La Falsification des alimens de première nécessité

La Falsification des alimens de première nécessité
Revue des Deux Mondes6e période, tome 10 (p. 902-924).
LA FALSIFICATION DES ALIMENS
DE
PREMIÈRE NÉCESSITÉ[1]

Voilà un sujet très ancien et pourtant toujours actuel ; très complexe en apparence, et cependant assez simple au fond ; épuisé et toutefois encore original et nouveau. C’est ce que nous tâcherons de faire ressortir dans le présent travail dont les élémens ont été empruntés au fonds inépuisable du double recueil dont le nom suit le titre et dans lequel la question est périodiquement approfondie au point de vue scientifique (Annales) et légal (Bulletin). Mais, simple vulgarisateur, sans faire œuvre de technicien ni de légiste, nous n’examinerons les questions qu’autant que nous les jugerons intéressantes à exposer. Dieu merci ! même après cette sévère restriction, le champ à explorer restera encore assez vaste.

Prévenons d’abord le lecteur que nous n’imiterons point la minutie des auteurs compétens qui distinguent la fraude, fourberie étrangère au produit, question « surtout » commerciale, tenant surtout à l’apposition d’une étiquette mensongère, de la « falsification, » laquelle constitue une tromperie sur le produit lui-même par incorporation de matières étrangères. A dire vrai, cette seconde face du sujet rentre mieux dans notre plan.


I

Fraude ou falsification, pour que la pratique déloyale soit constatée, il faut ou que le plaignant lésé apporte l’échantillon suspect, pour l’examen, à un laboratoire agréé, ou que des autorités compétentes procèdent chez qui de droit à des saisies on inspections. M. Cartel, directeur de la station œnologique et agronomique de Dijon, nous apprend que la première descente de ce genre, narrée par Suétone, eut lieu sous l’empereur Claude, dans les établissemens de Rome nommés calda, rappelant exactement nos cafés actuels, car il n’y a rien de nouveau sous le soleil. On y consommait du vin chaud, sans doute épicé, que les « mastroquets » du premier siècle avaient peu à peu remplacé par de l’eau tiède aromatisée. Les consommateurs se plaignirent, mais il est douteux que cet affadissement plus hygiénique qu’honnête ait définitivement cessé pour cela.

Le moyen âge pratiquait beaucoup la réglementation, et des inspecteurs, sinon chimistes, du moins bons dégustateurs et excellens techniciens, examinaient sévèrement les denrées et surtout les boissons offertes au public. Si on épluche avec minutie, sans parti pris, ces antiques statuts, on les trouve pleins de sagesse. Quant aux temps modernes, ils ne le cèdent en rien à la période précédente, car sous la Régence on ne crée pas moins de 200 offices d’inspecteurs des marchés à Paris. À ce sujet, certains historiens superficiels ne manqueront pas de gémir sur cette profusion de places médiocrement utiles. Soit ! mais le fonctionnarisme d’aujourd’hui ?…

Jouissent à l’heure actuelle du droit de prélèvement les commissaires de police, les agens spéciaux tant départementaux que municipaux, les employés assermentés des syndicats, les commissaires spéciaux et enfin les vétérinaires. Ces saisies, d’après la loi en vigueur qui a élargi sensiblement les anciens usages, peuvent s’opérer non seulement aux étalages des magasins, non seulement dans les recoins les plus reculés des arrière-boutiques ou des dépôts, mais, s’il s’agit de vins, dans les chais du propriétaire non négociant, pourvu cependant qu’on s’attaque à des produits destinés à être mis en vente.

En pareil cas, le propriétaire, le négociant, le débitant enfin n’ont qu’à s’incliner. Un cas assez curieux se présente toutefois. Supposons qu’un garçon laitier, qui ne se sent pas la conscience nette, voie déboucher devant lui, à Paris par exemple., un des deux mille inspecteurs chargés de glaner les échantillons suspects. Il avait jadis une ressource suprême : celle de faire un beau geste, à la fois heureux et maladroit, et d’envoyer son lait trop mouillé se précipiter en blanche cascade dans le ruisseau. Du moment qu’il n’y avait ni violence, ni outrage aux agens, la loi du 1er août 1905 ne prévoyait pas de pénalité. Mais un jugement du tribunal de la Seine est intervenu qui a déclaré illicite le fait d’avoir empêché le prélèvement d’un échantillon par les agens compétens.

Cet échantillon, bien entendu, doit être recueilli en quadruple exemplaire, numéroté et cacheté. De ces quatre exemplaires, un seul, désigné simplement par son numéro d’ordre, est analysé immédiatement ; les trois autres sont mis en réserve pour le cas seulement où cet examen préliminaire ferait classer la denrée comme suspecte.

» Une précaution essentielle veut que les agens se procurent, en sus de la marchandise incriminée, un ou plusieurs échantillons de comparaison purs, authentiques et de même provenance. Il est clair que, sans cette précaution, l’on serait amené à des conclusions bizarres. Quoique n’ayant pas quitté encore les généralités, prenons un exemple : un bon vin blanc sec du Bas-Languedoc, bien que coupé d’un quart d’eau, restera encore plus généreux en apparence qu’un petit chablis des plus loyaux. Cependant, dans le premier échantillon, la fraude éclate aux yeux. La règle moderne, en fait de sophistication ou de dol, est de ne rapprocher que ce qui est de même ordre, comme en mathématiques on ne compare entre elles que des grandeurs de nature semblable.

Les laboratoires qui procèdent aux analyses des 70 000 échantillons présentés annuellement sont au nombre de quarante répartis sur toute la France. Mentionnons d’abord le laboratoire central de la rue de Bourgogne, à Paris, puis les laboratoires « municipaux » d’Amiens, Brest, Clermont, Grenoble, le Havre, Lézignan (Aude), Lille, Nice, Nîmes, Reims, Bennes, Rodez, Rouen, Saint-Étienne, Saintes, Toulon et Toulouse. Les mêmes services sont rendus par des établissemens qualifiés de « départementaux » à Marseille et à Poitiers, par le laboratoire « départemental d’agriculture » à Tours, par les stations agronomiques » qui fonctionnent à Arras, Auxerre, Besançon, Blois, Chartres, Nancy, Nantes. Châteauroux compte à la fois comme station agronomique et laboratoire municipal. Travaillent encore à la même œuvre l’ « Institut pomologique » de Caen, les « stations œnologiques » de Bordeaux, Beaune, Montpellier, l’ « Institut œnologique » de Bourgogne à Dijon. Les titres varient beaucoup, comme l’on voit, et nous n’en avons pas fini, car les laboratoires douaniers qui se rattachent au ministère des Finances : Port-Vendres à l’Est des Pyrénées, Bayonne à l’Ouest, s’occupent aussi de la répression des fraudes alimentaires. De chacun de ces laboratoires dépend un ressort territorial avec des anomalies assez curieuses. Pourquoi choisir Lézignan, simple chef-lieu de canton de cinq ou six mille âmes plutôt que Narbonne ou Carcassonne ? Orléans est sacrifié à Auxerre, Bourges à Châteauroux, Saintes ne fonctionne pas sur toute la Charente-Inférieure, mais La Rochelle se rattache à Bordeaux qui, avec Dijon et Toulouse, jouit d’un ressort très étendu.

