La Faiblesse humaine/02


LA
FAIBLESSE HUMAINE[1]

DEUXIEME PARTIE[2]



V

Les jours suivans, un air chargé d’électricité souffla, le temps courut ; les choses, les êtres prirent un aspect insolite. On vit à la Pierre Bleue des visages nouveaux. Dopsent serait député ; sa persuasion tenace refoulait la résistance de sa femme.

Devant elle, il avait donné sa parole à Méjannes, petit vieillard à tête de rat blanc, pointu par le haut du corps, gros et gras par le bas, dont les paupières et la bouche se plissaient avec une astuce inquiétante. Type du parlementaire de métier, rompu aux intrigues de couloir, courtier d’affaires, promettant le plus et tenant le moins, fournisseur d’emplois et de palmes, il déplut souverainement à Mme Dopsent. Certes elle eût préféré un autre patronage. Mais que pouvait-elle ? Elle s’était posé cent fois la question. Comment empêcher Maurice de commettre cette folie, qui semblait raisonnable à presque tous leurs amis, même à Stamar, si désabusé pourtant. Elle aimait son grand homme, tenait à le savoir heureux, et s’il ne pouvait l’être autrement, que faire, sinon céder pied à pied, ne pas approuver subir ? S’opposer nettement à la volonté arrêtée de Maurice eût fait naître entre eux de graves dissentimens, excédé son devoir de soumission. Sa fierté légitime ici n’était plus en cause. Au vrai, Maurice bénéficiait de la diversion dangereuse que son imprudence avec la petite Maury, — partie et loin à cette heure, — avait jetée en l’esprit de sa femme. La crainte, à peine rassurée, d’avoir vu la sécurité de son foyer en danger, brisait le faisceau d’efforts qu’en un autre moment elle eût concentrés pour défendre leur « grande paix d’Hossegor. » Heureuse, après demi-mal, d’en être quitte pour la peur et se contraignant à le croire, — tant, même chez les êtres les plus avides de loyauté, l’illusion endormeuse paraît bienfaisante quand on a frôlé l’atroce certitude, — peut-être n’eut-elle pas toute la lucidité et toute l’énergie d’une Âme intacte.

Peut-être n’approfondit-elle pas, ne voulut-elle pas approfondir certains doutes qui l’eussent conduite à prendre de son cher compagnon une conscience moins assurée, moins sereine. La supériorité du mari faisait dogme à ses yeux. Ses défaillances ne le diminuaient presque pas. C’est étrange et c’est ainsi : un cœur aimant ne se pique pas de logique. Dans ce conflit secret, cette opposition incessante des tempéramens et des caractères qu’est le mariage, elle eût souffert de prédominer. Sa modestie volontaire l’inclinait devant le chef de la maison, et se gardait envers lui de blâmes décisifs. Douter de sa clairvoyance, de sa sagesse, lui était insupportable. C’était bien assez d’avoir eu à déplorer la voie où il entrait : elle eût voulu y chercher des excuses et, se désolant de n’en pas trouver, elle se reprochait de ne pas se laisser convaincre par la chaleur de son enthousiasme.

En lui demandant si elle n’obéissait pas à un instinctif égoïsme de femme heureuse et passionnée, il avait éveillé ses scrupules. Pour rien au monde, elle n’eût voulu dans un intérêt personnel le paralyser.

Ce n’est pas que les alliés lui eussent manqué : son parrain, pendant la semaine passée auprès d’eux, n’avait pas eu besoin d’épanchemens détaillés pour démêler quel bouleversement la vocation imprévue de Maurice allait apporter dans cet intérieur si calme : la fourmilière en émoi, la ruche bousculée. Malgré sa discrétion, il eût offert à Gabrielle l’entremise affectueuse de son expérience, — son titre l’y autorisait, — s’il n’avait compris qu’elle préférait, dans sa tendresse exclusive, l’abstention.

Elle n’avait pu cependant empêcher Laloubers de représenter à Maurice combien son action locale était plus efficace et plus belle. À lui aussi déjà on avait offert la députation ; il avait refusé, préférant rendre de son mieux la justice sur son siège de province que d’aller se perdre, anonyme, avec quelques personnalités marquantes, dans une foule préoccupée surtout de ses intérêts et de ses appétits. Mais Laloubers, malgré la force de ses argumens, s’était vu arrêté avec une cordialité nette. Brousseval, républicain sincère, lui, approuvait Dopsent ; cette fois, les Landes seraient représentées par un homme, et un fier homme ! Serquy faisait chorus ; royaliste libéral, il préférait dans leur ami le meilleur des pis aller. Cormeilles, esprit routinier de fonctionnaire, se réservait, prêt à marcher pour la candidature officielle déclarée.

Elle devinait bien que Pierre Duadic, — mais que comptait-il ? — s’émouvait pour elle de toute sa jeune fidélité et de son obscur dévouement, et que les bons gros yeux de Fraülein la plaignaient, car même les esprits ordinaires ont des clairvoyances insoupçonnées. Et elle constatait le regret de la voir partie chez les plus instinctifs et les plus rudes, comme le vieil Hamburu, ou la Patchicore qu’après l’enterrement de son père elle avait recueillie. Joseph, soucieux, semblait se demander si on emmènerait les chevaux. Et la femme de charge, Augustine, comptait d’un air mécontent les piles de linge dans les grandes armoires ; elle connaissait Paris, on n’y a pas ses aises…

Gabrielle aurait pu faire fond sur son beau-père. Le colonel Dopsent, tout d’abord, avait marqué son incrédulité, puis son incompréhension stupéfaite et sourdement irritée : à quoi pensait Maurice ? Quelle mouche le piquait ? Devenait-il fou ? Le vieillard, dans la simplicité de son jugement, n’avait pas une très haute idée de la carrière politique. Que son fils allât bénévolement grossir le nombre de tant d’incapables, médecins sans clientèle, avocats bavards, lui, Maurice Dopsent, un gaillard pareil, cela le passait ! Encore s’il n’y avait à la Chambre que des hommes comme lui !

Ce que par pudeur fière il n’ajoutait pas, Mme Dopsent la mère le laissait deviner ingénument:leur tristesse de songer qu’il les quitterait, si âgés, si heureux de jouir quelques dernières années de sa présence; et avec lui, sa femme qu’ils aimaient comme leur fille et les petits-enfans qu’ils adoraient, en bon-papa et bonne-maman gâteaux. Cette sincérité de douleur attendrit Gabrielle ; mais elle était trop partiale déjà contre Maurice pour se liguer avec eux : c’eût été le trahir. Elle dut prendre, avec un tact délicat, sa défense, sachant bien du reste que ni son père, ni sa mère, qui l’admiraient et le redoutaient, tant il imposait à tous le sentiment de son autorité, n’oseraient lui tenir tête.

Elle s’étonnait de la force d’une idée fixe : Maurice ne pensait plus à rien qu’aux élections imminentes. Parens, vie passée, occupations ; pour lui tout se subordonnait à ce mirage. Sa bonne foi apparaissait si évidente, il s’imaginait si fermement accomplir un devoir civique que sa conviction finissait par toucher Gabrielle ; et si contradictoires sont les sentimens de l’amour que, tout en se croyant assurée d’avoir raison, elle en eût voulu aux autres de douter de lui. Ils n’y songeaient pas. La sympathie générale enveloppait Dopsent ; et elle en était heureuse, malgré elle, émue de voir qu’il récoltait d’un coup la moisson généreuse d’efforts semés en tout désintéressement depuis des années.

Elle aurait pu savoir mauvais gré à ses amies de prendre fait et cause pour le futur député ; mais non ! L’exubérante campagne menée par Mme de Serquy, femme remuante et à qui l’on pardonnait pour sa droiture certaines vivacités de caractère ; les discrètes menées de Mme  Brousseval, lui furent moins désagréables qu’elle n’osait se l’avouer. Se laissait-elle gagner à la contagion ? Était-elle prise, elle aussi, aux risques du jeu, à la fièvre de la réussite ?

Au fond, et tout en la souhaitant, elle eût déploré la défaite, puisque Maurice dans son orgueil en eût souffert ; cette âme généreuse s’oubliait, ou plutôt, liée indissolublement à son mari pour le bien ou le mal, la joie et la peine, la fortune ou l’adversité, elle sentait bien que ce qui vibrait en lui répondait en elle, et qu’elle serait atteinte par tout ce qui le frapperait.

Malgré tout, elle éprouvait ce malaise que cause la découverte de l’inconnu. Comme l'on peut rester étrangers l’un à l’autre ! Que la pensée secrète est incommunicable ! Se sentir si près et si loin ! Et elle n’avait rien soupçonné du travail intérieur, de la sourde crise qui l’avait conduit là ! Elle le croyait heureux, sans désirs, sans trouble, sans autre ambition que de vivre sa vie normale, dans des conditions d’activité physique et morale qui eussent rempli trois existences ; mais se tromper à ce point sur un être, n’était-ce pas effrayant ? Et alors, quels autres replis ne pouvait-elle pas soupçonner dans ce cœur insatisfait, cette conscience inquiète ?

La jalousie la mordait. La crainte de l’avenir et des tentations de Paris. Elle-même, était-elle si sûre d’elle ? Oui, elle en pouvait répondre : André Varaise s’était effacé de nouveau dans la brume. Mais de lui, Maurice ? Avait-il bien dit la vérité ? Et ce brusque départ de la petite infirmière, à y réfléchir, ne donnait-il pas à penser ?… N’avait-il pas voulu la rassurer trop ? Ah ! qu’elle avait eu raison d’avoir peur ; ce pressentiment venu de l’intensité même de sa joie, en ce flamboyant matin où le printemps d’Hossegor s’exaltait dans la splendeur du jardin, l’azur de l’étang, l’incendie des genêts !

La mêlée électorale l’alarmait bientôt. Quel changement ! Leur existence fermée, à peine entre-bâillée, semblait ouvrir portes et fenêtres. On y entrait comme au moulin. Ne fallait-il pas recevoir les notables influens, les électeurs probables ? Un comité s’était formé pour la candidature du docteur. Il parlait en des réunions publiques, visitait les particuliers. Les rouans surmenés, leur ration d’avoine augmentée, n’avaient jamais autant trotté, ni Rob-Roy. La bicyclette de Maurice y resta, il dut en acheter une neuve. Le moyen de ne pas se multiplier, de ne pas courir ici, là, dissiper un malentendu, donner des gages plus qu’il n’eût voulu.

