La Fâcheuse équivoque

La Fâcheuse équivoque
Revue des Deux Mondes5e période, tome 18 (p. 390-406).
LA
FACHEUSE ÉQUIVOQUE

Les Religions d’autorité et la Religion de l’Esprit, par Auguste Sabatier, Paris, 1901, Fischbacher.

Il est ! Mais nul cri d’homme ou d’auge, nul effroi,
Nul amour, nulle bouche, humble, tendre ou superbe,
Ne peut balbutier distinctement ce verbe.
Il est ! Il est ! Il est ! Il est éperdument !

Il est ! Il est ! Regarde, âme ! Il a son solstice,
La Conscience ; il a son axe, la Justice ;
Il a son équinoxe et c’est l’Egalité ;
Il a sa vaste aurore et c’est la Liberté !
Son rayon dore en nous ce que l’âme imagine,
Il est ! Il est ! Il est ! sans fin, sans origine,
Sans éclipse, sans nuit, sans repos, sans sommeil.
Renonçons, vers de terre, à créer le soleil.

Si je disais que le livre posthume de M. Auguste Sabatier : Les Religions d’autorité et la Religion de l’Esprit, n’est que le commentaire en cinq cent soixante pages de ces vers de Victor Hugo, je me doute que l’on m’accuserait de manquer de respect à la mémoire du « feu doyen de la faculté de théologie protestante de Paris. » Et, en effet, Auguste Sabatier n’est pas Victor Hugo. Je veux dire qu’il y a, dans Les Religions d’autorité et la Religion de l’Esprit, une solidité d’érudition, une connaissance de l’histoire et de la théologie, une vigueur ou plutôt une subtilité de raisonnement, que l’on chercherait en vain dans l’œuvre du poète : Religions et Religion. Mais, après cela, dans le poème du sénateur et dans la longue dissertation du doyen, c’est bien la même inspiration qu’on retrouve, c’est la même thèse, et surtout c’est la même fâcheuse équivoque.

Cette équivoque, on la retrouverait dans l’œuvre entière de Renan, dans ses Etudes d’histoire religieuse, dans sa Vie de Jésus, dans ses Origines du christianisme. Si l’on en cherchait l’origine, on découvrirait que l’introducteur dans la philosophie religieuse n’en est autre que Schleiermacher. Il s’en est fallu de bien peu qu’elle n’emportât un éclatant triomphe, voilà dix ans passés, au Congrès de Chicago. Beaucoup de pasteurs, et même quelques prêtres, s’en servent aujourd’hui comme d’un voile pour se dissimuler à eux-mêmes l’indécision ou le flottement de leur pensée. C’est dans ces conditions et pour toutes ces raisons qu’on a pensé qu’à l’occasion des Religions d’autorité, il ne serait pas inutile, sinon de dissiper l’équivoque, mais en tout cas de la dénoncer ; — et, sans examiner aujourd’hui le fond de la doctrine, c’est tout ce qu’on a voulu faire dans les pages qui suivent.


I

L’opération par laquelle on l’obtient est très simple, et non moins ingénieuse que simple. Vous prenez, l’une après l’autre, toutes les « religions, » — au pluriel ; vous les videz de leur contenu positif ; et le néant qui vous reste, vous le baptisez, si j’ose ainsi dire, du nom de « religion, » — au singulier. Il apparaît alors que, « les religions » étant une chose, « la religion » en est le contraire, ou réciproquement, et le progrès de la seconde n’est que la conséquence de la destruction des premières. Précisons par un exemple, et ne l’empruntons pas au christianisme : l’opération le concerne, comme les autres religions, mais la méthode le dépasse. Du bouddhisme ou du mahométisme, nous commençons donc par retrancher Mahomet ou Çakya-Mouni : Mahomet, qui n’était après tout, comme le dit Voltaire, que « de chameaux un grossier conducteur, » et Çakya-Mouni, qui n’est peut-être qu’un « mythe solaire. » Nous démontrons alors que le Lalita Vistara, je suppose, ou le Coran, ne sont que des livres « comme les autres, » comme le Pantchatantra, par exemple, ou comme les Mille et une Nuits. Après quoi, si nous libérons le mahométisme et le bouddhisme de toutes les contraintes dogmatiques ou rituelles qu’ils ont héritées de la tradition, et qui en ont maintenu l’intégrité ou l’identité de fond à travers les âges, on demande ce qui reste ? Et le bon sens répond « rien du tout, » ou du moins « pas grand’chose. » Mais, au contraire, nous disent les théologiens de l’équivoque, « il reste tout ! » et c’est ici justement que commence, avec la « religion de l’esprit, » la vraie religion, et la seule qui soit digne de ce nom. Elle s’édifie sur ce néant même ; et c’est précisément en niant les « religions » qu’elle s’affirme comme « religion. » Libérée désormais du corps mort qui l’alourdissait, c’est alors qu’elle prend son essor vers les régions supérieures.


Homme ! qu’est-ce que c’est que tes cérémonies
Misérables, devant les choses infinies ?

Crois-tu féconder l’ombre en y semant des rites,
Des formules de nuit sur du brouillard transcrites ?

Toute religion n’est qu’un avortement
Du rêve humain, devant l’être et le firmament ;
Le dogme, quel qu’il soit, juif ou grec, rapetisse
A sa taille le vrai, l’idéal, la justice !


