence de ses parens, la place vide à côté d’elle, sa courageuse résolution, tout avait été inutile, et de moment en moment son espoir s’évanouissait. Son propre cœur l’avait trompée ; et Wentworth, en l’abordant, en lui parlant dans la salle octogone, n’a cédé qu’à la politesse naturelle chez un homme bien élevé ; elle lui avait parlé la première, il n’avait pu faire autrement que de lui répondre : mais son jugement sur Louisa, mais son opinion sur Bentick ! C’était peut-être le dépit qui l’avait fait parler ainsi ; rabaisser la femme qui l’abandonne, blâmer celui qui la lui enlève ! Son émotion, ses réticences, tout ce qui avait ranimé ses espérances les anéantit actuellement ; elle ne comprend plus qu’elle ait pu s’y méprendre, et retombe dans un abattement plus grand encore après sa courte illusion de bonheur.

Le prélude se faisait entendre ; la salle se remplissait de nouveau ; les bancs vides étaient réclamés, et une autre heure de plaisir ou de peine devait s’écouler ; la musique allait enchanter trois ou quatre connaisseurs, faire passer le temps à la plupart des spectateurs, ennuyer ou fatiguer les autres, et pour Alice être un siècle d’agitation et de douleur. Elle ne pouvait quitter cette chambre sans avoir parlé encore une fois au capitaine Wentworth, ou échangé un regard amical ; elle peut encore du moins retrouver son amitié. Ah ! que ce mot lui paraissait faible après ce qu’elle avait espéré !

En rentrant dans la salle, il s’opéra plusieurs changemens de place, et le résultat lui fut favorable. Le colonel Wallis ne voulut point s’asseoir, et M. Elliot fut invité par miss Elisabeth et madame Clay, de manière à n’être pas refusées, à se mettre entre elles. Il y eut encore quelques changemens sur le banc où était Alice, et avec un peu d’adresse elle céda sa place, qui était au milieu, à une dame, et se trouva, comme elle le désirait, tout-à-fait au bout du banc. Elle ne pouvait s’empêcher d’avoir un peu de honte d’elle-même, de se donner tant de peine pour rapprocher d’elle un homme qui ne paraissait pas en avoir la moindre envie. Tout le monde était placé ; il y avait près d’Alice un grand espace vide ; il n’aurait tenu qu’à lui d’y venir ; elle le voyait debout assez près d’elle ; elle s’aperçut qu’il la voyait aussi. Wentworth avait l’air très-sérieux et ne parlait à personne ; il semblait irrésolu sur ce qu’il devait faire, Alice détourna ses regards ; peu à peu cependant Wentworth avançait, et tout d’un coup, en se retournant, elle le vit à côté d’elle, mais toujours grave et silencieux. Il lui dit quelques mots insignifians, et rien de plus. Un changement total frappait Alice. Frederich n’était plus cet homme qui, dans la chambre octogone, lui parlait avec tant de feu, d’intérêt, de bonté : sûrement cette différence si subite avait une cause ; mais quelle était-elle ? Alice pensa à son père ; cependant elle l’avait entendu parler de Wentworth avec éloge : serait-ce lady Russel ? Non, elle feignait d’ignorer qu’il était là. Alice était perdue dans ses pensées ; affligée de se retrouver à peu près comme à Upercross, elle ne parlait pas non plus ; enfin elle essaya de lui dire qu’il ne paraissait pas content du concert.

« Non, non, dit-il d’un ton très-grave, il n’a point répondu à mon attente ; j’avais espéré mieux, beaucoup mieux, et je suis impatient qu’il soit fini. »

Alice fut surprise ; elle avait été fort satisfaite du chanteur italien ; elle prit sa défense assez vivement, cita les morceaux qui lui avaient plu davantage, et parla en amateur de la bonne musique. Il sourit à demi, avec une expression singulière. « Vraiment, dit-il, vous avez écouté la musique avec une attention qui m’étonne ; je ne croyais pas que vous eussiez entendu une seule note. — Et pourquoi pensez-vous cela ? répondit-elle avec surprise. J’aime la musique, et quand je viens au concert, c’est pour écouter. »

Wentworth allait répliquer quand une main, du banc derrière elle, touchant légèrement son épaule, l’obligea de se retourner ; c’était M. Elliot ; il la pria de lui pardonner, et de vouloir bien expliquer les paroles italiennes qu’on allait chanter : miss Carteret désirait avoir une idée générale de ce qu’on chantait, et le lui demandait en grâce ; pouvait-elle refuser ? On lui passa le livret ; miss Carteret s’avança pour entendre ; Alice était au supplice, jamais un sacrifice à la politesse ne lui avait tant coûté.

Combien de minutes perdues sans oser seulement tourner la tête pour voir si on était toujours là ! On peut croire que cette fois la traduction ne fut pas très-fidèle ; Alice l’abrège, se retourne, et voit encore Wentworth à la même place ; mais il a repris toute sa réserve, toute sa froideur, et la salue en lui souhaitant le bonsoir avec un ton très-sec.

« Vous partez ? dit Alice ; l’air de la finale est superbe ; c’est le chef-d’œuvre de Cimarosa ; restez, il vous raccommodera avec le concert.

— Non ; rien ne peut me le faire trouver supportable, répondit-il avec une expression de mécontentement très-marqué ; le plus tôt que je partirai sera le mieux. » Et il s’en alla brusquement.

Alice le suivait des yeux, et son cœur palpitait de la plus douce joie, un seul mot expliquait sa conduite de cette soirée ; et ce mot, Alice l’a deviné ; il est jaloux de M. Elliot : c’est là le seul motif de sa mauvaise humeur, de son départ, de ce qu’il vient de dire. Wentworth jaloux de son affection ! l’aurait-elle pu croire il y avait quelques heures ? Maintenant elle en est persuadée. Pendant quelques momens, son bonheur fut parfait. Il m’aime, il aime encore son Alice, était-elle près de répéter à haute voix ; mais, hélas ! d’autres pensées vinrent diminuer sa joie. Comment pourra-t-elle le tranquilliser et dissiper cette injuste jalousie ? comment lui faire connaître la vérité ? comment, avec tout le désavantage de leurs situations respectives, pourra-t-il jamais apprendre qu’il est aimé ? Elle ne pouvait le rencontrer que par hasard en public, et dans ces occasions son cousin Elliot était toujours avec elle ; elle ne pensait plus à lui, à ses attentions qu’avec terreur, et son malheur lui paraissait irrémédiable. Elle quitta le salon moitié contente, moitié désolée, adorant Wentworth, haïssant presque M. Elliot, et se reprochant ces deux sentimens.


――――





CHAPITRE XXI.


Alice dormit peu, et se rappela avec plaisir, en se levant, sa promesse d’aller passer la matinée chez madame Smith : c’était un moyen d’éviter la visite accoutumée de M. Elliot ; ne pas le rencontrer était à présent son premier soin, mais cependant elle avait surmonté le mouvement de haine qu’elle avait cru sentir au premier moment, et lui rendait plus de justice : pouvait-elle lui en vouloir de ses attentions pour elle et de son amour ? Elle sentait trop elle-même que l’amour ne dépend pas de la volonté, ni de la réciprocité, pour ne pas plaindre son cousin s’il en avait pour elle, et ne pas être reconnaissante de sa préférence. Tout semblait favoriser ses intentions ; il était son parent ; sir Walter Elliot le recevait avec affection, il était protégé hautement par lady Russel. La manière dont ils avaient fait connaissance, en se plaisant l’un à l’autre à la première vue, pouvait ressembler à la sympathie, elle-même avait plutôt encouragé les sentimens de son cousin qu’elle ne l’avait rebuté : dans le temps où elle désirait sincèrement se guérir de sa fatale passion pour l’époux supposé de Louisa Musgrove, elle avait cherché alors à s’attacher à M. Elliot, dont elle avait reçu les soins sans répugnance et même avec douceur. Tout donnait donc à M. Elliot le droit de l’aimer ; il n’avait contre lui que le capitaine Wentworth. Alice ne se demanda pas à elle-même ce qu’elle aurait senti, ce qu’elle aurait fait, si Wentworth n’avait pas existé. Cette recherche était bien inutile ; Frederich était là, ses affections n’auront jamais d’autre objet ; leur union ou leur séparation produirait le même effet, celui de n’avoir jamais d’autre attachement ni d’autre époux.

Voilà quel était le sujet de ses rêveries en cheminant lentement de Camben-Place à Westgate-Buildings ; elle était sûre d’une réception amicale, mais son amie parut sentir plus vivement encore qu’à l’ordinaire le plaisir de la voir ; elle la remercia d’être venue comme si elle ne l’avait pas espéré. Madame Smith la fit asseoir à côté d’elle, et lui demanda des nouvelles du concert. Alice ne demandait pas mieux que d’en parler ; le souvenir de ce jour de bonheur suffisait pour animer ses récits. Sans dire un mot de ce qui la regardait directement, elle dit à son amie qu’elle avait été très-contente de la musique et de l’exécution. Son récit se borna presque à cela ; mais ce n’était pas le compte de la curieuse invalide ; elle voulait tout savoir ; les spectateurs l’intéressaient plus que les acteurs ; elle entassait questions sur questions. Quoiqu’elle ne sortît jamais de chez elle, et qu’elle ne vît qu’Alice et sa bonne garde Rooke, elle connaissait tous les gens marquans à Bath, au moins de nom.

« Les petites Darand étaient là, je suppose, dit-elle, et avaient, selon leur habitude, la bouche ouverte comme si elles voulaient avaler les notes, battant la mesure avec la tête, et ressemblant à deux petits moineaux qui attendent la becquée : oh ! elles y étaient sûrement ; elles ne manquent aucun concert.

— Je ne les ai point vues, dit Alice en riant, et je ne puis juger de la ressemblance ; mais j’ai entendu dire à M. Elliot qu’elles y étaient.

— Et les Ibotsons étaient-elles là ? Et les deux nouvelles beautés, avec le grand officier irlandais qui fait la cour à l’une d’elles ? J’ai oublié leur nom.

— Je ne vous le dirai pas.

— Et qu’avez-vous donc regardé, chère Alice ? Et la vieille lady Mary-Macléan ? Oh ! pour celle-là je n’ai pas besoin de le demander, elle ne manque aucune occasion de se montrer, et certainement vous l’avez vue ! Elle doit avoir été de votre société près de lady Dalrymple. Vous étiez dans le cercle des grandeurs, sans doute au premier rang derrière l’orchestre ?

— Non ; cette place, où l’on est trop en vue, m’eût été fort désagréable à tous égards ; heureusement lady Dalrymple a préféré être plus loin ; nous étions parfaitement bien placées pour entendre, je ne dirai pas pour voir, puisqu’il paraît que je n’ai presque rien vu.

— Oh ! vous avez assez vu pour vous ; je le comprends ; il y a une espèce de jouissance secrète qu’on trouve même au milieu de la foule, et celle-là ne vous a pas manqué ; votre société vous suffisait.

— Mais non, dit Alice, je me reproche au contraire de ne m’être pas assez occupée de ma société. (Elle savait, dans sa conscience, qu’elle avait beaucoup regardé dans le salon ; mais c’était un seul objet, et non pas ceux dont son amie s’informait.)

— Non, non, reprit madame Smith ; toute cette foule vous était très-indifférente ; vous n’avez pas besoin de me parler du charme de votre soirée, je le vois dans vos yeux ; je vois parfaitement que les heures se sont écoulées délicieusement ; vous aviez toujours quelque chose de très-agréable à écouter : d’abord la musique, et dans les intervalles la conversation, n’est-il pas vrai ?

Alice sourit. « Voyez-vous aussi cela dans mes yeux ? dit-elle à son amie.

— Oui, oui, je le vois ; ils me parlent un langage très-clair ces jolis yeux ; ils me disent que vous passâtes hier votre soirée au moins en grande partie avec la personne qui vous plaît et vous intéresse le plus au monde ; n’est-il pas vrai ? »

Alice rougit, et ne put rien répondre.

Madame Smith lui frappa doucement sur la joue. « Elles me parlent aussi comme vos yeux, chère Alice, lui dit-elle en souriant ; puis, après une courte pause, elle ajouta : J’espère que vous comprenez à présent ? Combien j’apprécie votre visite de ce matin ! Il est vraiment charmant à vous de n’avoir pas oublié votre pauvre amie quand vous aviez tant de choses à penser, et de lui donner des momens qui pouvaient être plus agréablement remplis ! »

Alice l’entendit à peine ; elle était dans l’étonnement et dans la confusion de la pénétration de son amie, ne pouvant imaginer comment elle pouvait savoir quelque chose de Wentworth et des sentimens qu’elle lui avait conservés ; lui seul, dans ce moment, se présentait à son idée. Souvent elle avait été tentée d’ouvrir son cœur à madame Smith ; mais elles avaient été séparées si long-temps, il fallait revenir de si loin, et leur intimité interrompue pendant tant d’années n’était pas encore assez renouée pour oser lui faire l’aveu d’un sentiment qui n’était plus partagé ; mais comment le connaissait-elle ? Après un court silence, madame Smith reprit la parole. « Dites-moi, chère Alice, je vous en prie, si M. Elliot sait quelque chose de nos relations. Sait-il que je suis à Bath ?

— M. Elliot ! » répéta Alice avec surprise. Un moment de réflexion lui montra son erreur, en croyant que son amie avait parlé de Wentworth ; elle respira, son secret n’était encore connu que d’elle seule ; et, reprenant alors son courage et toute sa présence d’esprit, elle ajouta avec beaucoup de calme : « Est-ce que vous connaissez M. Elliot ?

— Je l’ai beaucoup connu autrefois, répliqua madame Smith gravement ; mais je crois qu’il m’a oubliée, il y a long-temps que nous ne nous sommes vus.

— Je ne m’en doutais pas, dit Alice ; vous ne m’en avez jamais parlé ; si j’avais su cela, j’aurais eu le plaisir de parler de vous avec lui.

— Pour confesser la vérité, dit madame Smith en reprenant son ton de gaîté accoutumé, c’est précisément là le plaisir que je veux vous procurer ; je vous prie de parler de moi à M. Elliot, d’employer toute votre influence sur lui ; il peut me rendre un service essentiel, et si vous avez la bonté, chère Alice, de le lui demander comme pour vous, je l’obtiendrai sûrement.

— J’en serai moi-même parfaitement heureuse, répliqua Alice ; j’espère que vous ne doutez pas de ma bonne volonté, de mon désir de vous obliger en quoi que ce soit ; mais je vois que vous me regardez comme ayant quelque droit ou quelque pouvoir sur M. Elliot, et je vous assure que vous êtes dans l’erreur ; M. Elliot est mon parent, et comme tel me témoigne de l’amitié, et voilà tout ; si sous ce rapport vous croyez que je puisse vous être utile, et que sa cousine ait quelque crédit sur lui, je vous supplie de ne point hésiter à m’employer, sans pourtant que je sois assurée du succès. »

Madame Smith la regarda fixement, comme si elle voulait lire dans son âme ; puis elle sourit avec finesse, et lui dit : « Je me suis trop hâtée, à ce que je vois, de vous adresser ma requête, je vous en demande excuse ; je devais attendre la communication officielle… Mais à présent, chère miss Elliot, puisque vous voyez que je sais tout, dites-moi à l’oreille, comme à une ancienne amie, quand je pourrai vous parler ; sera-ce la semaine prochaine ? Oh ! bien sûrement ; la cour a été assez longue, et je pense que dans huit jours tout sera conclu ; je bâtirai ma bonne fortune sur celle de M. Elliot.

— Non, non, répliqua Alice en secouant vivement la tête, ni la semaine prochaine ni les suivantes ; ce que vous pensez n’arrivera pas ; je n’épouserai jamais M. Elliot ; mais dites-moi ce qui vous a fait présumer que cela pouvait être.

Madame Smith la regarda en secouant malicieusement la tête, et lui dit : « Vous ne voulez pas en convenir ; mais quand le moment viendra de dire oui, vous le direz mieux encore que vous ne dites à présent non, non : c’est l’usage. Nous autres femmes, nous disons non du bout des lèvres quand il est question de mariage, et oui du fond du cœur quand l’époux nous plaît : c’est une règle entre nous, chaque homme est refusé jusqu’au moment… Mais pourquoi seriez-vous cruelle pour votre cousin ? Laissez-moi plaider en faveur de… Je ne puis pas, en conscience, médire de mon ami actuel, mais de celui qui le fut : cette union n’est-elle pas convenable à tous égards ? Le même nom, l’héritier présomptif de votre père, un homme d’une figure et d’un esprit très-agréables ; laissez-moi vous recommander M. Elliot ; je suis sûre que le colonel Wallis vous en fera l’éloge ; et qui le connaît mieux que le colonel Wallis ?

— Ma chère madame Smith, interrompit Alice, il n’y a guère plus de six mois que la femme de M. Elliot est morte ; on ne peut supposer qu’il pense déjà à en courtiser une autre, et à se remarier.

— Oh ! si c’est là votre seule objection, s’écria vivement madame Smith, M. Elliot est heureux, et je n’ai plus besoin de parler pour lui. Ne m’oubliez pas, chère Alice, quand vous serez mariée ; dites-lui alors que je suis votre amie ; je suis sûre qu’il mettra autant de zèle à me rendre service pour l’amour de vous qu’il y a mis jusqu’à présent de négligence. Après tout, j’ai peut-être tort de me plaindre ; il a tant d’affaires, tant d’engagemens, qu’il est très-naturel qu’il ne pense pas à moi ; sur cent hommes, quatre-vingt-dix-neuf feraient de même. Il ne sait pas de quelle importance cette affaire est pour moi ; il me croit morte peut-être… Enfin, chère Alice, je veux espérer que vous serez heureuse ; M. Elliot donne une preuve de bon sens et d’un goût parfait en s’attachant à vous ; il sentira le prix d’une telle femme ; il voudra être digne de votre choix ; votre paix domestique, votre bonheur, ne seront pas détruits comme ils l’ont été pour moi ! Il ne trouvera pas de faux amis pour l’égarer ; il ne vous laissera pas entraîner dans sa ruine.

— Non, dit Alice avec bonté ; je puis croire tout ce que-vous me dites de mon cousin ; il me paraît avoir un caractère calme et décidé, qui n’est ouvert à aucune dangereuse impression. J’ai pour lui beaucoup d’estime, et, d’après mes observations, je n’ai aucune raison de le juger autrement. Est-ce que cette manière de parler de lui ne doit pas vous convaincre, ma chère madame Smith, qu’il m’est à tout autre égard très-indifférent ? Vous voyez que j’en parle avec calme ; et, sur ma parole, M. Elliot n’est rien de plus pour moi qu’un parent aimable, je ne dirai pas même un ami ; nous ne sommes point assez liés pour lui donner ce titre. Je ne nierai cependant pas qu’il a paru m’honorer d’une préférence dont je suis flattée, sans désirer qu’elle aille plus loin ; et s’il demandait positivement mon cœur ou ma main, ce qu’il n’a pas fait encore, l’un et l’autre lui seraient refusés. Je vous assure que M. Elliot n’a point la part que vous supposiez dans le plaisir que j’eus hier au concert ; ce n’est pas lui qui… »

Elle s’arrêta, en rougissant jusqu’au blanc des yeux d’avoir été entraînée à commencer une phrase qui voulait dire beaucoup ; mais moins peut-être n’aurait pas été suffisant. Madame Smith se croyait si sûre du mariage d’Alice avec M. Elliot, qu’il ne fallait pas moins, pour la persuader, que l’idée qu’elle aimât une autre personne. Elle n’en douta pas, mais ne dit rien et convint qu’on l’avait trompée. Alice, enchantée de n’avoir pas été comprise, témoigna son impatience de savoir comment madame Smith s’était imaginé qu’elle allait épouser M. Elliot, et qui lui en avait parlé : « Apprenez-moi, de grâce, lui dit-elle, qui vous a mis cette idée dans la tête ?

— Elle m’est venue d’abord, dit madame Smith, lorsque j’ai su qu’il était reçu chez votre père, et que vous étiez tous les jours ensemble ; il fallait bien, qu’un aimant très-fort l’eût attiré chez sir Walter, et que ce ne pouvait être que mon aimable Alice ; et je trouvai plus que probable qu’il fut payé de retour. Vous pouvez être sûre que toutes vos connaissances ont disposé de vous de la même manière ; mais moi, qui ne vois personne, je n’en ai entendu parler que depuis deux jours.

— Et qui vous en a parlé ?

— Vous avez remarqué sans doute la femme qui vous ouvrit la porte quand vous vîntes hier ?

— N’était-ce pas votre hôtesse ? J’étais pressée de vous voir, je ne fis aucune attention à elle. — C’était la sœur de mistriss Speed, mon humble amie, je vous en ai déjà parlé, mistriss Rooke ; elle avait depuis long-temps la plus grande curiosité de vous voir et fut enchantée d’en trouver l’occasion. Elle a quitté, depuis dimanche, la maison du colonel Wallis, sa femme étant rétablie, et c’est là qu’elle a entendu dire comme une chose positive que vous épousiez M. Elliot, et l’a appris de madame Wallis elle-même, qui le tenait de son mari, ami intime de M. Elliot : cela ne semblait pas être une autorité douteuse. Elle vint lundi passer une heure avec moi, et me raconta l’histoire entière…

— L’histoire entière ! répéta Alice en riant ; elle ne pouvait pas être bien longue. Mais à présent, chère amie, quoiqu’il n’y ait rien de vrai dans mes droits sur M. Elliot comme sa future, j’en ai peut-être encore un peu comme cousine favorite ; je serai trop heureuse de vous être utile, vous n’avez qu’à me diriger : dois-je lui dire que vous êtes à Bath ? Me chargez-vous de quelque message ?