Qu’on ne s’attende pas à nous voir procéder ici à une fastidieuse énumération de personnel ; nous ne discuterons pas non plus pour savoir s’il est trop ou pas assez nombreux, bien ou mal payé. En tout cas, il n’est pas exclusivement masculin, car, à Paris du moins, il compte quelques dames dactylographes et à Grenoble, il y a peu d’années de cela, une jeune personne prêtait son concours aux analyses.

Quelles études préliminaires doit entreprendre le futur attaché à un laboratoire de répression de fraudes, car les connaissances, non seulement utiles, mais indispensables, sont aussi variées que profondes ? Avant tout s’impose la chimie dans toutes ses branches : chimie minérale et organique, chimie biologique surtout, et non seulement la théorie est nécessaire, mais aussi la pratique, correcte, élégante, rapide de la manipulation s’impose absolument. On n’acquiert de sérieuses connaissances en chimie biologique et l’on ne peut manier avec fruit un microscope que si l’on est bon naturaliste. D’autre part, la chimie analytique, ne pouvant se passer du concours de la physique, pour approfondir celle-ci, certaines études mathématiques s’imposent en toute rigueur. Voilà déjà bien des études en perspective, et ce n’est pas tout ; les produits alimentaires sont assez généralement des produits agricoles de la région, et notre expert ne saurait trop se familiariser avec les cultures, le mode d’élevage du territoire qui l’environne ; à Caen, il doit être cidrier, à Montpellier viticulteur, à Lille brasseur. Traditions du commerce local, questions économiques, législatives, il doit tout savoir, et encore la possession des connaissances que nous venons d’énumérer ne tirerait pas d’affaire un érudit ou un praticien qui ignorerait les élémens du droit et qui ne saurait pas rédiger un rapport avec ordre et clarté.

Des Facultés des Sciences peuvent sans doute sortir de bons sujets, mais les mieux préparés seront les anciens étudians en médecine ou pharmacie ou les diplômés de l’Institut agronomique qui auront complété leurs études par un stage dans les Facultés des Sciences. N’oublions pas les écoles vétérinaires qui peuvent fournir d’utiles spécialistes, ce qui nous amène à dire qu’il y a plus d’avantages que de sérieux inconvéniens a ce que l’expert se cantonne ultérieurement dans les études de son choix.

Nous risquerions fort d’ennuyer nos lecteurs en exposant tout au long l’histoire du concours tenu en 1911, à Paris au ministère de l’Agriculture, pour l’emploi de chef agréé au laboratoire municipal de Grenoble. Ne retenons que les épreuves pratiques qui suivaient la discussion préalable des titres, et diverses épreuves écrites éliminatoires. On offrait aux candidats en vue de l’examen au microscope un échantillon de moutarde, intelligemment fraudé, quoique sans excès, avec de la farine de riz, du maïs et un peu de curcuma. Puis on présentait un vin rouge aseptisé avec des fluorures et des borates ; il s’agissait non seulement de déceler la présence de ces dangereuses matières, mais d’analyser la coloration du liquide ; or celle-ci se trouvant naturelle, la question constituait une « colle[2]. » Pour finir, les concurrens devaient procéder à l’analyse assez approfondie d’un échantillon de vin rouge.

Avant sa réorganisation qu’avait précédée une fermeture provisoire, Grenoble avait subi une épreuve assez intéressante et dont l’exposé mérite d’être résumé ici. Il s’agissait d’un chocolat fabriqué à Lyon au sujet duquel le laboratoire municipal de Grenoble avait émis, il y a peu d’années, un avis carrément défavorable. Les usiniers se jugeant lésés assignèrent le directeur du laboratoire et, ne respectant même pas le sexe, s’en prirent aussi à rattachée Mlle B… ; ils demandaient 20 000 francs de dommages-intérêts sous prétexte qu’avait été commise une faute lourde entraînant la responsabilité des agens. Le préfet de l’Isère formule alors un déclinatoire d’incompétence que le tribunal de Grenoble accueille favorablement ; B…, l’industriel, a beau faire appel, le tribunal des conflits décide l’année suivante que l’allaire en question ne concerne pas l’autorité judiciaire, qu’il s’agit d’un service public et administratif fonctionnant à l’aide d’un personnel régulièrement nommé. Il est évident que, sans cette interprétation, bien des tentatives de répression de fraudes seraient étouffées dès l’origine.

Si, en France, au sentiment des fraudeurs, les laboratoires d’analyse nuisent en diffamant, il n’en est pas de même dans les Pays-Bas. A Amsterdam on recourt au moyen inverse ; on publie dans les journaux les résultats d’analyse des denrées alimentaires avec le nom et l’adresse du débitant, ce qui constitue assurément la meilleure des réclames. On usait, paraît-il, au moyen âge, en Brabant, d’un procédé plus cruel et plus radical ; la guerre contre la fraude était si acharnée que les mouilleurs de vins trop éhontés se voyaient trancher le doigt, tout simplement.


II

Les eaux minérales ne servent pas exclusivement aux malades, car les gens bien portans en consomment des quantités toujours croissantes. Il existe à leur sujet une réglementation très sévère, très ancienne et assez compliquée.

C’est l’Académie de Médecine, succédant à la Société royale de médecine de l’ancien régime, qui après analyse, examen et rapport favorable, décide si une eau récemment découverte peut être distribuée ou interdite. Jadis c’était le gouverneur de la province qui servait d’intermédiaire auprès de la Société royale ; à présent, c’est le préfet qui transmet la demande à l’Académie. Ce n’est que sous Louis XVIII qu’on a visé dans la législation les eaux factices ou artificielles telles que les eaux gazeuses : ce sont les seules dont nous ayons à parler. Suivant les techniciens compétens, la surveillance laisse encore à désirer : le public, se voyant présenter un liquide limpide dans une bouteille soigneusement bouchée et garnie d’une capsule, s’imagine de bon cœur que le contenu est sanitairement irréprochable. Or le contraire est souvent la vérité, et l’absence de règlement strict à ce sujet est d’autant plus singulière que la plus infime des agglomérations rurales ne peut consommer une eau de source que si elle est reconnue parfaitement salubre.