Et voilà pourquoi nous ne les atteignons, ou nous ne pouvons espérer de les réaliser, qu’en les dégageant, — vérité, justice, idéal, et Dieu même, — de la formule qui les emprisonne, ou qui les comprime plus qu’elle ne les exprime, et du dogme qui ne les traduit qu’en les rétrécissant ou, pour mieux dire encore, et avec Spinoza, qui ne les « détermine » qu’en les niant : Omnis determinatio negatio est.

On ne manque point d’apparentes raisons pour justifier logiquement, et même historiquement, cette espèce de scepticisme mystique.

D’où procède, en effet, dans l’histoire, la diversité de tant de religions qui, toutes ou presque toutes, se disent et se croient chacune la seule vraie ? qui se jettent l’anathème au nom de cette croyance ? et qui toutes, cependant, quand on les examine, vont ou tendent au même objet ? Elle procède uniquement de ce que, ce « même objet » leur étant à toutes inaccessible, il le leur est inégalement. C’est bien le même objet qu’elles se proposent toutes d’atteindre, mais « il les fuit d’une fuite éternelle ; » et, n’y pouvant jamais atteindre, leur diversité n’est donc que l’expression de la diversité des efforts qu’elles ont tentés pour l’atteindre. La nature et le succès de cet effort ont dépendu des circonstances. Nous connaissons des races plus « guerrières, » et des races plus « artistes » que d’autres : il y en a eu pareillement de plus « religieuses. » Quelques hommes, plus éminens que d’autres, Isaïe, Çakya-Mouni, Socrate, Jésus, Mahomet, ont exercé plus d’action sur leurs semblables, à une plus grande profondeur, et, par conséquent, une action plus durable. Et des temps enfin se sont vus dans l’histoire, — temps malheureux, en général, temps de détresse et de souffrance, — où l’humanité a senti, plus étroitement qu’en d’autres, sa dépendance à l’égard de Dieu. Ce sont toutes ces circonstances qui ont en quelque manière façonné les « religions. » Toutes imparfaites, mais diversement et plus ou moins imparfaites, les « religions » ne sont et ne peuvent être que des « approximations » de la vérité.

Mais pourquoi donc, s’il en est ainsi, n’essaierions-nous pas de les réduire en quelque sorte au même dénominateur ? Facies non omnibus una, Nec diversa tamen… Si l’objet est le même, pourquoi n’y tendraient-elles pas toutes, et nous avec elles, par le même chemin ? Puisque la vérité qu’elles cherchent est de telle nature qu’aucune formule, aucun dogme, aucun symbole, aucune « confession de foi » ne saurait l’exprimer, et, pour ainsi dire, l’enclore ni la contenir tout entière, pourquoi ne renoncerions-nous pas, précisément, à la « formuler ? » Plus de « formules, » puisque ce sont les « formules » qui s’opposent, qui se contredisent, et qui se combattent ! Toutes les discordes ne sont venues que d’avoir essayé d’emprisonner Dieu dans un Credo. N’ayons donc plus de Credo ! Fondons « la religion de l’Esprit » sur les ruines des « religions d’autorité, » la vraie religion sur l’élargissement de Dieu. Et si les religions positives s’étonnent ou s’indignent d’être ainsi traitées, contentons-nous de leur faire observer que, cette manière étant la seule pour elles de se « réconcilier » avec la science, la critique et l’histoire, elle est donc la seule qu’elles aient de durer en se continuant, et de se développer en marchant avec « le progrès. »

Car c’est une autre raison que l’on se donne de perpétuer l’équivoque ; et si quelqu’un demande comment les « religions d’autorité, » ainsi dépouillées de tout ce qui les constituait, sont encore des ou une « religion, » la réponse est bien simple ; et on nous dit qu’elles ont « évolué. »

Certes, ce n’est pas nous, ici, qui nierons la réalité du devenir ou de l’évolution dans l’histoire. Nous savons que les mots eux-mêmes « évoluent, » — nous l’avions ouï dire avant Arsène Darmesteter, — et, avec les mots, les choses qu’ils représentent, et, avec les choses, les idées que nous nous en formons. Mais qu’est-ce au juste qu’ « évoluer ; » et, par exemple, dirons-nous qu’il y ait jamais « évolution » de soi-même à son contraire ? J’admets sans difficulté que le mot de « Religion » n’ait pas aujourd’hui pour nous, — Français ou Allemands, Italiens ou Espagnols du XXe siècle, Anglo-Saxons ou Russes, — le sens qu’il avait jadis pour les Romains, de qui nous l’avons emprunté. Je conviens encore que nous ne l’employons pas toujours ni tous aux mêmes usages : et, assurément, quand nous parlons de la « religion de l’art » ou de la « religion de la souffrance humaine, » nous ne l’entendons pas de la même manière que quand nous parlons de la « religion de Mahomet » ou de la « religion » tout court. Il y a, comme on dit, une nuance, et même plus qu’une nuance. Mais ce mot, pouvons-nous l’employer à dire exactement le contraire de ce qu’il a signifié jusqu’ici ?