— Non, je vous remercie ; non certainement, je ne vous chargerai de rien pour lui ; dans la chaleur du premier moment, et croyant ce qu’on m’avait assuré, je pouvais peut-être tâcher de vous intéresser à mes malheurs et de faire partager cet intérêt à votre époux ; mais actuellement, que le ciel me préserve de… Non, chère Alice, je sens toute l’étendue de votre bonté ; mais je n’ai plus rien à demander à M. Elliot. » Alice n’insista pas : « Ne m’avez-vous pas dit, reprit-elle, que vous aviez connu M. Elliot depuis plusieurs années ?

— Oui, je vous l’ai dit.

— Et le connaissiez-vous beaucoup ? Étiez-vous liée avec lui ?

— Intimement ; il était l’ami d’enfance de mon pauvre Smith ; je le voyais tous les jours.

— En vérité ! Dites-moi donc ce qu’il était alors ? J’ai grande envie d’apprendre quelque chose de la jeunesse de M. Elliot : je ne sais, mais je crois qu’il était bien différent de ce qu’il paraît être aujourd’hui.

— Je n’ai point vu M. Elliot les trois dernières années, » fut la réponse que madame Smith fit avec un air de réserve et de gravité tel, qu’il fut impossible à Alice d’aller plus loin sur ce sujet. Elle sentit qu’elle n’avait gagné qu’un plus vif désir d’apprendre ce qu’on ne voulait pas lui dire.

Toutes deux restèrent en silence, et madame Smith très-pensive ; après quelques minutes, elle prit la main de son amie : « Je vous demande pardon, ma chère miss Elliot, lui dit-elle de son ton de cordialité ordinaire ; je vous demande pardon de la sèche et courte réponse que je vous ai faite ; mais j’étais incertaine de ce qu’il fallait vous découvrir ou vous cacher, et j’ai voulu réfléchir un moment. Il y avait bien des choses à considérer ; on craint quelquefois d’être trop officieuse, de donner de mauvaises impressions, d’être la cause de quelque malheur ; même la douce surface des relations de famille est digne d’être ménagée, quoiqu’on sache que cette surface couvre peut-être un précipice. C’est la crainte d’un tel danger pour mon Alice qui m’a décidée ; je suis déterminée à vous montrer le danger qui vous menace peut-être, à vous faire connaître le caractère réel de M. Elliot. Quoique je sois sûre à présent que vous n’avez nulle intention de l’épouser, on ne sait ce qui peut arriver ; vous pourriez plus tard être entraînée, soit par les convenances de famille, soit par l’estime que vous dites avoir pour lui : entendez donc la vérité pendant qu’il en est temps encore. M. Elliot est un homme sans cœur et sans principes, hypocrite, trompeur, adroit ; il sait prendre l’apparence des vertus et n’en possède aucune ; c’est un égoïste qui n’aime que lui, qui, pour son intérêt, pourrait être capable de cruauté, de trahison, s’il était sûr de ne pas être découvert ; dénué de toute sensibilité, il abandonne sans compassion et sans remords ceux dont il a causé la ruine et le malheur ; car depuis long-temps il a étouffé la voix de sa conscience ; il est aussi incapable de justice que de pitié. Son cœur est noir, vide et glacé ! » Elle s’arrêta à cette vive exclamation d’Alice : « Dieu ! qu’entends-je ? serait-il possible qu’il existât un être tel que celui que vous venez de dépeindre, et que ce fût M. Elliot ? Non, c’est impossible, vous êtes dans l’erreur.

— Plût au ciel, répondit madame Smith, que ce fût une erreur ! mais j’ai trop appris à le connaître ! Mes expressions, trop fortes peut-être, vous ont effrayée ; on peut pardonner quelque chose à la colère d’une femme qu’il a plongée dans la détresse ; mais je veux essayer de me calmer, et de m’oublier moi-même ; je veux seulement vous dire sur quoi je l’ai jugé : les faits parleront. Hélas ! pendant long-temps j’aurais, comme vous, repoussé toute idée contraire à l’estime, à l’amitié que j’avais pour lui ; jamais personne n’a mieux su cacher le vice sous des dehors séduisans. Il était l’ami intime de mon mari, qui se fiait entièrement à lui, l’aimait tendrement, et le croyait aussi bon, aussi honnête homme que lui. Il me le présenta, lors de mon mariage, comme l’être qu’il aimait le mieux après moi ; je chérissais trop mon cher Smith pour ne pas partager ses sentimens, et son ami devint aussi le mien, d’autant plus que je le trouvais agréable, gai, complaisant. À dix-neuf ans, on ne réfléchit pas beaucoup : M. Elliot me paraissait aussi loyal, aussi franc que les autres hommes, et beaucoup plus aimable ; mon mari ne pouvait se passer de lui, et nous étions tous les jours ensemble.

» Nous vivions à Londres sur le plus haut ton ; M. Smith était riche, aimait le monde, le plaisir, et tenait une très-bonne maison. M. Elliot n’était pas dans des circonstances aussi heureuses : il était pauvre, habitait une petite chambre au Temple, où il étudiait le droit, et il aurait eu peine à soutenir l’apparence d’un bon gentilhomme, s’il n’avait pas eu les secours de son ami. Mon Charles avait le cœur le plus sensible et le plus généreux ; sa maison, sa table, sa bourse, étaient à son ami comme à lui ; il aurait partagé avec M. Elliot jusqu’à son dernier schelling, et je sais qu’il lui a avancé des sommes considérables, qui n’ont jamais été remboursées. Comme il ne prenait avec M. Smith aucune précaution, il a été facile à M. Elliot de les garder. Il avait aussi une adresse singulière, que nous appelions du bonheur : dès qu’il courait un bruit, une nouvelle, il n’épargnait ni soins ni démarches pour découvrir ce qu’il y avait de vrai ou de faux ; quand il était à-peu-près sûr de son fait, il trouvait le moyen de se faire apprendre la chose ou par son ami ou devant lui, et lui proposait alors un pari pour ou contre, suivant ce qu’il avait appris. M. Smith acceptait toujours ; outre qu’il aimait à parier, il se disait : « Si Elliot gagne dix ou douze guinées, cela n’est rien pour moi et beaucoup pour lui ; et s’il perd, nous l’ajouterons à ce qu’il me doit déjà. » Insensiblement l’argent de mon mari passait dans la poche de M. Elliot.

— Pardon si je vous interromps ! dit Alice, qui écoutait à peine ce qui lui causait un chagrin réel ; le temps dont vous parlez doit être, ce me semble, à-peu-près celui où M. Elliot fit la connaissance de mon père et de ma sœur ? Je ne l’ai point connu moi-même alors ; mais j’ai souvent entendu sir Walter et Elisabeth parler de lui en bien d’abord, et puis en mal. Il est sûr qu’il y a eu quelque chose de singulier dans sa conduite envers eux, et dans les circonstances de son mariage, que je ne puis concilier avec sa conduite actuelle ; il semble que ce soient deux êtres complètement différens.

— Non, non, c’est toujours le même, agissant autrement qu’il ne pense, et n’ayant que des vues intéressées : je sais tout, je vous dirai tout. Il avait été présenté à sir Walter et à miss Elisabeth avant que je le connusse, mais il m’en a souvent parlé ; je savais qu’il était invité à aller à Kellinch-Hall, et qu’il ne s’y rendit pas ; il entrait dans ses vues de ne point répondre aux avances de son parent. Je puis satisfaire votre curiosité sur tout ce qui le concerne ; il me confiait ses plans, ses projets, ses espérances. Je ne connaissais point la jeune personne à laquelle il pensait ; elle était d’un rang trop inférieur au nôtre ; mais je l’ai vue, quand elle a été madame Elliot, jusqu’aux dernières années de sa vie ; je puis donc répondre à toutes les questions que vous voudrez me faire.

— Aucune, dit Alice ; je n’ai rien à vous demander de particulier sur elle ; j’ai toujours entendu dire que cette union n’avait pas été heureuse ; d’après ce que vous me dites sur le caractère de M. Elliot, je soupçonne que les torts étaient de son côté, et cela m’est assez égal ; mais j’aimerais à savoir pourquoi il a traité aussi légèrement la connaissance de mon père, du chef de sa famille, qui était très-bien disposé en sa faveur. Il était jeune, sans fortune ; la protection et l’amitié de son unique parent devaient alors le flatter : par quel motif M. Elliot a-t-il fui sir Walter ?

— M. Elliot, répliqua madame Smith, avait, à cette période de sa vie, un seul objet en vue, celui de faire sa fortune d’une manière plus prompte que par l’étude des lois. Il était décidé à chercher une héritière, à lui tourner la tête et à la forcer de l’épouser. Je sais qu’il croyait que les prévenances et les invitations de sir Walter avaient pour but de marier son héritier présomptif avec sa fille aînée, et cette union ne répondait point à ses projets de richesse et d’indépendance. Sir Walter n’avait guère que sa terre, qui devait revenir à son cousin, qu’il fût son gendre ou non : voilà, je puis vous l’assurer, son seul motif ; il me le dit alors ; et quoique votre sœur Elisabeth fût très-belle, elle ne fit nulle impression sur son cœur. Jusqu’à présent je vous avoue que j’avais cru M. Elliot incapable d’un sentiment tendre, son cœur de glace n’en est pas susceptible ; et s’il a vraiment de l’amour pour vous, ce dont je doute encore, c’est un miracle qui vous était réservé ; mais jamais il n’a rien senti pour miss Elisabeth. Je connaissais ses plus secrètes pensées ; et quoique j’y trouvasse bien des choses à blâmer, quoique je fusse fâchée qu’il ne pensât jamais qu’à l’argent, et ne formât d’autre projet de bonheur que d’être riche, je l’excusais : il avait encore deux puissans attraits pour moi ; il était l’ami intime de mon mari, et il s’appelait Elliot, comme ma chère Alice, que j’avais laissée à Bath avec tant de regret ; il me semblait qu’en étant l’amie de votre cousin je ne vous avais pas perdue : je puis vous assurer que ce nom chéri voilait ses défauts à mes yeux, et prolongeait ma prévention en sa faveur. »

Alice serra la main de son amie avec un air d’émotion et de surprise. — Je vois dans vos yeux ce que vous pensez, chère Alice ; vous avez dû vous croire oubliée d’une personne qui ne vous écrivait jamais, et, je vous le jure, vous étiez toujours présente à mes pensées : j’eus d’abord la crainte que mes lettres ne fussent lues par lady Russel, qui s’était emparée de vous ; puis le torrent du monde et de la dissipation m’entraîna pendant quelques années ; vint ensuite l’époque de nos malheurs, dont je n’aurais pas voulu vous instruire ; mais enfin je vous ai retrouvée, et croyez que je n’ai jamais oublié ma jeune amie. J’écoutais M. Elliot avec le plus grand plaisir quand il me parlait de la belle et fière Elisabeth ; car je pensais alors à ma jolie et douce Alice.

— Peut-être, s’écria cette dernière, frappée tout-à-coup d’une idée, peut-être avez-vous parlé quelquefois de moi à M. Elliot ? — Souvent, très-souvent ; j’étais fière de mon amie, et je ne cessais de lui dire combien vous étiez différente de… Ah ! oui, je vous ai plus d’une fois peinte à lui avec la chaleur de la vérité et de l’amitié.

— Ceci m’explique, reprit Alice, quelque chose que M. Elliot me dit hier au soir : il m’assurait qu’il me connaissait depuis long-temps, et qu’on lui avait beaucoup parlé de moi ; je ne pouvais comprendre qui c’était. Ah ! combien l’imagination s’égare quand il est question de soi-même ! et combien je m’étais trompée ! Mais je vous ai interrompue. M. Elliot s’est donc marié entièrement pour avoir de la fortune ? C’est sans doute cela qui vous ouvrit les yeux sur ce que son caractère avait d’odieux ? »

Madame Smith hésita un peu à répondre ; enfin elle dit : « Non, ce n’est pas cela ; je connaissais depuis long-temps son but ; il m’avait accoutumée à cette idée, qui est plus générale qu’on ne pense. Quand on vit dans le monde, on ne voit autre chose que des mariages d’argent, et c’est trop commun pour qu’on en soit frappé. J’étais très-jeune ; et, dans une société où l’on n’avait d’autre idée que de s’amuser et se procurer toutes les jouissances du luxe, de la mode, d’une table recherchée et de tous les plaisirs ruineux, je trouvais très-naturel que notre ami Elliot désirât pouvoir mener la même vie. Je pense à présent bien différemment, le temps, les maladies, le malheur, m’ont donné, grâce au ciel, d’autres notions ; mais il faut que j’avoue que je ne vis rien de répréhensible dans le mariage de M. Elliot : sa femme était immensément riche, jolie, bien élevée.

— Mais n’était-elle pas d’une basse naissance ?

— Oui. Je lui représentai sa mésalliance, le chagrin de sa famille, il en rit, et me dit que l’argent était le plus beau titre de noblesse et le seul dont il fit cas : un coffre bien rempli valait beaucoup plus à ses yeux que de vieux parchemins, et la colère de sir Walter et l’indignation de la fière Elisabeth l’amusaient extrêmement.

— Ils furent en effet très-indignés, dit Alice, et je ne croyais pas qu’on pût jamais lui pardonner ; mais le colonel Wallis a présenté cette union sous un jour si favorable, que mon père l’a presque approuvée.

— Vraiment ! Il n’a pas dit, sans doute que madame Elliot était la petite-fille d’un boucher et la fille d’un marchand de bœufs ? Je crois qu’alors le noble sang Elliot se serait révolté ; mais il est vrai qu’elle était belle. Elle avait été fort bien élevée ; son père, n’ayant que cette fille, ne négligea rien pour son éducation, dans l’espoir de la marier dans une classe plus relevée. M. Elliot, l’ayant appris, chercha les occasions de la voir, de lui faire la cour ; il réussit bientôt à s’en faire aimer passionnément, et ne trouva nulle difficulté à obtenir sa main. L’espoir de voir un jour sa fille lady Elliot fit passer le père sur la pauvreté de son gendre. Celui-ci, avant de s’engager, eut soin de s’assurer que la dot et la fortune étaient assez considérables pour le faire passer sur la naissance. Il me paraît qu’il a changé d’idée à présent, et qu’il attache plus de prix à la noblesse et au titre de baronnet qu’il ne le faisait alors ; je lui ai souvent entendu dire que, s’il pouvait vendre sa baronnie future, armes, devises et livrée pour cinquante guinées, il n’hésiterait pas à y renoncer. Mais je ne veux pas vous répéter tout ce que j’ai entendu sur ce sujet, j’aime mieux vous donner la preuve que mes assertions sont vraies.

— Je n’en doute pas, dit Alice ; vous ne m’avez rien dit de contradictoire à l’opinion que j’avais alors de M. Elliot ; ce n’est que la confirmation de ce que j’entendais dire tous les jours à Kellinch-Hall ; mais je serais curieuse de savoir pourquoi il pense à présent si différemment ?

— Je vous le dirai, je vous l’expliquerai, mais auparavant, pour ma propre satisfaction, ayez la bonté d’aller vous-même dans mon cabinet, et de me apporter une petite cassette marquetée, que vous trouverez sur une étagère, près de mon lit. »

Alice fit ce que son amie désirait ; la cassette fut apportée et placée devant madame Smith, qui l’ouvrit en soupirant.

« Elle renferme les papiers de mon mari, dit-elle en essuyant une larme ; c’est une bien petite portion de ceux que j’ai eus à lire et à brûler quand je l’eus perdu. Voici des lettres qu’il avait reçues, avant notre mariage, de divers individus, et il y en a plusieurs de M. Elliot : je les ai conservées, je ne sais pourquoi, comme des preuves de l’amitié qui subsistait entre lui et mon mari, et de ce que ce dernier faisait pour lui ; à présent j’ai un autre motif pour être charmée de les avoir gardées. » Elle en ouvrit plusieurs au hasard, et en trouva une de M. Elliot, qu’elle lut à haute voix ; elle était adressée à Charles Smith, à Tumbridge, datée de Londres en juillet 1803 : elle était ainsi conçue :

« Mon cher Smith, j’ai reçu votre lettre et ce qu’elle contenait ; votre bonté me confond : plût au ciel qu’il y eût beaucoup de cœurs comme le vôtre ! Mais depuis vingt-trois ans que je suis au monde, je n’en ai rencontré aucun qu’on pût lui comparer. Je tirai hier la somme que vous m’indiquez. Un temps viendra, j’espère, où je pourrai m’acquitter, et faire pour d’autres pauvres diables ce que vous faites pour votre ami ; j’en chercherai les moyens et je les trouverai. En attendant, félicitez-moi ; je suis débarrassé de sir Walter et de sa fille, ils sont retournés à Kellinch et m’ont fait presque jurer d’aller les visiter cet été ; mais ma première entrée à Kellinch sera à titre de possesseur de ce domaine, et la belle Elisabeth n’aura pas le bonheur de voir son cher cousin avant cet heureux moment, et il sera marié avec quelque riche héritière. Le baronnet, qui se croit encore jeune et beau comme Adonis, pourrait bien me jouer le tour de se remarier et d’avoir un fils ; il est assez fou pour cela, et un bon mariage est plus sûr pour moi ; enfin j’y gagnerai d’être débarrassé des persécutions de sa fille : elle ne comprend pas sans doute que je puisse résister à ses charmes ; mais Vénus même, pauvre et sans esprit, serait laide à mes yeux. Sir Walter a beaucoup vieilli depuis la dernière année, et n’en est que plus ridicule, avec ses prétentions de beauté.

» Je voudrais m’appeler autrement qu’Elliot, ce nom seul m’ennuie à la mort ; du moins n’ai-je pas celui de Walter, et sir William Elliot saura faire oublier sir Walter Elliot, mais je ne voudrais pas de son titre à la charge de lui ressembler, j’aimerais mieux rester toute ma vie

» Votre très-humble et reconnaissant ami,
» William Elliot. »


Une telle lettre ne pouvait être lue sans indigner Alice, qui aimait et respectait son père ; elle rougit de colère et garda le silence. Madame Smith s’en aperçut, et lui dit : « Je vois que le style de cette lettre vous affecte ; il manque, il est vrai, de respect au plus haut point aux parens qu’il devait honorer ; j’avais oublié les termes dont il s’était servi, mais je me rappelais confusément ce dont il était question : ceci vous montre l’homme. Remarquez aussi ses protestations d’amitié pour mon mari, et sa reconnaissance, aussi fausse l’une que l’autre : peut-on rien de plus fort contre lui que cette lettre ?

Alice ne voulut pas exprimer à quel point elle était choquée d’entendre de telles expressions contre sir Walter : elle sentait que, si elle donnait l’essor à ce qu’elle éprouvait, elle irait peut-être trop loin ; elle fut obligée de se rappeler que la lecture de cette lettre était une violation des lois de l’honneur ; que personne ne pouvait être jugé par de tels témoignages ; qu’aucune correspondance privée ne devait être mise sous les yeux des autres ; que ce qu’on écrit à un ami est sacré, plus encore peut-être lorsque cet ami n’existe plus, et ne peut motiver une telle indiscrétion : le premier devoir des gens entre les mains desquels tombent des lettres adressées aux personnes que la mort a frappées est de les anéantir : qui oserait, sans cette loi suprême de la conscience et de la délicatesse, confier à un ami ses pensées les plus secrètes ? Ces réflexions la calmèrent un peu : elle prit la lettre, que madame Smith avait posée sur la table, la déchira, et jeta les morceaux au feu. « Je vous remercie, dit-elle en même temps, de m’avoir montré une preuve aussi convaincante de tout ce que vous m’avez dit ; il a dû en coûter à vos principes, et, pour n’en être plus tentée, brûlez toutes celles qui sont dans cette cassette. Quand M. Elliot écrivait à M. Smith, il ne s’imaginait guère que vous et moi les lirions un jour ; mais, puisqu’il pensait ainsi, qu’est-ce qui a pu l’engager à se rapprocher de nous ?

— Je puis vous le dire encore, s’écria madame Smith en souriant ; mais ne le devinez-vous pas ?

— Je vous comprends, répondit Alice en souriant aussi ; mais je puis vous prouver ; à mon tour, que vous vous trompez ; cependant expliquez-moi votre idée.

— Ce n’est point une idée, ma chère ; écoutez-moi. Je vous ai montré M. Elliot dans sa jeunesse, je veux aussi vous le montrer tel qu’il est aujourd’hui. Je ne puis, il est vrai, vous donner des preuves écrites, mais une attestation positive. M. Elliot n’est pas un hypocrite maintenant ; il désire vous épouser ; ses attentions pour vous sont sincères ; et, pour la première fois de sa vie, il ne trompe pas ; j’en ai pour garant, ma chère Alice, le témoignage du colonel Wallis.

— Le colonel Wallis ! Le connaissez-vous ?