Mais comment distinguer nettement une eau de table d’une eau médicamenteuse ? On trouve fort peu de principes minéraux dans les eaux d’Evian, Saint-Galmier, Couzan, Vittel, Aleth ou Vals. Les considérera-t-on comme boissons justiciables en règle stricte du Conseil supérieur d’hygiène ou comme des remèdes dont l’usage concerne l’Académie de médecine ?

Parlons d’abus récens fort graves et, ce qui est singulier, commis dans des restaurans parisiens de tout premier ordre et fort chers. Lorsque des cliens plus ou moins dyspeptiques (et peut-être aussi un peu naïfs et timides) demandaient une bouteille d’Evian, de Vittel, de Badoit, le sommelier leur présentait de l’eau du robinet dans une bouteille débouchée d’avance, portant, il est vrai, l’étiquette de la Société ; d’autres fois, on décorait de la vulgaire eau de puits d’un nom pompeux de fantaisie, ainsi « La Désirée, eau de table digestive, apéritive, rafraîchissante. » Vendre de l’eau plus ou moins suspecte a 0 fr. 75 ou 1 franc le litre : l’opération, comme on voit, était fructueuse. Mais tout finit par se dévoiler ; et sont intervenues constatation d’huissier, saisies, analyses et finalement condamnations assez sévères frappant les chefs d’établissement et aussi le personnel qui tantôt n’en ignorait, tantôt trompait pour son propre compte. Les Chambres syndicales ou les Sociétés civiles concessionnaires des eaux ont sollicité et obtenu des dommages et intérêts, et, pour les patrons et employés, la loi de sursis n’a pas toujours fonctionné.

De ce que la fraude s’exerce ainsi au détail, il n’en résulte pas qu’elle chôme en gros. Le tribunal de la Seine (son intervention était tout indiquée, vu la matière première employée) a condamné des drogueries ou soi-disant dépôts d’eaux minérales qui livraient sans vergogne des centaines d’hectolitres d’un liquide quelconque emmagasiné dans des bouteilles parfaitement imitées ainsi que les étiquettes, capsules, bouchons. Dans un certain cas, on a pu calculer le volume intégral de l’eau ainsi déguisée, au moyen du compteur de la canalisation et estimer la proportion de l’acide carbonique liquide qui servait à gazéifier les prétendues eaux de Vichy ou d’Evian.


III

Après l’eau elle-même qui n’est pas à l’abri de la falsification parce que, il faut bien le dire, les Compagnies concessionnaires des sources minérales débitent leurs produits authentiques à des prix assez forts ; après l’eau, vient le lait, premier liquide indispensable à l’alimentation de l’enfant, puis de l’adulte, le lait dont les dérivés forment en outre la base de notre cuisine et l’adjuvant le plus important de nos desserts. D’abord, qu’est-ce que le lait ? Commentons la définition qu’en a donnée le Congrès de Genève en 1909 : « Le lait normal est le produit intégral de la traite totale d’une vache bien portante et bien nourrie non surmenée, produit recueilli proprement et ne contenant pas de colostrum. »

Le produit intégral parce que le lait du soir est plus riche que celui du matin.

La traite totale parce que le début de la traite ne fournit pas le meilleur lait.

Il va de soi que la vache ne doit pas être malade et que si on la fait tirer sur le joug, la qualité de son lait déchoit. Le bon sens dit que la bête ne peut fournir à la fois du travail externe pour la charrue ou la charrette et du labeur interne pour sécréter du lait. Il faut choisir. Les anciens, et encore de nos jours les Chinois, ont opté pour la production d’énergie ; aussi le lait de vache ne jouait chez les Grecs et les Latins et ne remplit aujourd’hui en Extrême-Orient qu’un rôle secondaire.

Le colostrum est le lait d’une vache qui vient de vêler. Pour diverses raisons physiologiques, il n’est pas salubre, et il fait attendre une semaine après le part pour traire du lait marchand.

Enfin si le lait tout chaud au sortir des mamelles découle dans un récipient souillé de germes et demeure au contact des poussières de l’air, comme il constitue un parfait bouillon de culture, il se contaminera dans des conditions remarquables de facilité.

Comme pratique assez dangereuse et frisant la supercherie, quoiqu’elle ne paraisse pas absolument blâmable de prime abord, nous mentionnerons la « polylactie » ou « mouillage au ventre. » Est-ce qu’un laitier commet un délit lorsqu’il suralimente ses bêtes en matières aqueuses susceptibles de forcer le volume brut de la marchandise au détriment de ses qualités alimentaires ? Diverses autorités concluent pour la négative. Ne permet-on pas à un vigneron du Midi de submerger sa terre et de la gorger d’engrais variés pour faire produire des flots de vin faible, quoique loyal ? Le tribunal de la Seine n’a pas admis cet argument et il a bien fait, mais nous connaissons un jugement plus intéressant encore du tribunal d’Avignon, fondé sur les expertises de M. le professeur Porcher, de l’Ecole vétérinaire de Lyon.

Les experts du laboratoire de Marseille avaient déclaré un certain lait mouillé à 8 p. 100, tandis que l’inculpé, un Italien, soutenait avoir simplement livré le produit tel qu’il sortait du pis de ses vaches. Alors intervinrent les expériences du professeur susnommé qui prouva sans peine qu’une bête suralimentée en « drèches » et copieusement abreuvée pouvait et devait fournir des torrens de lait sans pouvoir nutritif. Admettant cette thèse, le tribunal condamna l’ultramontain à 100 francs d’amende et aux dépens. Mais les juges d’Avignon, en gens lettrés, ne manquèrent pas de le qualifier de compatriote de Virgile, tout en convenant que probablement jamais il n’avait lu, depuis les 25 ans qu’il fournissait du lait aux comtadins, les vers célèbres :


Ipse manu salsaaque ferat præsepibus herbas,
Hinc et amant fluvios magis et magis ubera tendant.


Nous sommes en Italie et il s’agit de brebis ; ajoutons alors qu’une autre fraude, à peu près inverse, s’y pratique, sans qu’il y ait chance de la voir s’étendre dans le midi de notre France. On débite chez nos voisins du Sud-Est, comme lait de vache pur, du lait de vache coupé de lait de brebis, non parce que celui-ci est meilleur marché, mais parce qu’étant beaucoup plus gras que celui-là il facilite mieux un mouillage modéré.