Cela désolait Gabrielle. Tout de suite, après le premier élan favorable de l’opinion, les difficultés commençaient : des compétiteurs avaient surgi. On acheta un journal qui agonisait, le Phare de la Côte, et qui, à célébrer les titres de Dopsent, retrouva une vigueur inattendue. Sur le conseil de Méjannes, on distribua des prospectus où Maurice représenté debout, le bras tendu, semblait déclamer sa profession de foi : « Bien connu de la probe population des Landes, dévoué par-dessus tout à ses intérêts, je sollicite vos suffrages, etc. » Moyens grossiers, mais nécessaires. Des affiches rouges déclarèrent : Vérité, Loyauté, Sécurité. Votez tous pour le docteur Dopsent : « candidat des honnêtes gens ! »

Il s’annonçait républicain radical. Trois jours avant l’élection, il dut foncer la couleur et s’affirmer radical-socialiste, pour couper l’herbe sous le pied du principal concurrent, Puibot, ouvrier lithographe. Quant à l’autre, Ajamet, un grand sardinier, on estimait qu’il n’avait aucune chance. Des querelles, dans la presse locale, s’envenimèrent ; des calomnies coururent ; Dopsent fut diffamé et il y eut échange de claques entre un membre de son comité et un partisan de Puibot. On parla même d’un duel Dopsent-Lagarousse. Maurice peu après apprit avec indignation que Méjannes l’avait compromis en l’engageant, sans le consulter, pour une promesse de ruban rouge : un gros bonnet du parti à gagner.

Gabrielle ne pouvait pas ne pas remarquer les fléchissemens, insensibles d’abord, puis plus marqués, du programme de son mari. La fin justifiait les moyens, disait-il ; une fois élu, il reprendrait sa liberté. Mais elle le devinait par momens écœuré par tel marchandage, tel chantage déguisé, tel quémandage impudent. Méjannes surtout et sa faconde devenaient odieux. De toute son impatience, elle souhaitait que cette lutte irritante prît fin. Elle contemplait tous les élémens du comique, du grotesque, du mépris et du dégoût ; çà et là, quelques concours généreux, des dévouemens inespérés : un raccourci d’humanité grouillante, isolément noble, et dans l’ensemble laide.

Au premier tour, Ajamet joncha le sol ; il y eut ballottage entre Puibot et Dopsent. Incident pénible ; le socialiste vint trouver Maurice et au nom de leurs convictions le pria, puis le somma de se désister. « Au fond, disait le soir Maurice à ses amis, il n’avait pas tort, cet homme ! Il a la foi. Il est pauvre ; je le crois honnête. » Il ajouta : « J’ai tout de même dû le flanquer à la porte. » L’influence officielle se fit alors résolument sentir : cette pesée dans la balance, et les voix d’Ajamet qu’on rallia pour la plupart et dont on brocanta le solde au rabais, décidèrent de l’élection.

Avec une majorité flatteuse, Dopsent passait. Cela ne lui avait coûté, — un peu défrisé, il ne l’avoua à personne, pas même à sa femme, — que dix-neuf mille cinq cent vingt-trois francs, sans compter les centimes.

Méjannes, qui avait toujours escompté la générosité de son protégé, présenta sa note : un emprunt déguisé sous forme de commandite : trente mille francs dans une exploitation de résine. Maurice se trouvait avoir beaucoup de cliens, quantité d’amis inconnus, quelques ennemis et pas mal d’envieux. Un bilan lourd, en somme.

Mais tout se noyait dans l’orgueil du triomphe.


VI

Pour Gabrielle, ce fut la détente et, la fièvre tombée, le découragement.

La conscience que quelque chose d’irrémédiable venait de s’accomplir. Le regret d’une victoire qui entraînait pour elle de telles suites. Toutes ses craintes, tous ses griefs ravivés. Ainsi, c’en était fait. Il fallait dire adieu à Hossegor. Que n’avait-elle mieux lutté contre son mari ? Que n’avait-il échoué ?

Dans ce revirement si humain, le cœur et l’esprit à la dérive elle ne s’apercevait même pas de ses propres contradictions.

Il était tout contentement, elle était toute tristesse : et cela les séparait étrangement, dans leur étroite union, avérait pour la première fois la différence de leur idéal. Ils n’avaient plus la même conception de la vie. Rien de plus grave et de plus affligeant. Elle restait, après ces heures agitées qui l’avaient roulée sur des galets, stupéfaite et meurtrie. Malgré cela, souriante. Ce qui était, était. À quoi bon affaiblir la satisfaction de Maurice ? Elle s’immolait.

Les vieux Dopsent, eux aussi, se montraient stoïques, désolés pourtant et si flattés avec cela : comme si, de ce qu’elle avait pris corps, cette chimère de la députation leur imposait à leur tour, à eux et à bien d’autres. Une nuance, chez les amis, leurs femmes, les indifférens, les fournisseurs : « Mon cher député, » par-ci : « Monsieur le député » par-là. C’est par liasses que les télégrammes bleus et les lettres de félicitations, suivis déjà de demandes de places ou d’argent, s’amoncelaient sur le bureau du « patron. » Dans le regard des enfans, des domestiques, on lisait une fierté : papa est nommé ; monsieur les a tous mis dans sa poche ! Le succès, son auréole, et sa magie !…

Comme si cette apothéose était une faillite, voilà qu’on liquidait. Sans doute Dopsent reviendrait aux vacances, ferait entre temps de brèves apparitions : mais il ne pouvait continuer à diriger le sanatorium, il ne pourrait plus revêtir, pour ses audiences de juge de paix, la toge noire ; on ne le verrait plus, à belle allure de son pur-sang, aller surveiller sa ferme modèle de Soorts, sa scierie, ses villas de la plage. Toute une œuvre féconde qu’il laissait là, passait à d’autres, moins qualifiés. Une œuvre dont il était l’âme, et qui allait peut-être péricliter et tarir.

Mais non, pourquoi ? répondait-il au remords obscur que suscitait en lui ce doute. Hernès, praticien prudent, prenait en main La Fondation. M. Dopsent le père voudrait bien s’occuper des vignes et du parc à huîtres, qui d’ailleurs allaient presque tout seuls. Pour la scierie, et la ferme, des acheteurs s’offraient. Avec quel douloureux courage Gabrielle assista à ce dépècement ! Elle s’était tellement intéressée à tout cela, qu’il lui semblait que c’était un peu son œuvre. Elle connaissait toutes les femmes des employés, des ouvriers. Et à La Fondation, où on l’aimait tant, ces enfans malades, à qui elle n’apporterait plus le réconfort de ses sourires, de ses bonnes paroles, des jouets à Noël ! Il lui semblait voir mutiler, dans toutes ces entreprises qui allaient plier sous d’autres mains, de la vie dans sa plus haute expression, et comme un être agissant et pensant.

Maurice, il est vrai, plus confiant et plus affectueux, — qu’avait-il donc à se faire pardonner ? — lui demandait son avis, quitte à passer outre en cas de divergences, d’ailleurs rares. Elle ne reconnaissait plus ce caractère si équilibré, chez qui la réflexion tenait hier encore une si grande place : à présent, il tranchait les difficultés, pressé d’en finir, sans s’arrêter à perdre ni attendre l’occasion meilleure.

Ce fut pour leur vie de ménage, qu’elle sentit le plus cruellement se briser mille petits liens tenaces. Une maison, c’est nous-mêmes. La Pierre Bleue lui tenait au corps comme un chaud vêtement. Elle en avait orné les murs, disposé l’ameublement avec une ingéniosité charmante. Et de tous les coins, les invisibles témoins de l’habitude se dressaient prêts à partir, ombres en exil, esprits congédiés. La vieille maison, — en sept ans un logis prend une âme, — poursuivait Gabrielle du regard muet de ses fenêtres, du reproche de ses pièces intimes, où tout était si doux, si grave, disposé à sa ressemblance, imprégné d’elle, et d’eux. Le salon des amis avec sa table de bridge, le piano, les livres et leurs reliures sobres, la salle à manger aux vieilles crédences, aux bahuts sculptés, le cabinet de travail de Maurice, d’une si belle, si pure simplicité, la salle de travail des enfans, si claire que toute la beauté du paysage y entrait, leur chambre d’époux avec ses toiles de Jouy et ses vieilles gravures, si reposantes aux regards.

Ah ! ces meubles qui, parce qu’ils étaient à cette place et non à une autre, contribuaient à une harmonie parfaite, ce mystère des chères demeures, cette éloquence des plus menus bibelots ; tout cela qui semblait figé dans une paix rassurée, un sommeil heureux à demi éveillé ! Quitter cela ! Voir déplacer, empaqueter ces tableaux, cacher sous les housses funéraires les fauteuils, recouvrir les glaces comme dans la maison d’un mort. Ce qu’on laisse et ce qu’on emporte, et l’aspect disparate de ce demidéménagement, ces trous d’ombre, cet air pauvre. Ce n’était déjà plus la Pierre Bleue.

Quand elle alla dire adieu aux petits malades de La Fondation, dont déjà llernès assumait la direction, à des nuances imperceptibles, à des détails infimes, elle sentit une autorité nouvelle ; et devant Mme  Holtz, promue économe, elle se vit importune, presque étrangère. Même impression à la scierie. Le contremaître Anglure, si rogue, détaché de ses anciens patrons, n’avait de regards serviles que pour le nouveau venu. Comme on se passe de vous ! C’est la loi ; et il est heureux qu’il en soit ainsi. Elle en souffrit, pourtant.

La suppression de l’écurie fut un drame pour les serviteurs, et surtout pour le vieux Joseph. À Paris, Dopsent aurait son auto, il l’avait déjà commandée. Pas de chevaux encombrans. D’ailleurs, un des rouans surmené boitait. On vendrait l’attelage. Mme de Serquy acheta Cora et son mari Rob-Roy ; Gabrielle, qui aimait monter et conduire, eut cette consolation de penser que ces braves bêtes seraient bien traitées. Il ne resta à l’écurie, devenue immense, que l’âne gris des enfans, Poiluchon, tout au bout, brayant d’ennui, et perdu dans sa stalle. Joseph, après un violent désespoir, se résigna : on l’emmenait comme maître d’hôtel ; encore fut-ce par égards, car il vieillissait beaucoup, et sa vue devenait mauvaise, son caractère malheureux. Augustine, mise en demeure de choisir, préféra rester à la Pierre Bleue comme femme de confiance. On congédia un des ménages de jardiniers, les plus jeunes ; la Patchicore fut dotée et fiancée au forgeron de Labenne. Fraülein Busch accompagnerait ses maîtres. Quant à Pierre Duadic, Maurice, malgré la résistance de sa femme, ayant résolu d’envoyer Michel au lycée et les petites suivre les cours d’une institution, son poste devenait inutile.

Très pâle, il avait demandé à Dopsent son congé. Lui aussi, ce coup du sort l’atteignait dyrement. Il était si heureux jusqu’alors. Faire éclore ces petites intelligences, penser, travailler librement, — il préparait, tard dans la nuit, son agrégation, — vivre auprès de la haute et douce présence de celle que de loin, en bas, il aimait en secret sans autre espoir que de rencontrer parfois son regard lumineux et son paisible sourire, — quel beau rêve, auquel il fallait renoncer pour s’en aller professer, obscur et pauvre, dans une petite ville de province !

Mme  Dopsent suggéra à son mari de le garder comme secrétaire, on lui devait un dédommagement : pourquoi pâtirait-il de la transformation de leur vie ? Paris avec ses bibliothèques, sa vie intellectuelle intense, la direction surtout d’un homme tel que Maurice, serait pour lui une fortifiante école.