— Non pas personnellement, et mes informations ne sont pas tout-à-fait aussi directes, mais n’en sont pas moins sûres ; il n’est pas besoin d’être à la source d’une rivière pour être convaincu qu’elle existe, lorsqu’on la voit couler ; et voici comment ceci a coulé dans mon oreille, et coule à présent dans la vôtre. M. Elliot n’a rien de caché pour le colonel Wallis, le colonel Wallis n’a rien de caché pour sa jolie petite femme ; celle-ci, causeuse, étourdie, n’ayant, pendant sa couche, personne avec qui jaser que sa garde, lui contait tout ce que son mari lui disait, et ma bonne amie Rooke, sachant combien je m’intéresse à vous, m’a dit tous les secrets qu’elle lui a confiés. C’est lundi au soir qu’elle me raconta cela ; et, comme elle ne m’a jamais menti et qu’elle n’y a nul intérêt, je ne doute point de la vérité de ce discours.

— Ma chère Smith, dit Alice en souriant, je puis vous assurer, moi, que votre autorité est très-mal instruite. Ce n’est point pour moi, ni dans l’idée de m’épouser, que M. Elliot s’est réconcilié avec mon père ; il venait chez sir Walter long-temps avant mon arrivée à Bath, et il ne me connaissait pas : vous voyez donc, ma chère madame Smith, que ses sentimens actuels ne peuvent m’expliquer le passé.

— Je sais fort bien ce que vous dites là, mais…

— En vérité, interrompit Alice, vous ne pensez pas que je croie implicitement ce que vous avez appris de cette manière ; les faits, les opinions, les propos qui passent par tant de bouches, sont toujours altérés par l’étourderie de l’une, par l’ignorance de l’autre, par la prévention d’une troisième, et la ligne droite de la vérité dévie souvent lorsque tant de personnes se mêlent de la tracer.

— Je vous supplie seulement de m’entendre, dit madame Smith vivement ; vous douterez après de tout ce que vous voudrez. Personne ne suppose que c’est pour vous qu’il est venu à Bath, qu’il s’est réconcilié avec votre père ; il vous avait vue, il est vrai, une fois, et vous avait admirée, sans savoir qui vous étiez : est-ce vrai cela ? Mon historienne est-elle encore mal instruite ? Vous a-t-il vue quelque part cet automne sans se douter que c’était vous ? — Oui, à Lyme, où le hasard nous fit rencontrer ; je sus son nom, mais il ignora le mien.

— Eh bien ! continua madame Smith d’un air triomphant, ajoutez un peu plus de foi aux discours de mon amie Rooke. M. Elliot vous vit à Lyme ; vous lui plûtes tellement, qu’il fut enchanté de vous retrouver chez votre père à Camben-Place ; d’apprendre que vous étiez Alice Elliot ; et, dès ce moment, ses assiduités dans votre famille eurent un noble motif. »

Alice frémit. Son premier motif était-il Elisabeth ? lui aurait-elle enlevé cette conquête ?

Madame Smith la rassura bientôt. — « Oui, lui dit-elle, il avait un motif aussi fort peut-être pour lui que l’amour, son intérêt ; je crains de vous l’apprendre, de vous donner une inquiétude que vous n’avez pas encore ; je vous prie au moins, s’il y a dans cette histoire quelque chose de faux ou d’improbable, de m’avertir à l’instant. Ce motif regardait donc l’amie de votre sœur, cette veuve qui, à ce que vous m’avez dit, vint avec sir Walter et miss Elliot, qui est encore chez eux ; on dit qu’elle est assez belle femme, adroite, insinuante, flatteuse ; qu’elle est pauvre, et qu’elle a le goût du monde. Sa situation, ses manières, son caractère, ont donné l’idée générale, parmi les connaissances de sir Walter, qu’elle avait grande envie de devenir lady Elliot, et qu’elle n’est pas loin d’y parvenir : on s’étonne que miss Elisabeth soit aveugle sur un tel danger, et la garde aussi long-temps près d’elle. »

Ici, madame Smith s’arrêta un moment en regardant Alice, qui, persuadée depuis long-temps de ce danger, n’avait pas un mot à dire ; son amie continua.

« Si votre sœur ferme les yeux sur le danger qui la menace, votre cousin a les siens bien ouverts. Long-temps avant votre retour, son ami Wallis l’en avait averti, et, quand M. Elliot passa à Bath, en revenant de Lyme, il lui dit qu’il n’y avait pas un moment à perdre pour empêcher sir Walter d’épouser madame Clay. M. Elliot fut très-effrayé ; il sentait alors que le titre de baronnet et la possession d’une belle terre avaient bien leur mérite. Ayant depuis long-temps plus d’argent qu’il n’en pouvait dépenser, il a tourné ses vues sur le titre de sir Walter. J’avais déjà remarqué ce changement dans ses idées avant que notre liaison eût cessé, et depuis qu’il était devenu riche ; car plus on a, plus on veut avoir. Je vous assure qu’il ne peut supporter l’idée de n’être pas sir William Elliot, seigneur de Kellinch-Hall. Le seul moyen qui se présenta à lui pour prévenir ce malheur fut de venir s’établir à Bath ; de faire tout ce qui dépendrait de lui pour renouveler connaissance avec son parent, et de se faire pardonner ses torts précédens : une fois réintégré dans ses bonnes grâces, il lui paraissait facile de déjouer les projets de madame Clay. Tout fut arrangé entre les deux amis, et le colonel Wallis lui promit de lui aider en tout ce qu’il pourrait : son rôle fut de préparer la réconciliation. Il se fit donc présenter chez votre père, amena tout naturellement la conversation sur M. Elliot, son ami, un homme charmant, essentiel : il justifia son mariage, rejeta toute sa conduite passée sur l’amour passionné qu’il avait déjà pour sa femme quand sir Walter fit sa connaissance, et assura que le seul désir de son ami était de reconquérir l’estime et l’amitié de son aimable et respectable parent ; le colonel prépara si bien les voies et les esprits, que lorsque M. Elliot arriva, il trouva tout disposé en sa faveur, et fut reçu chez sir Walter comme un parent et un ami. Il put observer la belle veuve et déjouer ses plans : son unique occupation, avant votre arrivée, était de surveiller sir Walter et madame Clay ; il ne quitta plus votre maison ; il y entrait à toutes les heures sans se faire annoncer. Mais qu’est-il besoin d’entrer dans plus de détails ? Vous pouvez imaginer tout ce qu’un homme profondément artificieux et intéressé peut faire, et vous rappeler à présent ce dont vous avez été témoin : vous avez ajouté un nouveau motif à ses visites ; mais le premier subsiste encore, il ne le perdra pas de vue qu’il n’ait réussi dans ses projets.

— J’avoue, dit Alice, que vous ne m’avez rien dit qui ne s’accorde avec ce que j’ai déjà pensé. Je craindrais beaucoup sans doute de voir madame Clay remplacer mon excellente et digne mère, et par d’autres motifs que l’intérêt propre ; je suis donc d’accord avec M. Elliot pour désirer d’éloigner cette femme, mais il faut s’en tenir au désir de la séparer de sir Walter. Il y a quelque chose de révoltant dans les manœuvres de M. Elliot ; sa trahison, sa duplicité, son égoïsme… Je me rappelle, en effet, ses attentions recherchées pour cette même femme qu’il hait et méprise, car il me l’a dit à moi-même ; ses politesses pour elle ont sans doute pour but de pénétrer ses secrètes pensées, de savoir où elle en est, afin de la trahir plus sûrement. J’ai horreur de cette conduite, mais je n’en suis pas surprise ; j’ai toujours pensé qu’il avait quelque motif caché. J’aimerais cependant assez à connaître son opinion sur la probabilité de l’événement qu’il redoute, à savoir s’il croit le danger augmenté ou diminué.

— Diminué, à ce qu’on m’assure, répliqua madame Smith : il pense que madame Clay le craint, qu’elle voit qu’il l’a pénétrée, et qu’elle n’ose avancer ses affaires comme en son absence ; mais comme il faudra bien qu’il s’absente une fois, je ne conçois pas comment il peut être rassuré tant qu’elle conservera son influence sur sir Walter et sur miss Elisabeth ; il serait prudent d’ouvrir les yeux à votre sœur ; cela du moins est permis.

— Je l’ai essayé, dit Alice, et sans succès.

— Madame Wallis avait une plaisante idée, dit en riant madame Smith ; c’était de mettre, dans les articles de votre contrat de mariage avec M. Elliot, que votre père s’engageait à ne pas épouser madame Clay ; c’était digne de cette petite folle, et ma bonne Rooke en sentit toute l’absurdité. — Si l’on ne peut l’en empêcher, dit Alice, qu’en épousant M. Elliot, madame Clay deviendra bien sûrement ma belle-mère. Je suis bien aise de savoir tout cela : il me sera pénible de me trouver avec M. Elliot ; mais du moins je sais à quoi m’en tenir, ma conduite est tracée. M. Elliot est évidemment un homme faux, intéressé, méchant, qui n’a jamais eu d’autre principe, d’autre guide que son propre intérêt, je le connais assez pour le juger ainsi ; mais cependant je ne sais encore de lui que ce qui concerne ma famille, je voudrais aussi connaître ses torts envers vous, savoir ce qui vous a détachée de lui, puisque ce n’est pas son mariage.

— Ce fut d’abord, répondit madame Smith, sa conduite avec sa femme. Elle ne tarda pas à voir, par ses procédés, qu’il ne l’avait jamais aimée ; il la traitait avec une hauteur révoltante, sans égard pour ses parens, dont il ne parlait qu’avec mépris ; il lui défendait de les voir et ne les voyait jamais lui-même, n’ayant aucune attention, aucune indulgence pour sa jeunesse et son peu d’expérience dans le grand monde, il l’accablait de reproches, d’humiliations. J’ai vu par degrés dépérir cette jeune femme, victime de l’indifférence et de la dureté de son mari. Je lui parlai de ses torts avec la chaleur de l’amitié, il reçut mes remontrances en silence, et ne me donna pas l’occasion de les renouveler : je ne le vis plus seul. Son intimité avec mon mari continuait ; depuis que M. Elliot était riche, il entraînait son ami dans des dépenses excessives, et que ne permettait pas notre fortune. Celle de M. Elliot augmenta considérablement par la mort de son beau-père. Il se donnait toutes les jouissances possibles, tous les plaisirs qui flattaient ses goûts et sa vanité, mais il calculait trop bien ; il était trop peu généreux pour déranger ses affaires. Il commençait à s’enrichir lorsque son ami commençait à se ruiner sans vouloir en convenir ni se restreindre, et M. Elliot, loin de le retenir, l’encourageait soit par ses conseils, soit par son exemple, et le conduisit enfin à sa perte. Mon mari, ainsi que tous les gens bons et faciles, se laissait entièrement dominer par M. Elliot et ne savait rien lui refuser. Dès sa jeunesse, il avait eu la poitrine faible, sa santé aurait demandé des ménagemens, votre cousin, qui le connaissait depuis son enfance, le savait très-bien ; mais, loin de le ménager, il l’entraînait dans des parties de chasse, des courses, où souvent même il l’envoyait pour lui quand il ne lui convenait pas d’y aller. Ce fut à la suite d’une course forcée qu’il fit pour son ami par un temps très-rigoureux, qu’il tomba malade et mourut sans connaître lui-même à fond le triste état de ses affaires et sans se défier de l’amitié de M. Elliot. Avec une confiance qui prouvait mieux sa sensibilité que son jugement, il l’avait nommé son exécuteur testamentaire. M. Elliot refusa, en disant que la succession était trop embrouillée et qu’il n’avait pas le temps de s’en occuper. Les difficultés et la gêne que ce refus m’occasionna, jointes au chagrin d’avoir perdu l’époux que je chérissais, altérèrent ma santé, et me réduisirent à l’état où je suis actuellement ; pauvre, infirme, sans secours, je ne puis accuser de ma détresse que celui que j’ai cru long-temps mon ami.

Ce triste récit avait rouvert les plaies du cœur de madame Smith, et ranimé son indignation contre M. Elliot ; Alice la partageait au plus haut degré. Jusqu’alors elle n’avait pu croire qu’il existât un homme aussi dénué de tout sentiment, aussi profondément dépravé ; et cet homme était son parent, eût été son mari peut-être, si Wentworth n’avait pas uniquement rempli son cœur. Cette réflexion redoubla sa haine pour l’un et son amour pour l’autre, il lui semblait qu’elle devait de la reconnaissance à Wentworth pour l’avoir préservée d’un tel malheur. Pendant que, la tête appuyée sur sa main, elle rêvait, en silence, madame Smith cherchait dans sa cassette les réponses que M. Elliot avait faites à ses sollicitations réitérées ; elle exigea qu’Alice les parcourût, et son profond mépris pour celui qui les avait écrites s’accrut encore. Toutes prouvaient sa ferme résolution de n’être d’aucun secours à la veuve de son ami, pas même par ses conseils : « Ce serait, disait-il, se donner une peine inutile ; et, sous une froide politesse, son insensibilité, sa dureté, son indifférence sur la triste situation de madame Smith perçaient à chaque phrase ; c’était le comble de l’ingratitude et de l’inhumanité : il semblait à Alice qu’elle lui aurait plutôt pardonné un crime que cette longue suite de mauvais procédés, de fausseté et d’hypocrisie. Son amie, qui, pour la première fois, soulageait son cœur sur ce sujet, ne se lassait pas de lui raconter des particularités, des détails sur les scènes les plus révoltantes. Ces récits déchiraient le cœur de la sensible Alice ; mais elle n’avait pas le courage d’imposer silence à son amie ; elle l’écoutait, et comprenait si bien l’espèce de soulagement que madame Smith éprouvait en parlant de ses peines à quelqu’un qui les sentait, qu’elle était surprise de son calme habituel.

Dans ce qu’elle racontait se trouva naturellement ce que la veuve voulait obtenir de M. Elliot par l’influence d’Alice, et c’était ce qui lui donnait le plus d’irritation. Elle avait de fortes raisons pour croire qu’une propriété que M. Smith avait dans les Indes orientales, mise en séquestre lors de ses embarras d’argent, devait être libérée ; et cette propriété, sans être considérable, suffisait pour la faire vivre commodément ; mais elle ne savait qui employer dans un pays si éloigné. M. Elliot ne voulait l’aider en rien, et ne répondait plus même à ses lettres. Que pouvait-elle par elle-même ? Son état de maladie l’empêchait d’agir, et l’argent lui manquait pour remettre ses intérêts à des gens de loi. Madame Smith n’avait aucun parent pour l’assister de ses conseils. La profonde retraite où elle avait vécu depuis la mort de son mari, sa pauvreté, ne lui avaient pas permis d’avoir des amis dévoués ; et le seul qui aurait dû l’être s’y refusait impitoyablement. C’était un surcroît à sa misère de sentir qu’elle pourrait être à son aise, si on se donnait pour cela la moindre peine, et de craindre encore que le temps qui s’écoulait n’anéantît ses droits ; cet état était trop dur à supporter ! Croyant fermement que le mariage d’Alice et de M. Elliot était conclu, elle avait espéré d’obtenir quelque chose par ce moyen. Mais les obstacles qu’Alice apportait à cet engagement changèrent la face des choses ; elle perdait l’espoir de recouvrer une partie de sa fortune ; mais elle ne songea pas à la regretter, et fut heureuse de ce que sa chère Alice n’épousait point M. Elliot, qu’elle venait de lui faire connaître. C’est ce qu’elle répondit à son amie, qui lui reprochait avec douceur d’avoir parlé avantageusement de M. Elliot au commencement de leur entretien.

« Rappelez-vous mes éloges, lui dit madame Smith ; je ne vous ai parlé que de sa figure et de son esprit ; je regardais votre mariage avec lui comme certain ; je ne devais pas plus vous parler contre lui que s’il eut déjà été votre propre mari. Mon cœur saignait pour vous quand je vous parlais de bonheur ; cependant j’osais croire qu’avec une femme telle que vous il y avait encore de l’espoir. Il était impossible qu’en vivant près d’Alice il ne sentît enfin l’empire, le charme de la vertu ; déjà il avait su vous apprécier et vous aimer. Sa première femme, quoiqu’elle eût reçu une éducation passable, se ressentait de son extraction ; elle ne lui inspirait aucun respect ; jamais il ne l’avait aimée. J’espérais que votre sort serait différent ; et si mon Alice, séduite par son extérieur agréable et par son esprit, s’était attachée à lui, comme je n’en doutais pas, devais-je déchirer son cœur sans espoir de guérir ses blessures ? Mais avec quelle joie, chère Alice, j’ai appris que ce cœur si pur ne serait jamais à lui ! Alors il était de mon devoir de vous le faire connaître. »

Alice frémit de l’idée qu’elle aurait pu être entraînée à l’épouser ; ne pouvait-elle pas y être encore engagée par lady Russel, qui avait une si haute opinion de lui ? Elle le dit à madame Smith, en lui demandant la permission de tout découvrir à sa protectrice. « Quoi ! s’écria madame Smith, la sage, la prudente lady Russel est prévenue pour M. Elliot ! Je ne veux pas d’autre preuve de son hypocrisie, de son talent à se montrer si différent de ce qu’il est, quand son intérêt est en jeu ; et ici il y est doublement : elle employait sur vous son influence, et voulait récompenser la docilité de son élève chérie en la faisant son héritière. Je suis bien sûre que c’était le calcul de M. Elliot. Mais il sera trompé cette fois, et vous allez lever le masque qui le cache aux yeux de lady Russel.

— Il y a bien assez de la vérité pour la détromper, dit Alice ; je n’aurai pas besoin de suppositions. »

La matinée était très-avancée ; Alice prit congé de son amie, en la remerciant encore de son entière confiance, et rentra chez elle, impatiente de voir lady Russel, et de lui raconter ce qu’elle avait appris de son cousin Elliot.

CHAPITRE XXII.


Alice était fort occupée de tout ce qu’elle avait entendu de M. Elliot ; il ne méritait ni son amitié ni son estime, et sa pitié pour lui était entièrement évanouie ; elle s’affligea en pensant au mal que ses attentions pour elle au concert pouvaient lui avoir occasionné, si Wentworth, croyant qu’elle aimait son cousin, s’éloignait d’elle. Cette crainte oppressait son cœur : elle redoutait encore la vengeance de cet homme astucieux et méchant lorsqu’il se verrait démasqué ; la mortification de lady Russel en apprenant combien elle s’était trompée à l’égard de M. Elliot ; la colère d’Elisabeth, de son père, et peut-être leur incrédulité sur les torts prétendus de leur parent. Comment s’y prendra-t-elle pour les leur prouver ? Nommera-t-elle son amie ? Madame Smith n’aura nul crédit sur l’esprit de sir Walter ni sur sa fille, et sera exposée à la vengeance de celui qui lui a déjà fait tant de mal. Alice avait trop d’obligations à cette sincère et courageuse amie pour la récompenser ainsi. Oh ! si toute sa famille pouvait à présent le connaître comme elle ! Mais par quel moyen ? Elle n’en vit qu’un seul ; c’était de parler d’abord à lady Russel, de tout lui confier, de consulter avec elle sur ce qu’il y avait à faire, et d’attendre les événemens avec le plus de calme possible. Après tout, c’était ce qu’elle voulait cacher à lady Russel qui la tourmentait plus que ce qu’elle avait à lui découvrir.

En entrant chez son père, elle apprit, ainsi qu’elle l’espérait, qu’elle avait manqué la visite de M. Elliot. Il était venu passer presque toute la matinée auprès de ces dames ; mais à peine s’était-elle félicitée intérieurement de ne ravoir pas vu, que madame Clay lui dit qu’il reviendrait dans la soirée, que miss Elisabeth l’avait invité.

« Ce n’était point mon intention, dit cette dernière négligemment ; mais il paraissait en avoir une si grande envie, que je n’ai pas cru devoir lui refuser ce plaisir.

— Vous avez très-bien fait, dit madame Clay ; il me faisait pitié ; je n’ai vu personne désirer plus ardemment obtenir une invitation : « Qu’est-ce que vous faites ce soir, mesdames ? disait-il ; moi, je n’ai nul engagement ? et s’il m’était permis… ; mais ce serait indiscret peut-être. » Votre cruelle sœur, miss Alice, faisait la sourde oreille à ses tendres supplications ; enfin j’ai fait un signe, et elle s’est laissée fléchir : avec quel empressement il a accepté !

— Oh ! s’écria la dédaigneuse Elisabeth, ce n’est pas tout-à-fait pour lui ; mais quand il a témoigné un regret si vif de n’avoir pas rencontré mon père ce matin, il m’a touchée, et je n’ai su résister au désir de les voir ensemble : chacun d’eux paraît si fort à son avantage ! Mon père estime M. Elliot, fait le plus grand cas de sa franchise et de sa probité ; et M. Elliot a pour sir Walter un respect si profond, qu’il s’oublie entièrement quand il s’agit d’obliger son digne et cher parent.

— Oui, c’est tout-à-fait délicieux ! s’écria madame Clay, en n’osant pas regarder Alice ; ils sont exactement comme un père et un fils. Chère miss Elisabeth ! pourquoi rougissez-vous ? Ne puis-je pas dire un père et un fils, et n’est-ce pas vrai ?

— Je ne puis, ma chère Pénélope, répondit Elisabeth, diriger ou changer vos idées ; mais je vous assure que je ne m’aperçois pas qu’il ait plus d’attentions pour moi que tous les autres hommes que nous voyons dans la société.