Revenons à une curieuse conséquence de l’alimentation des vaches. Il y a peu d’années, des employées aux hospices d’Amiens constatèrent qu’après cuisson, le lait qu’on leur livrait prenait une bizarre teinte rouge. Elles s’adressèrent aux chimistes du laboratoire municipal qui crurent tout d’abord à la présence, soit de sels de manganèse, soit de microbes chromogènes. Evaporé, puis desséché, enfin incinéré, le lait mystérieux abandonnait un fort dépôt de cendres riches en fer. Ce détail fut un trait de lumière ; on le rapprocha du double fait que la cuisson avait lieu dans des vases en fer et qu’elle aurait dû détruire les microbes. Pour confirmer l’hypothèse, on ajouta simplement au lait cru quelques gouttes d’un sel à base de fer comme le perchlorure médicinal, et l’on aperçut la teinte rouge. Or tous les chimistes savent que cette nuance en pareil cas implique la présence des sulfocyanures. Ce principe abonde dans la graine de moutarde, et les vaches avaient été nourries, non de tourteaux de moutarde, mais de tourteaux de lin falsifiés par des résidus de moutarde au détriment de leur santé et de la qualité du lait. On ne se borna pas à rédiger une curieuse note pour les Mémoires de l’Académie des Sciences, mais on changea la nourriture des bêtes et la coloration disparut.

Le voleur, fournisseur de ce lait étrange, aurait pu objecter qu’en l’espèce il était le volé, si l’agent verbalisateur chargé, dès le début, de pratiquer les prélèvemens officiels, n’avait fait une première constatation intéressante : les bidons étiquetés pour 110 litres ne contenaient qu’un hectolitre et, outre cela, le lait au sulfocyanure renfermait 25 p. 100 d’eau. Un mouillage honnête, comme l’on voit ! et le nourrisseur picard enfonçait de beaucoup en rouerie le modeste laitier d’Avignon. Aussi les juges, avec raison, se sont-ils montrés sévères : trois mille francs d’amende, affichage du jugement avec publicité et enfin rupture du contrat de fourniture.

Physiquement, le lait est à la fois une solution et une émulsion : une solution de caséine, matière azotée, et de galactose ou sucre de lait ; une émulsion, c’est-à-dire que le liquide contient un nombre infini de globules gras, flottant intérieurement, qui peuvent bien se diviser, mais non s’incorporer à fond dans l’ensemble.

Heureusement pour la fabrication du beurre, heureusement aussi pour les fraudeurs, malheureusement pour les consommateurs, lorsque le lait est livré au repos dans un endroit frais, ces globules s’agglomèrent et, triomphant par leur réunion de la résistance du liquide, remontent à la surface, à raison de leur légèreté en formant la crème[3]. C’est une tentation bien grande pour le laitier ou le débitant que de prélever la crème, c’est-à-dire, le meilleur, de la vendre à part, et de fournir le lait écrémé comme lait pur, au prix de celui-ci. D’autres opèrent de même, mais, moins déloyaux, ils vendent la marchandise sous la qualification de « lait écrémé.  »

Quelques esprits paradoxaux n’ont pas manqué de dire qu’un corps gras est toujours plus ou moins indigeste, que le lait écrémé l’emporte en salubrité à certains égards sur le lait pur, qu’après tout il est permis de vendre une marchandise pour ce qu’elle est à vil prix, pour l’avantage des pauvres gens. Or, ces théories plus ou moins saugrenues, si elles choquent le bon sens, sont contraires à l’esprit de la loi de 1905 sur les fraudes, contraires aussi à la jurisprudence de la Cour de cassation. Un préfet même qui autoriserait sous son vrai nom la vente publique de « lait écrémé » verrait son arrêté cassé par le Conseil d’Etat.

En vérité, le fraudeur agit avec moins de franchise et plus d’habileté. Il ne cherche nullement à obtenir un lait de trop bonne qualité pour l’affaiblir ensuite ; la quantité lui suffit, si elle se concilie avec une richesse en corps gras juste passable et permettant de côtoyer la falsification sans la pratiquer trop brutalement ; si, d’autre part, il récolte malgré lui une certaine proportion de lait trop riche, il aura recours soit à un coupage avec un liquide pauvre dont il ne manquera jamais, soit à un écrémage partiel et modéré, soit enfin à un mouillage discret et il vendra sa marchandise comme lait pur.

Ecrémage et mouillage ! En somme, toutes les fraudes sur le lait se réduisent à ces deux procédés, combinés en général. Peut-on les découvrir scientifiquement ? Avant de discuter ce sujet qui n’est pas peu complexe, nous allons voir comment dans le nord de la France on procède pour fournir aux Parisiens leur ration de lait quotidienne et indispensable. M. Bonjean, chef de laboratoire du Conseil supérieur d’hygiène publique, nous servira de guide.

Il nous conduira d’abord le soir dans un vaste entrepôt en rase campagne où reposent des centaines et des centaines de bidons d’une vingtaine de litres chacun. On les rince avec de l’eau ordinaire, puis on les stérilise avec de l’eau contenant quelques gouttes d’eau oxygénée commerciale, et le liquide désinfectant passe ainsi de bidon en bidon. On s’est préoccupé de ce rinçage à l’eau oxygénée diluée et on s’est demandé si ce réactif, renfermant quelquefois des traces d’acide chlorhydrique ou sulfurique, ne risque pas de souiller plus tard le lait introduit dans le récipient. Mais le Conseil supérieur d’hygiène a estimé avec raison que les très faibles proportions du réactif ou de ses impuretés susceptibles de passer dans le lait ne présentaient aucun inconvénient sérieux. A partir de quatre heures du matin, les bidons, bien propres et égouttés, sont emportés par des carrioles qui les emmènent vides dans les fermes et les rapportent pleins. A mesure qu’ils arrivent dans une ferme, les bidons recueillent le lait trait la veille au soir aussi bien que celui qui, tout chaud, a été récemment exprimé du pis ; le premier, au moins dans les petits exploitations, a passé la nuit dans des vases plus ou moins nets, plus ou moins bien bouchés et renferme quelquefois un nombre formidable de germes ; dans les grands vacheries, on le conserve dans des bidons nettoyés et obturés qu’on livre avec leur contenu en échange du récipient vide, et les conditions sont meilleures, comme toujours pour le lait du matin, qui n’a pas le temps de se contaminer.

Vers huit heures et demie, à l’heure où beaucoup de futurs consommateurs sont à peine levés, le « ramassage » est fini et le dépôt concentre tout le lait des environs : mettons un millier de litres. On décharge les bidons et l’on goûte leur contenu, éliminant ceux dont la saveur laisse à désirer. Alors intervient un filtrage rudimentaire sur un tamis de toile de coton qui élimine les poils, les brins de paille, etc.

Rassurons maintenant les gens timorés : c’est le moment de la pasteurisation à 70° ; après quoi, le lait est refroidi « avec de l’eau » de puits fraîche, par contact bien entendu, et expédié sur Paris dans des bidons propres, ordinairement nettoyés avec de l’eau oxygénée et souvent réfrigérés. Tel est du moins le règlement d’hiver, car, en été, on procède à un second ramassage dans l’après-midi et à un second traitement le soir.