— Moi, je veux bien, dit Dopsent, quoique ton petit Duadic, — charmant garçon du reste ! — soit un parfait rêveur. Il fait des vers, le savais-tu ? Il est amoureux. De toi, je suppose. Et je ne vois pas trop à quoi il pourra me servir. Enfin, essayons !

Ce fut elle qui, délicatement, se réserva de faire part au jeune précepteur de cette offre. Le visage de Pierre Duadic s’éclaira, il rougit candidement :

— Oh ! madame, que vous êtes bonne ! Quitter les enfans me désolait, ne plus vous voir…

Elle coupa court :

— Mais ces fonctions de secrétaire seront pour vous très différentes. Pensez-vous pouvoir vous y adapter ?

— De toute ma bonne volonté, madame, je m’y efforcerai. Mais il se sentait d’avance dépaysé, inquiet. Le caractère autoritaire de Dopsent, cette vie active… Il était si timide, si replié en lui-même, si peu fait pour se colleter avec les hommes. Il avait les larmes aux yeux, elle fit semblant de ne pas le remarquer.

Ses dernières journées furent, aux heures qui lui restèrent libres, de longues promenades à pied : l’adieu à ces endroits qui représentaient pour elle, dans ce merveilleux pays, tant de sensations concentrées. Souvent les enfans l’accompagnaient. C’étaient les bois aux sinueuses allées de sable, le Bouret roulant son eau de rouille, le silence des pinèdes où s’élevait parfois le chant mélancolique des résiniers, les berges de l’étang, la grande mer, ses longs rouleaux de vagues, et les dunes où fleurissent çà et là le lys et la violette des sables. Son cœur tressaillait de regret. Elle ne pouvait se déprendre de ces spectacles d’une si pacifique grandeur. Quelle force à vivre, et quelle douceur elle avait puisées en eux ! Comme ils lui avaient enseigné l’effort quotidien, l’unité des sentimens, l’équilibre des actes ! Vie puissante, ordonnée, magistrale des choses, où elle s’était sentie située à sa place, et confondue avec l’ensemble des énergies naturelles, participant, si peu qu’elle fût, au large rythme de l’univers. Beaux matins se levant comme l’espoir dans le cœur, splendides après-midi chaudes où la sève gonfle l’écorce, où l’intelligence déborde l’âme, fulgurans couchers de soleil sur l’étang qui palpite à la respiration des marées, nuits d’étoiles où le silence du grand repos vous baigne comme une eau noire.

Alors Gabrielle se sentait seule. Seule et désemparée. L’idée qu’elle allait quitter Hossegor, l’en détachait déjà. Elle comprenait qu’elle avait animé ce paysage de son âme, et qu’éloignée, il continuerait à vivre, impassible et semblable. Elle sentait se rompre la divine communion qui l’avait unie à la nature bienfaisante ; elle eût voulu retenir cette terre, ces arbres, ces cieux dans ses mains, contre son cœur. Et déjà tout s’écoulait de la fantasmagorie radieuse. Elle savourait à plein cette amère, cette déprimante angoisse de l’abandon.

Ce fut bien pis quand Maurice, qui était déjà parti plusieurs fois pour Paris et revenu les dimanches, — deux nuits de chemin de fer, — quitta définitivement la Pierre Bleue, emmenant Pierre Duadic dans l’appartement qu’il avait arrêté et installé, avenue Henri-Martin. Une concession gentille à Gabrielle, et dans l’intérêt des enfans, cette proximité du Bois !

Elle le suivit le surlendemain. Cruel départ, et qu’elle ne devait jamais oublier. Un soleil de fête, l’ironie de la beauté épandue sur tout ce qu’elle voyait. Les vieux Dopsent venus l’embrasser une dernière fois et serrer dans leurs bras Michel, Charlotte ravis de partir, — le changement, le nouveau ! — Loulou pensive et triste ; elle aurait voulu dire encore adieu à Poiluchon ! Les serviteurs se pressaient autour du break. Augustine essuyait ses yeux. La Patchicore, jupe et caraco noirs, souriait. Le vieil Hamburu au nom de tous, redressant sa taille voûtée, remit à Mme  Dopsent un superbe bouquet : tous les parfums du jardin, tous leurs vœux humbles.

— Merci, mes amis, dit-elle d’une voix que l’émotion étouffait.

Et d’un regard affectueux et navré, elle se sépara d’eux, de la Pierre Bleue, du parc, des grands collies Dick et Pussie que le jardinier retenait à plein collier, de toutes ses forces. Laissés là comme gardiens du domaine, ils poussaient des abois désespérés. Les enfans eux-mêmes en furent émus.

— Au revoir, père ; au revoir, mère !

Dans ce regard des vieux parens, quelle détresse ! Les chevaux piaffèrent. Gabrielle sourit, en se mordant les lèvres pour ne pas fondre en larmes.

— Adieu, adieu… Bon voyage !

La route, les grands arbres : la Pierre Bleue, l’étang, Hossegor, tout disparut…


VII

M. Francis Wats, poste restante, Naples (Italie).
Mon cher parrain.

Qu’il y a longtemps que je n’ai de vos nouvelles ! Ont-ils donc la grève des postes en Turquie ? Je suppose que votre voyage s’est heureusement accompli et je veux que cette lettre vous souhaite, sitôt débarqué, la bienvenue. Je vous vois très bien à Naples, depuis que nous y avons passé quelques jours cet été, Maurice et moi : les salles fraîches du Musée, la rue de Tolède grouillante de gens, les ruelles en escalier d’où dégringolent des troupeaux de chèvres, la mer d’un bleu violet, Naples d’ivoire, le soir, quand on revient du Pausilippe, les huîtres du Lucrin, les claies de macaroni qui sèchent dans les rues, le soleil et la vermine, les pianos mécaniques, les petits chevaux rapides comme le vent, les lessives qui pendent aux fenêtres, et des fleurs, des fleurs, des fleurs recouvrant la misère, la saleté, embaumant cette insouciante joie de vivre.

L’Italie, l’Algérie, la Tunisie, voilà quelles ont été nos vacances parlementaires : vous le savez, direz-vous, et moi, je m’en étonne encore. À peine quelques jours à Hossegor pour y confier les enfans à leurs grands-parens ; toute la France en automobile un malheureux chien écrasé entre Bordeaux et Arcachon, une panne aux portes de Toulouse, et un pont mal viré près du Trayas ; accrochés dans le vide au garde-fou, comme un rapide arrivait : émotions modernes !

Nous revoici maintenant en plein tourbillon de Paris. L’hiver boueux et glacé ; visites, courses, dîners. On est harcelé, pressé, on ne s’appartient plus, à peine pense-t-on. Je vous écris pour me ressaisir un peu.

Je crois bien, « uncle Francis, » que je resterai toujours une provinciale : l’entrain me manque, je ne m’habitue pas à cette existence superficielle, sans profondeur, où rien ne s’enchaîne et ne se prolonge dans l’esprit et le cœur. Je ne prétends pas que ce soit odieux de vivre ainsi ; on peut y prendre une sorte de plaisir, une ivresse rapide et saccadée ; mais quel vide sous cette trépidation ! Où sont les heures réglées d’Hossegor, le charme des habitudes, ce qui donnait tant d’âme à l’au jour le jour ? La musique, que nous aimions tant, vous et moi ? À peine ai-je ouvert mon piano. Les livres ? Où trouver la soirée paisible, sous la lampe ? Les réunions d’amis, qui nous étaient si précieuses, si fortifiantes, les belles discussions d’idées. Laloubers sincère, Stamar sceptique, Serquy et ses récits d’explorations aventureuses ; ah ! parrain, que c’est loin !

Pourtant, des gens intelligens ornent de leur présence notre salon, car nous avons un salon, et non des moins courus. Princes de la science, des lettres, députés, sénateurs de marque, des femmes belles pour qui les messieurs se mettent en frais. Que voulez-vous, parrain, ce n’est plus cela. On a trop d’esprit pour moi, de l’esprit de repartie, de « rosserie, » du genre d’esprit que j’apprécie le moins, sans doute parce que j’en manque. Les hommes de valeur n’émettent leur opinion, ne développent une idée ou un paradoxe, qu’en l’accentuant d’un sourire qui semble dire : « Vous savez, je n’y tiens pas ; et vous ? » On énonce gravement des riens, et légèrement les choses sérieuses. Je reste provinciale, vous dis-je.

Quant à Maurice, il fait mon admiration. Il semble qu’il ait toujours vécu ici, qu’il soit taillé pour cette existence. Songez qu’il prend son métier au sérieux, qu’il se lève à cinq heures et ne se couche jamais avant une ou deux heures du matin, qu’il travaille comme un nègre, se tient au courant de toutes les questions, déjeune quand il peut, à la diable, ne s’appartient que vers huit heures, quelquefois neuf heures du soir. Je dis : s’appartient, car il ne m’appartient guère. Je n’ai plus de mari, ou si peu ! Il n’a pas le temps de s’occuper de sa femme, il se dévoue à son pays. En quoi il tranche sur la plupart de ses collègues qui papotent, jabotent, reçoivent leurs électeurs, courent les ministères, se rafraîchissent à la buvette, se prodiguent dans les couloirs et laissent voter pour eux les camarades.

Je ne me plains pas, n’allez pas le croire, je constate. N’est-ce pas étrange de penser que, de cette union profonde de tous les instans, de cette entente de toutes les pensées, il ne reste presque rien ? Si, sa vie et la mienne ; cela fait deux. J’assiste à son labeur, je n’en suis plus l’associée, ou du moins plus comme avant. J’ai pour rivale cette atmosphère fiévreuse et factice de Paris, qui contraste tellement avec ce que vous appelez mon équilibre et mon calme. Il ne me trouve plus au ton. Je ne pense pas, je ne juge pas assez vite pour lui, qui est toujours pressé. Enfin il est heureux, c’est l’essentiel. Je me fais mon plaisir du sien, et tout va ainsi le mieux du monde. Cher Maurice, quelle richesse de vitalité, d’intelligence, de labeur il avait en lui ! Peut-être les gaspille-t-il un peu maintenant. Je crains le surmenage. Mais ce trésor non prodigué encore, c’est à notre sage séjour des Landes qu’il le doit : c’est là qu’il a accumulé toute cette belle réserve : j’en suis assez fière. D’ailleurs, cette vie agitée semble lui réussir. Il a rajeuni, il s’est aminci : vous ne le reconnaîtrez pas.