— Ma chère miss Elliot ! s’écria madame Clay en levant à-la-fois les mains et les yeux comme pour marquer son étonnement, vous vous abusez, et je crois… — Ma chère Pénélope, il ne méritait pas votre compassion. Je l’ai invité avec un de mes plus gracieux sourires ; quand il est parti, je lui ai dit : Adieu, mon cousin, au revoir. Je vous assure qu’il n’est point malheureux ; mais demain il s’est engagé à Tornbery-Parc, il sera deux jours absent ; c’est aussi ce qui m’a touchée. — Je parie qu’il ne restera qu’un jour, dit madame Clay, il ne peut plus vivre sans voir sa famille. »

On comprend qu’Alice ne disait mot, elle admirait la confiance ou la fausseté de madame Clay, qui désirait le retour de celui qui contrariait tous ses plans, se trouvait toujours entre elle et sir Walter, et l’empêchait de se dévouer à ce dernier, comme elle l’aurait fait s’il n’eût pas été là. Il était impossible qu’elle ne détestât pas M. Elliot au fond de l’âme, et cependant, pour plaire à son amie, elle le vantait, parlait de lui de la manière la plus obligeante, et cherchait à persuader Elisabeth qu’elle était l’objet de ses préférences. Lorsqu’il revint le soir, elle le reçut avec toutes ses grâces, ainsi qu’Elisabeth ; Alice, au contraire, éprouva un frémissement quand il entra et s’approcha d’elle pour lui parler. Elle avait eu toujours l’idée qu’il n’était pas tout-à-fait sincère ; mais à présent elle s’apercevait de sa fausseté dans chaque mot qu’il prononçait. Ses attentions, sa déférence pour sir Walter, contrastaient avec son premier langage, avec le style de ses lettres, et excitaient son aversion : quand elle pensait à sa conduite envers sa femme et madame Smith, elle pouvait à peine supporter sa vue. Elle s’efforça cependant de se contraindre, afin que ce qu’elle éprouvait ne fût pas remarqué de son père ou de sa sœur, ce qui lui eût attiré une remontrance ; tout son désir était de prévenir un éclat ou des questions sur ce sujet, avant d’avoir parlé à lady Russel. Ils étaient tous trop prévenus en faveur de M. Elliot pour qu’elle pût espérer de les ramener seule à son opinion ; mais elle voulait rompre l’espèce d’intimité qui s’était insensiblement établie entre elle et lui, comme parent et ami de la maison : elle se décida donc à être, dès cette première soirée, froide, beaucoup plus froide et plus réservée qu’à l’ordinaire. Il y a toute apparence qu’elle aurait été de même, quand madame Smith ne lui aurait rien appris ; il aurait suffi pour cela de Wentworth et de ses soupçons ; mais elle se le serait reproché comme une injustice ; tandis qu’elle croit remplir un devoir.

M. Elliot s’aperçut bientôt du changement de sa cousine, mais ne s’en inquiéta pas ; il était sûr de la ramener bientôt par l’attrait de la curiosité ; il croyait avoir découvert, la veille, qu’elle était très-curieuse, et enchanté de connaître son côté faible, il se promit d’en tirer parti. Les vives sollicitations d’Alice pour savoir qui lui avait fait son éloge ne pouvaient avoir une autre cause ; il lui en parla encore, et lui laissa même entrevoir qu’il nommerait la personne s’il en était encore pressé par celle à qui il ne pouvait rien refuser. Il s’attendait à des questions multipliées, mais le charme était rompu ; Alice savait à présent aussi bien que lui ce nom qui le couvrait de honte, et qu’elle ne voulait pas entendre de sa bouche avant de pouvoir le confondre. Plus froide qu’elle n’avait été pressante la veille, elle ne répondit presque rien, et parut avoir oublié et son éloge et celui qui le lui avait répété. Mais la vanité de M. Elliot ne se laissait pas déranger pour si peu de chose, il ne s’en inquiéta nullement : si sa cousine n’était plus curieuse, elle était du moins à coup sûr très-capricieuse ; si vive, si animée la veille, et si froide et sérieuse aujourd’hui ! Alice est donc comme toutes les autres, et il la subjuguera de même avec un peu d’adresse : il est loin de se douter non-seulement qu’il est démasqué, mais que ses attentions lui sont devenues insupportables, et que c’est un autre que lui qui remplit son cœur et ses pensées.

Elle eut le plaisir de lui entendre dire qu’il quittait Bath le lendemain matin de bonne heure, et pour deux jours. Il fut invité par sir Walter pour une soirée à son retour ; mais du jeudi au samedi son absence était certaine ; c’était assez de madame Clay pour rendre la maison peu agréable pour Alice ; mais qu’un profond hypocrite, un égoïste, un homme faux et méchant y fût encore, c’en était plus qu’il n’en fallait pour détruire la paix et le bonheur de la famille. Il était humiliant pour elle d’être le témoin de ses ruses et de ses insidieuses flatteries avec son père et sa sœur. Madame Clay, qu’il cherchait à expulser, lui était beaucoup moins odieuse ; elle aurait consenti de bon cœur à son mariage avec sir Walter, pour être délivrée de M. Elliot.

Le vendredi matin, elle se décida à aller de bonne heure chez lady Russel, pour lui communiquer tout ce qu’elle avait appris de M. Elliot et lui demander ses bons avis ; elle allait partir, lorsque madame Clay lui dit qu’ayant affaire dans des magasins pour une commission d’Elisabeth elle serait charmée de cheminer avec elle. Alice, qui ne se souciait pas de cette compagnie, résolut d’attendre, pour sortir, que madame Clay fût partie ; elle descendit auprès de son père et de sa sœur, et une demi-heure après elle parla de son projet d’aller passer la matinée auprès de lady Russel.

« Je ne vous envie point ce plaisir, lui dit Elisabeth ; mes plus tendres amitiés à lady Russel, et prenez, s’il vous plaît, ce livre qu’elle m’a prêté et dont je n’ai pas lu deux pages : s’imagine-t-elle que je veux mourir d’ennui avec tous les poèmes qui paraissent ? Lady Russel est insupportable avec sa littérature et son enthousiasme pour les productions nouvelles ! Elle ferait mieux de s’occuper de sa toilette ; ne le lui dites pas, mais elle était absolument hideuse hier au soir ; sa mise était celle d’une femme de soixante ans, et c’est tout au plus si elle en a cinquante. J’étais vraiment honteuse pour elle au concert : il y avait quelque chose de si arrangé dans toute sa personne sa manière de s’asseoir, de saluer, tout cela était bizarre et passé de mode. Faites-lui mes amitiés, je vous en prie, mes plus sincères hommages, ajouta sir Walter ; entendez-vous, Alice ? Vous pouvez lui annoncer que je passerai chez elle un de ces jours ; tournez cela d’une manière plus polie ; je me contenterai peut-être d’envoyer ma carte ; je veux lui épargner le désagrément de me recevoir à son lever : à l’âge de la bonne dame, on doit être dispensé de se montrer le matin, ou bien il faut mettre un peu de rouge et baisser les persiennes : tâchez, Alice, de lui faire entendre raison là-dessus. Il est vraiment insensé d’aimer à faire peur, et de se donner, à cinquante ans, l’air de soixante et dix. »

Pendant qu’il parlait, en se promenant le plus droit qu’il pouvait, et qu’un regard jeté sur la glace voulait dire je n’ai pas ce tort-là, un grand coup de marteau se fit entendre à la porte d’entrée. Qui peut-ce être ? dit sir Walter effrayé : je suis encore en négligé, et je ne reçois personne à pareille heure qu’Elliot, qui est absent. Il allait sonner pour annoncer son refus, quand la porte s’ouvrit, et M. et madame Charles Musgrove se précipitèrent dans la chambre. La surprise fut la seule émotion que leur arrivée excita chez sir Walter et chez Elisabeth ; Alice fut réellement charmée de les revoir, les deux autres n’auraient pas été fâchés de voir, l’un sa fille, et l’autre sa sœur, si l’embarras de les loger ne l’avait emporté sur le plaisir. Ils avaient, il est vrai, deux grands salons de compagnie, mais plus une seule chambre à coucher, et Elisabeth pensait avec effroi qu’il faudrait tendre un lit dans un des beaux salons. Mais bientôt ils furent rassurés ; les Musgrove étaient en famille, et logeaient tous ensemble : alors la cordialité fraternelle et sisternelle[7] se réveilla, et ils firent avec plaisir les honneurs de leur demeure à ceux qui leur faisaient le plaisir de n’y pas rester. Ils étaient venus passer quelques jours à Bath avec madame Musgrove, Henriette et le capitaine Harville, et s’étaient établis à l’auberge du Cerf blanc, la meilleure de Bath.

Alice avait mille questions à faire, mais il lui fut impossible de placer un mot avant que sir Walter et surtout Elisabeth eussent proposé à Maria l’exhibition de leurs beaux salons, et se fussent régalés de son admiration. Charles, content de retrouver son aimable belle-sœur, resta avec elle, et lui raconta en détail l’histoire de leur soudaine arrivée. C’était d’abord M. Harville qui avait des affaires à Bath. Comme la saison de la chasse était passée, et que le bon Charles n’avait plus rien à faire, il proposa au capitaine de l’accompagner : il avait accepté avec plaisir ; mais alors Maria avait pris des maux de nerfs de ce que son mari avait la barbarie de la laisser seule avec ses deux petits garçons. Mais comment la prendre ? Dans un petit phaéton ? C’était impossible ! Charles, la voyant si désespérée, aimait mieux renoncer au voyage, mais c’était avec peine. Pendant deux jours tout fut en suspens ; enfin maman Musgrove, selon sa louable habitude de gâter ses enfans, vint réjouir son fils et sa belle-fille, en leur disant qu’elle voulait être du voyage ; qu’elle les mènerait dans son grand carrosse à quatre roues, et qu’Henriette profiterait de cette occasion pour faire ses emplettes de noce et celles de sa sœur. De ce moment, tout alla bien et chacun fut content. On avait laissé les enfans à Upercross aux soins de madame Harville, de M. Musgrove, du capitaine Bentick et de Louisa.

La seule surprise d’Alice dans ce long récit fut que les affaires d’Henriette Musgrove fussent assez avancées pour parler des habits de noce ; mais elle apprit de Charles que très-récemment, depuis la dernière lettre de Maria, George Hayter avait obtenu un bénéfice très-lucratif, qu’il devait occuper plusieurs années, jusqu’à ce que celui qui devait le remplir fut en âge et consacré : c’était encore un enfant, ainsi George en serait long-temps en possession. Les revenus de cette place, et la certitude d’en obtenir une plus stable, avaient décidé les parens Musgrove à lui accorder la main de sa chère Henriette, et le mariage devait avoir lieu dans un mois, en même temps que celui de Louisa. Charles était au comble de la joie de ce que son cousin George devenait son frère. Leur cure n’était qu’à vingt milles d’Upercross, un beau pays, de bons voisins ; et George était si aimable, si amoureux de sa sœur ! Je ne lui connais qu’un seul défaut, disait-il, c’est de ne pas aimer la chasse ; à cela près, Henriette sera la plus heureuse des femmes.

« Je suis extrêmement charmée, dit Alice en riant, que deux sœurs d’un égal mérite, et si attachées l’une à l’autre, soient heureuses, en épousant deux hommes de leur choix, auxquels on n’a rien à reprocher que de ne pas aimer la chasse. J’espère que vos parens sont joyeux aussi d’établir à-la-fois leurs deux filles aussi agréablement ?

— Oui, oui, cela va sans dire : ils trouvent cependant que deux noces, deux dots, deux trousseaux à faire, sont fort dispendieux ; mais enfin mes sœurs sont leurs enfans comme moi ; il faut bien qu’elles aient ce qui leur revient, ainsi que tous mes petits frères et mes petites sœurs, qui se marieront aussi, Dieu merci ! Enfin nous sommes tous contens, excepté Maria, qui l’est rarement, et qui ne s’est jamais souciée que George Hayter épousât Henriette : elle ne veut point, dit-elle, l’appeler son frère ; cela n’inquiète guère le cousin George. Quant à moi, je l’ai toujours aimé comme un parent, un ami, à présent je l’aime comme un frère.

— Vous ne me parlez point, dit Alice, de votre autre futur beau-frère ; il mérite aussi votre amitié, et fera sûrement le bonheur de Louisa ; j’espère qu’elle est tout-à-fait rétablie ? »

Charles répondit en hésitant : « Oui, je crois que oui ; elle a bon visage ; mais elle est si changée, si différente de ce qu’elle était, que je crois quelquefois que c’est une autre ; elle ne court plus, ne saute plus, ne rit plus, ne danse plus : pauvre Louisa ! quelle différence ! Vous savez bien quel bruit elle faisait ? Eh bien ! à présent si j’ouvre la porte un peu fort, comme vous savez que c’est mon habitude, ma sœur tressaille, et paraît prête à se trouver mal. Bentick est toujours à côté d’elle ; il lui récite des vers, ou lui parle à demi-voix toute la journée : comprenez-vous que cela n’ennuie point Louisa ? Elle était plus gentille avec le capitaine Wentworth. Comme ils riaient de bon cœur tous les deux ! C’est celui-là que je lui aurais souhaité pour mari ; toujours gai, toujours de bonne humeur, il l’aurait maintenue ainsi : ah ! combien je le regrette !

— Et pensez-vous que Louisa le regrette aussi ? dit Alice en hésitant.

— Elle ? Oh ! pas du tout ; elle ne changerait pas son Bentick contre mille Wentworth. Je ne suis pas assez égoïste pour vouloir que chacun ait les mêmes plaisirs que moi ; il aime à lire, et moi à chasser, à la bonne heure ! Ses livres n’empêchent pas qu’il ne se batte aussi bien qu’il lit ; et quand je tue des lièvres ou des renards sans le moindre risque, il défend son vaisseau et sa vie contre nos ennemis. C’est un brave homme, et je ne m’en prends pas à lui du changement de Louisa : c’est sa maudite chute qui l’a rendue morose ; quand on voit la mort de si près, adieu la gaîté. »

Il fut interrompu par la voix aigre de Maria, qui l’appelait pour lui faire admirer les glaces et les porcelaines du salon ; mais Alice en avait assez entendu pour connaître l’état actuel d’Upercross, et se réjouir du bonheur de cette estimable famille, renfermant, ce qui est très-rare, des parens sans autre ambition que de rendre leurs enfans heureux ; deux jeunes filles libres de donner leur main à l’homme à qui elles ont donné leur cœur, au seul qu’elles aient aimé : car elle était persuadée que Louisa n’avait jamais aimé Wentworth que par la petite vanité d’une première conquête. Le changement de ses goûts, sa facilité à prendre tous ceux de Bentick, prouvaient que lui seul avait touché son cœur ; s’il échappa un soupir à Alice en pensant au bonheur de ses jeunes amies, il ne s’y mêlait aucun sentiment d’envie.

La visite des Musgrove à Camben-Place se passa très-bien : des deux côtés on fut de très-bonne humeur ; Maria était fort enjouée, ce qui lui seyait mieux que son mécontentement ordinaire. Sir Walter lui fit compliment sur son bon visage, répéta ce qu’il avait dit à Alice, que l’air d’Upercross embellissait, rajeunissait, et qu’il irait voir sa chère fille l’été suivant. Maria lui rendit son compliment, et l’assura qu’elle ne l’avait jamais vu mieux qu’il n’était. Elle satisfit aussi pleinement sa sœur aînée, en louant, en admirant son bel appartement et le goût de ses meubles ; elle eut soin ensuite de sa propre vanité, en parlant du bon équipage de son beau-père, dans lequel elle était venue, de ses quatre beaux chevaux : pour que tout le monde fût content, elle consentit enfin à parler à sa sœur Alice de ses deux petits neveux, mais moins longuement que des quatre chevaux de M. Musgrove. La physionomie d’Elisabeth commençait à s’embroncher ; on ne lui parlait plus de ses salons, et on vantait l’équipage : hélas ! elle n’en avait plus, elle venait aussi de réfléchir, pendant le bavardage de Maria, qu’elle ne pouvait se dispenser d’inviter à dîner toute la société d’Upercross, et cette obligation la contrariait beaucoup. Elisabeth ne pouvait se résoudre à rendre témoins des réductions de sa maison ceux qui étaient reçus à Kellinch-Hall avec magnificence. La vaisselle plate avait fait place à la faïence de Weskwood ; deux laquais seulement servaient à table : « Non, pensait-elle, c’est impossible ; ce serait comme chez eux, et sir Walter Elliot doit vivre plus noblement. Mais comment faire ? Ne pas les inviter serait plus affreux encore ; ce serait manquer à tous les usages. » Il y eut un grand combat entre sa vanité et la convenance, mais la vanité l’emporta, et lui suggéra un mezzo termine qui conciliait tout, et lui sauvait l’horreur de donner un repas si différent de ceux de Kellinch, qui trahirait le secret de leur pénurie actuelle. Elle dit à Maria que les dîners n’étaient plus du tout du bon ton, que c’était bon pour l’hospitalité de campagne et pour rassembler des voisins éloignés ; mais, à la ville, donner un dîner à des femmes serait un manque absolu de goût et de délicatesse ; madame Musgrove n’y voudrait pas venir, et elle aurait raison. Mais, dit-elle, je vous invite tous demain pour la soirée ; ce seront une nouveauté et un régal : la collation, le thé, le jeu, et tout cela dans des salons !… Je suis sûre que mesdames Musgrove n’en ont jamais vu d’aussi brillans : allons, c’est entendu, demain au soir ; je vais faire mes invitations. Lady Dalrymple et sa fille y viendront sûrement ; nous aurons aussi M. Elliot : il faut nous présenter votre cousin, Maria, et plus encore notre ami, l’homme le plus aimable, le plus digne d’estime. Je vous engage donc tous pour demain au soir ; vous me répondez des absens.

Maria promit, et fut au comble de la joie ; elle avait particulièrement désiré de connaître lady Dalrymple et M. Elliot : sa sœur ne pouvait rien lui offrir qui lui fît plus de plaisir ; elles se séparèrent très-satisfaites ; miss Elisabeth annonça sa visite à mesdames Musgrove dans ses courses du matin. Alice ne voulut pas retarder de voir Henriette et sa mère, et sortit dans ce but avec Charles et Maria. La visite importante à lady Russel fut ainsi renvoyée ; elle y passa cependant avec son frère et sa sœur, pour lui dire qu’avant leur arrivée elle avait eu l’intention de lui consacrer la matinée. Son amie la remercia, et lui répondit d’un air assez fin : « Votre aimable cousin Elliot est absent, dit-on ? » Alice ne dit rien, mais se persuada que, puisqu’il était absent, le délai d’un jour pour la terrible communication serait sans conséquence, et se hâta d’aller au Cerf blanc pour voir ses amis et compagnons de la dernière automne.

Elle trouva madame Musgrove et sa fille, qui la reçurent avec la cordialité la plus franche. Henriette, embellie encore par l’amour et le bonheur, était dans cet état de douce émotion qui dispose l’âme à chaque sentiment tendre. La présence d’Alice lui rappela le temps où elle avait bien peu d’espoir d’être si tôt heureuse ; et le plaisir de la retrouver, quand ses faibles espérances étaient devenues une réalité, fut encore plus vivement senti. Maman Musgrove, à qui les attentions d’Alice avaient été si utiles dans sa détresse maternelle, jouissait de lui faire partager son bonheur actuel : tous ses sentimens furent exprimés avec une vivacité, une chaleur, une confiance, qui la touchèrent excessivement et d’autant plus qu’elle ne trouvait rien de semblable dans sa propre famille : elle éprouvait donc à-la-fois plaisir et peine ; mais elle cacha son chagrin pour ne montrer à ses amis que sa joie et son amitié. Elle fut suppliée de donner tout le temps dont elle pourrait disposer, et fut invitée pour chaque jour du matin au soir, ou plutôt réclamée comme faisant partie de leur famille ; en retour, Alice leur offrit assistance pour leurs emplettes de noce, leur nomma les meilleurs marchands et promit de les accompagner. Elle écouta sans impatience l’histoire entière du mariage de Louisa, racontée par maman Musgrove, et celle de Henriette. De temps en temps, Maria l’interrompait pour parler d’un changement de ruban à son chapeau, faisait une question sur les modes, ou grondait Alice de s’occuper d’autre chose que de sa parure : Alice lui disait son opinion, lui offrait des modèles d’ajustement, puis revenait à ce qui concernait Henriette ; et Maria, trop heureuse d’être hors de chez elle, d’être à Bath, de voir ce qui se passait dans la rue, s’établit à une fenêtre qui donnait heureusement sur l’entrée du salon des bains ; elle s’amusa extrêmement à voir entrer et sortir les baigneurs. Peu à peu des visites arrivèrent : les Musgrove avaient à Bath d’anciens amis, Alice n’avait pas été là une demi-heure, que la chambre, assez spacieuse, fut à moitié remplie. Charles, qui était sorti, rentra avec les deux capitaines de vaisseau Harville et Wentworth, enchantés de se retrouver. Alice s’était attendue que l’arrivée de leurs communs amis lui fournirait l’occasion de revoir Frederich : son émotion ne fut pas de la surprise. Leur dernière rencontre au concert avait d’abord rempli son cœur de bonheur et d’espérance, et la manière dont il l’avait quittée n’y laissa que du chagrin : laquelle de ces deux impressions va-t-elle éprouver ? Wentworth s’approchera-t-il d’elle, ou la fuira-t-il encore ? Elle le suit des yeux, mais elle voit dans les siens que sa fausse persuasion l’occupe encore ; il l’a vue, et l’a saluée de loin avec cérémonie ; elle lui trouve l’air triste et soucieux, mais il recherche point à l’approcher et à lui parler.