« La loi de notre être, nous dit quelque part Auguste Sabatier, est la loi de Celui qui nous appelle à la vie. » Et, en passant, je ne puis m’empêcher de faire observer que lui, Sabatier, le dit bien, mais il n’en sait rien ! « La loi divine et la loi humaine sont essentiellement identiques. » Il n’en sait rien encore ; et son affirmation a exactement la valeur de l’affirmation contraire. « Et c’est, continue-t-il, cette loi immanente qui, à mesure que l’homme en prend plus clairement conscience, le constitue nécessairement et à la fois dépendant en tant qu’être créé, et libre en tant qu’être spirituel et moral. » Comment sait-il ? et d’où ? ce que c’est que « d’être créé ? » Et il termine sa phrase : « La religion, c’est la conciliation vivante et heureuse de la dépendance et de la liberté. » Je le veux bien ! Mais je dis qu’aucune religion n’a cru qu’elle consistât en cela. Et je ne nie point qu’à rencontre de toutes les religions, un bon esprit puisse le croire, ni qu’Auguste Sabatier fût un excellent esprit ! Mais je dis qu’ainsi définie, sa « religion » n’en est pas une ! Elle est autre chose ! Et veut-on que je dise qu’elle est quelque chose de plus ? et de mieux ? Je le dirai donc ! Mais elle n’est pas une « religion, » bien loin d’être « la religion ; » et nous voilà ramenés à la fâcheuse équivoque.

On n’en sort pas, mais on s’y rengage d’une autre manière, et, pour ainsi parler, on s’y enfonce, quand on nous dit enfin : « Si la vérité est la sœur divine de la justice, — et je ne demande pas à l’auteur de cette belle phrase, puisqu’il est mort, ce que c’est que des « sueurs divines » sans un Dieu qui les engendre ? — il y a une égale piété dans le labeur qui mène à l’une et dans celui qui mène à l’autre, ou plutôt l’une et l’autre supposent le même effort moral. »

Soit encore, et j’y consens, quoique d’ailleurs ne comprenant pas bien ce que signifie cette rhétorique onctueuse. Pascal, qui s’y connaissait, en science comme en religion, n’a jamais cru qu’il y eût « la même piété, » dans le labeur qui l’acheminait à la découverte des lois de l’équilibre des liquides, et dans les effusions de reconnaissance que lui inspirait le miracle de la Sainte Epine. La « science » est une chose, la « religion » en est une autre ; et je suis, par hasard, de l’avis de Sabatier, quand il dit que de « travailler à concilier les doctrines d’autorité avec la science moderne,.. c’est vouloir souder une motte de terre à une barre de fer. » Je suis de son avis, mais je trouve sa métaphore étrange ! Et quand il nous dit après cela : « La science dans la piété, c’est la théologie scientifique, » j’entends bien qu’il croit avoir trouvé, lui, cette « conciliation » qu’il déclarait tout à l’heure impossible ! Et je ne lui en dispute pas le droit ! Et je n’examine pas sa doctrine ! Et je veux bien qu’elle soit la vraie ! Mais je dis encore, et je répète, que, sous le nom de « piété, » comme tout à l’heure sous celui de « religion, » c’est de tout autre chose que de « religion, » et de « piété, » qu’il s’agit. Et, puisqu’il s’agit d’autre chose, je nie plains qu’on use des mêmes mots ! Et je demande qu’on en cherche d’autres ! et, tout grossièrement, je demande que sous une marque, ou, connue on dit de nos jours, sous une « firme » connue, qui est celle de la « religion, » on n’insinue pas des idées qui sont le contraire de toute « religion. » Rationalistes, athées, libres penseurs, soyez-le, si vous le voulez, et si vous croyez devoir l’être, mais soyez-le franchement, ouvertement, et d’abord, et pour cela, commencez par ne pas être « doyen d’une faculté de théologie protestante. » Vous ferez bien aussi, si vous l’êtes, de n’y pas enseigner le dogme.


II

Après tant de travaux accumulés, depuis plus de cent ans, sur la philosophie et sur l’histoire des religions, ce serait vraiment une duperie si nous n’étions pas en état de dire quels ont été dans l’histoire, et quels sont, par conséquent, dans la totalité jusqu’ici vécue de l’expérience humaine, les caractères essentiels du phénomène religieux. On a donné beaucoup de définitions de la religion, et, sans doute, on en donnera beaucoup encore. C’est qu’en effet, humainement parlant, on ne connaît guère de phénomène plus complexe que le phénomène religieux, dans la psychologie comme dans l’histoire ; et je tiens que la science, ou l’érudition, pour mieux dire, est fort éloignée d’en avoir épuisé la richesse. Je n’en voudrais au besoin d’autre preuve que celle que j’en trouve dans le livre d’Auguste Sabatier. Il y a des choses tout à fait neuves, il y en a d’originales et de fortes dans les chapitres qu’il a intitulés : Le dogme protestant de l’autorité. D’autres en trouveront d’autres ; et, comme d’ailleurs il y a des raisons pour qu’en continuant de durer le phénomène continue de se développer, et de se compliquer encore, ce serait gravement se tromper que d’en borner dès à présent la connaissance à ce que nous en savons. Mais nous pouvons cependant le définir par ses traits généraux, ou plutôt, et de quelque complexité qu’il s’enrichisse, nous pouvons dire à quelles conditions il faudra toujours que la définition s’en conforme et réponde ; et, par exemple, nous pouvons dire hardiment que, n’y ayant pas eu dans l’histoire, il n’y aura pas dans l’avenir de « religion personnelle ; » il n’y aura pas de « religion naturelle ; » et il n’y aura pas de « religion sans autorité. »