Et que diriez-vous de moi, parrain ? Que je suis devenue bien coquette ? C’est vrai, mais uniquement pour faire plaisir à Maurice, qui tient à ce que sa femme s’habille, comme les autres, chez les grands couturiers. Moi, vous savez, ces longs essayages, ça m’assomme, et je trouve absurde de tant dépenser quand on peut être presque jolie avec des robes faites à la maison. Mais ce serait un déshonneur. Qu’en diraient Mme  Hélyotte et Mme  Gomeau-Pierres, mes nouvelles amies ? Il paraît que ce sont mes amies. Maurice, qui est au mieux avec leurs maris, — un ex-ministre et un sénateur, s’il vous plaît, — l’affirme. Elles me pilotent avec une rare complaisance :

— « Mais, ma chère, on ne porte plus cela ; voyons, ma chère, puisque c’est la mode ! » Docile, je suis leur avis ; on m’en trouve bien, et Maurice est fier de sa femme. Me reconnaîtrezvous, vous aussi ?

Parrain, je serai très contente de vous voir. Vous m’avez beaucoup manqué ces trois derniers mois. Les enfans ne vous oublient pas et demandent souvent de vos nouvelles. Ils vont bien ; toutefois Charlette a eu la grippe et Loulou a moins bonne mine qu’à Hossegor.

Notre vieux Joseph nous a quittés, ou plutôt nous n’avons pu le garder. Privé de ses chevaux, dépaysé au milieu des nouveaux domestiques qui le trouvaient vieux jeu, il faisait de la neurasthénie et se disputait avec le mécanicien. Un soir, il a eu un accès de folie et s’est mis à casser les assiettes, pas toutes heureusement. C’était avant le dîner, nous attendions vingt-sept personnes : voyez-vous cela après le premier service ? J’en ai eu peine. Ce pauvre homme nous était dévoué et il était si heureux là-bas.

À bientôt, mon vieil et bien cher ami. Arrivez-nous vite en bonne santé. Je vous embrasse affectueusement.

Votre filleule dévouée,
Gabrielle.


VIII

— Monsieur Dopsent ?

Le valet de chambre en habit, orné de superbes favoris noirs, toisa le visiteur, un petit homme frêle à figure maigre et expressive, parut jauger son importance et laissa tomber :

— M. le Député ne reçoit pas à cette heure-ci sans lettre de convocation.

— Je sais. Cela n’a aucune importance. Veuillez faire passer ma carte. Je suis déjà venu ce matin. Le domestique, soit que ce ton de fermeté lui imposât, soit que le titre qu’il lut sur la carte, comme si elle lui était destinée, le fît hésiter, daigna dire :

— Si Monsieur veut entrer au salon ; mais il y a déjà d’autres personnes, — et il appuya, — qui sont reçues sur rendez-vous.

— Parfait, mon ami, prévenez votre maître.

Et M. Laloubers, avec sa simplicité ordinaire, entra dans la pièce où déjà cinq ou six personnes patientaient, sur les chaises ou les fauteuils recouverts de housses, dans l’immobilité cataleptique que provoque une longue attente.

Il fallait de sérieuses raisons au président du Tribunal civil de Bayonne pour perdre son sang-froid ; il garda donc le sien ; mais, comme il avait le cœur très sensible, il ne put s’empêcher de comparer cet accueil à celui qu’il recevait à la Pierre Bleue, quand le vieux Joseph ou la jolie Odile lui ouvraient la porte avec un sourire. Évidemment, cela ne le visait pas, mais n’en marquait pas moins les distances actuelles.

Il regarda le salon et n’y reconnut presque rien des meubles qui étaient là-bas pour lui des amis, vieux et confortables. Si ! Le piano, mais une chasuble de soie ledropait ; et encore ce petit bureau Louis XV que Mme  Dopsent aimait tant ; on l’avait reverni à neuf. Tout accusait le goût du tapissier riche : les consoles à pieds dorés, le canapé de style, les velours de Gênes au mur, les tapis d’Orient jetés sur l’épaisse moquette rouge, ce groupe en marbre sur la cheminée, cet air de grand luxe et d’apparat. M. Laloubers détourna les yeux vers les fenêtres masquées de stores de soie écrue incrustée de guipure. Il songeait à sa petite maison rustique de province, au carreau froid sous les pieds, aux meubles sévères ; car, ayant peu de besoins, vivant comme un prêtre, il dépensait en charités cachées le surplus de son modique traitement. Ici, la loge du concierge, l’ascenseur, l’escalier monumental à balustre de chêne l’avaient surpris et dérouté. Son ami, pour un radical-socialiste, se mettait bien !

À grands froufrous et répandant un parfum de jasmin, une jeune femme très élégante entra, eut un recul à la vue de ces cliens figés dans un recueillement méfiant, ressortit pour parlementer, rentra enfin et s’assit d’un air supérieur. Laloubers s’émerveilla de ce qu’elle avait comme une actrice un fard léger aux joues et du noir aux yeux. En était-ce une ? Il chercha à identifier les autres personnes ; l’un, décoré au veston, au pardessus, — et peut-être au gilet ? — tendait une mine de loup-cervier à l’affût, prêt à bondir. Homme de bourse ? L’autre, bedonnant, grisonnant, fripé d’âme, eût-on dit, semblait somnoler. Son œil disparaissait sous les lourdes paupières tombantes et, paf, tout à coup le regard venait vous piquer, comme un aiguillon de mauvaise mouche. Avocat, journaliste ? Comment savoir ? Ah ! ces figures de Paris où il y a comme plusieurs sédimens d’existences superposées, tant d’avatars. Oui, inquiétantes figures, si différentes de celles qu’il lui arrivait de scruter, dans ses fonctions de magistrat ; et cependant en avait-il assez vu déjà ! Les autres, deux dames et trois messieurs, Laloubers n’eut pas le temps de les étudier ; une porte du fond s’ouvrait, et d’un pas vif, l’air important, un jeune homme rasé, mèche sur le front et monocle à l’œil, un secrétaire sans doute, vint à la dame qui s’était levée, et avec un sourire d’enlente, la faisait passer devant lui. Il referma la porte et, marchant sur Laloubers cette fois, il lui dit à voix basse avec une condescendance polie :

— M. Dopsent me charge de l’excuser s’il est forcé de vous demander encore quelques minutes. Voulez-vous bien passer dans mon cabinet en attendant ?

Laloubers traversa le salon, poursuivi par des regards hostiles ; il se trouvait dans une vaste pièce donnant sur l’avenue : un jeune visage se leva de dessus des dossiers.

— Tiens, Duadic, mon cher ami ! Charmé de vous voir !

— Je suis heureux aussi, monsieur le Président.

Avec un sourire fugitif, le secrétaire au monocle s’éclipsa.

— Très occupés, n’est-ce pas ? demanda Laloubers.

— La besogne ne manque pas, dit Pierre Duadic en souriant.

— Et elle vous plaît ? demanda le magistrat frappé par les paupières cernées, les joues fondues du jeune homme.

— Tout le monde est très bon pour moi, dit Duadic évasivement. Je prépare mon droit, mais je crois que je suis plus fait pour l’enseignement.

— Oui, vous le pensez, fit Laloubers.

— Certainement, monsieur. Je n’ai pas le pied parisien.

— Bah ! cela s’apprend. À mon âge, je ne dis pas ; mais au vôtre ! Vous apprenez la vie !

— Oui, dit Pierre d’un ton incertain. Une grosse voix bien connue s’éleva, une portière battit, un rayonnant visage s’encadra au seuil, deux mains robustes se tendirent :

— Ah ! mon cher ami, je vous ai fait attendre. La cordiale étreinte fit plaisir à Laloubers : aurait-il douté de son cher Dopsent ?

Déjà il était happé, entraîné dans un somptueux cabinet de travail. Ah ! dame, ce n’était plus celui d’Hossegor !

— D’abord, vous dînez avec nous ! Pas de non ! C’est comme ça. Gabrielle va être joliment contente, et moi donc ! Allons ! c’était toujours son Dopsent.

— Voulez-vous la voir ? — Et déjà, il allongeait le doigt vers le timbre : — Non, j’oublie, elle vend aujourd’hui au ministère de l’Intérieur pour une œuvre de charité.

— Je sais, j’ai vu dans les journaux ; je comptais en sortant d’ici aller lui offrir mes respects.

L’air riant, renversé dans son fauteuil, derrière le large bureau Louis XVI encombré de paperasses, Dopsent, jouant machinalement avec un couteau à papier, contemplait avec satisfaction Laloubers. Pas changé, ce vieil ami. Et par habitude des visites intéressées, mais délicatement, car il le savait peu maniable, il hasarda d’un ton jovial :

— Eh bien ! monsieur le Président, ne vous ennuyez-vous pas à Bayonne ? Ne souhaitez-vous pas changer un peu d’air et revêtir la robe rouge qui vous irait si bien ? J’ai des amis au ministère, et si cela vous était le moins du monde agréable…

Le magistrat perçut, si peu que ce fût, la nuance protectrice. Il avait horreur des recommandations et du favoritisme, pour lui comme pour les autres, il jugeait avec raison que c’était une des plaies du régime, de tous les régimes. Et si spontanée que fût l’offre, venant de l’égal que Dopsent restait à ses yeux, elle atteignit en lui une petite fibre d’orgueil très sensible. Ses beaux yeux tristes trahirent un malaise et son visage pâle se ferma :

— Mon cher ami, dit-il avec un sérieux peut-être excessif, je vous remercie, mais croyez bien que ma visite n’a d’autre but que le plaisir de vous voir.

— Je n’en ai jamais douté, par exemple ! exclama Dopsent en riant, d’un rire un peu forcé. Et en lui-même, il pensait, « Mon vieil ami se rouille dans sa cave. » Et il nota la mauvaise coupe du pardessus, la cravate noire, les souliers lacés de Laloubers, qui juste au même moment ne pouvait s’empêcher de trouver Dopsent bien différent de naguère : l’œil plus vif et moins limpide, le geste d’un naturel plus cherché. Et cette redingote si bien ajustée, ce liséré de piqué blanc au gilet, ce bijou dans la régate faite avec chic, d’un tour de main ! Combien il lui semblait autre, cet homme souple, mince, affiné, rajeuni ! Il n’avait encore vu cela que chez les femmes que transforme un nouvel amour. Ces imperceptibles dissonances furent à l’un et à l’autre désagréables.

— J’honore, reprit Maurice, votre admirable désintéresse ment ; et dans ma pensée, il ne s’agissait que d’un acte de justice, car depuis longtemps vous devriez siéger à la Cour.

Laloubers répliqua avec une inclinaison raide du buste, qui admettait la chose, et un geste qui écartait toute mainmise sur lui, même amicale :

— Je ne désire rien, Dopsent. Je me trouve parfaitement heureux ainsi ; et peut-être suis-je, dans le ministère que j’occupe, moins inutile aux autres.

Maurice sourit sans conviction. Cette modestie obstinée, ostentatoire après tout, ne blâmait-elle pas son ambition ? Il déclara, conciliant :

— Mon cher Laloubers, vous savez quelle estime et quelle admiration je professe pour votre caractère. Mon amitié seule s’était permis…

Et il pensa : « Si jamais je t’en reparle ! »

— Je n’ignore pas la chaleur de votre amitié, dit Laloubers dont le visage s’éclaira ; elle m’est précieuse et la mienne vous est fidèle. Nous avons, quelques-uns et moi, là-bas, fondé tant d’espoir sur vous et sur votre présence à la Chambre, du jour où, avec un courage que j’admire, si je ne l’envie pas, vous vous êtes lancé dans l’action. Et tous ces beaux projets de loi dont vous nous parliez ?