Elle s’efforce de paraître calme, de laisser au temps à décider de son sort, et se fait à elle-même ce raisonnement, qui la console : si l’attachement que nous avons eu l’un pour l’autre a laissé dans son cœur des racines aussi profondes que dans le mien, nous finirons par nous entendre ; nous ne sommes plus dans l’âge où les passions irritables ne se laissent pas gouverner, et nous font jouer notre propre bonheur : plus tranquille, sans être moins tendre, Frederich verra que sa fidèle Alice n’a jamais aimé que lui. Mais à peine cette idée l’a-t-elle un peu tranquillisée, qu’elle sent qu’être ensemble sans pouvoir s’expliquer les expose tous deux à des choses pénibles qui peuvent confirmer Wentworth dans sa fausse opinion.

« Alice ! s’écria Maria, qui n’avait pas quitté la fenêtre, venez ! N’est-ce pas madame Clay, là sous la colonnade ? Oh ! oui, je suis sûre que c’est elle ; mais qui donc l’accompagne ? Je les ai vus tourner le coin de Bath-Street ; ils semblent être en intime conférence : qui est-ce donc ? Venez, Alice, dites-le-moi… Bon Dieu ! je reconnais à présent la personne, quoique je l’aie à peine vue ; mais sa figure est si remarquable ! c’est notre cousin Elliot.

— Non, dit Alice vivement ; ce ne peut être M. Elliot, je vous l’assure ; il a quitté Bath ce matin à huit heures, et ne reviendra que demain au soir. » Comme elle parlait, elle s’aperçut que Wentworth avait les yeux fixés sur elle, que son air était toujours plus sombre : elle fut embarrassée et contrariée, regretta d’avoir parlé, et n’ajouta pas un mot. Maria, au contraire, babillait toujours ; elle ne put supporter qu’on eût supposé qu’elle ne connaissait pas son cousin ; elle assura qu’il avait des traits de famille, qu’il ressemblait à sir Walter, qu’on ne pouvait s’y tromper, que c’était bien sûrement M. Elliot. Elle pria Alice de s’approcher de la croisée, et de voir elle-même ; mais Alice ne bougea pas, et s’efforça de paraître froide et indifférente : son malaise augmentait encore en s’apercevant que quelques-uns des derniers visiteurs souriaient malicieusement et se parlaient à l’oreille. Il était évident que le bruit de son mariage avec M. Elliot s’était répandu dans le public ; elle croyait les entendre dire : « Ils s’aiment, c’est un mariage fait, etc. » La pauvre Alice tremblait que Wentworth ne l’entendît plus positivement.

« Venez donc, Alice ! cria Maria avec impatience ; venez voir si je me trompe ; vous arriverez trop tard si vous ne vous hâtez : ils vont se séparer ; il lui prend la main, il tourne de ce côté : eh bien ! n’est-ce pas M. Elliot ? En vérité, Alice, vous avez tout-à-fait oublié Lyme. » Pour calmer Maria, et la faire taire sur M. Elliot, Alice vint doucement à la fenêtre, assez tôt pour se convaincre que c’était vraiment M. Elliot, ce qu’elle ne croyait pas ; il disparut d’un côté, et madame Clay, qu’elle reconnut très-bien, de l’autre ; elle n’osa exprimer sa surprise de cette amicale conférence entre deux personnes dont les intérêts étaient si opposés, et dit froidement : « Oui, vous avez raison, c’est M. Elliot ; il a sans doute changé l’heure de son départ, ou je puis m’être trompée, je n’y faisais pas grande attention. » En disant cela, elle fut plus tranquille, espérant qu’elle avait un peu tranquillisé Wentworth.

Les visiteurs prirent congé de la famille Musgrove ; et Charles, qui paraissait impatient de les voir partir, s’approcha de sa mère dès qu’ils eurent passé le seuil de la porte.

« Eh bien ! maman, dit-il du ton caressant qu’il prenait souvent avec elle, vous aimerez bien votre fils Charles ? Aujourd’hui j’ai fait quelque chose pour vous qui vous fera plaisir, j’en suis sûr : j’ai été au théâtre, j’ai loué une grande loge pour demain au soir : je sais que vous aimez le spectacle, et nous serons tous ensemble, parens et amis. J’ai invité le capitaine Wentworth. Alice, vous y viendrez aussi, n’est-ce pas ? Nous nous amuserons, je l’espère. N’ai-je pas bien fait, ma bonne maman ? »

À peine madame Musgrove avait-elle pu remercier son fils de son attention, que Maria l’interrompit, en s’écriant avec aigreur : « Y pensez-vous, Charles ? avez-vous perdu la tête ? Prendre une loge pour demain au soir ! Avez-vous donc oublié que nous sommes engagés chez ma sœur Elisabeth, à Camben-Place ; que je dois y rencontrer ma cousine la vicomtesse Dalrymple et sa fille, et qu’on me présentera mon cousin Elliot, tous les principaux membres de notre famille rassemblés pour moi ? Comment est-il possible, Charles, que vous l’ayez oublié ?

— Bah, bah ! répliqua Charles, qu’est-ce qu’une soirée où on ne voit pas seulement qui y est ou n’y est pas ? Votre père aurait dû nous inviter à dîner, et j’y avais bien compté : Ce n’est pas la mode, dit miss Elisabeth ; j’aurais cru que c’était toujours la mode de dîner avec une fille et un gendre qu’on n’a pas vus de si long-temps : il n’en a sans doute pas grande envie. Vous pouvez faire comme il vous plaira, Maria, pour moi je déclare que je vais au spectacle ; j’aime mieux m’amuser que m’ennuyer.

— Et moi aussi, je crois ; mais je ne veux pas m’ennuyer seule : il serait affreux que vous ne vinssiez pas chez ma sœur après l’avoir promis.

— Non, je n’ai point promis. J’ai salué, j’ai dit merci ; ce n’est point promettre.

— Et moi je veux y aller, reprit Maria ; il serait impardonnable d’y manquer. Il y a toujours eu une intime liaison entre nous et les Dalrymple ; on se communiquait tous les événemens de la famille. Bien sûrement on leur aura fait part de mon mariage : jugez ce qu’elle penserait de ne pas vous voir, et M. Elliot ! considérer cela, Charles ; un homme si respectable, l’héritier de Kellinch-Hall, le futur représentant de la famille !

— Ne me parlez pas d’héritier ni de représentant, Maria ; je ne suis point de ceux qui font la cour au soleil levant, et si je ne vais pas demain à cette soirée, même pour votre père, je trouverais scandaleux d’y aller pour son héritier. Qu’est-ce que me fait M. Elliot à moi ? Il est à peine notre parent de nom, et ne me sera jamais rien de plus. »

Alice aurait volontiers embrassé Charles ; elle voyait que Wentworth était tout oreilles ; il regardait ensuite Alice, pour découvrir si elle approuvait ou désapprouvait son beau-frère : elle fut muette, mais l’expression de sa physionomie ne dut pas lui laisser de doute.

Charles et sa femme se disputèrent encore quelque temps, lui en plaisantant, elle avec son aigreur accoutumée, déclarant qu’elle voulait aller chez son père, et qu’elle trouvait très-mauvais qu’on fût au théâtre sans elle.

Charles allait répondre vivement ; mais sa mère prit la parole : « Certainement, mon fils, dit-elle, vous ne pouvez manquer aux parens de votre femme ; ce que vous avez de mieux à faire, c’est d’aller changer votre loge pour après-demain ; quoique ma fille et moi ne soyons point comprises dans l’invitation de sir Walter, je… — Point comprises ! s’écrièrent à-la-fois Charles et Alice. — Vous êtes tous invités, dit Charles, ma mère, ma sœur, le capitaine Harville ; on en a chargé Maria ; ne l’avez-vous pas dit, Maria ? — J’avoue que je l’ai oublié, dit-elle d’un air un peu confus ; la société m’a distraite.

— Je ne suis donc pas si coupable de l’avoir oublié aussi un moment ? dit Charles ; à présent je me le rappelle fort bien ; nous sommes tous invités.

— C’est moi qui suis la seule coupable, dit Alice avec sa bonté accoutumée ; Elisabeth en avait en effet chargé Maria, mais je l’avais entendu, c’était chez mon père, et j’aurais dû le dire ; ainsi que Maria j’ai été distraite…

— Eh bien ! tout est réparé, dit maman Musgrove ; demain nous irons chez vos parens, et après-demain au spectacle ; je n’y aurais aucun plaisir sans vous, chère Alice ; Henriette dira de même, et vous n’auriez pu quitter la maison de sir Walter. »

Alice, touchée de son amitié, serra et baisa la main de la bonne dame, et lui sut gré de lui offrir l’occasion de lui dire ce qu’elle pensait : « À vous parler franchement, madame, lui dit-elle, je vous avoue que je n’aurais eu aucun plaisir à la soirée de ma sœur, si vous n’y aviez été. Je m’amuse fort peu dans les assemblées, et j’aurais été beaucoup plus heureuse dans votre loge ; il vaut donc mieux n’être pas tentée de faire une impolitesse aux personnes qui nous feront l’honneur de venir chez nous, et dont pas une ne m’intéresse. » Sa voix tremblait en disant cela, sentant bien que Wentworth l’entendait, et n’osant observer l’effet que produisaient ces paroles. Il fut convenu qu’on changerait la loge pour le surlendemain. Le capitaine Wentworth ne disait mot ; il s’approcha de la cheminée, et, quelques momens après, il prit sa station à côté d’Alice.

« Si j’ai bien entendu, lui dit-il, vous n’avez pas un goût bien décidé pour les soirées de Bath ? C’est cependant, m’a-t-on dit, un des grands plaisirs de ce jour.

— Ce n’est pas le mien, répondit-elle ; je n’aime pas assez le jeu.

— Oui, je me rappelle en effet que vous ne l’aimiez pas ; mais le temps opère quelquefois de grands changemens dans les goûts.

— Oh ! je ne suis pas du tout changée ! » s’écria Alice du fond de son cœur, sans penser comment cette phrase pouvait être interprétée : elle s’arrêta, et sentit qu’elle rougissait. Il y eut un moment de silence des deux côtés. «  Enfin, dit Wentworth, comme si c’était le résultat de ses pensées du moment, c’est une période, en vérité ! huit ans sont une période, et je… »

Ce qu’il aurait ajouté fut laissé à l’imagination d’Alice pour une heure plus tranquille. Ils furent interrompus par Henriette Musgrove, impatiente de profiter de ce moment de liberté pour aller faire ses emplettes de noce ; elle rappela la promesse d’Alice de l’accompagner, et de sortir avant qu’il vînt de nouvelles visites. Alice se leva, et lui dit qu’elle était prête ; mais elle sentait que si Henriette avait connu ce qui se passait dans son cœur, ce que ce souvenir du temps passé pouvait amener, elle aurait trouvé dans ses propres sentimens pour son cousin, dans sa sécurité sur son amour pour elle, de quoi plaindre Alice, et l’aurait laissée écouter la douce conversation de Wentworth.

Leur promenade fut retardée au moment où elles allaient sortir avec Maria ; des pas alarmans se firent entendre sur l’escalier ; d’autres visiteurs arrivaient ; la porte s’ouvre avec fracas pour sir Walter et miss Elisabeth Elliot, ridiculement parés pour venir voir d’anciens amis et alliés. Ils firent une entrée solennelle, qui répandit un froid général dans le salon. Alice se sentit oppressée, et voyait que chacun éprouvait la même impression : la cordialité, la franchise, la gaîté, avaient disparu au moment de cette arrivée, et furent remplacées par une cérémonie glacée, un dédain affecté, un long silence. Oh ! combien il était pénible pour Alice que ce fussent son père et sa sœur ! Elle eut cependant un plaisir inattendu ; le capitaine Wentworth fut reconnu et salué de tous deux. Elisabeth surtout mit beaucoup de grâce dans ce salut : elle lui adressa une fois la parole, et le regarda souvent avec un air de complaisance ; puis elle fit un mouvement qui semblait indiquer qu’elle prenait tout-à-coup une grande résolution. Après quelques minutes employées en fastidieux complimens, elle commença avec un ton de dignité à faire elle-même ses invitations, quoique, dit-elle, Maria eût déjà dû les faire pour le lendemain. C’était un petit rassemblement de parens et d’amis particuliers, une soirée sans cérémonie ; tout cela fut dit en ouvrant un élégant étui plein de cartes qu’elle avait préparées, pour suivre la mode du jour. Au milieu d’une belle vignette frappée, on lisait, si l’on pouvait, écrits en pieds de mouche avec une fine plume de corbeau, ces mots tracés par l’adroite main de madame Clay :

Miss Elliot reçoit chez elle demain mercredi.

Elle en laissa plusieurs sur la table avec un sourire intelligent et poli en regardant autour d’elle, et une gracieuse inclination de tête, puis elle présenta une carte à Wentworth avec un sourire encore plus gracieux. La vérité était qu’Elisabeth avait été assez long-temps pour sentir l’importance d’avoir à ses soirées un homme d’une aussi belle figure et d’une tournure aussi noble et aussi élégante ; le passé était oublié, et le présent lui montrait le beau capitaine ornant son magnifique salon. Il reçut la carte en saluant silencieusement. Sir Walter et sa fille se levèrent, firent un signe de la main pour que chacun restât à sa place, et disparurent.

Dès que la porte fut refermée, on respira plus à l’aise, excepté Alice, qui ne pouvait penser à autre chose qu’à l’invitation qui l’avait surprise. À la manière dont elle avait été reçue, elle était douteuse ; c’était plutôt de l’étonnement que du plaisir ; elle vit dans les yeux de Wentworth une nuance marquée de dédain. Elle n’osait espérer qu’il regardât cette carte comme une expiation des précédentes offenses, et qu’il voulût retourner dans une famille d’où il avait été rejeté comme indigne de lui appartenir ; son cœur se serra. Wentworth, les yeux fixés sur cette carte, paraissait éprouver un combat intérieur entre son orgueil blessé et un sentiment plus tendre.

« Comme Elisabeth a été polie ! s’écria Maria assez haut pour qu’on pût l’entendre, elle n’a oublié personne ! Il n’est pas étonnant que le capitaine Wentworth en soit enchanté ; vous le voyez, il ne peut ôter ses yeux de dessus sa carte. » Alice jeta un regard sur lui ; elle le vit rougir, et serrer les lèvres avec une expression de mépris ; il sortit un instant après avec Charles Musgrove et Harville.

Henriette et Maria recommencèrent à parler de leurs emplettes, et partirent avec Alice ; elle fut suppliée de revenir dîner chez eux, et de leur donner le reste du jour ; mais elle avait été trop agitée, elle l’était trop encore pour pouvoir se prêter à leur gaîté et à leur entretien, elle avait besoin d’un peu de solitude, de repos : elle prétexta quelques affaires à la maison, où elle était sûre de pouvoir être seule, et refusa en promettant à ses amis la matinée du lendemain : puis elle reprit tristement le chemin de Camben-Place.

En réfléchissant à ce qui s’était passé, il lui paraissait très-douteux que Wentworth vînt le lendemain. Ce mot de sa sœur, sur son enchantement d’être invité, devait l’avoir vivement blessé. Ah ! comme Maria aurait mieux fait de se taire ! Mais faisait-elle, disait-elle jamais quelque chose à propos ? À son arrivée chez son père, Alice fut mieux reçue qu’à l’ordinaire par Elisabeth. « Quoi ! vous voilà ? dit-elle, j’en suis bien aise ; mais je ne vous attendais pas ; je pensais que ces Musgrove vous garderaient. Il est bien à vous d’avoir deviné que vous pouviez m’être utile. » Et d’abord, après dîner, l’entraînant au grand salon, elle lui donna des ciseaux, des papiers de couleurs, et lui fit découper des transparens pour placer devant les quinquets et autour des lampes.

Alice était très-adroite, dessinait et découpait à merveille ; Elisabeth voulait une décoration nouvelle pour son beau salon ; toute la soirée se passa dans cette occupation ; on ne parla que des arrangemens d’Elisabeth et de madame Clay pour le lendemain, des parties de jeu ; on fit cent fois l’énumération des personnes invitées ; on recommandait sans cesse à Alice d’avancer son travail, et de le rendre aussi parfait que possible. Alice découpait en silence, et ne cessait de se faire à elle-même cette question : Viendra-t-il ? ne viendra-t-il pas ? Tantôt il lui semblait qu’il ne pouvait honnêtement s’en dispenser, et tantôt qu’il ne devait pas paraître à cette réunion ; il lui semblait que le sort de sa vie dépendait de la soirée du lendemain.

Pour se distraire de cette pensée continuelle, et pour dire quelque chose, elle voulut plaisanter madame Clay sur sa promenade avec M. Elliot trois heures après qu’on le croyait parti. Elle avait attendu en vain que madame Clay le dît elle-même ; on avait parlé plusieurs fois du cher cousin Elliot, de l’espoir qu’il reviendrait pour la soirée ; madame Clay avait gardé le silence sur leur entrevue. Alice alors se détermina à parler, et, dès les premiers mots, elle vit un embarras extrême sur le visage de celle à qui elle s’adressait ; mais ce ne fut qu’un éclair, elle se remit aussitôt, et s’écria avec l’air le plus naturel :

« Ah ! oui, c’est vrai ; figurez-vous, miss Elisabeth, ma surprise de rencontrer M. Elliot ! Je n’ai jamais été plus étonnée ! Il m’a abordée et s’est promené avec moi près des bains ; quelque chose avait retardé son départ, mais je ne sais ce que c’est. Il m’a chargée de vous dire qu’il serait bientôt de retour. Il voulait savoir s’il pourrait se présenter ici demain de bonne heure. Il n’était occupé que de demain ; il ne m’a parlé que de vous, et cela n’est pas nouveau. Bref, je ne l’ai vu qu’un instant ; et, à mon retour, en apprenant l’arrivée de mesdames Musgrove, et votre plan pour la soirée, j’avoue que M. Elliot m’était sorti de la mémoire ; je vous remercie, miss Alice, de me l’avoir rappelé. » M. Elliot était aussi sorti de la mémoire d’Alice ; elle avait repris le cours de ses pensées accoutumées, et fit moins d’attention à la justification de madame Clay qu’au trouble qui l’avait précédée.



CHAPITRE XXIII.


Un jour entier s’était écoulé depuis l’entretien d’Alice avec madame Smith, et lady Russel ne savait rien encore ; un intérêt bien plus vif l’avait occupée ; elle était si indifférente sur M. Elliot, si peu intéressée à sa conduite, que le lendemain matin elle résolut de différer encore ses explications avec sa vieille amie. Elle avait promis aux Musgrove d’être avec eux du déjeûner au dîner ; elle était attirée par plus d’un motif à tenir sa parole.

Elle ne put pas cependant aller chez ses amies Musgrove aussitôt qu’elle l’aurait voulu : lorsqu’elle se leva, une forte pluie ne lui permit pas de sortir à pied ; elle s’en affligea pour Henriette et Maria, qui l’attendaient encore pour leurs courses d’emplettes. Enfin la pluie cessa vers midi ; elle se mit en chemin, arriva bientôt au Cerf blanc, entra sans se faire annoncer. Maria et Henriette, s’étant impatientées de l’attendre, étaient sorties au moment où la pluie avait cessé ; mais elles devaient revenir bientôt, et avaient fait promettre à leur mère de garder Alice jusqu’à leur retour. Elle n’était pas seule ; d’autres visiteurs venaient d’arriver : c’étaient madame Croft et son frère le capitaine Wentworth. Ce dernier causait avec son ami Harville : madame Croft et madame Musgrove s’entretenaient ensemble de leur côté ; Alice se plaça près d’elles, et sentit revenir toutes ses agitations de la veille, qu’elle avait cherché à oublier, en s’efforçant de penser à autre chose ; mais au moment où elle aperçut Wentworth, elle retrouva le même battement de cœur, la même émotion, les mêmes incertitudes, enfin ce qui la rendait à-la-fois si heureuse et si malheureuse en présence de Frederich ; elle aurait pu dire : C’est un bonheur plein de tourmens, ou un tourment plein de bonheur. Il l’avait saluée de loin sans s’avancer. Deux minutes après, elle entendit qu’il disait à Harville : « Nous allons, si vous le voulez, écrire la lettre dont vous m’avez parlé ; procurez-moi du papier et une écritoire. »

Il y avait tout ce qu’il fallait sur une table séparée ; il y alla, et s’y établit en tournant le dos à la compagnie.

Madame Musgrove racontait à madame Croft l’histoire du mariage, de sa fille aînée, sans omettre la moindre circonstance, et d’un ton de voix qu’on croit être confidentiel, et que tout le monde peut entendre. Alice n’était pour rien dans cette conversation ; elle aurait voulu parler au capitaine Harville, mais il ne s’approcha pas d’Alice : il fallut donc qu’elle écoutât patiemment le récit de maman Musgrove, qu’elle avait déjà entendu la veille.