« Il n’y a pas de religion personnelle : » — c’est ce que j’essayais naguère de montrer ici même, en parlant de la Religion comme sociologie, et que l’on ne peut pas plus être seul de sa religion que de sa famille ou de sa patrie. Bouddhiste ou musulman, chrétien, catholique ou protestant, quiconque a la prétention d’ « avoir son petit religion à part soi, » n’est que l’hérétique de la grande ; et l’orthodoxie est nécessairement collective. Cela ne veut pas du tout dire, comme on feint quelquefois de le croire, qu’il n’y ait pas de place, dans les religions constituées, pour l’initiative individuelle, ni que la soumission du fidèle à la croyance commune soit ce qu’on appelle emphatiquement « l’abdication de son autonomie. » Les vies des saints et des saintes du catholicisme suffisent à proclamer le contraire. Quelle variété ! Quelle diversité ! et je serais tenté de dire : quelle contrariété ! C’est là qu’on voit en combien de manières un homme peut différer d’un autre homme ! L’acceptation d’une croyance, et même d’une discipline commune, n’empêche pas plus la libre manifestation de l’individualité que les lois de l’anatomie n’empêchent les visages humains de se diversifier depuis la laideur de Socrate jusqu’à la beauté d’Aspasie. « L’autonomie » n’est pas « l’anarchisme. » Mais ce que l’on veut dire quand on dit qu’il n’y a pas ni ne saurait y avoir de « religion personnelle, » c’est qu’il n’y a pas, ou qu’il n’y a jamais eu de religion qui ne fût un rassemblement, pour ainsi dire, ou un groupement d’êtres humains autour de la même croyance ; — et c’est ce que la logique nous démontrerait avec une évidence entière, si l’histoire ne nous le prouvait avec encore plus de clarté.

On aura donc beau nous répéter avec Auguste Sabatier : « Qu’est-ce que la foi, j’entends la foi personnelle et vivante, sinon l’appropriation individuelle de la vérité ? Comment donc la foi serait-elle autre chose que subjective ? Et la certitude chrétienne peut-elle se trouver hors du ressort de ma conscience ? Vous avez peur que ce fondement ne soit pas solide ? Mais de quelle nature est le fondement de la morale ? Admettez-vous qu’il y ait rien de plus solide que le sentiment du devoir ? Une autorité extérieure en morale pourrait-elle jamais atteindre à cette sécurité profonde et douce dont jouit une conscience qui voit clairement son devoir et qui l’accomplit ? Si la morale ne souffre pas du caractère subjectif de son principe, pourquoi la religion en souffrirait-elle, surtout dans le christianisme où elle arrive à s’identifier avec la plus haute morale et à former avec celle-ci une idéale unité ? » Ce ne sont là que des mots ; et nous nous enfonçons plus que jamais dans l’équivoque.

Equivoque sur le mot de foi ! Equivoque sur le mot de « morale ! » Equivoque sur le mot de « conscience ! » On demande si « la certitude chrétienne peut se trouver hors du ressort de ma conscience ? » C’est demander s’il se trouve « hors du ressort de ma conscience » quelque certitude, et par suite quelque vérité, de quelque nature que ce soit. Et il est bien certain, entre autres choses certaines, qu’aucune certitude n’existe pour moi qu’autant qu’elle est saisie par moi ! Mais si, par hasard, elle n’était pas saisie par moi, son objet n’en existerait pas moins, en dehors et indépendamment de moi. Évidemment, je ne suis certain ni de la vérité du principe d’Archimède ni de la réalité de la fonction glycogénique du foie, si je n’en ai jamais entendu parler ! En sera-t-il moins vrai que le foie des vertébrés élabore du sucre ? Pas plus en morale qu’en physiologie, ce n’est donc la « conscience » que nous en avons qui fait la vérité des choses, et pas plus en religion qu’en morale. L’authenticité des évangiles ou la divinité du Christ ne dépendent ni de ce que j’en pense, ni de ce qu’en pensait Auguste Sabatier, ni de ce qu’en pense « personnellement » aucun de nos semblables. Elles sont ou elles ne sont pas : sunt ut sunt, mit non sunt ; et je les connais ou je ne les connais pas, mais mon adhésion ou mon refus d’y croire n’y saurait rien changer. Il n’y a pas de « religion personnelle, » parce que les vérités que toute religion propose à ses fidèles sont des « vérités impersonnelles. » Elles le sont d’une autre manière, et à un autre titre, mais elles le sont au même degré que les vérités de la physique ou de la géométrie. Et je vois bien qu’Auguste Sabatier, tout le long de son livre, a essayé de les dépouiller de ce caractère, mais il n’y a réussi que dans la mesure où il s’écartait de la notion même de « religion. » Pour un musulman comme pour un chrétien, les vérités premières de sa religion sont aussi certaines que pas un des axiomes d’Euclide ; et quand on essaie d’ébranler cette certitude, ce n’est plus seulement le caractère « impersonnel » de toute religion que l’on nie, mais c’en est du même coup le caractère « surnaturel. »