— Oui, dit Dopsent un peu gêné, et je n’ai rien renié de mon… de notre programme. Je songe toujours à faire aboutir ces lois nécessaires, ces justes lois sur la préservation sociale, la garantie des intérêts publics contre tant de périls qui nous guettent : la dépopulation, l’alcoolisme, la tuberculose !

— Oui, dit le Président, et où en êtes-vous ?

— Je prends contact, dit Maurice ; il faut, dans une assemblée forcément disparate sous l’apparente unité des partis, recruter d’abord des partisans ; la proposition d’un isolé n’aurait aucune chance de succès. Les discussions qui vont remplir la fin de la législature louchent à de lourdes questions qui encombreront, selon toute vraisemblance, les séances. Je ne voudrais pas compromettre par trop de hâte…

— Oui, — répéta Laloubers pensif et qui semblait s’y attendre, — toute initiative est malaisée.

— Mais, reprit Dopsent avec conviction, je sème la bonne parole, je recrute. — Entrez !

Le secrétaire, qui venait de toquer, se pencha à son oreille.

— Mais oui, tout de suite, amenez-le puisqu’il s’impatiente.

Et avec un haussement d’épaules qui faisait appel à la complicité du Président, il s’excusa :

— Impossible de causer ici ; ce soir, venez dîner ? Ah ! diable non, je me rappelle, nous dînons chez des amis. Demain, sans faute, n’est-ce pas ? Laissez-moi donc votre adresse !

Laloubers griffonna sur sa carte un nom d’hôtel modeste dans une rue d’étudians, au quartier Latin.

— Parfait ! parfait ! À demain, ne m’en veuillez pas, nous causerons mieux. Que je suis donc content de vous revoir !

La poignée de main sembla exprimer, exprima peut-ôlro une effusion loyale ; mais Laloubers, en reprenant son parapluie sous l’œil majestueux du domestique, songeait que sans l’intervention rapide du secrétaire, — une tête d’arriviste, celui-là, — ils n’auraient peut-être bientôt plus rien trouvé à se dire, Dopsent et lui, dans leur gêne réciproque de ce qu’ils ne pouvaient exprimer, de tout ce qui les séparait d’informulé, de vague, de complexe et peut-être, hélas ! d’irrémédiable :

« Ils dînent chez des amis. Bien naturel. Autrefois, les amis, c’était nous. Heureux encore que ce bon Maurice s’en soit souvenu et ne m’ait pas laissé venir sonner à sa porte, pour me voir évincer par son magnifique larbin, comme un pique-assiette déçu. »

Il s’avouait bien que de tels griefs étaient misérables ; mais, malgré son indulgence foncière, il se sentait le cœur amer. Certaines intonations sans malveillance peinent, par tout ce qu’elles trahissent : détachement d’amitié, préoccupations nouvelles.

« Tout de suite, amenez-le puisqu’il s’impatiente ! » Qui, cet individu à tête de banquier féroce, ou le gros bonhomme au regard fielleux ?… Eh bien ! et moi, qui suis venu ce matin pour ne pas le trouver ? Qui sait ? Il y était peut-être ? — Bah ! C’est un excellent homme et un bon ami. Il m’a reçu tout de suite ; à quoi vais-je penser ? » conclut-il en se morigénant.

Il pleuvait ; il ouvrit son parapluie et se dirigea vers un bureau d’omnibus. Mais quand, descendu un quart d’heure après du véhicule cahotant, il atteignit les grilles du ministère de l’Intérieur, le trottoir encombré d’autos et gardé de sergens de ville, et qu’il aperçut, au fond de la cour, les vitres flamboyantes des salles réservées aux comptoirs de vente, le plaisir qu’il s’était promis à venir saluer Mme Dopsent, — sûrement, elle, il la retrouverait la même, aussi belle, aussi bonne, — son élan de cœur l’abandonna. Il s’avisa qu’il était habillé trop simplement, idée qui autrefois ne lui serait jamais venue ; il se vit perdu dans une de ces foules élégantes pour qui la charité est un sport, un prétexte à toilettes et à papotages. Certainement Gabrielle Dopsent serait entourée, bloquée ; à peine pourrait-il s’approcher d’elle. Un sentiment de solitude et de détresse, déraisonnable à y réfléchir, mais comme on le ressent intensément à certaines minutes, pesa sur lui. Il s’éloigna.

Dopsent recevait le gros homme vieilli et las. C’était un des rois louches du jour, l’homme à toutes besognes de La Voix Publique, un des plus grands journaux d’information, Sigismond Pec, universitaire de valeur, chassé pour une sale histoire. Il avait un esprit féroce, distillait les perfidies ingénieuses avec art ; mais supérieur, malgré tout, à l’ignominie de son métier, il s’en désespérait : un malheureux. Il tendit au député sa main molle, et d’une voix rauque d’alcoolique :

— Je viens pour l’affaire,

— Quelle affaire ? demanda Maurice, de bonne foi.

Il en avait tant sur les bras.

— Le patron veut savoir s’il peut compter sur vous pour la démolition du Ministère ?

Le patron, avec qui Dopsent avait dîné la veille, au Café de Paris, et devant lequel il s’était peut-être laissé aller à une expansion trop confiante, — les hauts crus, la chère fine, — c’était Le Vigreux, un condottiere d’allure, au-dessus des lois, qui traitait de pair avec les ministres, parce qu’il représentait l’opinion, nul comme lui ne sachant la fabriquer, et la vendre en bloc au plus offrant. Une rancune personnelle, — une petite actrice soufflée, — le dressait en ce moment contre le président du Conseil.

Maurice hésita : il n’avait pas de griefs sérieux contre le Ministère ; sympathique à tous les membres du Cabinet, il leur portait une bienveillance réciproque. Toutefois il blâmait la mollesse du gouvernement dans l’affaire des Farines, un accaparement honteux ; il désavouait la partialité avec laquelle on venait de frapper pour opinion religieuse trois professeurs de Faculté.

Ces vétilles, — ou qui paraissaient telles aux parlementaires blasés, — choquaient encore sa naïve intransigeance, sa vertu neuve.

— Ma foi, dit-il, c’est selon.

Il connaissait peu Le Vigreux et s’en méfiait d’instinct, encore qu’il fût de ces bandits sédiiisans à première vue, à qui l’on ne peut refuser un charme félin :

— Je n’ai pas pris parti, hasarda-t-il. Comme une mouche à venin, le regard noir de Sigismond Pec se posa sur son visage ; le journaliste eut un sourire hideux :

— Évidemment, vous voulez savoir où vous marchez ? Le Vigreux est le plus sûr des alliés. Faites vos conditions. Maurice réprima un haut-le-corps :

— Qu’entendez-vous par là ?

— Rien que ce que vous entendrez vous-même. Nous avons avec nous tous les hommes de demain, la tête de votre parti : Fernacques, Ligones seront ministres ; les sous-secrétariats des Beaux-Arts et de l’Intérieur ne sont pas encore distribués. Le Vigreux vous fera votre part : choisissez.

Maurice regarda Pec en face ; quelle puissance était-ce donc que cette Presse qui se targuait de distribuer les portefeuilles, empiétait sur les attributions du Parlement ? Par solidarité froissée et point d’honneur, il répondit évasivement, car La Voix Publique et son directeur étaient à ménager :

— Je crois le Ministère solide ! Il a obtenu avant-hier une majorité considérable.

— Vous voulez rire, fit le journaliste. Attendez trois jours. Ce sera un beau tapage ; avec nos révélations sensationnelles sur l’affaire Soulice, nous avons de quoi le noyer dans la boue.

L’affaire Soulice, un prétendu trafic de croix ! Dopsent entrevit la qualité du marché qu’on lui proposait. Il se décida :

— Non. Je ne ferai rien contre eux. J’ai là des amis.

— En politique, dit Pec, il n’y a pas d’amis. Si vous croyez qu’ils se gêneraient à votre place ?

Maurice sourit, crâne :

— Chacun sa morale !

Pec eut une expression dégoûtée, se gratta la tête :

— Au fait, vous êtes nouveau, vous ne pouvez pas savoir ce que vaut notre appui ou notre haine. Le Vigreux vous a remarqué, c’est que vous représentez une valeur. Après tout, l’honnêteté est une force.

Il resta pensif, pareil à un poussah morne. Ces paroles, même venant de cette bouche tarée, furent agréables à Dopsent : on comptait avec lui, sur lui. Dans les couloirs, les commissions, on répétait déjà son nom. Son visage devenait familier à ses collègues. On le déclarait quelqu’un. Cela flatte toujours.

— Je comprends, reprit Pec, vous vous réservez : vous avez raisou. On se brûle toujours assez tôt. Durer, tout est là.

Il ajouta :

— J’oubliais. Le patron serait heureux de vous voir collaborer à La Voix Publique. Articles de tête. Questions sociales. Toute liberté. Vos prix seraient les nôtres, cela va de soi.

Dopsent, séduit, — quelle magnifique divulgation pour ses idées ! — faillit accepter d’emblée. Sa prudence le retint. La Voix Publique avait compromis plus d’un de ses rédacteurs, parmi les plus notoires. Que de campagnes soi-disant entamées pour le bien commun qui, brusquement, cessaient ! Que de chantages obscurs ou éclatans, à en croire les bruits fâcheux. Député, il ne devait prêter à aucun soupçon. Il répliqua :

— L’offre est séduisante. Laissez-moi y réfléchir.

Pec dehors, il se frotta les mains, satisfait de lui. Il n’avait pas mal manœuvré. Si le Ministère tombait, il n’y serait pour rien. Si l’on pensait alors à lui, pourquoi refuserait-il son concours ? L’Intérieur, ou les Beaux-Arts ? À vrai dire, il n’était préparé ni à l’un ni à l’autre. Mais les sous-secrétaires d’État actuels, l’étaient-ils plus, lorsque le président de la République avait signé leur nomination ? Et ces articles qu’on lui proposait ? Du coup, il passait en vue. Allons, bravo !… Il se formait. Cependant, tout cela lui laissait dans la bouche un goût de tristesse, et, dans l’âme, quelque honte. Bah ! c’était la vie.

Il pressa le bouton électrique :

— Faites entrer M. Crapennes.

C’était l’homme décoré, le loup-cervier, banquier parisien, célèbre au pesage et dans les restaurans de nuit. Il venait proposer à Dopsent, qui eut la sagesse de refuser, une place au Conseil d’administration et une part d’actions dans une affaire magnifique qu’il lançait : « les Moteurs d’aviation réunis. »

Et après lui, Maurice, le cerveau clair, la parole nette, comme enfiévré de lucidité et de résistance, reçut le suivant, puis un autre, et puis un autre…


IX

Gabrielle avait soif de solitude. Eût-elle condamné sa porte, il fallait en donner des raisons ; sa sincérité répugnait à mentir. Et comment échapper à l’insistante sonnerie du téléphone : ces voix intruses dont l’amabilité la requérait de force ; le rire cristallin de Mme  Hélyotte, les intonations tendres, un peu graves, de Mme  Comeau-Pierres ? On l’attendait pour goûter au Ritz, on la retrouverait aux Pastels anciens ; et la répétition du Vaudeville !