Voyageant dans le courant de l’après-midi, le lait arrive à Paris le soir plus ou moins tard, et il est mis en vente le matin de très bonne heure, de sorte qu’entre la traite et la consommation il s’écoule parfois jusqu’à 30 heures.

Hygiéniquement, ce service suffit à peu près. Nous disons « à peu près, » car il se présente encore, en été surtout, bien des chances de contamination, et il faudrait que le lavage a l’eau oxygénée diluée fût complété par un rinçage final au moyen de quelques gouttes de lait qu’on sacrifierait ensuite. Mais quel ramasseur se résignerait à une semblable déperdition ? Quant à la température de pasteurisation, 70 degrés, elle est un peu basse et ne fait que restituer au lait chauffé, en le rajeunissant, les propriétés du lait frais. Le massacre des bactéries n’est pas intégral, et il faudrait pour cela arriver à 85 degrés. Mais alors on se heurte à une alternative embarrassante. D’après les hygiénistes, en effet, le lait cuit est moins digestible et aussi moins nourrissant, d’où il résulte qu’en théorie, mieux vaut un lait cru très propre, et, en pratique, du lait cuit, mais chauffé juste à point.

Suralimentation en vue d’accroître le volume du lait, écrémage discret, mélanges rationnels de produits inégaux, addition modérée d’eau claire : toutes ces pratiques accumulées finissent par aboutir à la synthèse d’un lait moyen, tantôt passable, tantôt médiocre, point très salubre, point très malsain non plus, d’une combinaison côtoyant de près la falsification sans en franchir ouvertement la limite. La fraude grossière et brutale par addition d’eau, surtout après écrémage perfectionné a la machine centrifuge, présente, elle, trop de danger pour celui qui la tenterait.

En tout cas, dans la région de Paris, il faut procéder habilement pour constater un mouillage. Qu’on en juge d’après un rapport de M. Noulens, député ; pour une même affaire, il faudra se procurer : un premier échantillon du lait sorti de chez le cultivateur avant qu’il ne soit ramassé, en compagnie de bien d’autres, par la société laitière, un deuxième au dépôt, un troisième a la gare sur les quais d’arrivée, un quatrième sur les voitures du garçon livreur, un cinquième sur les pots vendus cachetés au détaillant, un sixième enfin au cours du débit. Heureusement, par compensation, qu’on dispose d’agens préleveurs très exercés par habitude et que secondent des employés commissionnés par le syndicat des laitiers et crémiers. Grâce aux automobiles dont disposent les membres de ce personnel, il leur est facile de se transporter aisément sur les différens lieux où leur présence est utile, et ils rentrent à Paris bien avant l’arrivée des produits dont ils ont recueilli les échantillons sur place, lui province, les difficultés M vaincre pour prendre les délinquans sur le lait sont moindres, mais on ne dispose pas d’agens aussi débrouillés.

Malgré tout le zèle et la bonne volonté des commissaires préleveurs et la célérité des chimistes du laboratoire, un lait risquerait fort de s’altérer, même en flacon cacheté et de fournir à l’analyse des résultats suspects, si, au moment précis de la prise d’échantillon, on ne l’additionnait pas d’une pastille de bichromate de potasse, puissant microbicide qui permet au lait de se conserver pendant plusieurs semaines. Au surplus, en usant de procédés bien choisis, l’opérateur peut parfaitement reconnaître si un lait, même aigri, a été primitivement baptisé.

En somme, les fraudes sur le lait se ramenant toujours à deux procédés, toujours les mêmes et identiques au fond, l’écrémage et le mouillage, voyons comment on procède pour les démasquer. On a songé par exemple à mettre en usage des tours de main permettant à un non-chimiste de s’apercevoir de la pauvreté du liquide. On peut observer la densité du lait au moyen du lacto-densimètre, sorte d’aréomètre spécial, mais comme, en pareil cas, on n’a que faire d’une donnée théorique, il est plus pratique de se servir d’un flotteur approprié qu’on immerge dans le lait suspect. Surnage-t-il, le lait est présumé pur ; s’enfonce-t-il, le lait est presque certainement mouillé, d’où forte présomption de fraude. Or le lait est un fluide à base d’eau, allégée par de la matière grasse (crème ou beurre), mais alourdie par de la caséine et du sucre, substances toutes les deux plus denses que l’eau. L’écrémage, naturellement, appesantit le lait par départ du beurre et le mouillage, en le diluant, l’allège, et il peut y avoir compensation. Donc un lait dont la densité est médiocre est, ou pur, ou très altéré, tandis qu’un lait dense constitue une marchandise moyenne, tout au plus un peu écrémée. Mais dans la première hypothèse, un simple connaisseur se prononcera très bien, par dégustation, entre les deux alternatives ; on se fondera sur l’opacité, méthode connue et pratiquée depuis longtemps. Effectivement, le lait n’intercepte la lumière qu’à cause de la multiplicité des globules gras interposés ; bien écrémé, il devient presque transparent, et en le diluant progressivement avec une quantité croissante d’eau, on arrive au même résultat, et l’eau dépensée indique la teneur en beurre.

L’expert chimiste du XXe siècle dispose d’un assez grand nombre de procédés d’examen dont nous ne citerons que les plus curieux. Mouilleurs de lait, et mouilleurs de vins aussi, étendent très souvent leurs liquides avec de l’eau de puits, par parenthèse d’une propreté douteuse et d’une salubrité équivoque, parce qu’il est plus facile de dissimuler ainsi leur mauvais acte, les fontaines étant trop en vue la plupart du temps. Or, les eaux de puits sont fréquemment souillées de nitrates et de nitrites, naturellement absens du lait pur et exclus du vin naturel ; donc, toutes les fois qu’on aura découvert ces élémens dans un lait ou un vin, c’est que lait ou vin auront été intentionnellement mouillés. Le réactif chimique spécial à ces deux catégories de sels voisins fournit des indications très nettes (une belle teinte bleue), entre les mains du premier praticien venu. Malheureusement, en sens inverse, l’échec de l’épreuve ne prouve pas que le lait soit loyal et montre seulement que le mouillage, s’il a été pratiqué, résulte d’une eau non polluée par les infiltrations organiques.

On a proposé de débarrasser le lait de sa matière grasse pour l’étudier à part et de mesurer la densité ou le pouvoir réfringent du résidu, mais il existe un procédé beaucoup plus simple qui ne nécessite pas un instrument aussi coûteux qu’un réfractomètre. On observe tout simplement le point de congélation du lait fortement refroidi, car, chose curieuse, les liquides de l’organisme, comme le lait ou le sang, se concrètent à une température presque invariable : — 0°, 55, ou — 0°, 56. L’eau pure, tout le monde le sait, se prend à 0°. Donc un lait qui, plongé dans un mélange réfrigérant, — une sorbetière, par exemple, — se glace trop vite ou trop facilement, est mouillé. Si la congélation se produit à un demi-degré sous zéro, par exemple, la fraude est patente.