Car « il n’y a pas de religion naturelle ; » — et cela ne veut pas dire que la raison de l’homme, réduite à ses seules ressources, ne puisse atteindre et connaître quelque chose de Dieu. Je crois même, ou plutôt je suis sûr, en ce qui regarde le catholicisme, qu’un canon du concile du Vatican a décrété d’anathème, et par suite noté d’hérésie, quiconque soutiendrait le contraire. « Si quis negaverit Deum unum et verum, Creatorem et Dominum nostrum, per ea quæ facta sunt, naturali rationis lumine ab homine certo cognosci posse, anathema sit. » Mais on veut dire que la religion commence en quelque sorte au point précis où s’arrête la connaissance naturelle ; et que, par conséquent, une religion n’en est pas une, qui ne pose pas, à son point de départ, la nécessité, la vérité, la réalité du « surnaturel. » Non seulement, quant à sa forme, toute religion est collective, mais, quant à son essence, il n’y a de religion que du surnaturel. En quelque manière que ce soit, toute religion, toutes les religions affirment « qu’il y a dans le monde plus de choses que notre philosophie n’en saurait atteindre, » et qu’une partie de ces choses leur a été « révélée. » C’est même là ce qui distingue expressément une religion d’une philosophie. La philosophie de Platon est peut-être très supérieure à la religion des Cafres ou des Hottentots, mais la religion des Hottentots ou des Cafres est une « religion, » et la philosophie de Platon n’est qu’une philosophie. La définition de la religion ne peut être conçue, l’idée même n’en peut être formée qu’en fonction du surnaturel. Je ne parle point ici en croyant, je parle en historien ou en observateur. Point de religion sans une affirmation du surnaturel qui la fonde ! Supprimer l’une, c’est anéantir l’autre. Et derechef, si nous prétendons conserver l’une en niant l’autre, nous voilà ramenés à l’éternelle équivoque.

C’est aussi bien sur ce point que l’auteur des Religions de l’autorité et la religion de l’Esprit semble avoir été lui-même le moins certain de sa propre pensée. Il avait écrit, dans son Esquisse d’une Philosophie de la Religion : « La science est dans un devenir perpétuel. Si parfois elle en vient à fermer à la piété des perspectives chères et familières, elle lui en ouvre nécessairement de nouvelles. Si elle lui retranche de vieilles béquilles, elle lui donne des ailes… Plus la science progresse, plus elle met dans les choses de l’ordre, de l’harmonie et de la pensée. Elle ne peut créer qu’un Cosmos de plus en plus intelligible, et par conséquent susceptible d’une interprétation toujours plus religieuse. « Il revient sur cette même idée dans un passage des Religions de l’autorité : « De nos jours on a beaucoup parlé de la religion de la science : on a même dit qu’elle Unirait par abolir et remplacer toutes les autres. Cela n’est pas vrai, d’abord parce que la science n’est pas plus tout dans la vie que la pensée n’est tout dans l’unie ; ensuite, parce que ceux qui parlent ainsi, parlent de la science le plus irréligieusement du monde. Il n’en est pas moins vrai que l’objet de la science est éminemment religieux, et que le culte de la science fait partie de la religion intégrale. La vraie religion de la science n’est pas celle qui en déifie les résultats éphémères ou la puissance matérielle, mais celle qui considère comme divine la recherche elle-même, l’ascension continue de l’esprit vers plus de lumière. »

On ne peut se faire à cette manière de jouer sur les mots de « science » et de « religion ! » Si la science, — et je crois que c’en es ! la définition même, — a pour objet, non pas précisément d’enchaîner la nature sous des lois immuables et véritablement d’airain, mais d’éliminer de la série des effets et des causes la possibilité du surnaturel, et si toute religion est l’affirmation de ce surnaturel, il n’en faut certes pas conclure que la science et la religion soient contradictoires ou adverses ! mais on ne peut concevoir ce que c’est qu’une « interprétation religieuse de la science, » et bien moins encore une « théologie scientifique. » Une « théologie scientifique, ce serait une théologie qui n’en serait plus une, — une « théodicée, » comme on disait dans l’école éclectique, — la science du Dieu que le raisonnement ou la raison nous « enseignent » plus qu’ils ne nous le « révèlent. » Et pour une « interprétation religieuse de la science, » elle n’est, et ne peut être qu’un commentaire perpétuel du Cœli enarrant gloriam Dei, un pur déisme, la « religion » — qui n’en est pas une, — de Voltaire, de Bernardin de Saint-Pierre, et de Jules Simon. Ici encore, c’est le positivisme chrétien, ou plutôt c’est le positivisme sans épithète, c’est Auguste Comte qui a raison La religion n’est rien si elle n’est pas l’affirmation de l’action de Dieu dans le monde. Et il ne sort de rien de dire à ce propos que « percevoir l’action de Dieu dans l’âme humaine et dans le cours des choses, c’est l’affaire du cœur pieux ! » La piété ne crée pas son objet. Elle le crée si peu qu’on pourrait dire qu’en matière de religion le problème des problèmes est précisément de savoir si « l’objet de la piété » existe en dehors d’elle, quel il est, et quel témoignage ou quelles preuves nous avons de sa réalité. Sabatier ne l’a résolu qu’en l’esquivant, s’il est permis d’ainsi parler, et en s’appliquant avec toute son ingéniosité, qui était grande, aux diverses manières qu’il y ait de ne pas le poser.