Ne lui fallait-il pas accepter les contingences de situation, de milieu, suivre Maurice et sa fortune ? Elle se promit de réserver son après-midi : tant pis pour ses envahissantes amies ! Qu’elles différaient de la bruyante et honnête M"^ de Serquy, de la froide et sûre Mme  Brousseval ! La première avait accompagné son mari au Thibet, en Afrique, fait le coup de feu avec lui, partagé ses dangers. La seconde, ménagère accomplie, mère de cinq enfans, menait une de ces vies simples et probes qui sont, en province, l’honneur de tant de femmes françaises.

Mme  Hélyotte était un de ces êtres de luxe en serre chaude qu’une civilisation faisandée fait s’épanouir, comme de monstrueuses et belles orchidées. À l’école d’un mari dissolu, elle menait une vie de plaisir intensif, facilitée par une énorme fortune et un aplomb déconcertant. Immorale ? Amorale plutôt. Sauvant les apparences, assez pour que Gabrielle, dans sa candeur, pût la croire calomniée. Elle la jugeait imprudente, sans méchanceté d’ailleurs, attirante même par sa gaîté et son entrain. Si on lui avait dit autrefois qu’elle subirait des rapports étroits avec une femme dont les goûts et le caractère différaient autant, du sien, elle ne l’aurait pas cru. Et pourtant… Elle se disait comme excuse : « Maurice le veut ; ces relations restent superficielles. Aucune confidence ne nous liera jamais. » Elle n’en regrettait pas moins sa précieuse liberté perdue.

Mme  Comeau-Pierres, moins belle que l’éclatante Ginette Hélyotte, avait un charme plus discret, plus insinuant, donnait une impression de doux mystère, d’énigme vivante. Se plaisait-elle à cette vie mondaine, ou s’y résignait-elle ? Difficile de le dire. Était-elle très intelligente, ou n’avait-elle que le vernis qui fait illusion ? Ses silences rêveurs, sa réserve aisée, la dérobaient à l’examen. Honnête, ou non ? Le doute subsistait. Jusque dans sa façon de s’habiller, à la fois très élégante et sobre, elle déjouait la curiosité, en l’irritant. On sentait qu’elle ne se livrait jamais. Mais avait-elle un secret ? Gabrielle se le demandait sans résoudre le problème.

Elle aurait dû préférer Alice Comeau-Pierres à Ginette, dont les propos libres parfois l’offusquaient ; et c’est pourtant Ginette, bonne fille, qu’elle préférait à Alice, si distinguée, si mesurée, mais inquiétante dans ses réticences, le nuage dont elle s’enveloppait et jusque dans son regard sombre et langoureux.

Elle vérifia le petit carnet où elle notait ses rendez-vous. Aujourd’hui, Alice, — car on s’appelait par son petit nom en attendant de se tutoyer, — Alice recevait. Très bien. Ginette allait déjeuner avec des amis en auto à Reims. Encore mieux. Gabrielle avait vacances et, congédiant toute corvée encombrante, elle décida d’aller passer deux heures au Louvre dans les petites salles de l’école hollandaise. Elle en aimait l’intimité, le silence. Ces tableaux de vie paisible, ces portraits imprégnés de réflexion calme et de sage bonheur, ces petites scènes de l’imagerie quotidienne exerçaient sur elle une séduction particulière.

Elle était absorbée devant une toile de Sébastien Franck, quand le pas d’un visiteur glissa sur le parquet. Levant les yeux, elle reconnut André Varaise. Il la reconnut aussi tout de suite, salua profondément et passa. C’était la seule attitude correcte qu’il dût prendre : cependant elle en conçut un regret et du malaise. N’avait-elle pas été bien froide en répondant à peine à son salut ? Le pauvre garçon avait l’air bien malheureux.

Elle s’attarda dans la salle. S’il était dans la pièce voisine, escomptant le hasard, la chance d’une seconde mise en présence ? Mais allait-elle le craindre ? Ne le savait-elle pas loyal, désintéressé, cœur d’élite, caractère rare ? Elle ne l’avait pas cherché, elle ne le fuirait pas non plus. Sans le deuil sévère qu’il gardait, et qui l’isolait du monde, ne se seraient-ils pas, selon toute vraisemblance, retrouvés déjà, chez le docteur Givreuil, par exemple, et dans deux ou trois autres salons ?

Précisément parce qu’elle avait la conscience nette, et qu’elle estimait Varaise très haut, elle se fût reproché comme une petite lâcheté de l’éviter, en une rencontre aussi peu voulue. Elle n’ignorait pas cependant qu’il allait souvent au Louvre ; eût-ce été une raison pour qu’elle s’en privât ? D’ailleurs, pas une minute elle n’avait songé qu’il pût venir aujourd’hui. Elle avait bien dû admettre que les circonstances les replaceraient un jour en face l’un de l’autre. Le désirait-elle secrètement ? Elle eût juré le contraire. Lui était-il pénible de l’avoir aperçu ? En toute franchise, non. Cette émotion si rapide et presque insaisissable lui avait frôlé le cœur comme une caresse. Pauvre André ! Elle avait pu le bannir, mais non le supprimer. Plus qu’elle n’aurait voulu peut-être, depuis son installation à Paris, il s’était imposé à son souvenir, grandi par l’absence, ennobli par le prestige de la douleur.

Elle se réjouit, en poursuivant son chemin, de constater qu’il ne l’attendait pas : et, inévitable contradiction, en fut un peu déçue. Lui était-elle donc devenue si indifférente ? Une autre influence pesait-elle sur lui ? Une jalousie obscure lui pinça les nerfs. Elle méprisa le cœur ingrat, l’oublieux cœur de l’homme. Mais tout à coup elle rougit : dans une dernière salle, proche, voilà qu’il était là, regardant attentivement le Nain de Charles-Quint, par Anthonio Moro.

Cette fois, il vint à elle, humble, la tête découverte :

— Pardonnez-moi, madame, je ne savais si… Puis-je vous présenter mes respectueux hommages ?

Mais cette humilité n’enlevait rien à son air fier, à son aristocratique maintien. Il n’avait pas changé : orgueilleux, ombrageux, aussi séduisant qu’autrefois, plus encore peut-être, comme affiné de souffrir.

— Pour rien au monde, reprit-il avec un peu d’amertume, je ne voudrais vous infliger une présence indiscrète. Mais, pardonnez-moi de vous le redire : en vous revoyant, je n’ai écouté que l’élan de mon amitié fidèle, pieusement fidèle.

Elle répondit, moins troublée qu’elle n’aurait cru, et cependant attendrie ; mais combien elle se fût reproché de le laisser deviner !

— Je suis heureuse de vous revoir. Je vous ai plaint… J’aimais votre mère.

— Elle vous aimait aussi, madame. Je savais, en vous envoyant le faire-part de sa mort, que vous seriez sensible à cette affreuse nouvelle.

Elle répondit, par besoin de justice, de vérité, pour excuser son silence, car, seul, Maurice avait répondu pour lui et pour elle, d’un mot sur une carte :

— Rien de ce qui vous atteint ne pouvait m’être indifférent.

Il la regarda et, inclinant la tête, murmura à voix basse :

— Excusez-moi d’en avoir douté.

Elle sentit que le silence pouvait devenir dangereux et chercha à en sortir :

— Qu’êtes-vous devenu ? Vous avez voyagé ?

— Non, madame, j’ai vécu l’esclave de mes souvenirs.

Quels souvenirs ? Sa mère ? Ou…

Il reprit :

— On croit qu’on oublie, qu’on oubliera. On n’oublie rien.

Il la regarda en face avec une tristesse altière où reparut le feu de son regard, ce regard incisif qu’elle n’avait jamais oublié, ce regard où il y avait de la ferveur, du respect et autre chose encore, de grave et d’infini.

Elle lui tendit froidement la main, peut-être offensée, mais de quoi ? peut-être touchée ? Savait-elle au juste ?

— Adieu.

Il prit cette main gantée de suède fauve, la retint avec une insinuante fermeté :

— Ne partez pas encore. J’ai tant de choses à vous dire !

— Mais… on m’attend.

— Vous ne venez que d’arriver.

— J’attends une amie.

— Vous ne savez pas mentir ; pourquoi ces pauvres subterfuges ? Personne ne vous attend, vous n’attendez personne. À moins que…

Il pâlissait tout à coup, les sourcils contractés, l’air farouche, tenaillé à son tour par cette jalousie du mâle qui frappe en foudre et dévore…

— André !

Il sourit, rassuré par ce cri de femme blessée ; et elle ne put ne pas remarquer ce qu’il y avait de noblesse charmante dans les lignes de ce sourire arqué.

— Est-ce que je vous fais peur ? Ah ! madame, oubliez-vous donc votre pouvoir Sur moi ? Vous ai-je donné le droit de douter de mon obéissance ? Ai-je manqué à la loi sévère que vous m’aviez imposée ?

— Ne parlez plus ainsi, si vous souhaitez que je reste une minute encore ?

Il passa la main sur son front, comme on chasse un songe douloureux :

— Maurice va bien ?

— Très bien.

— Vos enfans ?

— Je vous remercie.

Ils avaient repris un ton naturel, de propos mondains.

— C’est si étrange, murmura-t-il, de vous revoir ici, à cette même place où, tenez, il y a sept ans nous causions ; vous rappelez-vous ? Un jour de pluie : il y avait une famille d’Anglais qui nous suivait pas à pas… Que le hasard est singulier ! Mais il n’y a pas de hasard. La même prédilection pour les mêmes œuvres de beauté, le même instinct de recueillement ; — je n’invoquerai pas une autre prédestination ; — et nous voilà réunis, pour quelques secondes, devant ce Van Terburg et…

Elle répondit, essayant de sourire, mais soucieuse et reprise aux convenances de sa situation. Elle ne faisait rien de mal ; pourtant, si on les rencontrait ? Le bruit d’un pas la fit s’écarter vivement. Ce n’était qu’un gardien, qui s’éloigna inattentif.

— Il est une chose, reprit Varaise, une seule chose que je voudrais vous demander ? Répondez-y avec cette belle franchise qui donnait tant d’élévation à notre amitié. Vous venez de changer de cadre, vous vivez dans une autre atmosphère, que vous l’ayez souhaité ou non. Êtes-vous heureuse ?

Elle le regarda en face, et sans s’insurger contre l’emprise indiscrète d’une telle question, semblant admettre que le sacrifice passé lui donnât le droit de l’interroger ainsi, elle répliqua :

— Je suis très heureuse.

Il la contempla un moment en silence.