Après avoir raconté jour par jour les pourparlers avec sa sœur Hayter et avec son beau-frère : « Nous n’y voulions pas absolument consentir, ajouta-t-elle, il nous semblait que notre Henriette, avec sa figure et sa parfaite éducation, pouvait prétendre à un meilleur parti que George, joli garçon, il est vrai, plein d’esprit et de talens, et en bon chemin pour obtenir un bénéfice, mais il ne l’a pas encore ; et donner ainsi une jeune fille au premier homme qu’elle aime ou croit aimer, il y avait là bien des choses à dire : qu’en pensez-vous, madame Croft ? »

Alice trouva un intérêt inattendu dans cette conversation qui lui rappelait le temps de son amour, où lady Russel lui disait exactement ce que madame Musgrove venait de dire ; elle attendit avec un grand battement de cœur ce que madame Croft allait répondre, et ne put s’empêcher de jeter un regard sur Wentworth : sa plume s’était arrêtée et sa tête élevée dans l’attitude de quelqu’un qui écoute ; il la tourna de son côté, Alice eut le temps de saisir un regard, qui lui rappela encore ceux du jeune Frederich. Madame Croft, interpellée sur son opinion, la donnait avec sa franchise accoutumée. « Non, ma chère dame, disait-elle, non, en vérité, je ne pense pas ainsi : pourquoi mettre au hasard le bonheur de son enfant lorsque l’occasion se présente de l’assurer ? Et le bonheur peut-il commencer trop tôt ? J’ai souvent regretté les années que j’avais passées sans connaître mon mari ; d’après ce que vous me dites et ce que j’ai entendu dire de M. votre neveu, votre Henriette ne pouvait trouver un meilleur parti, un homme qui la rendît plus heureuse. C’est quand une jeune personne a fait un mauvais choix que l’autorité doit intervenir ; mais quand ce choix tombe sur un homme estimé, vertueux, agréable, ayant ; comme vous le dites, le désir et les moyens de s’avancer, que faut-il de plus ? Beaucoup de fortune, un titre, peut-être ? Est-ce que cela rend heureux quand le cœur n’y est pour rien ? Je vois avec plaisir, madame Musgrove, que vous pensez comme moi, puisque vous avez consenti à ce mariage, et je vous en félicite.

— Oui, oui, dit madame Musgrove, j’ai considéré tout cela ; j’ai dit à M. Musgrove : « Mon neveu mourra de chagrin, Henriette en perdra la tête, ainsi je pense qu’il vaut mieux les marier ; il y consentit, parla alors de les engager l’un à l’autre, et d’attendre pour le mariage que George eût un bénéfice ; il voulait le faire voyager en attendant, pour lui faire prendre patience ; mais c’est à cela surtout que je me suis opposée ; je déteste les longs engagemens pris à l’avance ; qu’en pensez-vous, madame Croft ? Moi, j’ai toujours protesté contre pour mes enfans. Qu’arrive-t-il ? On se sépare : l’un des deux, et c’est presque toujours l’homme, s’ennuie, aime peut-être ailleurs ; et que devient alors la pauvre fille si elle est restée fidèle ? Non, je ne voulais pas voir ma jolie Henriette victime d’une pension malheureuse, et j’ai dit à M. Musgrove qu’il valait mieux les marier. Sa sœur épouse le capitaine Bentick, ajoutai-je, voulez-vous qu’une de vos filles soit heureuse et que l’autre ne le soit pas ? Il a trouvé que j’avais raison, et tout s’est arrangé.

— Il faudrait qu’on agît toujours ainsi, dit madame Croft, on verrait plus de gens heureux ; il semble aux parens que huit ou dix ans d’absence, d’inquiétude, d’attente, ne sont rien ; ils oublient trop souvent qu’ils ont été jeunes ; pour moi, je déclare que, si j’avais eu des enfans, j’aurais beaucoup mieux aimé les établir jeunes, même avec un petit revenu, travaillant de concert à l’augmenter, que de les voir user leur jeunesse en projets, en espérances déçues, et épouser quelqu’un de riche qui ne les eût pas aimés. »

Alice n’entendait plus ce qu’on disait ; un frisson nerveux parcourait ses veines ; sa tête, son cœur, étaient dans une confusion extrême ; sa situation venait d’être peinte avec une vérité frappante : « Ah ! pensait-elle, si mon père et si lady Russel avaient eu ces opinions, depuis combien d’années je serais heureuse ! et à présent je ne le serai jamais. » Ne voulant pas s’appesantir sur cette idée, elle se leva et fut joindre le capitaine Harville, qui lui fit signe de venir près de lui ; il la regardait avec un sourire et un petit mouvement de tête qui semblaient indiquer qu’il voulait lui dire quelque chose d’intéressant pour elle : sa manière si naturelle, si amicale, renforçait cette invitation. Elle alla donc près de lui dans l’embrasure d’une fenêtre, à l’autre bout de la chambre ; la table où Wentworth écrivait encore était entre deux, mais plus près de cette fenêtre que du sopha où les deux dames étaient assises. Elles parlaient à présent d’Alice et de ses mérites, sur lesquels elles étaient aussi d’un accord parfait. « Je voudrais qu’elle fût bien mariée, dit madame Musgrove, qui était en train de marier tout le monde : on dit qu’elle doit épouser son cousin Elliot ; le connaissez-vous ?

— Non, répondit froidement madame Croft, mais ce n’est pas le mari que je lui désire. »

Laissons ces bonnes dames causer ensemble, et revenons à l’embrasure de la fenêtre avec cette aimable Alice et l’excellent capitaine Harville. Il ne souriait plus : sa physionomie avait repris son expression accoutumée de sensibilité et de mélancolie. « Je voulais vous montrer ceci, dit-il en déployant un morceau de papier qu’il tenait à la main, et lui présentant une miniature : reconnaissez-vous cette personne ?

— Certainement, c’est le capitaine Bentick.

— Oui, c’est lui ; et vous devinez à qui il est destiné ? Mais, ajouta-t-il avec un accent ému et douloureux, il n’a pas été fait pour Louisa. Vous rappelez-vous, miss Elliot, notre promenade à Lyme, l’intérêt que vous preniez à la profonde tristesse de mon malheureux ami ? Je vous parlais de ce qui la causait, et, tout en la comprenant, je m’affligeais de sa force et de sa durée ; je ne pensais pas alors que dans un temps si court il serait plus que consolé : mais ne parlons plus de cela. Ce portrait a été fait au Cap : il rencontra là un jeune artiste allemand, et pour remplir une promesse faite à ma sœur, il fit peindre cette miniature, qu’il apporta lui-même pour celle qui n’existait plus, et me la laissa. À présent il me la redemande, et me charge de la faire monter, pour l’offrir à celle qui succède à ma sœur dans ses affections. Était-ce à moi qu’une telle commission devait être donnée, à moi qui pleure encore cette sœur chérie ? Mais à qui pouvait-il s’adresser ? Et ne prouve-t-il pas par là qu’il croit mon amitié pour lui bien plus solide que son amour ? Le bon Wentworth écrit à Londres pour cet objet. » Sa voix baissa, et ses lèvres tremblantes ajoutèrent : « Pauvre Fanny ! elle ne l’aurait pas oublié si tôt !

— Non sûrement, répondit Alice avec sensibilité, je puis aisément le croire.

— La légèreté n’était pas dans son caractère, reprit Harville ; elle l’adorait, et comptait sur sa constance comme sur la sienne propre.

— La légèreté, dit Alice, n’est jamais naturelle chez une femme qui aime véritablement. »

Harville sourit, et dit : « Réclamez-vous la constance comme un droit de votre sexe ? »

Elle sourit aussi, mais répondit avec fermeté : « Oui, sans aucun doute ; nous n’oublions pas aussi facilement que vous ce qui nous fut cher une fois ; peut-être est-ce chez nous une suite de nos devoirs, de notre éducation plutôt qu’un mérite : nous ne pouvons nous aider nous-mêmes à oublier nos sentiments ; nous restons chez nous avec eux ; ils occupent notre souvenir, et s’emparent entièrement de notre cœur, tandis que les hommes sont forcés à se distraire. Vous avez des vocations, des affaires qui vous entraînent ; vous voyez d’autres objets ; et le monde et des occupations continuelles ont bientôt effacé une première impression.

— Je vous accorde, répondit Harville, que les hommes qui vivent dans la dissipation du grand monde ont plus occasion d’être inconstans, quoique je ne croie pas cette règle générale ; il y a des sentimens imprimés si fortement dans le cœur, que ni le temps, ni l’absence, ni le tumulte du monde ne peuvent les effacer. »

Alice ne put retenir un profond soupir. Harville continua : « Bentick ne put alléguer l’excuse des distractions de son état ou du monde ; la paix l’a laissé dans l’inaction au moment où il perdit ma sœur, et depuis il a toujours vécu avec nous dans notre petit cercle de famille.

— C’est vrai, très-vrai, répondit Alice, je ne m’en souvenais pas ; mais cela même renforce mon opinion : le changement, l’oubli, sont sans doute dans la nature des hommes ; il leur faut plus que le souvenir pour animer et remplir leur vie. Fanny n’existait plus, un autre objet s’est présenté et a pris sa place. Bentick n’est pas plus coupable que ne l’aurait été tout autre homme : l’oubli, la légèreté, sont dans la nature de votre sexe.

— Je le nie absolument, dit Harville : je ne vous accorderai jamais qu’il soit plus facile aux hommes qu’aux femmes d’être inconstans, et d’oublier celles qu’ils aiment ou qu’ils ont vraiment aimées ; car il ne faut pas confondre l’amour véritable avec des caprices, des préférences, des coquetteries, qui sont égaux chez les deux sexes, et se succèdent les uns aux autres ; mais quant à l’amour, j’avoue que je crois, au contraire, qu’il est plus vif et plus durable chez les hommes que chez les femmes ; je crois qu’il y a une analogie, un rapport entre les forces vitales et morales, et que notre nature physique étant plus forte que la vôtre, il en est de même de nos sentimens, qui supportent sans s’affaiblir le choc des circonstances, comme nous supportons les orages et les tempêtes.

— Vos sentimens peuvent en effet être plus forts, plus violens, répliqua Alice ; mais les nôtres sont plus tendres et par conséquent plus durables. L’orage renverse le chêne, et le faible roseau plie et ne rompt jamais. Les hommes sont plus robustes que les femmes, et n’ont pas une aussi longue vie, ce qui explique exactement ce que je voulais dire sur la nature de leurs attachemens : j’irai plus loin ; il serait trop dur pour vous qu’il en fût autrement ; vous avez dans votre activité assez de difficultés, de privations et de dangers pour conserver votre existence ; vous êtes toujours livrés au travail, exposés à mille périls ; vous quittez votre maison, votre pays, vos amis ; ni votre temps, ni votre santé, ni même votre vie, ne vous appartiennent ; vous seriez aussi trop malheureux, si vous ajoutiez encore à tant de fatigues et de peines la sensibilité des femmes, et les tourmens qu’elle leur cause.

— Nous ne nous entendrons jamais sur cette question, dit Harville ; mais je crois et je sens… » Un léger bruit attira leur attention du côté du capitaine Wentworth, qui jusqu’alors avait été fort tranquille ; sa plume était tombée, il poussait un peu la table pour la relever. Alice fut effrayée de voir qu’il était plus près d’eux qu’elle ne l’avait cru ; elle eut un léger soupçon que la chute de la plume avait été causée par un moment de distraction. Wentworth avait sans doute voulu les écouter ; mais ils n’avaient parlé qu’à mi-voix, et la distance était encore assez grande pour espérer qu’il n’avait rien entendu. Il ramassa sa plume et se remit à écrire.

« Avez-vous fini votre lettre ? dit le capitaine Harville.

— Pas encore, répondit Wentworth, mais je n’ai plus que quelques lignes ; je ne vous demande que cinq minutes.

— À votre aise, dit en riant Harville (en montrant Alice), rien ne me presse ; je suis dans un bon parage, où j’ai tout à souhait, et je ne me soucie pas de lever l’ancre ; donnez-moi le signal du départ le plus tard que vous pourrez, mais alors je serai à vos ordres. Je voulais donc vous persuader, chère miss Elliot, dit-il en se retournant vers elle, et baissant la voix, que nous ne serons jamais d’accord sur la légèreté de l’un ou de l’autre sexe ; chacun doit défendre le sien ; mais laissez-moi seulement vous faire observer que tous les auteurs, toutes les épigrammes sont contre vous. Si j’avais autant de mémoire que Bentick, je pourrais vous faire cinquante citations ; je ne crois pas avoir ouvert un livre en ma vie sans y trouver quelque satire contre les femmes et leur légèreté : chansons, proverbes, tout parle d’elles, tout les accuse. Vous allez peut-être me dire que tout cela est écrit par des hommes ; preuve de plus contre votre sexe : c’est parce qu’ils ont souffert de votre inconstance qu’ils se vengent en la faisant connaître.

— Non, non, s’écria Alice ; la malice, la méchanceté, ne prouvent rien que contre ceux qui calomnient. Sans doute il n’y a pas de règle sans exception, et je ne prétends pas dire que jamais aucune femme n’a suivi votre exemple, mais seulement que l’inconstance est plus naturelle aux hommes qu’aux femmes : ainsi l’a voulu la nature. Les hommes ont bien de l’avantage en faisant leur propre histoire ; ils médisent des pauvres femmes, ils osent tout dire, et les femmes n’osent répondre ; l’attaque et la défense leur sont interdites au tribunal du public : la femme assez hardie pour entrer en lice semblerait, par cela seul, mériter l’accusation : les hommes, d’ailleurs, et surtout ceux qui écrivent, ont reçu une éducation qui leur offre les moyens de persuader ce qu’ils imaginent, et qu’ils donnent pour des vérités : combien d’erreurs ont été propagées par la plume de tels écrivains ! Non, je ne vous accorde point que les livres soient une preuve contre nous.

— Alice, répondit le capitaine Harville, je consens à ne point ajouter foi aux ouvrages qui médisent des femmes, mais quelles preuves aurons-nous donc ?

— Aucune ; c’est une différence d’opinion qui n’admet pas de preuve. Nous avons tous deux sans doute un peu de prédilection pour le sexe auquel nous appartenons ; chacun de nous pourrait citer comme preuve de ce qu’il avance quelque trait de constance ou d’infidélité dont il a été le témoin ; mais outre que des cas particuliers ne sont rien pour la généralité, il y a toute apparence que les traits qui nous ont le plus frappés sont précisément ceux qu’on ne peut répéter sans trahir une confidence, ou sans dire ce qu’on doit taire : ainsi, mon cher capitaine, nous resterons chacun dans notre opinion, puisque nous ne pouvons nous convaincre mutuellement.

— Ah ! s’écria-t-il avec l’expression de la plus vive sensibilité, je ne désespérerais pas de vous ramener à la mienne, si je pouvais vous faire comprendre ce qu’un marin souffre quand le signal du départ est donné, qu’il jette un dernier regard sur sa femme et sur ses enfans ; quand, debout sur le pont du bâtiment qui va l’éloigner de tout ce qu’il aime, il suit de l’œil le bateau dans lequel il les renvoie, qu’il le voit enfin disparaître à sa vue, et qu’il se dit avec le plus affreux déchirement de cœur : Dieu sait si nous nous reverrons jamais ! Si je pouvais vous peindre l’excès de son bonheur quand il est près de les revoir ! Il dévore alors les minutes qui les séparent encore. Obligé quelquefois d’aborder à un autre port que celui où il les a laissés, il calcule quel jour il est possible qu’ils viennent le rejoindre ; et lorsqu’il les voit arriver, comme si le ciel leur avait donné des ailes, avant l’instant où il espère les retrouver, non, miss Alice, aucune femme au monde ne peut sentir ce qu’un mari, un père éprouve dans un tel moment ; tous les êtres chéris dont il était privé lui sont rendus à-la-fois. Oh ! que ne puis-je vous faire comprendre ce qu’un homme peut faire et supporter pour l’amour de ces êtres si nécessaires à son existence ! Vous verriez, miss Alice, qu’ils savent aimer autant et plus que les femmes : je ne parle ici que des hommes qui ont un cœur. » (En disant cela, il montrait le sien avec émotion.)

Alice était aussi très-émue ; des larmes bordaient ses paupières ; ce tableau si animé des sentimens d’un tendre époux, d’un bon père, pénétrait son âme. C’est ainsi que serait Wentworth, pensait-elle, mais jamais nous ne nous serions séparés ; ainsi que sa sœur, j’aurais partagé les dangers de mon époux. « Ah ! s’écria-t-elle enfin, si tous les hommes vous ressemblaient, mon cher capitaine, combien les femmes seraient heureuses et constantes ! Que le ciel me préserve de douter de la vraie sensibilité, de la chaleur de vos sentimens, et de supposer qu’un attachement véritable et fidèle n’existe que chez les femmes ! Oui, je crois que les hommes qui ont un cœur comme vous le dites sont capables de tout ce qu’il y a de grand et de beau dans la vie ; je les crois également susceptibles de tout ce qui demande de la force, du courage, susceptibles de goûter les douces jouissances de la vie domestique, tant que la femme qu’ils aiment vit et ne vit que pour eux. Hélas ! le privilége que je réclame pour mon sexe n’est, certes, pas à envier ; c’est d’aimer encore, d’aimer toujours quand l’existence ou l’espoir est évanoui, quand celui… » Elle ne put achever, la parole expira sur ses lèvres ; son cœur était plein, et sa poitrine oppressée.

« Vous êtes une excellente femme ! s’écria le bon Harville en mettant sa main sur le bras d’Alice, heureux celui qui saura mériter un cœur comme le vôtre ! Je ne veux plus quereller avec vous. Quand je pense à Bentick, je ne trouve rien à dire en faveur de la constance des hommes, et quand je vous vois et vous entends, je baisse pavillon devant les femmes. Mais convenez au moins que les hommes sont bons amis. Regardez Wentworth : quel zèle il met à la commission dont je l’ai chargé ! Ne dirait-on pas qu’il s’agit pour lui de l’affaire la plus importante ? Je ne comprends pas qu’il y ait tant de choses à expliquer pour faire monter un portrait. »

Alice ne répondit rien ; elle pensait, dans ce moment, que peut-être il était plus cruel encore de donner cette commission à Wentworth qu’au frère de Fanny, et que le temps qu’il mettait à écrire était une preuve qu’il lui en coûtait. Si elle eût été seule avec le capitaine Harville, elle n’aurait pas hésité à le lui dire ; mais si près de Wentworth, dans la même chambre, c’était bien impossible ; elle resta donc silencieuse. On aurait dit que le capitaine Harville devinait sa pensée ; il se rapprocha, et, baissant la voix de manière à n’être entendu que d’elle, il lui dit en souriant : « Je vous rappellerai encore Lyme ; aucun de nous n’aurait pu croire alors que Wentworth serait chargé d’envoyer à Louisa Musgrove un autre portrait que le sien : eh bien ! nous étions tous dans l’erreur. Je ne tardai pas à voir que cet amour prétendu n’était, des deux côtés, que dans la tête et non dans le cœur. Le pavé du cobb fut pour tous deux la pierre de touche : ne le pensez-vous pas ainsi, miss Elliot ? » Elle fut dispensée de répondre.

Dans ce moment, madame Croft se leva pour prendre congé de la compagnie ; elle s’approchait d’Alice, qui la prévint, et fut au-devant d’elle. Après les adieux réciproques, elle dit à son frère qui fermait sa lettre : « Je vous laisse ici, Frederich, je retourne chez moi, et vous avez un engagement avec votre ami. Ce soir, nous aurons tous le plaisir de nous rencontrer au thé de votre sœur, ajouta-t-elle en s’adressant à Alice ; nous reçûmes ses cartes hier, et j’apprends que Frederich en a une aussi. Avez-vous accepté, mon ami ?