J’ajoute maintenant, — et toujours sans entrer dans le fond de la question, — que, de ce qu’il n’y a pas de religion « naturelle » ni de religion « personnelle, » une conséquence en résulte, qui est qu’on ne saurait se représenter, et qu’en fait on n’a jamais vu, dans l’histoire, de « religion sans autorité. » « Il n’y a pas de religion sans autorité : » — cela ne signifie pas, nous l’avons déjà dit, que la religion se réduise ou se termine à l’exécution de ses propres commandemens. Si quelques bouddhistes ou quelques musulmans l’ont cru, ils se sont mépris sur l’essence même de leur religion. Mais ce que l’on veut dire, c’est que, si la religion est chose collective, on ne saurait la concevoir sans une autorité qui soit investie du droit, et du pouvoir, de réduire à l’unité les opinions dissidentes. Et, si l’on ne sache pas de religion qui ne soit une affirmation du surnaturel, cela veut dire qu’il ne saurait y avoir de religion sans une autorité, sans un livre, ou une Eglise, ou un homme, auquel il appartienne de maintenir, de préciser, ou de développer cette affirmation. C’est aussi bien ce qu’Auguste Sabatier lui-même a dû reconnaître dans ses chapitres sur l’Autorité dans le dogme protestant. Luther, Zwingle et Calvin, sans rien dire des moindres, n’ont pas eu plus tôt proclamé « l’autonomie » de la conscience chrétienne, qu’il leur a fallu réagir contre l’esprit d’ « anarchisme » qu’ils avaient déchaîné, et soumettre, non seulement à l’autorité de la Bible, mais à celle de leurs Symboles ou de leurs Confessions de foi, cet esprit d’indépendance ou pour mieux parler de révolte qui les avait eux-mêmes détachés de Rome. Ils ont fait mieux encore ! Et on sait que pendant longtemps leur prétention, et celle des Eglises qui étaient sorties d’eux, a été de se donner pour la « véritable Eglise, » l’Église évangélique, la succession légitime des apôtres, et le dépôt de l’autorité.

Je ne comprends donc pas que l’on vienne après cela nous dire, avec Auguste Sabatier : « On écartera dès l’entrée tous les argumens a priori, abstraits ou utilitaires qui encombrent ce sujet (de l’autorité en matière de religion), comme ceux-ci : Dieu, ayant donné une révélation surnaturelle aux hommes, a dû instituer une autorité, surnaturelle également, pour la conserver sans altération et l’interpréter sans erreur ; ou bien : la plus grande partie de notre savoir provient du témoignage des autres ; nous vivons de l’autorité ; donc il doit y avoir, — c’est lui qui souligne, et il s’en prend ici au livre de M. Balfour sur les Bases de la croyance, — une autorité infaillible pour nous apprendre la vérité religieuse ; ou encore, — et ceci est à l’adresse du christianisme social ou de la démocratie chrétienne : — les bienfaits de l’église et les effets de la Bible sont excellens, donc il faut que l’Eglise ou la Bible, ou toutes les deux ensemble, aient été instituées par un acte miraculeux de Dieu même. » Et il ajoute, je ne sais si je dois dire négligemment ou dédaigneusement : « Il suffit d’analyser de telles argumentations pour voir, ou qu’elles tournent dans un cercle vicieux, supposant ce qu’il faudrait démontrer, ou qu’elles sont insuffisantes, parce qu’il y a une distance infinie entre les prémisses et la conclusion. »

En vérité, l’illusion est étrange ! Je ne retiens que le premier de ces trois argumens : « Dieu, ayant donné une révélation surnaturelle aux hommes, a dû instituer une autorité surnaturelle pour la conserver sans altération ; » et, bien loin d’y voir un cercle vicieux, je dis que le raisonnement me paraît irréfutable, — si seulement on admet que Dieu « ait donné aux hommes une révélation surnaturelle. » Mais précisément, me dira-t-on, c’est ce que nous n’admettons pas ! Ou du moins nous ne l’admettons que sous bénéfice d’une preuve à fournir par l’histoire ! Et je réponds à mon tour : « Dites-le donc, en ce cas ! et dites-le franchement ! » Dites que ce que vous n’admettez pas, ce n’est pas l’autorité, mais c’est le fait même d’ « une révélation surnaturelle ! » Dites-nous que les Évangiles, ou la Bible en général, n’étant « qu’un livre comme un autre, » le droit que vous revendiquez, c’est le droit de le traiter comme tel, et ainsi que vous feriez une Iliade ou une Enéide. Dites-moi que tout ce que je crois, que l’objet de ma foi, n’est qu’une projection de mon rêve sur l’écran de la réalité ! Mais ne feignez pas de séparer l’ « autorité » de la « révélation » qui la fonde ! N’affectez pas de n’en vouloir qu’à la première, quand c’est l’autre, au contraire, que vous vous proposez plus ou moins inconsciemment de ruiner ! Et reconnaissez enfin qu’étant sans autorité, « naturelle » et « personnelle » à la fois, votre « religion de l’esprit » n’en est pas une, mais exactement le contraire de tout ce que les religions ont été dans l’histoire.