Il faut, par exemple, expérimenter sur du lait frais et bien conservé. S’il a reçu du bichromate de potasse (1 gramme par litre, suivant les instructions ministérielles), l’expérience réussit bien, mais au prix d’une petite correction ; s’il n’en a pas reçu, avec le temps, le sucre de lait fermentant produit de l’acide lactique, qui fausse les résultats, mais qui est facile à reconnaître et à doser, ce qui permet d’éliminer l’erreur après calcul.

Des explications plus détaillées fatigueraient sans profit l’attention du lecteur et nous les négligerons, mais nous observerons que, d’après la théorie et conformément à l’expérience, cette excellente méthode qui trahit très bien un mouillage de 10 p. 100 est impuissante à déceler l’écrémage parce que l’écrémage retranche partiellement une matière, le corps gras, sans rien ajouter et que l’abaissement du point de congélation ne dépend ni des corps gras, parce qu’ils ne sont pas incorporés au liquide, ni même de la caséine ou matière azotée qui n’est pas non plus diffusée intimement. Mais le dosage précis des corps gras ne présente aucune difficulté pour un chimiste, et l’analyse approchée peut être pratiquée par un simple professionnel exercé.

Douze centimètres cubes de lait qu’on rafraîchit au préalable suffisent pour déterminer le point de congélation. On les introduit dans un tube de congélation où on immerge le thermomètre, soigneusement vérifié au préalable, cela va sans dire[4]. Le tube lui-même baigne dans de l’alcool qui, n’étant pas congelable, conserve sa transparence et modère la brusquerie de l’action du froid. Enfin on dispose le tout dans un mélange de glace pétrie et de très peu de sel de cuisine, et on met l’agitateur en activité. Bientôt il y a « surfusion, » c’est-à-dire que le lait, tout en restant liquide, se refroidit jusqu’à — 1°. Appliquant alors une loi physique classique, on projette dans le lait un imperceptible fragment de glace d’un centigramme ou deux. Le thermomètre remonte brusquement et reste fixe pendant une bonne demi-minute au moins ; c’est l’instant de l’observation. On peut d’ailleurs répéter l’expérience deux ou trois fois et, en moins de 3 à 4 minutes en tout, l’on est fixé sur le coefficient cherché.

Pour en finir avec le lait, il nous faut parler d’une fraude aussi malhonnête qu’élégante qui dernièrement a été constatée par un expert belge, en étudiant le lait dont une importante maison de Liège avait obtenu l’adjudication pour un établissement public : une crèche pour les bébés, si l’on veut. Comme sucre, matière azotée, matière minérale, un sensible déficit faisait soupçonner le mouillage (que la congélation ou « cryoscopie » aurait trahi tout de suite), mais la teneur en beurre ou en corps gras, trop considérable, discordait avec la constitution de l’ensemble. Notre chimiste agitant le lait avec de l’éther isola facilement le beurre ; il put en étudier le pouvoir réfringent après fusion et en apprécier d’autres capacités que nous ne songeons pas à exposer ici. Ce prétendu beurre était mélangé par moitié de graisse de coco (ou végétaline). Le fournisseur écrémait à fond à la centrifugeuse une moitié de son lait ; il coupait le résidu avec du lait pur ou point trop baptisé et suppléait au beurre éliminé par de la végétaline. Sur ce, clameurs de l’inculpé qui produisit sur-le-champ toute une série de bulletins favorables rédigés par un expert compétent et de toute honorabilité. Ce dernier ne s’était pas trompé, mais jamais n’avait procédé qu’à une analyse en bloc. Heureusement la loi belge prévoit le dépôt d’un échantillon de contrôle au greffe du tribunal : il fut facile de faire retrouver la cocoline par un tiers expert, et le laitier confondu se vit gratifier de deux mille francs d’amende avec affichage et insertions.

Nous voici amenés, par cet incident, à parler des fraudes sur les beurres. Nous avons vu que 99 fois sur 100 la falsification du lait se borne à enlever du beurre (écrémage) ou ajouter de l’eau (mouillage). Avec le beurre la tromperie tend encore à se simplifier et se réduit au simple mouillage. Comme le beurre, en sa qualité de corps gras, ne s’incorpore spontanément que des traces d’eau, on en interpose rationnellement une suffisante quantité au moyen d’un battage bien exécuté. On y ajoute aussi sous forme de sel un « poids mort » complémentaire ; on quadruple carrément la dose suffisante pour la bonne conservation du beurre salé.

Cette fraude, dira-t-on, est innocente ; elle n’offense pas la santé du consommateur, et ne nuit qu’à sa bourse. Encore l’avocat du prévenu peut-il soutenir que la tromperie en question n’est ni prévue, ni punie par la loi. Il faut convenir cependant que l’épicier de la région de Dijon qui débitait naguère à ses pratiques un soi-disant beurre de provenance étrangère à 30 pour 100 d’eau, abusait singulièrement du droit de mouillage et réalisait un bénéfice illicite d’au moins 15 pour 100, attendu que les auteurs compétens estiment la tolérance extrême admissible à 18 pour 100 au plus et souhaiteraient qu’un texte de loi explicite déclarât bel et bien fraude tout beurre renfermant moins de 82 centièmes de matière grasse.

M. Curtel, auteur qui nous a fourni cet exemple et auquel nous avons fait et ferons encore de fréquens emprunts, affirme que des poudres mystérieuses permettent de gonfler encore plus le beurre en le saturant d’eau jusqu’à 50 pour 100[5]. Cela enfonce la margarine et l’huile de palme trop faciles à reconnaître séparément, mais on les mélange, on les ajoute à la crème dans la baratte, et un chimiste trop novice risque de ne plus s’y reconnaître, car la mixture est bien homogène, l’acidité volatile normale, et la réfringence satisfaisante. C’est la fraude scientifique dans tout son éclat !

A l’autre extrémité de la France, en Bretagne, pays plus arriéré, on ne se montrait naguère ni plus honnête ni moins pratique. Lorsque du beurre refusé par son destinataire comme un peu rance retournait à l’envoyeur primitif, la denrée ne jouissait pas à sa rentrée d’un goût bien agréable. Alors on le faisait fondre, ce qui en atténuait toujours un peu la mauvaise saveur, on l’additionnait de beaucoup d’eau et de pas mal de sel, et on le revendait comme « beurre fort » à vil prix, aux populations agricoles, lesquelles, suivant l’auteur qui nous a fourni ce l’enseignement, l’appréciaient, grâce à son bon marché, à l’égal du beurre frais.