— Oui, ma sœur ; je voudrais vous accompagner, mais Harville et moi nous vous suivrons bientôt. Harville, si vous êtes prêt, je suis à vous dans une minute ; je sais que vous ne serez pas fâché que ce soit une chose faite. »

Madame Croft partit, et Wentworth, ayant cacheté sa lettre avec une grande vivacité, s’écria : « Je suis prêt. » Il y avait quelque chose de pressé, d’agité dans sa manière, qu’Alice ne savait comment interpréter, il témoignait une grande impatience de sortir. Elle reçut du capitaine Harville le salut le plus amical, et de lui pas une parole, pas un regard ; il était sorti de la chambre sans faire à elle la moindre attention. Il était si pressé, qu’il avait oublié, sur la table où il écrivait, ses gants et son mouchoir. Alice le remarqua, s’arrêta un instant, releva un des gants qui était tombé, et le remettait sur la table quand des pas d’homme se firent entendre, la porte s’ouvrit, c’était Wentworth qui revenait. Il s’excusa, dit qu’il avait oublié ses gants, et, s’approchant de la table de manière à tourner le dos à madame Musgrove, il sortit une lettre non cachetée de dessous une feuille de papier brouillard, et la plaça devant Alice sans dire un seul mot ; mais son regard, attaché sur elle, la suppliait de la lire ; il prit ensuite ses gants et son mouchoir, les mit dans sa poche, et fut hors de la chambre presque avant que madame Musgrove eût vu qu’il était rentré. Tout cela fut l’affaire d’un instant. La révolution que cet instant avait produite sur Alice était au-dessus de toute expression ; la lettre avec l’adresse à miss Alice Elliot était évidemment celle qu’il venait d’écrire, et qu’il pliait avec tant de précipitation. Pendant qu’elle le croyait uniquement occupé de la commission de son ami, c’était à elle qu’il adressait ses pensées. Du contenu de cette lettre qu’elle tient dans ses mains tremblantes sans oser encore l’ouvrir, dépend l’éternel bonheur ou le malheur de sa vie entière ; tout est possible, tout est incertain. Elle jeta un regard sur maman Musgrove, qu’elle vit occupée de quelques petits arrangemens assez minutieux pour qu’elle eût le temps de lire ; elle s’assit sur la chaise qu’il avait occupée, appuyée sur la même table où il vient de lui écrire cette lettre qu’elle dévore d’abord des yeux, et qu’elle lit ensuite. La voici :

« Je ne puis écouter plus long-temps en silence, je n’ai aucun autre moyen de vous parler ; il faut que vous lisiez encore dans ce cœur qui vous était ouvert, où vous ne trouviez que votre image et mon amour ; vous les y trouverez encore, et ce cœur est toujours le même. Vous percez mon âme, Alice, par ce que vous dites à Harville. Oh ! s’il était vrai, si, en parlant de la constance des femmes, vous pensiez à vous-même ! Je veux écrire, je veux vous entendre, et je suis entre l’agonie et l’espoir. Dites-moi que ce n’est pas trop tard, que je puis retrouver le bien qui me fut arraché ; que ces précieux sentimens ne sont pas anéantis pour toujours : quand je retrouve les mêmes traits gravés pour toujours dans mon âme, ce son de voix qui y pénétrait délicieusement, ces sentimens si nobles, si purs, le cœur seul serait-il changé ? Je l’ai cru quelques instans, et j’étais bien malheureux ! Mais un rayon d’espoir rentre dans mon âme, chère Alice ; je m’offre encore à vous avec un cœur plus que jamais votre bien, que vous avez presque brisé il y a huit ans, mais qui n’a pu se détacher de vous. Oh ! pourquoi osez-vous insister avec tant de force sur l’inconstance des hommes ? Je suis la preuve du contraire ; malgré mon désir continuel de vous oublier, je n’ai pu y parvenir, et je n’ai jamais aimé que vous. J’ai été injuste, orgueilleux, vindicatif peut-être, mais jamais inconstant ! À Upercross, je voulais me venger de vos refus, de votre froideur, et je ne suis parvenu qu’à vous aimer plus que jamais, sans espoir de pouvoir vous plaire encore ; je n’ai pas même voulu l’essayer : un second refus… Alice, pensez-y bien ! Le premier m’éloigna huit années, le second m’éloignerait à jamais. N’avez-vous pas vu que je n’étais venu à Bath que pour vous ? N’avez-vous pas compris mes vœux, ma jalousie, mes espérances ? Ne tes trompez pas, au nom du ciel ! Je n’aurais pas attendu ces dix mortels jours sans vous offrir entièrement mon cœur, si j’avais lu dans le vôtre comme il me semble que j’y lis à présent, comme vous lisez dans le mien. Je puis à peine écrire… J’entends à chaque instant des mots qui me déchirent et m’enchantent… Vous baissez la voix, mais je puis distinguer chaque son de cette voix chérie et si bien connue : un autre ne vous entendrait pas, peut-être ; mais moi ! N’est-ce pas ainsi que vous parliez à votre heureux Wentworth quand vous lui disiez que vous l’aimeriez toujours ?… Vous l’avez dit et senti !… Vous le direz, vous le sentirez encore. Déjà vous nous rendez justice, vous croyez qu’il peut exister un véritable attachement et de la constance parmi les hommes, croyez donc à celui si pur, si vrai et si inaltérable de votre

» Frederich Wentworth. »


P.-S. « Il faut que je sorte incertain de mon sort, ne sachant pas même si vous trouverez cette lettre ; mais je reviendrai bientôt, et je ne vous quitterai pas que je n’aie obtenu un mot ou un regard : ce sera assez pour décider si je dois aller ce soir chez votre père ou m’éloigner à jamais. »



――――




CHAPITRE XXIV.

ET DERNIER.


Cette lettre bouleversa absolument l’heureuse Alice, une demi-heure de solitude et de réflexion l’aurait tranquillisée ; mais les sept ou huit minutes qui s’écoulèrent avant d’être interrompue n’eurent aucun effet sur elle. Chaque moment augmentait encore son agitation : un bonheur si complet, si inattendu ! être encore la compagne choisie de ce Wentworth tant aimé, tant regretté ! Elle croyait rêver, et n’avait pas encore l’usage de ses sens, quand Charles, Maria et Henriette entrèrent.

L’absolue nécessité d’être avec eux comme à l’ordinaire produisit chez elle un violent effort ; mais bientôt après, toutes ses idées devinrent confuses ; elle n’entendait pas un mot de ce qu’on lui disait, et fut forcée de supposer une indisposition subite. Il était aisé de voir qu’elle était très-souffrante ; ses amis furent effrayés, consternés, et ne voulurent pas la quitter un instant : c’était cruel pour elle, qui aurait donné le monde entier pour être seule quelque temps, et se convaincre, par une seconde lecture de la lettre, que ses yeux et son cœur ne l’avaient pas trompée. S’ils avaient bien voulu retourner à leurs emplettes, emmener à sa place la bonne maman, et la laisser en possession de cette chambre, elle aurait été bientôt guérie ; mais les avoir tous autour d’elle, s’agitant, la questionnant, indiquant mille remèdes qui ne pouvaient guérir son mal, était un supplice qu’elle ne pouvait supporter. De désespoir, elle dit qu’elle voulait retourner chez elle, et n’eut pas prononcé ces mots, qu’elle s’en repentit ; elle allait manquer peut-être l’occasion de voir Wentworth, et de lui répondre par un mot, par un regard comme il le lui demandait.

« Oui, certainement, ma chère, dit maman Musgrove, il faut que vous alliez chez vous vous reposer, vous guérir pour pouvoir paraître ce soir ; mais vous n’irez pas à pied : Charles, sonnez pour demander une chaise à porteurs. »

C’était précisément ce qu’Alice ne voulait pas ; une chaise lui ôtait encore la chance de rencontrer Wentworth dans sa solitaire promenade ; elle était presque sûre qu’il s’y trouverait dans ce but ; elle protesta donc qu’elle ne voulait point de chaise, assurant qu’elle était sûre que l’exercice lui ferait du bien. Mais une autre contrariété l’attendait : son beau-frère ne voulut pas la laisser aller seule ; et, quoiqu’il eût un rendez-vous avec un armurier pour acheter un excellent fusil de chasse, il en faisait volontiers le sacrifice. Alice, qui ne désirait que d’être seule, eut beau refuser, madame Musgrove insista, ordonna, il fallut donc accepter avec une apparente reconnaissance ; mais avant de partir, pour n’omettre aucune précaution, elle eut soin de dire qu’elle craignait que les deux capitaines Harville et Wentworth n’eussent oublié l’invitation du soir chez son père. « Je vous en conjure, madame Musgrove, dit-elle, s’ils reviennent chez vous, comme je le pense, soyez assez bonne pour la leur rappeler, et de leur dire que nous espérons les voir tous les deux.

— Oui, ma chère, mais c’est tout-à-fait entendu, je vous en donne ma parole, et je vous réponds du moins de votre favori le capitaine Harville ; il a trop de plaisir à causer avec vous pour n’être pas sûr de lui : quant à Wentworth… je crois aussi qu’il viendra. C’est égal ; ne manquez pas de leur renouveler l’invitation de ma part ; Elisabeth s’en prendrait à moi si l’un des deux manquait. » On lui promit, et elle partit plus tranquille ; lors même que Wentworth ne viendrait pas, elle était décidée d’ouvrir son cœur au bon capitaine Harville, qui lui ramenerait bientôt son ami.

Elle donna le bras à Charles, et n’eut pas l’embarras de lui parler ; il n’était occupé que de son fusil et de la crainte de manquer l’occasion de l’acheter ; mais n’importe, il aimait encore mieux sa chère sœur Alice, et des qu’elle serait arrivée à Camben-Place, il avait le projet de courir chez l’armurier.

Ils étaient environ à moitié chemin, quand des pas précipités se firent entendre derrière eux. Alice n’osa tourner la tête, mais son cœur lui dit que c’était Wentworth, et ne la trompa pas ; il les joignit bientôt, les salua sans dire un mot, mais chercha sa réponse dans les yeux d’Alice, la trouva telle qu’il pouvait le désirer ; son doux sourire, la rougeur de ses joues, si pâles un instant auparavant, ne lui laissèrent aucun doute. Que n’aurait-il pas donné pour être seul avec elle !

« Capitaine Wentworth, lui dit Charles, après avoir eu l’air de réfléchir, où allez-vous en ce moment ? À Gay-Street, à Belmont, peut-être ? — Je puis à peine vous le dire, répondit Wentworth un peu surpris : pourquoi me demandez-vous cela ?

— Si vous aviez passé près de Camben-Place, je vous aurais prié… ; mais je ne veux pas vous gêner, et nous y serons bientôt.

— Et de quoi m’auriez-vous prié ? dit Wentworth ; je suis fort à votre service.

— Vraiment, vous êtes trop obligeant ! Je vous aurais prié de donner le bras à ma sœur Alice jusque chez elle. Elle s’est trouvée mal ce matin chez ma mère ; elle tremblait comme une feuille ; elle était pâle comme la mort ; la promenade lui a déjà fait du bien ; elle a repris ses belles couleurs ; mais voyez, elle tremble encore et ne pourrait marcher seule. Acceptez le bras du capitaine, ma sœur ; il vaut bien le mien, et moi je cours chez mon armurier m’emparer de mon fusil ; je vous le prêterai un jour, capitaine, en échange du plaisir que vous me faites. » Il céda le bras d’Alice à son obligeant ami, et fut en une minute au bout de la rue. Alice et Frederich marchaient lentement ; ils entrèrent dans une allée plantée d’arbres, et dans laquelle se trouvaient des bancs ; ils s’assirent près l’un de l’autre. Après quelques mots sans suite, ils commencèrent une conversation qui fut le prélude du bonheur qui les attendait ; ils échangèrent de nouveau les aveux et les promesses qui les avaient rendus si heureux une fois, et qui avaient été suivis de tant d’années de séparation et de regrets ; ils revinrent sur le temps passé, et se crurent rajeunis de huit ans, tant il leur semblait impossible qu’ils eussent jamais pu être étrangers l’un à l’autre un seul instant. Ils étaient peut-être plus heureux encore dans leur réunion que lors de leurs jeunes amours, moins passionnés, mais plus tendres, plus attachés l’un à l’autre par la connaissance approfondie de leurs caractères, plus assurés de s’aimer éternellement.

Alice avoua qu’elle avait peut-être cédé trop facilement aux persuasions de lady Russel, et promit d’être aussi ferme qu’elle avait été faible et soumise en apparence ; car jamais son cœur n’a changé, et le bonheur de pouvoir le dire à celui qu’elle a toujours aimé efface tout ce qu’elle a souffert.

Wentworth explique à son tour sa conduite. Blessé en proportion de son amour, il se crut aimé bien faiblement de la jeune personne qui n’avait rien fait pour se conserver à lui ; il désira sincèrement l’oublier : l’absence, les voyages et les campagnes sur mer, lui donnèrent l’espoir d’y avoir réussi : il croyait être indifférent, parce qu’il était aigri ; mais il persiste à lui jurer que jamais il n’avait aimé qu’elle. Il avouait cependant que c’était malgré lui qu’il avait été constant, et qu’il s’était irrité quelquefois contre elle et contre lui-même de ne pouvoir l’oublier, lui préférer une autre femme ; mais toutes perdaient à la comparaison qu’il ne pouvait s’empêcher de faire. Lorsqu’il la revit à Upercross, il la trouva bien changée à son égard ; froide, silencieuse, elle semblait craindre plutôt que désirer de se rapprocher de lui, et il pensa que le moment de sa guérison était arrivé ; aidé d’ailleurs par les avances des jeunes Musgrove, il ne doutait plus d’oublier celle qu’il avait tant aimée. Oh ! combien le cœur d’Alice battit à cet aveu de Wentworth ! et pourtant sa franchise augmentait sa confiance en lui. « Cette froideur, lui dit-elle en souriant, cachait un cœur bien déchiré ; mais continuez : vous étiez donc résolu à oublier la pauvre Alice ?

— Oui, et c’est précisément ce qui n’arriva pas, dit Wentworth : la frivolité, l’étourderie, la nullité de ces jeunes filles, comparées chaque jour à votre douceur, à votre modestie, à votre parfaite raison, à vos attentions continuelles pour les autres, à votre oubli de vous-même, à l’égalité de votre humeur ; tout, jusqu’à cette teinte de mélancolie que je prenais pour de l’indifférence, m’attachait à vous chaque jour davantage. Je n’osais vous le dire, je craignais un second refus ; alors ma colère, le souvenir de la faiblesse avec laquelle vous m’aviez abandonné et laissé rejeter avec hauteur par votre famille sans élever la voix en ma faveur, se réveillaient avec tant de force, que je me croyais près de vous haïr : plus je sentais combien j’aurais été heureux avec une femme comme vous, plus j’étais irrité. C’était alors que, pour m’étourdir et triompher d’un sentiment que vous aviez dédaigné, je faisais tous mes efforts pour m’attacher à Louisa ; je riais, je folâtrais avec elle, mais jamais mon cœur n’a été touché. Un instant de réflexion me montrait qu’elle ne pouvait supporter la moindre comparaison avec la femme que j’avais perdue sans retour sans doute, puisque, par mon orgueil et mon ressentiment, j’avais manqué l’occasion de regagner son cœur, et que j’avais peut-être blessé celui d’une fille que je ne pouvais aimer, quelque effort que je fisse pour m’attacher à elle. J’étais dans cette disposition d’esprit, lorsque la partie de Lyme eut lieu. Soit que vous fussiez électrisée par ce voyage, qui vous faisait plaisir, soit par une autre cause, vous n’aviez jamais paru plus à votre avantage ; vous étiez gaie, animée, parfaitement aimable, et, à mon avis, mieux de figure qu’à vingt ans. Je ne fus pas le seul qui pensa ainsi. Votre rencontre avec M. Elliot, qui jeta un regard d’admiration sur vous, me fit éprouver une impression à la fois très-douce et très-pénible. Vous le saluâtes poliment ; son extérieur parut vous plaire, et j’étais au supplice ! Je résolus alors de vous ouvrir mon cœur, de chercher à rallumer dans le vôtre une étincelle de cet amour dont vous m’assuriez naguère : l’événement affreux qui survint anéantit toutes mes résolutions, toutes mes espérances. Je passe sur cet affreux moment, où je pouvais me regarder comme la cause de la mort de cette jeune fille ; sans vous, Alice, je ne sais si j’aurais supporté cette affreuse pensée, mais vous existiez, et votre empire sur moi s’augmentait à chaque instant. Combien vous déployâtes de force d’âme, d’activité, de sensibilité ! Mais en même temps mon admiration en redoublait, j’étais toujours plus convaincu de votre indifférence ; votre tendre sollicitude pour celle que j’avais paru aimer m’en semblait la preuve. Si Louisa revenait à la vie, si la préférence qu’elle avait paru m’accorder existait encore, j’étais décidé à lui consacrer mon existence, à réparer mon étourderie en soignant sa santé, qui ne se remettrait peut-être jamais ; je sentis qu’il fallait vous fuir pour qu’il me fût possible de remplir ce devoir. J’offris de ramener Henriette et Maria à Upercross, et je vous avoue que je fus consterné lorsque vous remplaçâtes cette dernière ; forcé d’être aussi près de celle que je devais quitter peut-être pour toujours, sans oser lui témoigner des sentimens qui ne pouvaient plus faire que son malheur et le mien, ce voyage devint un supplice, et je ne sais comment j’ai pu supporter tout ce qui déchira mon cœur. Je m’efforçais de m’occuper uniquement de Henriette, dont la vive douleur ajoutait encore à mes remords. Au moment d’arriver, je pris sur moi de vous questionner sur le meilleur moyen de prévenir les parens, et je trouvai une sympathie, un accord de pensées et de sentimens qui me rendait à la fois bien heureux et bien à plaindre. Je sentis en ce moment que si je voulais épouser Louisa, il ne fallait plus vous revoir : je repartis donc aussitôt pour Lyme. Louisa reprenait par degrés le sentiment de son existence ; les médecins répondirent enfin de sa vie, mais non de son rétablissement parfait, ils craignaient qu’elle ne fût très-long-temps faible et souffrante. Qui devait la soigner dans ce cruel état ? Celui qui en était la cause, et à qui peut-être elle avait donné son cœur. Tous nos amis nous croyaient engagés l’un à l’autre ; Harville et sa femme n’en doutaient pas, et leur intérêt pour la pauvre malade en devenait plus vif : j’aurais pu les désabuser ; mais à quoi bon, puisque j’étais décidé à me sacrifier moi-même à mon devoir, comme si j’avais été engagé ? Et jamais, je vous le jure, aucun mot d’amour ni d’union ne m’était échappé ; mais mes assiduités avaient pu le faire supposer. La famille, où j’étais déjà reçu comme un fils, le croyait sans doute, et peut-être Louisa elle-même ; je sentis, pour mon éternel malheur, que je n’étais plus libre de disposer de ma main, et qu’elle devait appartenir à Louisa si la vie lui était rendue. Je réfléchis sur mes torts, et je devais en porter la peine ; je n’avais, certes, pas le droit, pour obtenir mon propre repos, de risquer de troubler celui d’une jeune fille, et de compromettre son bien-être, et peut-être sa réputation. Je ne vis point Louisa : je craignais réellement que notre première entrevue ne lui causât une émotion nuisible à sa santé, et, dans le fond du cœur, je n’étais pas fâché de reculer le moment de perdre sans retour ma liberté. Je me déterminai à quitter Lyme, en attendant le rétablissement de Louisa et la décision de mon sort ; j’allai chez mon frère Edward, où je passai six semaines. Il était aussi heureux qu’on peut l’être avec son aimable compagne, qui vous ressemble trop, chère Alice, par le caractère et toutes ses manières, pour que j’aie pu vous oublier. Je ne cessai de blâmer les suites funestes de l’orgueil insensé qui m’avait empêché de tâcher de reconquérir le bien que j’avais perdu, et la légèreté avec laquelle je m’étais précipité moi-même dans un abîme dont je croyais ne plus sortir. Edward me parlait souvent de vous, en regrettant amèrement que vous ne fussiez pas sa sœur et celle de sa douce compagne ; il me demandait si vous n’aviez rien perdu de vos charmes, et ne soupçonnait pas que je vous voyais, s’il était possible, mieux encore que vous étiez à vingt ans. »

Alice sourit, en faisant de la tête un signe négatif, mais sans rien dire : cette flatterie, (si c’en était une) lui plaisait trop pour la lui reprocher. C’est toujours quelque chose de très-agréable, pour une femme de vingt-huit ans, d’entendre dire qu’elle n’a perdu aucun des attraits de sa jeunesse ; mais la valeur de cet hommage était, surtout pour Alice, dans le sentiment qui le dictait. Wentworth continua sa narration, qui ne sera peut-être intéressante que pour celle qui l’écoutait ; mais ce qui intéresse Alice doit toucher sans doute ceux qui ont appris à la connaître.

« J’avais, continua Wentworth, toutes les semaines des nouvelles de Louisa par Harville ; elles étaient toujours plus rassurantes ; je l’avais prié de m’avertir à l’instant où elle témoignerait le désir de me voir ; cet avis n’arrivait point, et j’étais loin de m’en plaindre : il me disait aussi avec quel zèle et quel intérêt Bentick la soignait, et cherchait à l’amuser et à la distraire, en lui lisant des romans et des poésies. Je ne vis là que son humanité ; son goût pour la lecture et la vie retirée d’une chambre de malade, le souvenir si récent de l’aimable Fanny Harville, me paraissaient une sauvegarde assurée. Je me trompais. Une lettre d’Harville m’apprit enfin que Bentick aimait éperdument Louisa ; qu’elle lui rendait amour pour amour ; que si je n’y mettais obstacle, il était décidé à faire sa demande aux parens Musgrove, et si elle était accueillie, de se marier dès que la santé de Louisa serait rétablie. Y mettre obstacle ! grand Dieu ! c’est avec des transports de joie que j’appris cette nouvelle. Certainement que Bentick fut moins heureux en apprenant de la bouche de Louisa qu’elle l’aimait que je ne le fus en apprenant qu’elle ne m’aimait pas ; que, dégagé des liens dont j’avais cru devoir me charger, je pouvais encore prétendre au bonheur, le tenter du moins, faire quelque chose pour y parvenir ; être dans l’inaction, avec l’attente du malheur, est aussi trop cruel ! À peine eus-je achevé la lettre d’Harville, que je m’écriai : Alice est à Bath, j’y serai mercredi, et j’y étais. Avant de partir, j’écrivis à Bentick et à Louisa, et tous deux durent voir, à la vivacité de mes félicitations, que je ne m’opposais pas à leur bonheur. » Alice crut qu’il avait fini, et se leva ; mais les amans heureux sont très-babillards ; Wentworth avait encore beaucoup de choses à dire, et sa compagne ne se lassait pas plus de l’écouter que lui de parler. « Je ne vous cacherai pas, dit-il, que je me suis mis en route avec quelque lueur d’espoir ; l’événement inattendu qui me rendait ma liberté me paraissait un heureux augure ; vous étiez libre encore ; il n’était pas impossible que vous eussiez aussi des souvenirs du passé. Je savais que vous aviez été aimée et recherchée par un homme estimé de votre famille, puisqu’on lui a donné votre sœur cadette, et que vous l’aviez refusé ; je ne pouvais m’empêcher de penser que c’était sans doute par rapport à moi. À peine eus-je embrassé ma sœur en arrivant, que je ressortis avec l’espérance de vous rencontrer ; des personnes de ma connaissance m’entraînèrent dans un magasin ; en ouvrant la porte, le premier objet qui frappa mes yeux fut mon Alice ! Il est impossible que vous n’ayez pas remarqué mon trouble ; il fut tel, que je pus à peine vous adresser la parole ; mais, hélas ! je ne crus voir en vous que de l’indifférence et de la froideur. Résolu cependant de m’entretenir avec vous, je vous offris mon bras pour retourner chez votre père, il fut refusé ; vous attendiez votre cousin Elliot ; il parut, et je le reconnus à l’instant pour celui sur qui vous fîtes à Lyme une impression si vive et si soudaine ; il vous regardait toujours avec la même admiration. Vous sortîtes ensemble, et les conjectures des dames avec lesquelles j’étais entré alimentèrent encore la dévorante jalousie qui s’était emparée de mon âme. Je fus un instant plus heureux au concert : cette soirée commença sous les meilleurs auspices ; je vous parlais avec confiance, vous m’écoutiez avec intérêt ; j’allais vous offrir entièrement mon cœur, quand nous fûmes interrompus. M. Elliot s’empara de vous ; il vous parlait avec chaleur, vous lui répondiez de même ; j’étais au supplice. Je tâchai cependant de me rapprocher de vous, après avoir surpris un regard qui semblait me chercher ; j’eus encore un moment d’espoir, qui fut troublé de nouveau par votre heureux cousin ; il ramena votre attention sur lui, et vous détourna du malheureux Wentworth. Ah ! chère Alice, pensez à ce que je devais éprouver en vous voyant au milieu de ceux qui m’avaient repoussé, en voyant votre parent à côté de vous, libre de vous exprimer son amour, ayant pour lui tous les avantages, toutes les chances, toutes les probabilités, et l’approbation de tous ceux qui ont sur vous quelque influence ! N’y avait-il pas là de quoi me rendre fou ? Pouvais-je voir cela sans souffrir le martyre ? La vue du présent, le souvenir du passé, me firent encore craindre cette influence exercée si puissamment sur vous, et qu’on pouvait employer en faveur de mon rival. Je vous quittai brusquement, presque résolu de céder à ma triste destinée, et de renoncer à celle que je ne pourrais jamais posséder.