Car, encore une fois, je ne discute pas aujourd’hui le fond de la doctrine. Contemporaines en quelque sorte, sinon de la naissance, au moins de l’enfance de l’humanité, si vous croyez que les « religions » soient destinées à disparaître un jour, et déjà, si vous croyez entrevoir les linéamens de ce qui les remplacera, dites-le ! Vous en avez certes le droit, et même, comme disait cet honnête homme de Sacy, vous en avez le devoir. Mais ne perpétuez pas une fâcheuse équivoque. N’opposez pas la « religion de l’esprit » aux « religions de l’autorité. » Il n’y a pas de « religion de l’esprit, » à moins que ce ne soit un nom dont vous masquiez l’idolâtrie du Moi. Voilà bien longtemps qu’on l’a dit : il y a une manière d’aimer « l’humanité » qui n’en est une, au fond, que de se dispenser de rendre à « la patrie » ce qu’on lui doit. Pareillement « la religion de l’esprit » n : est qu’une manière de se débarrasser des obligations de faire ou de croire que les « religions d’autorité, » c’est-à-dire toutes les autres religions, nous imposent. Et, encore une fois, je le veux bien ! mais à une condition, qui est que vous n’usiez plus de ce mot de « religion ; » et qu’aux « religions d’autorité » vous opposiez loyalement, comme le philosophe Guyau, « l’irréligion de l’avenir, » dans un livre dont je regrette, pour lui, que le contenu ne soit pas toujours aussi clair que le titre.


III

Mais alors, dira-t-on, ce n’est qu’une « querelle de mots ! » Non ! ce n’est pas une « querelle de mots ; » et d’abord parce qu’en de semblables matières, où les mots expriment toujours des idées, il n’y a pas de « querelles de mots. » Les définitions de choses ne sont jamais des « querelles de mots. » Si toutes les religions que l’on connaisse dans l’histoire sont marquées de certains caractères, on ne peut pas donner le nom de religion à un ensemble de croyances, quel qu’il soit, où l’on ne retrouve pas ces mêmes caractères. A des choses vraiment nouvelles il faut donner des noms nouveaux, et je consens, si cela peut faire plaisir à ses admirateurs, que la « religion de l’esprit » d’Auguste Sabatier soit une chose nouvelle. Donnons-lui donc alors un nom nouveau. Et, en attendant qu’on le trouve, ou pendant qu’on le cherche, demandons-nous les raisons de cette persistance dans l’équivoque et la confusion.

Je ne veux ni croire, ni même supposer un instant qu’il y en ait de secrètes ou de politiques, et que, par exemple, on ait fait le calcul de ménager adroitement, sous le nom de religion de l’esprit, la transition de la croyance à la libre pensée. Cousin jadis l’a fait, dont le spiritualisme n’a même guère consisté qu’en cette équivoque ; et il s’en est fallu de bien peu qu’il ne réussît. La tactique de Sainte-Beuve, à cet égard, n’a pas sensiblement différé de celle de Cousin, si ce n’est en ce point, qu’il s’est plus complaisamment « prêté, » selon son mot, et sous couleur de les mieux connaître, aux doctrines dont il a fini, dans ses dernières années, par se déclarer ouvertement l’adversaire. Et, telle n’a pas été, sans doute, à ses débuts, dans ses Études d’histoire religieuse ou dans ses Essais de Morale et de Critique, l’intention d’Ernest Renan, mais elle l’est devenue par la suite, et son Marc-Aurèle, à lui seul, suffirait pour le prouver. Mais Auguste Sabatier n’était point un libre penseur, puisqu’il est mort « doyen d’une faculté de théologie protestante, » où l’on formait des pasteurs à l’exercice du ministère. Il s’est flatté, je n’en doute pas, on n’en doit point douter, que la « religion de l’esprit » fût vraiment une religion, et c’est ici que la question devient intéressante, quand on se demande comment il n’a pas débrouillé l’équivoque. Oui, comment n’a-t-il pas vu qu’une religion sans autorité, personnelle et naturelle, n’était pas une « religion, » si même elle n’en est le contraire ? Et, s’il l’a peut-être soupçonné, quels motifs a-t-il eus de fermer les yeux à cette évidence ?

C’est d’abord qu’il n’a jamais pu se séparer entièrement de la religion, ni complètement renoncer atout ce que le mot même de « religion » enveloppait pour lui de « saint » et de « sacré. » C’est ensuite que, tout en essayant de se railler de ceux qui concluent, « des bienfaits de l’Eglise et des effets de la Bible, » à l’institution « miraculeuse » de l’une et à la « révélation » de l’autre, il est lui-même demeuré l’un d’eux. « A tout prendre et en fait, a-t-il écrit dans ses Religions d’autorité, où trouverez-vous une plus haute et plus universelle école de respect et de vertu que l’Église, un moyen de consolation plus efficace que la communion des frères, un abri tutélaire plus sûr pour les âmes encore mineures ? Et quel rôle historique comparable à celui de l’Église dans l’histoire de la civilisation européenne ? D’autre part, que dirons-nous de la Bible qui ne soit au-dessous de la réalité ? C’est le livre par excellence, la lumière des consciences, le pain des âmes, le ferment de toutes les réformes. C’est la lampe suspendue aux voûtes du sanctuaire pour éclairer tous ceux qui cherchent Dieu ! Aux destinées de la Bible sont attachées les destinées de la sainteté sur la terre. » Et c’est encore, et enfin, qu’en s’évertuant à dire le contraire, l’auteur des Religions d’autorité n’a pas pu se défaire ou se défendre de l’idée qu’à l’empire des religions sur la terre étaient suspendues non seulement les destinées de la « sainteté, » mais l’avenir même de la « morale. »