IV

Immédiatement après le lait, le pain constitue l’aliment nécessaire par excellence, et la farine, quoique moins souvent que le lait, a subi des fraudes intéressantes. Notre intention n’est pas de rappeler l’affaire des célèbres farines du Sud-Ouest additionnées de talc, matière inerte trop facile à découvrir après simple incinération : cette pratique déshonnête ne se renouvellera plus. On a bien essayé de blanchir artificiellement la farine à l’aide des oxydes d’azote, poisons redoutables, il est vrai, mais dont les dernières traces s’éliminent avant même la panification ou au cours de celle-ci, en sorte qu’il a fallu reconnaître l’innocuité de ce traitement à l’égard de la santé publique. Les farines avariées ou mélangées d’ivraie, les repasses corrompues occasionnent quelquefois de terribles accidens, mais à la suite de négligences très coupables plutôt que de mixtures intentionnelles. Reste enfin une fraude très commune, mais non nuisible hygiéniquement : le mélange de farine de riz a la poudre de froment qu’on pratique lorsque le blé est cher et dont on n’use qu’avec discrétion, car, en cas d’excès, le boulanger ne réussirait pas à panifier. En petite proportion, la féverole est tolérée, mais elle jaunit la farine et la blancheur du riz compense ce défaut. Pour découvrir le riz dans le blé, il existe des méthodes techniques assez délicates, très longues, mais certaines, quoique embarrassantes pour un débutant, puisque les caractères de l’innocent riz broyé ne divergent pas beaucoup de ceux de la toxique farine d’ivraie.

Passons maintenant au sucre jadis simple condiment, maintenant assimilé aux alimens. Les règlemens administratifs actuels en définissent les diverses variétés, depuis les sucres « raffinés, » c’est-à-dire cristallisés deux fois, presque chimiquement purs, sauf des traces infimes de colorans bleus qu’on tolère très bien, jusqu’aux mélasses, aux glucoses, aux miels naturels ou non. La dénomination qu’emploie le confiseur ou l’épicier ne doit jamais laisser supposer que le produit est constitué de véritable sucre pur, alors qu’il a été confectionné avec une matière sucrée, saine, licite, mais inférieure. Il est même interdit de vendre sous un autre nom que celui de « miel de sucre » le produit exclusif de la récolte des abeilles, lorsque celles-ci ont été nourries avec d’autres substances que le suc des fleurs, et la proportion d’eau, — il serait trop aisé de forcer l’humidité naturelle du miel, — ne doit pas dépasser 25 pour 100. Pour les confitures, gelées, ou marmelades, on est plus large et l’on passe jusqu’à 40 pour 100.

Le mot « fantaisie, » obligatoirement ajouté à celui d’un produit quelconque non-authentique, dénote qu’il s’agit d’une préparation artificielle d’ailleurs innocente. Il est permis de vendre du « miel de fantaisie » obtenu avec des matières sucrées alimentaires pures, des « bonbons de fantaisie » avec de la gélatine et de l’empois sans Comme ni blanc d’œuf, d’user d’aromes ou de couleurs factices. On imite très bien, et sans danger aucun pour la santé publique, le parfum de la fraise ou de la mandarine, et quant aux nuances artificielles, légalement admises, il existe une gamme interminable aussi riche, aussi variée de tons que l’arc-en-ciel, de couleurs d’origine végétale et surtout industrielle[6].

On recommande surtout l’emploi de termes qui ne peuvent tromper personne, grâce à leur impropriété même, comme sucre « d’orge ou de pommes, » comme bonbons « coquelicot, » parce qu’il est avéré que ces ingrédiens ne sauraient contenir orge, ni pomme, ni coquelicot. Enfin, pour ce qui concerne particulièrement les bonbons ou tolère un léger maquillage à la poudre de talc à la dose maxima de un gramme de talc pour un kilo de bonbons.

Ce même talc joue un rôle assez important dans le « lustrage » du café vert. En quoi consiste cette opération curieuse, mais non répréhensible ? Tout d’abord, les grains verts sont agités énergiquement dans un récipient avec de la sciure, ce qui les polit en éliminant uni ; certaine pellicule superficielle ; après quoi, le criblage ou l’aspiration enlèvent sciure et poussière, et on secoue de nouveau les grains nettoyés avec un mélange de talc, de cire, et de matière colorante jaune ou bleue. Le café acquiert ainsi un beau brillant, une jolie couleur ; il se conserve plus longtemps, reste strictement hygiénique tout en supportant mieux la torréfaction. Ce traitement, pratiqué au Havre sur une grande échelle’, ne saurait s’appliquer aux cafés avariés et n’a aucun rapport avec certains tours de main par lesquels les Belges déguisaient naguère d’ignobles cales corrompus, avariés par l’eau de mer, et trouvaient moyen de leur procurer un aspect presque passable, sans qu’ils fussent plus sains pour cela.

En mélangeant en proportions convenables du sulfate de cuivre à de l’acide tartrique et à un fort excès d’alcali, les chimistes obtiennent une superbe liqueur bleu foncé. Si on fait bouillir une prise de cette liqueur et qu’on y projette de l’eau contenant des traces des matières sucrées tirées du raisin, des fruits, du lait, la liqueur se décolore et se trouble. Un précipité rougeâtre d’oxyde cuivreux se dépose, réaction qui a fait donner le nom de « sucres réducteurs » ou « réducteurs » à ces matières. On dose notamment par ce procédé de décoloration le sucre d’un lait dont on a éliminé la matière grasse, coagulé la caséine et filtré le résidu ; c’est même un moyen classique de déceler le mouillage. Le sucre de canne dans ces conditions, lui, ne réduit pas, mais il acquiert cette propriété, ainsi que celle de fermenter quand il a été « inverti » au moyen d’un acide. Dans toutes ces opérations, la liqueur à essayer doit être incolore ou presque, pour ne pas masquer le moment précis de la disparition totale de la teinte bleue.

C’est ce qu’on fait pour le café ; on en défèque l’infusion par le sous-acétate de plomb, et le noir animal parachève la décoloration. Le jus ainsi obtenu et suffisamment dilué est ajouté progressivement à une quantité connue de liqueur cupropotassique ; la teinte bleue ne disparait qu’à la longue si le café est authentique, au lieu que la chicorée et le gland doux sont beaucoup plus riches en matières réductrices.

Si nous passons du café au cacao, nous sommes conduits à aborder une question à la fois chimique, hygiénique, économique des plus complexes, qui a donné lieu à des polémiques longues et passionnées et a divisé les membres de plus d’un congrès. Torréfiée, décortiquée, moulue, l’amande de cacao fournit une sorte de pâte riche en matières grasses (de 50 à 55 pour 100).