— Ah ! s’écria Alice, combien vous étiez injuste envers moi, en faisant du passé un sujet de crainte pour le présent ! Si j’ai eu tort de céder jadis à la persuasion, rappelez-vous que je n’avais que dix-neuf ans, et qu’on m’avait habituée à suivre les volontés de tout ce qui m’entourait. Je crus remplir un devoir bien cruel, bien difficile, mais nécessaire : le cas était bien différent ; nul devoir ne pouvait m’être présenté comme un motif d’épouser M. Elliot ; en m’unissant à un homme que je n’aimais pas, je m’exposais à n’être jamais heureuse.

— Je ne pouvais raisonner aussi froidement, répliqua Wentworth ; je ne voyais en vous que celle qui m’avait abandonné, qui avait été influencée par tout le monde plutôt que par moi ; je retrouvais près de vous la même personne qui vous avait guidée dans cette malheureuse circonstance, et je n’avais nulle raison de lui croire à présent moins de pouvoir sur vous. Savais-je, d’ailleurs, si vous n’aimiez pas votre cousin ?

— J’aurais cru, dit Alice, que ma manière d’être avec vous, quand je vous rencontrai, vous avait prouvé le contraire.

— Je l’avais mal interprétée. Mais enfin, le ciel a envoyé nos amis Harville et Musgrove à mon secours ; ils m’ont fourni l’occasion de vous revoir sans M. Elliot, et je dois convenir que ces derniers jours vos regards, vos paroles, un je ne sais quoi qu’on ne peut définir, avaient un peu relevé mes espérances ; mais votre entretien de ce matin avec Harville a dissipé tous les nuages amoncelés entre nous, et m’a fait lire dans le cœur fidèle et généreux de mon Alice. Oh ! quand je vous entendis soutenir de la manière la plus forte et la plus touchante la constance des femmes, quelle peine j’eus à modérer mes transports ! Qu’il m’en coûtait de ne pouvoir me jeter à vos pieds, et vous jurer qu’il existait aussi un homme qui n’a aimé et n’aimera jamais qu’une fois ! Un sentiment irrésistible me fit saisir une feuille de papier, et me força de vous avouer ce que j’éprouvais. Cette lettre, écrite avec un cœur brûlant, et sans presque savoir moi-même ce que je traçais sous sa dictée, n’en a pas moins trouvé grâce devant vous, et décidé de mon bonheur. »

Ils étaient arrivés devant la maison : Alice, bien plus heureuse que lorsqu’elle en était sortie, prit congé de Wentworth jusqu’au soir. Le projet d’Alice en rentrant était de parler d’abord à son père, de le prier d’approuver la ferme résolution où elle était d’épouser le capitaine Wentworth, et de donner à ce dernier la douce surprise d’être reçu le soir comme un fils ; mais sir Walter était tellement occupé de sa toilette et de l’élégante soirée qui devait avoir lieu chez lui, qu’elle comprit qu’elle ne serait pas écoutée, et remit avec regret sa communication au lendemain matin.

L’heure de la réunion arriva : les deux salons furent éclairés avec les jolis transparens qu’Alice avait faits ; la compagnie se rassembla ; il y avait beaucoup de monde : le baronnet et sa fille aînée étaient en pleine jouissance. C’était un mélange de gens qui ne s’étaient jamais rencontrés, de gens qui se rencontrent trop souvent, et non un rassemblement d’amis comme Elisabeth l’avait annoncé ; la société était trop nombreuse pour l’intimité, et pas assez pour que la variété en fît le charme ; mais Alice n’avait trouvé de sa vie une soirée aussi agréable. Le bonheur animait sa charmante physionomie, où brillaient à la fois le sentiment et la gaîté ; elle faisait les honneurs de la maison de son père avec une grâce parfaite, et fut généralement admirée plus qu’elle ne s’en doutait et ne s’en souciait : elle ne désirait que les regards et le suffrage d’un seul être ; mais elle se trouvait bien disposée pour tout le monde. M. Elliot était là ; elle l’évitait, le plaignait de n’avoir pas un meilleur caractère, se contentant de lui témoigner de l’indifférence, mais nulle aigreur : lady Dalrymple et miss Carteret lui parurent plus affables et moins hautes ; madame Clay recherchait moins sir Walter ; lui-même et Elisabeth ne prêtaient point ce soir-là au ridicule, et n’étaient que très polis avec leur compagnie. Elle parla tour à tour aux Musgrove, au capitaine Harville, avec l’expression de la plus tendre amitié. Ce dernier ami si intime de Wentworth, et déjà le sien, lui paraissait être pour elle un frère chéri ; et les Croft, avec quelle aimable prévenance mêlée d’embarras elle s’approcha d’eux, et leur témoigna le plus vif intérêt ! Son trouble redoubla pour un moment quand l’aimable Sophie lui dit tout bas, en lui serrant la main : « Chère sœur ! Frederich est bien heureux, et nous aussi. » Alice rougit, et lui rendit en silence son serrement de main amical.

Elle était aussi un peu embarrassée avec lady Russel, par le sentiment de ce qu’elle ignorait encore son secret ; elle lui parla peu, et put avoir quelques instans de conversation avec Wentworth ; sous le prétexte de lui faire admirer de beaux vases de plantes rares, elle lui dit à mi-voix :

« J’ai réfléchi sur le passé, mon cher Wentworth ; j’ai voulu juger impartialement entre vous et moi, du moins pour ce qui me regarde, et j’ai vu que j’avais agi comme je le devais, quoique j’en aie beaucoup souffert ; j’ai la conviction que je faisais bien en me laissant guider, à l’âge que j’avais alors, par l’excellente amie qui remplaçait ma mère, et que vous aimerez, j’en suis sûre, quand vous apprendrez à la connaître : ne vous y trompez pas cependant ; je ne veux pas dire qu’elle n’ait pas erré dans ses conseils ; mais mon devoir était de me soumettre à ce qu’elle croyait de bonne foi être le mieux pour moi ; si j’avais agi autrement, croyez que j’aurais plus souffert en me mariant contre le gré de mon amie et de mes parens qu’en cédant à leur volonté, parce que j’aurais eu des remords, au lieu que je n’avais que de l’affliction. Je n’ai rien au monde à me reprocher ni avec mes parens, ni avec lady Russel, ni avec vous, que je n’ai pas cessé d’aimer ; et, si je ne me trompe, le sentiment de leurs devoirs n’est pas la moindre partie du bonheur des femmes. »

Il la regarda, ainsi que lady Russel, et il dit : « Je ne puis pardonner tout-à-fait à votre amie ; il faut qu’elle souscrive à ma félicité comme elle a contribué à mon malheur, et qu’elle use maintenant de ses moyens de persuasion pour vous prouver que vous me devez le dédommagement de tant d’années de souffrance ; mais j’ai aussi réfléchi à ce sujet, et je crois que j’avais un ennemi bien plus digne de blâme que lady Russel : c’était moi-même. Dites-moi avec franchise, quand je revins en Angleterre, en l’an 8, avec le titre et les appointemens de capitaine de la Laconia, si je vous avais écrit, m’auriez-vous répondu ? Auriez-vous consenti à renouveler notre engagement ? Vos parens m’auraient-ils accepté ?

— J’en suis sûre pour moi, et je le crois pour eux, répondit Alice.

— Bon Dieu ! s’écria-t-il, j’en eus un moment l’idée ; il me semblait que vous seule pouviez couronner mes succès ; mais j’étais trop fier, trop orgueilleux, trop mécontent de vous, trop irrité contre lady Russel ; même en vous revoyant, je n’ai pas voulu vous comprendre ; j’ai fermé les yeux, endurci mon cœur ; je n’ai pas voulu vous rendre justice : j’étais un fou, un insensé, et je dois pardonner à tout le monde plutôt qu’à moi-même. Je pouvais m’épargner six années de séparation et de souffrances : cet orgueil qui m’a fait tant de mal me persuadait que je devais à moi-même chaque bonheur dont je jouissais ; je me glorifiais de mes honorables peines et de mes justes récompenses, et je me croyais bien près d’être un grand homme quand je disais, dans mes revers : Il faut tâcher de plier mon esprit à ma fortune ; à présent, je dois apprendre à être plus heureux que je ne le mérite. »

Il demanda ensuite à Alice la permission de se présenter le lendemain à sir Walter pour lui renouveler la demande de sa fille ; elle y consentit, et se promit bien qu’il n’essuierait pas un second refus. Wentworth ne négligea rien, pendant la soirée, de tout ce qui pouvait plaire au père d’Alice ; il suffisait pour cela de sa belle tenue, de son grand uniforme de marine, de cette figure remarquable ce soir-là par l’air de bonheur qui l’animait et l’embellissait ; il y joignait des attentions qui enchantèrent le baronnet.

Alice, décidée à prévenir son père de son engagement, en trouva l’occasion le lendemain à déjeûner. Sir Walter fit un éloge si complet du capitaine Wentworth, qu’Alice même n’aurait rien pu y ajouter. « Quelle noblesse dans cette figure ! disait-il avec extase, quel beau port ! quel air martial et doux en même temps ! de la grâce, de l’usage du monde, poli, parlant bien ; je n’ai pas vu de figure d’homme, excepté un ou deux, qu’on pût lui comparer ; il me raccommode avec les marins, et si j’avais pu prévoir ce que celui-là deviendrait un jour… » Il se tut, et jeta un regard sur Alice, qui prit tout-à-coup son parti. « Il en est temps encore, dit-elle en souriant, et si le capitaine Wentworth vous plaît…, j’avoue…, j’avoue que….

— Eh bien ! quoi ? Qu’avouez-vous ?

— Qu’il me plaît aussi beaucoup, dit-elle en baissant la voix, et plus encore par sa constance que par sa figure ; il m’a conservé l’attachement que vous n’approuvâtes pas il y a quelques années : peut-il espérer maintenant votre aveu ? Je ne vous cache pas qu’il a le mien et que je me suis engagée.

— Engagée avec le capitaine Wentworth ! Je comprends très-bien que vous le vouliez, mais lui ?

— Il viendra lui-même ce matin ; puis-je compter pour le capitaine sur un accueil favorable ? Lui confirmerez-vous, sir Walter, ce que j’ai osé lui promettre ?

— Sûrement, bien sûrement. Vous êtes heureuse, Alice, d’avoir su fixer si long-temps un aussi bel homme, et vous pouvez vous vanter d’avoir un mari comme il n’y en a pas beaucoup, et un père, » dit aussi un regard sur la glace.

Elisabeth reçut cette nouvelle avec la dignité convenable, charmée d’avoir un beau-frère d’une aussi belle tournure ; cependant ses lèvres un peu serrées et le son de sa voix annonçaient son étonnement de la constance de Wentworth, et son dépit de rester la dernière sans mari ; mais elle comptait encore sur son cousin Elliot, qui serait baronnet un jour ; ainsi elle aurait toujours le pas sur sa sœur. Par la même raison peut-être, madame Clay parut très-satisfaite, et l’était en effet.

Après avoir embrassé et remercié sir Walter, Alice dit qu’elle voulait parler de cela à Lady Russel, et qu’elle y allait. Sir Walter parut surpris et flatté qu’elle ne sût rien encore ; il était charmé, dans cette occasion, d’avoir le pas sur elle : Allez, lui dit-il, cela convient, et je pense que de sa part il n’y aura nul obstacle ; dites-lui bien qu’il n’y en a point de la mienne ; qu’elle le veuille ou non, cela sera ; présentez-lui mon entier dévouement : allez, ma chère Alice. »

Jamais encore son père ne l’avait appelée ma chère Alice ; elle n’avait de prix à ses yeux que depuis qu’elle était recherchée par un aussi bel homme : « C’est inconcevable ! disait-il de temps en temps en se promenant et regardant Alice, c’est très-singulier ! »

Elle le laissa à son étonnement, et fut chez lady Russel, qu’elle avait prévenue, la veille, de sa visite. Non sans émotion et sans larmes, elle lui ouvrit son cœur tout entier, et les pleurs de son amie coulèrent à l’idée des longs tourmens de son Alice. Elle l’aimait plus encore que ses opinions, quoiqu’elle y tînt beaucoup, et donna son plein consentement à son union avec celui à qui elle avait donné son cœur depuis si long-temps, et qui avait fait aussi ses preuves de constance. Les vingt-cinq mille livres sterling qu’il avait gagnées par sa bravoure ne gâtèrent rien à ce mariage. M. Elliot fut remis à sa vraie place, et dépouillé de l’estime et de l’admiration de lady Russel. Elle fut très-fâchée de s’être trompée dans son jugement sur lui, et s’avoua à elle-même, avec un degré d’humiliation, qu’elle avait été influencée sur lui et sur Wentworth uniquement par les manières extérieures : la gaîté, la vivacité, la franchise du jeune marin, n’étaient pas dans son genre, tandis que la manière douce et flatteuse, la politesse, la raison qu’affectait M. Elliot l’avaient enchantée ; il ne lui restait rien à faire que d’avouer qu’elle avait été dans l’erreur, et de chercher à réparer le mal qu’elle avait fait à son Alice. Malgré ses petites prétentions à l’esprit, au bon ton, à la raison, lady Russel était une excellente femme, qui avait pour Alice un cœur de mère, qui s’attacha avec les mêmes sentimens à l’homme qui assurait le bonheur de sa chère enfant.

En sortant de chez lady Russel, Alice fut chez madame Smith, qui partagea vivement son bonheur ; elle lui promit un ami et un protecteur plus zélé que M. Elliot, et lui tint parole. Wentworth, ayant été aux Indes plus d’une fois, y avait des connaissances ; il les fit agir pour l’affaire de madame Smith avec tant d’activité, qu’il vint à bout de la remettre en possession des propriétés qu’elle avait dans ce pays lointain, et de les réaliser ; elles se trouvèrent assez considérables pour la faire vivre dans une honnête aisance. Sa santé se rétablit aussi par l’efficacité des bains ; elle put faire à ses vrais amis de fréquentes visites, que son esprit et sa gaîté leur rendaient très-agréables, et qui augmentaient leur bonheur. Ce n’est pas le tout d’être heureux, il faut encore avoir quelqu’un avec qui on puisse parler de son bonheur ; et une aimable et véritable amie est une précieuse acquisition dans un bon ménage, Wentworth et son Alice en sentirent tout le prix.

Charles et Maria furent aussi très-satisfaits du mariage de leur sœur : le premier, parce qu’il l’aimait véritablement, et qu’il faisait grand cas des talens de Wentworth pour la chasse ; Maria, parce que sa gaîté l’amusait, et surtout parce qu’il n’était pas baronnet : toute sa crainte était que les deux sœurs ne fussent titrées, tandis qu’elle n’était que madame Charles Musgrove.

La nouvelle du mariage d’Alice parvint à M. Elliot au moment où il s’y attendait le moins, et lui donna la double mortification de n’avoir pas su le prévenir, de perdre l’espoir d’épouser Alice, qui lui plaisait, et d’acquérir ainsi le droit de surveiller son beau-père, et d’empêcher qu’il ne se remariât ; mais il n’était pas homme à n’avoir qu’une corde à son arc ; son amour pour Alice ne l’empêchait pas de chercher en secret à en inspirer à madame Clay, assez pour être sûr qu’elle n’épouserait pas sir Walter, qui y pensait alors sérieusement, croyant être débarrassé de ses trois filles. Le cousin Elliot, d’après ses calculs, ne devait pas tarder à demander la main d’Elisabeth, celle-ci en était également convaincue ; sa fausse amie, pour cacher son intrigue, le lui avait persuadé : elle fut tirée de son erreur, d’abord par le départ de M. Elliot, qui prétexta des affaires, et par celui de madame Clay, qui les quitta peu de jours après, pour voir, disait-elle, son bon père et ses enfans, et qui alla droit à Londres loger dans la même maison qu’habitait M. Elliot et vivre sous sa protection.

Elisabeth et sir Walter furent indignés, comme ils devaient l’être, de la duplicité des êtres sur lesquels ils comptaient le plus, et qu’ils croyaient s’attacher pour leur vie ; les jouissances du monde et de leurs beaux salons les consolèrent, ainsi que le mépris qu’ils vouèrent à ceux qui les avaient si indignement trompés : ils espérèrent d’ailleurs réparer facilement cette perte. Elisabeth comptait sur sa belle figure, et celle de sir Walter n’était pas, selon lui, encore à dédaigner, non plus que son titre, qu’il aurait bien voulu pouvoir ôter à son perfide cousin ; mais Elisabeth n’approuvait pas ce genre de vengeance : elle employa toute son influence pour qu’il ne lui donnât pas une belle-mère, et jusqu’à présent l’occasion de lui donner un gendre ne s’est pas présentée…

Vraisemblablement ils finiront leur insipide vie ensemble, lui sans femme, elle sans mari, et n’étant pas très-malheureux dans leurs beaux salons.

M. Elliot vit encore avec madame Clay par habitude ; elle l’aimait passionnément, parce qu’elle lui avait sacrifié la presque certitude d’être d’abord lady Elliot ; elle espère bien l’être un jour ; et toute sa ruse, toute sa duplicité, toute sa séduction, sont en jeu pour cet objet ; M. Elliot n’en a pas moins qu’elle, et finira par se laisser enlacer. Quand une femme n’a qu’un seul objet en tête, et qu’elle y met toute la persévérance dont elle est susceptible, il est rare qu’elle ne réussisse pas ; M. Elliot l’épousera, et ce sera sa punition.

Nous n’avons plus rien à dire d’Alice et de Wentworth ; ils sont heureux autant qu’on peut l’être ici-bas, et le seront toujours de même, parce que leur bonheur est fondé sur de solides bases ; que leur affection mutuelle, mise à une si longue épreuve, ne peut ni changer ni s’affaiblir, et que tout autour d’eux tend à la fortifier. Alice va bientôt devenir mère, et se félicite de l’espoir de donner à son cher Wentworth un fils qui lui ressemble ; il en dit autant d’une fille, portrait de son Alice : ainsi cet enfant, quel que soit son sexe, ajoutera à leur bonheur. Alice a apporté bien peu de fortune à son mari, mais la sienne suffit à leurs désirs : lady Russel l’augmentera sans doute ; mais tous deux désirent reculer ce moment jusqu’à la fin de leur propre vie.

Au moment du mariage d’Alice, qui fut peu retardé, Wentworth n’avait pas encore de demeure fixe ; ils allèrent passer quelque temps chez Edward Wentworth, son frère aîné, possesseur d’un charmant bénéfice : Alice se lia intimement avec sa belle-sœur, et ce fut encore un accroissement de bonheur ; ils demeurèrent ensuite à Kellinch, chez les Croft et chez lady Russel. Wentworth acheta une charmante campagne dans ce lieu chéri, où ils purent à leur tour recevoir leurs amis.

La crainte d’une guerre maritime est la seule chose qui puisse troubler leur félicité ; mais Alice ne voudrait pas ôter un défenseur à la patrie, et arrêter la noble carrière de l’époux dont elle se glorifie : elle sait que le bonheur sur cette terre ne peut être parfait, et qu’elle doit supporter les alarmes et les dangers d’un état plus distingué encore, s’il est possible, par les vertus domestiques que par son importance nationale.



FIN
  1. Traduite de l’anglais.
  2. Citation.
  3. Cet ouvrage se vend chez Arthus Bertrand.
  4. Jane Austen est morte en 1817.
  5. Cottage signifie chaumière. Je laisse à cette maison le nom anglais.
  6. Lyme, port de mer dans le Dorsetshire, où l’on va prendre les bains de mer.
  7. Ce mot est complètement anglais. Ne manque-t-il pas à notre langue ? Je l’essaie en me soumettant au blâme des puristes.