J’ai cité plus haut cette parole : « Si la morale ne souffre pas du caractère subjectif de son principe, pourquoi la religion en souffrirait-elle ? » Ce n’est là que ce qu’on appelle un argument de conversation. Sabatier n’ignorait pas, il ne pouvait pas ignorer, et, en admettant qu’il refusât d’y croire, il ne pouvait s’empêcher de sentir intérieurement, et comme instinctivement, que « la morale souffre du caractère subjectif de son principe. » Il n’y a pas plus de morale « subjective, » ou, comme disait Guyau, « sans obligation ni sanction, » qu’il n’y a de religion « subjective » c’est-à-dire, et selon Sabatier, « sans dogme et sans autorité. » Le même Sabatier rappelle quelque part, dans son livre, un article célèbre d’Edmond Scherer sur la Crise de la morale. La crise de la morale n’est précisément issue que de l’effort qu’on a fait pour rendre la morale « subjective. » Nous ne sommes pas plus l’origine, la source et les juges de nos devoirs que nous ne sommes l’origine, la source et les juges des vérités que nous connaissons. On aura beau nous demander avec Sabatier, — et avec Kant : — « Admettez-vous qu’il y ait rien de plus solide que le sentiment du devoir ? » Nous répondrons : « Quel devoir ? Envers qui ? Et pourquoi ? » Et si l’on ajoute, avec Sabatier, — et avec Rousseau : — « Une autorité extérieure en morale pourrait-elle atteindre jamais à cette sécurité profonde et douce dont jouit une conscience qui voit clairement son devoir et l’accomplit ; » nous ne ferons pas observer que l’équivoque de la pensée se traduit ici dans l’amphibologie de la phrase, dont je défie bien personne de tirer un sens satisfaisant ; mais nous demanderons pour quel motif il y aurait moins de « douceur » ou de « sécurité » à faire ce qui nous est prescrit qu’à suivre l’inspiration de notre propre conscience ? et ce que c’est d’ailleurs que la conscience elle-même, sinon la révélation que nous trouvons en nous de lois « supérieures, » et à ce titre « antérieures, » et en ce sens, et pour ces motifs, « extérieures » à nous ?

La réalité, c’est qu’après tant d’autres, et comme tant d’autres, dont Edmond Scherer, son maître, Auguste Sabatier, s’étant aperçu que « la morale n’était rien si elle n’était religieuse, » s’est trouvé fort embarrassé quand il a eu, si je puis ainsi dire, vidé le concept de religion de son contenu positif. Renan s’était tiré de la même aventure par des pantalonnades : « La vertu est une aristocratie, tout le monde n’y est pas tenu… Il faut que les masses s’amusent… Les sociétés de tempérance reposent sur un malentendu… Au lieu de supprimer l’ivresse, il faudrait essayer de la rendre aimable… » Mais Auguste Sabatier, qui n’écrivait pas comme Renan, ne pensait pas non plus comme lui. Il eût voulu, il a vraiment voulu sauver la morale du désastre des « religions ; » et, finalement, il n’en a trouvé d’autre moyen que de se faire de l’équivoque une espèce de dogme, ou, à tout le moins une méthode, en conservant du nom de « religion » ce qu’il a cru qu’on en pouvait garder sans retenir la chose.

Mais la logique et l’histoire nous apprennent qu’en ce cas on n’en garde rien. Une religion c’est un dogme et c’est une autorité, et, quand elle ne sera plus ni une autorité, ni un dogme, elle ne sera plus une religion. Il faut choisir ! Il ne faut pas vous servir du mot de « religion » comme d’un moyen d’attirer à vous, je veux dire à vos doctrines, des âmes simples qui en auraient l’horreur, si vous les leur présentiez telles qu’elles sont. Il ne faut pas répéter avec le Vicaire savoyard : « Si la vie et la mort de Socrate sont d’un sage, la vie et la mort de Jésus sont d’un Dieu. » Il ne faut pas le répéter, parce que cela ne veut rien dire ! Il ne faut pas, quand on a nié l’autorité de l’Église, de toute Église, la valeur objective du dogme, l’authenticité des Évangiles, et la divinité de Jésus-Christ, il ne faut pas venir nous dire que « l’expérience chrétienne est pour toutes les consciences qui l’ont faite quelque chose de moralement très clair, de fortement déterminé, que chacune d’elles retrouve non seulement en soi, mais encore dans toutes les consciences éveillées à la même vie, dans la vie intime de tous les chrétiens, grands ou petits, illustres ou obscurs, dans tous les âges, dans l’âme collective de la chrétienté tout entière. » Il ne faut pas nous le dire, parce que cela n’est pas vrai. Un chrétien n’est pas un homme qui juge Jésus plus grand que Socrate, ou qui préfère les Évangiles au Coran, les Pères de l’Église aux érotiques latins, les Sermons de Bourdaloue aux romans de Zola. S’il est vrai que beaucoup de gens inclineraient de nos jours à le croire, il faut les avertir qu’ils se trompent. Il faut leur répéter que la « religion » n’a jamais consisté, ne consistera jamais à enguirlander ses négations de fleurs de rhétorique, à prier sur les acropoles, ou à pousser des soupirs éloquens vers la « catégorie de l’idéal. » Il faut les éveiller d’une complaisance qui ressemble à de la torpeur. Et si l’on ne réussit pas tout de suite à les convaincre, on aura toujours fait quelque chose pour la vérité, pour le bon sens, et pour la clarté de la langue, en dénonçant la plus fâcheuse, la plus dangereuse, et la plus odieuse équivoque.


FERDINAND BRUNETIERE.