— Ah ! chère amie… soupira-t-il, s’il est vrai, tant mieux ! J’avais craint. Votre bonheur seul peut me consoler de ma misère.

— Mais que parlez-vous de misère ? dit-elle avec la vivacité d’une vieille confiance soudainement revenue, comme une source ressort d’entre les pierres : — Intelligent, libre, maître de votre destinée… C’est mal à vous de prononcer de pareils mots !

Il parut savourer cet accent d’indignation : il aimait tant cette voix riche, timbrée, musicale. Elle répondait si délicieusement en lui à tant d’affinités passées, persistantes.

— Que voulez-vous ? Ma vie n’est qu’un long désenchantement. Où prendrais-je la force d’agir ?

Elle le regarda, toute sa pitié féminine aux abois, et d’une voix étouffée :

— Êtes-vous donc si malheureux ?

— Très malheureux, oui.

— Vous me faites beaucoup de peine.

Et elle mit dans son regard de la rigueur, un reproche.

— Gabrielle !

— Ne m’appelez plus ainsi, André.

— Mais vous me dites : André. Et avec une si grande douceur !…

— Mon ami, soyez celui que j’ai estimé, que j’estime toujours. Il faut vaincre. Vous êtes jeune encore, mariez-vous, dévouez-vous à une œuvre. Chacun a des peines, on lutte !

— Ah ! vous aussi !

Ce cri où il y avait de la douleur tendre, et la joie égoïste d’nne communauté de sentimens, se répercuta en eux longuement, à fond d’âme, comme la pierre qu’un enfant jette dans un puits d’ombre et qui prolonge son écho sourd et formidable.

Elle lui dit d’une voix poignante, irritée :

— Pourquoi m’avez-vous abordée, de quel droit voulez-vous lire en moi ? Je suis heureuse, je vous le répète.

— J’ai eu tort, si je ne sais que vous faire souffrir.

— Mais c’est votre souffrance qui m’importe ! Dominez-la en homme !

— C’est vrai : je n’ai aucun titre à vous la faire partager. Ah ! c’est vrai ! Excusez-moi, madame, on est indulgent aux malheureux. Je ne vous importunerai plus.

Elle ne trouva que le mot de tout à l’heure, plaintif et navré :

— Vous me faites beaucoup de peine !

Il murmura, d’un ton sourd et passionné :

— Aussi, vous ne pouvez pas savoir… Comment sauriez-vous ? Vous aviez emporté ma jeunesse, vous vous détourniez de moi et vous viviez votre existence saine, paisible, entre votre mari, vos enfans, là-bas, comme à cent mille lieues de moi. Comprenez donc ! de moi qui n’avais que vous ? Je vous ai obéi, j’ai renoncé à vous, à vous qui me préfériez un homme qui était mon ami, mais qui, malgré ses mérites, ne me valait pas, non ! ne me valait pas ! J’ai failli mourir ! J’ai voulu me tuer ! Votre souvenir, j’ai tenté de le chasser ! Ah ! combien de fois !… En vain !… J’ai vécu, oui, j’ai vécu… On a l’air vivant, on parle, on va, on vient… C’est une sorte d’agonie, pourtant. Ce que j’ai souffert, vous ne le comprendrez jamais, vous qui ne souffriez pas, vous qui ne n’aimiez pas… et moi, lié par votre volonté, lié par ma parole, je vous aimais en silence, je mourais de vous, je vivais de vous, Gabrielle… et je vous aime toujours, et je vous aime !

Elle répondit d’un air absent :

— Il se fait tard, il me semble qu’on vient. Adieu, mon ami.

— Mais je vous re verrai.

— Je ne pense pas… Adieu…

Bouleversée, indignée contre lui et contre elle-même, pourtant elle ne pouvait se détacher de cette douleur ; ses jambes faiblissaient, elle devenait d’une pâleur étrange. Il eut pitié.

— Je vous laisse… Pardon ! pardon !

D’un signe de tête, elle semblait lui dire : — C’est cela, allez allez-vous-en.

Et il ne pouvait, lui non plus, se séparer d’elle. Il semblait effrayé, hors de lui, une détresse inouïe dans les yeux.

Alors elle retrouva ses forces et s’enfuit. Il n’osa la suivre. Il se tourna vers un portrait d’homme, dans un coin obscur, une face dure aux lèvres arquées, qui semblait mépriser sa misère : les larmes lentement jaillirent, puis plus vite, ruisselèrent de ses yeux. Depuis le soir de la mort de sa mère, il n’avait plus pu pleurer.

Des voix, des pas, il eût honte ; et, errant tristement dans des salles, s’en alla enfin, à la dérive…

Gabrielle faisait signe à un fiacre, elle s’y jeta. Mon Dieu ! mais c’était inimaginable, et si imprévu ! Il lui semblait qu’une catastrophe venait d’interrompre sa vie, que les notions de temps, d’espace en étaient chavirées. Où était-elle ? Était-elle elle-même ? Et une colère la soulevait contre sa propre faiblesse. C’était indigne à elle ! Pourquoi l’avait-elle écouté ? Par pitié ? Mais quelle pitié lui devait-elle ?… Sitôt pensé cela, elle eut honte. Pharisienne, qui défendait son repos, sa sécurité, sa considération d’avance comme si elle était en péril. Oh ! le malheureux ! semblait-il assez souffrir ! Ainsi il l’aimait toujours, toujours… Il l’avait dit, redit avec une passion sauvage et comme désespérée… Ces mots coulaient en elle, se mêlaient à la chaleur de son sang avec une extrême langueur. Était-ce possible qu’elle ne fût pas plus révoltée ?… Il l’aimait… Pauvre cher André !… Elle eut un sursaut :

« Mais je ne l’aime pas, moi ! »

Elle évoqua, pour s’y cramponner, son mari, ses enfans, sa vie belle malgré tout, honorée, sereine. Voyons, elle s’affolait stupidement !… Cette existence de Paris, sans doute, qui surexcite, qui dévoie :

« Mais non, je ne l’aime pas ! »

Et elle le cria presque avec une sorte de rage : alors, pourquoi l’avoir laissé parler ? Et elle se croyait honnête femme ! Son trouble s’exaspérait du conflit d’idées et de sentimens qui se livraient en elle : pitié, remords, générosité impuissante. Elle serra les dents, épouvantée de l’inconnu qui dort en nous, se débat, étouffe par momens notre conscience la plus sûre :

Elle répéta :

« Mais puisque je ne l’aime pas !… J’aime Maurice, j’aime mes enfans. »

Il lui semblait que le fiacre ne marchait pas ; elle se demandait avec angoisse si elle allait sortir de ce tourbillon. Enfin, l’avenue Henri-Martin, la maison, le décor familier, l’accueil de bienvenue des choses.

Elle les reconnut, oui, mais comme dans une autre lumière, et avec une autre âme.


X

C’était chez les Givreuil, après un de ces dîners comme on n’en déguste plus que dans quelques rares maisons où la bonne chère triomphe en même temps que rivalise l’esprit des causeurs, Givreuil, le célèbre chirurgien, combinait avec un art suprême les plats et les convives. Haut en couleur sous ses cheveux gris, l’œil malin, toutes ses dents et un estomac prodigieux, il excellait à mettre la table en gaîté. Sa femme, l’œil à tout, le sourire prodigue, le secondait à ravir.

Dopsent se plaisait particulièrement chez Givreuil, jadis son maître à l’hôpital Cochin, qui lui avait fait le meilleur accueil et l’avait abouché avec les politiciens de son entourage, ravi de voir un député considéré, et peut-être bientôt considérable, augmenter « sa Ménagerie. » H avait ce soir quelques grands fauves : de la Presse, Le Vigreux ; de la Bourse, le banquier Crapennes ; du Parlement, le sénateur Fernacques avec sa tête de beau lion blanchi et le député Ligones, qui, jaune et rêche de poil, les yeux bigles et le museau hargneux, portait le masque de l’envie, de la ruse et de la férocité. Ces visages d’énergie dure tranchaient parmi les figures veules ou frivoles de Comeau-Pierres et d’Hélyotte, l’un détaché de tout, l’autre ne songeant qu’aux jolies femmes. Elles abondaient ce soir : en tête Mme  Givreuil, un Rubens d’une maturité d’automne ; Mme  LeVigreux et ses épaules merveilleuses Mme  Crapennes, une Orientale ambrée ; Mme  Hélyotte, moulée dans une tunique de crêpe de Chine, Mme  Comeau-Pierres qui, en tulle noir pailleté, avait l’air d’une déesse ténébreuse et suave.

Maurice Dopsent venu sans sa femme, couchée avec une affreuse migraine, avait dîné de bel appétit. Le teint animé, les yeux brillans, épanoui de bien-être, il ne ressemblait guère au sobre médecin qui, à la Pierre Bleue, vivait de régime : un œuf et un légume. Il assouvissait maintenant, — le surmenage ! — de grosses faims et ne craignait ni les chaleureux Corton, ni les vifs Chambertin, lui qui naguère trempait largement d’eau son petit Bordeaux blanc. Son état physique et moral s’en ressentait ; il éprouvait l’allégresse dense qui suit un repas copieux. Il lui semblait qu’un regain d’intelligence et de vitalité se décuplait en lui.

Les circonstances, l’entremise de Givreuil et l’engrenage des relations, lors qu’il était entré à la Chambre, nouveau venu, cherchant les appuis, l’avait poussé vers le groupe de Fernacques, Hélyotte, Ligones, brasseurs d’affaires et d’intrigues, appuyés par les grands journaux et la haute banque. Influens, actifs, ils représentaient la coterie appelée à prendre en main un jour ou l’autre la direction du pays. D’eux, Dopsent, provincial, n’avait de prime abord vu que la camaraderie ouverte, le bon garçonnisme aimable. Par cette illusion, qui nous porte à prêter notre tempérament, nos qualités à ceux avec qui nous sommes en relations, il avait jugé le détachement d’Hélyotte spirituel, la creuse éloquence de Fernacques solide ; il avait estimé Caldry, petit homme au regard d’acier, à visage coupant, un autre Saint-Just, sectaire sans doute, mais pur et convaincu. Seuls Ligones lui était antipathique, et Comeau-Pierres indifférent ; encore reconnaissait-il au premier une compétence juridique étendue ; — c’était un ancien avoué, — et au second une souplesse d’esprit et un art d’écouter qui annonçait de la profondeur. Il voyait moins Méjannes, trop faiseur décidément et supplanté par ces nouvelles camaraderies. Ce qui l’avait frappé, c’était la cohésion de ce groupe, l’espèce de franc-maçonnerie qui liait leurs convoitises à l’assaut du pouvoir. Ils représentaient une force : d’être agréé par eux, il éprouvait de la satisfaction et de l’orgueil, dédaigneux des objections de Gabrielle qu’il taxait de parti pris.