Le fabricant français, traitant cette pâte par la vapeur d’eau sous pression, ou par compression mécanique à chaud, expulse une partie de la substance grasse et obtient un cacao dégraissé de nuance blonde qui se mélange plus ou moins bien à l’eau. La graisse ainsi séparée constitue le beurre de cacao qui se vend à peu près aussi cher que la pâte à laquelle elle était primitivement associée, de sorte que l’industriel n’a pas intérêt à forcer ni modérer le dégraissage.

En Hollande, on procède autrement. On arrose au moment de la torréfaction les amandes de cacao avec une solution de carbonate de potasse. La pâte se fonce ; une simple pression suffit pour éliminer l’excès de corps gras, et le tourteau obtenu, appauvri de moitié en graisse, se broie facilement en donnant une poudre miscible à l’eau, mais non « soluble, » comme l’indiquent les prospectus.

Beaucoup de spécialistes et non des moindres, au premier rang desquels nous placerons M. Bordas, membre du Conseil supérieur d’hygiène de France, critiquent vivement ce tour de main. La teinte foncée de la décoction de cacao alcalinisé donne la fausse illusion d’une richesse supérieure, ce qui est malhonnête ; de plus, le prix du cacao surpassant du décuple celui de la potasse, l’introduction de celle-ci, même à petite dose, entraine un bénéfice illicite non négligeable, d’autant que le cacao, ainsi traité, attire l’humidité de l’air et gagne encore en poids. Enfin le carbonate de potasse, indéniablement, est toxique.

Les fabricans hollando-belges et divers industriels français ont répliqué avec énergie. S’il faut les écouter, les cacaos alcalinisés se digèrent mieux que les cacaos purs ; s’ils ne sont pas « solubles » au sens chimique du mot, ils s’émulsionnent mieux, au grand bonheur des cuisinières. Quant à la dose d’alcali supplémentaire introduite, elle ne peut pas plus nuire à la santé des plus actifs consommateurs de cacaos que le fait de manger un petit pain ou de boire une demi-bouteille de bordeaux, puisqu’il y a de la potasse dans le pain et le vin. Au contraire, l’alcalinisation permet d’expulser une forte proportion de matière grasse sans goût ni parfum et de concentrer davantage les principes nourrissans azotés.

Mais alors, a répliqué M. Bordas, votre raisonnement rappelle celui du laitier qui écrème et mouille son lait par humanité, sous prétexte que les matières grasses sont lourdes à l’estomac ! Malgré le talent et l’énergie des prôneurs des cacaos étrangers, la majorité des hygiénistes de France s’est rangée à l’avis opposé, et, conformément aux décisions de la Commission supérieure ; d’hygiène, le gouvernement a déclaré que seuls les cacaos traités sans alcalis méritaient l’épithète de « purs. » Il est d’ailleurs permis de livrer des cacaos « solubilisés » au carbonate de potasse, pourvu que la proportion de cet ingrédient ne dépasse pas 5 gr. 75 pour 100 grammes de marchandise sèche et dégraissée. La dénomination « soluble, » qui risque de produire dans l’zprit de l’acheteur une fâcheuse confusion, est interdite. Encore faut-il que l’addition de potasse carbonatée reste inférieure au pouvoir nettement acide du cacao naturel que, dans aucun cas, on ne saurait transformer en produit alcalin.

Qu’est-ce que le chocolat ? Personne n’ignore qu’on le définit « un mélange de cacao et de sucre. » Mais comme le sucre vaut sept à huit fois moins cher que le cacao, à poids égal, le chocolatier économise celui-ci au profit de celui-là. La loi a prévu cet abus ; tout chocolat, pour mériter ce nom, doit contenir 32 pour 100 au moins de cacao en pâte ou poudre. Il n’est pas d’ailleurs interdit de vendre du « sucre au chocolat » ou « chocolaté » ou « au cacao, » et lorsque le chocolat sert de « couverture, » on se montre un peu moins difficile sur sa pureté.

L’incinération suivie de l’examen des cendres établit tout de suite si un cacao est pur ou solubilisé, parce que, à conditions égales, les cendres triplent de poids dans ce dernier cas. La matière grasse, entraînée par la benzine ou l’éther, est étudiée à part, ce qui permet souvent d’y retrouver des principes parfaitement étrangers au cacao, comme la graisse de palme, la pâte d’arachide. Quant au sucre, il est diffusé dans l’eau el, après l’avoir inverti, le chimiste le dose au réactif cupro-potassique ou par d’autres procédés que [nous n’avons pas à exposer ici.


En terminant un travail que nous restreignons aux seules matières alimentaires indispensables à la nourriture de l’homme et de l’enfant surtout, nous nous excuserons d’avoir peut-être trop présumé de nos forces en entreprenant quelques timides incursions dans un sujet si vaste qu’il a inspiré de volumineux recueils surpassant les forces et les facultés d’un seul auteur, mais exigeant le concours en collaboration de chimistes, d’hygiénistes, d’avocats, d’économistes. La lecture de ces énormes livres épouvanterait le public instruit et ils sont peu connus, malgré leur utilité et leur mérite.

Maintenant, que nos vagues extraits ne fassent pas juger que tout ce dont la France contemporaine se nourrit et s’abreuve est constamment fraudé. Il en est des alimens loyaux comme des honnêtes filles : les uns et les autres ne font guère parler d’eux. Ce n’est pas à dire que les produits d’excellente qualité soient bien répandus. Nous vivons, hélas ! au temps de la médiocrité et de la banale uniformité. Les gourmets le savent de reste.


ANTOINE DE SAPORTA.

  1. Annales des falsifications. — Bulletin international de la répression des fraudes alimentaires. — Passim.
  2. Mentionnons seulement une épreuve qui s’écarte du cadre de cet article : l’examen d’une teinture pour cheveux.
  3. C’est pour cela que l’agent qui pi-élève un échantillon ne le puise dans le récipient de lait qu’après avoir retourné le vase pour homogénéiser l’ensemble.
  4. La sensibilité doit être telle que l’intervalle de 1 degré C. occupe sur l’échelle une longueur de 70 millimètres. Le centième et même le demi-centième de degré devient alors facilement appréciable à la loupe. Le verre du thermomètre subit bien le rétrécissement graduel bien connu qui déplace le zéro, mais cette ascension, qui exige de fréquentes vérifications avec un thermomètre neuf et ne s’arrête jamais, devient de plus en plus lente avec le temps.
  5. Il suffit d’introduire dans un tube à essai gradué un petit morceau du beurre qu’on estime mouillé. En immergeant le tube dans l’eau chaude, le beurre fondu surnage à l’eau. Pour opérer dans les règles, on évapore dans l’étuve à 100° un poids connu et l’on repèse le résidu au bout de quelques heures : la perte de poids dénote la quantité d’eau primitive.
  6. Les couleurs minérales inoffensives et autorisées sont peu nombreuses Citons notamment le bleu Guimet, les ocres.