Pourtant elle avait vu clair, en bien des points. Et il ne pouvait méconnaître la médiocre mentalité de la Chambre, tant elle l’avait déçue. Sans doute elle comptait des braves gens, animés d’intentions excellentes. À côté des ignorans et des faiseurs, des hommes de belle valeur et de haute conscience y preéminaient. Des députés comme Loudry, Sahaduc, Monandres, un orateur d’envergure comme Jaspart, une barbe blanche de la grande école parlementaire comme Aucassin ; un éternel espoir du parti comme le jeune et vieillissant Silvany ; mais, par une fatalité due à l’atmosphère engourdissante du Palais-Bourbon, ils n’osaient rien entreprendre, n’intervenaient que par des discours académiques, vivotant eux aussi au jour le jour. Maurice, inquiet du rôle qu’il jouerait, s’était senti rassuré par la conscience de sa supériorité ; elle le consolait, la vanité aidant, de la veulerie ambiante. Sa perspicacité, qu’avait aiguisée une vie d’efforts différens, fourvoyée ici, lui faisait défaut.

Jamais il n’avait trouvé Mme  Hélyotte plus à son gré que ce soir. Elle l’avait aguiché tout le temps du repas avec une verve drolatique, un genre d’esprit qui lui eût fait horreur autrefois et auquel il s’étonnait de prendre goût. Comment eût-il pu en être autrement ? Ne voyait-il pas partout autour de lui, plus ou moins fardés, le masque de l’amour et le visage du plaisir ?

Certaines allusions, certaines réticences de ses nouveaux amis, lui donnaient à entendre qu’il était un peu naïf vraiment de faire tellement crédit à la vertu de ses partenaires— ; il en sentait le léger ridicule, et son amour-propre se rebiffait. Parbleu ! les idées qu’on a à Paris ne sont pas celles qu’on affiche en province ! Pourquoi se faire plus rigide que les autres ? Voilà les Hélyotte. Il est bien évident que leur liberté réciproque les accommodait parfaitement. Après tout, c’était leur affaire. Et y avait-il si grand mal ?… Ginette était bien tentante ce soir !

Mon Dieu, ce n’était pas précisément l’amie qu’il eût souhaitée à. Gabrielle. Mais qu’avait-il à craindre pour une femme aussi droite ? Ginette la conseillait pour ses robes avec un art parfait. El pouvait-il se priver des avantages que lui valait l’amitié de Hélyotte, futur ministre ? Ce sont là concessions inévitables de la vie de Paris, et pour lesquelles il sied d’avoir le sourire. Ce sourire, ce fut à Ginette qu’il le décocha, en acceptant la tasse de café qu’elle lui présentait :

— Vous êtes adorable, ce soir, murmura-t-il.

— Ce soir seulement ?

Malicieuse, elle pirouetta, tandis qu’il suivait des yeux le rythme de ses formes harmonieuses. Il songeait, — pendant que Comeau-Pierres l’entretenait d’une affaire qu’il écoutait mal, — qu’un gibier fin comme Ginette aurait une autre saveur que les aventures d’Hossegor, Elle valait le risque. Et dès qu’il put quitter son interlocuteur et se rapprocher d’elle dans un boudoir écarté, nettement il lui fit entendre combien elle lui plaisait, certain presque de ne pas l’offenser. Elle le prit en effet si bien qu’elle se mit à rire :

— Oh ! mon bon Maurice, — eux aussi s’appelaient par leurs petils noms, — vous me faites grand plaisir, car la conquête d’un homme comme vous serait bien flatteuse pour une écervelée comme moi.

— Ne vous moquez pas, murmura-t-il.

— Si, si, pourquoi ferais-je des embarras ? Je vous le dis, parce que cela est : vous me plaisez aussi beaucoup, beaucoup !

— Vrai ! quel bonheur !

— Seulement, c’est impossible.

— Ginette, voyons !…

— Non, non, je ne me fais pas meilleure que je suis. Tout T)our ma fantaisie, c’est ma devise : le saviez-vous ? Le scrupule ne m’embarrasse pas. Non, mais voyez-vous, mon petit Maurice, vous seriez très malheureux.

— Ne dites pas cela. Je vous aime.

— Vous ne m’aimez pas ! Votre caprice passé, vous reviendriez très vite à Gabrielle, et c’est d’ailleurs ce que vous aurie’^ de mieux à faire. Mais moi, quel rôle aurais-je là dedans ? Ma vanité… On a sa fierté, mon cher !

— Ne vous calomniez pas. Qui vous a connue ne peut vous oublier…

— Le grand amour, alors ? Justement, je vous crois très capable de l’éprouver. Je dis plus : c’est le seul qu’un homme comme vous puisse ressentir. Et si, par malheur, vous alliez vous mettre à m’aimer pour de bon, ce serait pour vous la tuile, la fâcheuse tuile, celle qui vous tombe sur la tête, et vous rend sourd, aveugle, idiot. Oh ! pauvre ami, que je vous plaindrais, que je me plaindrais ! Voyez-vous cela ! Mais vous seriez insupportable, vous me déclareriez vite odieuse. De la jalousie, des scènes ! Non, non, restons ce que nous sommes, des amis. En bons garçons. C’est beaucoup mieux !

— Je vous aime pourtant, Ginette !

— Si vous tenez absolument à faire une folie, car c’en serait une, quand on a une femme comme la vôtre et qui mérite d’être aimée par l’homme de cœur que vous êtes, eh bien ! vous trouverez sans peine. Tenez, mon amie Alice là-bas qui vous cherche et qui va nous découvrir…

— Ne raillez pas, c’est mal.

— Mais je ne raille pas… Alice, c’est visible, a un faible pour vous. C’est la belle mystérieuse… les complications, les secrets et le crime, — elle vibra drôlement Vi — Pour la passion, vous ne trouverez pas mieux. Mais à votre place, je me méfierais. Et voulez-vous que je vous dise, vous feriez bien mieux…

Alice Comeau-Pierres pénétrait dans le boudoir de l’air le plus naturel du monde.

— Vous ne fumez donc pas ? dit-elle. Le Vigreux vous cherchait.

Dopsent balbutia quelques mots et s’éclipsa, laissant les deux femmes se féliciter à l’excès sur leurs robes et se sourire angéliquement.

Dans la fumée épaisse des cigares, au fumoir, Givreuil venait de raconter une histoire qui soulevait de gros rires. Le Vigreux, ayant aperçu Dopsent en train de réchauffer consciencieusement dans le creux de sa main, pour le mieux déguster, un verre de fine Champagne 1870, — lui dit, en l’attirant dans un coin :

— Mon cher ami, quel flair vous avez eu d’é conduire Pec, l’autre fois ! Entre nous, l’animal est dangereux. Je l’utilise, mais c’est tout. Et je ne sais pas ce qu’il s’est permis de vous dire. Quant au Ministère, vous avez eu bien raison de ne pas le lâcher. La Voix Publique, la première, a reconnu son intégrité.

Le chantage sur l’affaire Soulice n’avait pas éclaté, et pour cause : le gouvernement ayant « obtenu » le silence du journal.

— Vous serez toujours l’homme d’une combinaison ministérielle à laquelle je m’intéresserai, reprit Le Vigreux. Des caractères comme le vôtre sont rares.

— Mais du tout, cher monsieur, fit Maurice flatté.

— Je sais ce que je dis, affirma le directeur avec son ton impérieux. Le parlementarisme se meurt, du mal qu’il a fait au pays. Un député, au lieu de contrôler la gestion des affaires, n’en est plus que l’agent d’exécution. C’est lui, et non plus l’administration confisquée à son profit, qui est devenu le grand rouage de transmission. De lui dépendent préfets, magistrats, inspecteurs d’Académie, fonctionnaires de toutes sortes. Voilà qui a faussé peu à peu les ressorts du système. Ajoutez le favoritisme, le parasitisme, la surenchère électorale, l’abaissement de la mentalité parlementaire. Vous devriez nous faire des articles là-dessus.

Dopsent huma sa fine Champagne et la savourant :

— J’allais vous proposer une campagne contre l’alcoolisme.

— Magnifique sujet ! dit Le Vigreux froidement. Une plaie nationale. Nous en mourons. Mais, outre que le marchand de vin est le grand électeur de la République, il est aussi le maître de mon journal. Je ne puis sacrifier mes traités avec les grandes maisons de spiritueux. Lutter contre l’alcoolisme, mais je serais boycotté, cher monsieur, dans les vingt-quatre heures, et je perdrais des centaines de mille francs pour vous faire plaisir. Mille regrets !

— C’est dommage, dit Dopsent. Qui s’attaquera à ce péril, le plus grave de tous, si les grands journaux bourgeois, représentant l’opinion publique, ont peur ?

Le Vigreux se mit à rire :

— Il faut savoir accepter les faits. Ils sont nos maîtres.

Dopsent vida son verre, et sentit jusqu’au fond de lui la réchauffante flamme.

— Tant pis ! car il n’est pas de pire poison pour la France que l’alcool.

— À qui le dites-vous ? acquiesça Le Vigreux en se versant un verre de kummel.

Il décida Dopsent à collaborer à La Voix Publique. Crapennes se mêlait bientôt à leur conversation. Antipathique au premier abord, avec sa face crispée d’envie, ses yeux glacés et ardens, le banquier exerçait ce singulier pouvoir de séduction réservé souvent aux hommes de chiffres. Il jouait de ses interlocuteurs avec une dextérité psychologique presque infaillible ; et, pesant sur les ressorts secrets de leur caractère, il arrivait presque toujours à les convaincre. Il lançait affaires sur affaires. Les « Moteurs d’aviation réunis, » distancés déjà ! Les forêts du Caucase loccupaient, et il allait créer le « Crédit vinicole mondial. » Les sports le distrayaient de son labeur ; il faisait courir, son cheval Théodoric venait de gagner la coupe des sauts d’obstacle.

Maurice remarqua les égards que, malgré sa supériorité. Le Vigreux accordait à Grapennes, Sa façon d’être avec le banquier s’en modifia.

Il ne refusa plus, tout en réservant sa réponse au sujet du Conseil d’administration d’une nouvelle Société, « les Cuivres Thibétains, » de prendre pour 50 000 francs d’actions : elles rapportaient déjà 42 pour 100, lui glissa le loup-cervier à l’oreille, et monteraient encore. Dopsent avait encore dans la bouche le goût de la généreuse fine Champagne. Il se consolait presque de son mécompte avec Ginette. Plus tard, qui sait ?… Souvent femme varie. Et Alice ?… C’est vrai, il ne l’avait pas encore, assez remarquée.

Oubliant sa femme qu’il aimait pourtant, oubliant son fameux programme et se consolant de n’avoir encore pu aboutir à rien, Maurice, rayonnant, rentra au salon, cherchant la vaporeuse robe de tulle noir pailleté. Deux yeux langoureux rencontrèrent les siens, deux yeux insondables. Il s’approcha de Mme  Comeau-Pierres.

Allons, la vie était belle !

Paul Margueritte.


(La troisième partie au prochain numero.)

  1. Copyright by Plon-Nourrit.
  2. Voyez la Revue du 15 février.