La Duchesse d’Orléans et madame de Genlis/01

La Duchesse d’Orléans et madame de Genlis
Revue des Deux Mondes6e période, tome 14 (p. 622-651).
LA DUCHESSE D’ORLÉANS
ET
MADAME DE GENLIS

Les lettres inédites dont nous publions ici des extraits furent saisies parmi les papiers de Louis-Philippe-Joseph d’Orléans, au moment de l’arrestation de ce prince en 1793. Une partie de ces papiers étant tombée entre les mains de Claude Beugnot, son petit-fils les légua, en 1900, à la bibliothèque de l’Institut où ils sont conservés sous le nom de Fonds d’Orléans.

Une note manuscrite du donateur établit de la façon suivante l’authenticité de ces précieux documens :


Mon grand-père, député constitutionnel de l’Aube à l’Assemblée législative, fut emprisonné à la Force pendant toute la Terreur; sauvé par le 9 thermidor, il resta quelque temps à Paris, cherchant à reprendre sa place au barreau ; à cette époque, il rencontra souvent M. J. Fiévée, journaliste très connu... C’est Fiévée qui donna, en 1795, à mon grand-père, ces documens auxquels, à cette époque, on ne pouvait attacher aucune importance... Comment ces papiers étaient-ils tombés dans les mains de Fiévée ?... Je l’ignore, et mon père ne le savait pas davantage ; mais voici ce qui semble certain : Philippe Égalité fut arrêté à Paris et enfermé à l’Abbaye le 5 avril 1793, dès que la défection de son fils Chartres (Louis-Philippe) avec Dumouriez arriva dans la capitale. Le père avait été pris comme otage au lieu et place du fils décrété d’accusation et mandé à la barre de la Convention ; au moment où il fut arrêté, on saisit évidemment chez lui à Paris tous les papiers qui furent transportés à la Commune ou au domicile de l’accusateur public. Après le 9 thermidor, la réaction fit également vider les tiroirs des hommes de la Terreur, et on passa de mains en mains, avec le désordre et le manque absolu de contrôle de l’époque, les papiers provenant de ces perquisitions[1]...

A qui vais-je laisser ce précieux recueil ? Je ne vois personne autour de moi capable de s’y intéresser, ou même de continuer soigneusement la garde de ce dépôt, aujourd’hui centenaire chez nous.

COMTE BEUGNOT.

28 avril 1890.


J’ai décidé de le léguer à la bibliothèque de l’Institut en souvenir de mon père qui fut membre de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, de 1832 à 1866.

COMTE BEUGNOT

18 mai 1900.


I

« Le public est le tribunal auguste qui peut seul venger la vertu d’une infinité de calomnies que les lois ne punissent pas. Son opinion forme des décrets respectés[2]. »

C’est à ce tribunal, réclamé par Mme de Genlis, et où elle-même a cité la Duchesse d’Orléans, que nous en appellerons aujourd’hui, car le public n’entendit alors que la voix de celle de qui la douce Duchesse disait : « Cette femme à laquelle je n’ai jamais fait de mal et dont je ne parle qu’avec des sanglots. » De fait, lorsque Louise-Marie-Adélaïde réclamait éperdument ses enfans livrés à la dominatrice gouvernante, ses larmes seules la défendirent devant l’opinion. Aujourd’hui Madame d’Orléans répond. Ses lettres admirables et navrantes, monument de tendresse maternelle, diront les souffrances et les humiliations de l’épouse, le martyre de la mère dépossédée de ses enfans qu’elle aimait « si tant ! » Elles éclaireront aussi d’un jour, sinon inattendu, du moins précis, la période, sans doute, la plus cruelle d’une vie qui n’offre qu’une trame ininterrompue de douleurs.

Déjà, la publication récente d’une correspondance[3] entre Louis-Philippe d’Orléans et Mme de Genlis a levé tous les doutes sur une question demeurée jusque-là incertaine. L’affirmation contenue dans la célèbre lettre écrite en 1790 par la Duchesse d’Orléans à son mari : « Les torts que je reproche à Mme de Genlis existent et ne peuvent être détruits ni par son journal ni par tout ce qu’elle pourra vous dire ; c’est moi qui ai vu et entendu tout ce qui m’a déplu, » est désormais justifiée : Mme de Genlis fut la maîtresse du Duc d’Orléans. Cette certitude achèvera d’éclairer le point qui est l’objet de cette étude, de même que les lettres de la Duchesse donneront leur véritable aspect aux acteurs du drame intime qui commença de bouleverser la famille d’Orléans avant que ne le dénouât, d’une façon sanglante, le drame national.

Pour le Duc d’Orléans et Mme de Genlis, elles apportent surtout la confirmation de choses pressenties ; il en est autrement quant à la Duchesse : ses lettres la révèlent.

Au moment où la fille du Duc de Penthièvre fut unie à Louis-Philippe-Joseph d’Orléans, Duc de Chartres, l’épousée de seize ans n’attira guère que l’attention imposée par son rang, son immense fortune, de charmantes promesses de beauté. Ce fut un mariage d’amour, tout au moins pour Marie-Adélaïde, qui déploya, afin de vaincre la résistance de son père, une obstination et une fermeté singulières chez une si jeune fille, soumise par caractère et par éducation.

Si, sous le rapport des avantages extérieurs, cette union ré- pondait à celles qu’on qualifie de « bien assorties, « jamais, peut- être, contraste moral n’apparut plus complet. A quel mystère psychologique attribuer l’irrésistible inclination de la pieuse fille du Duc de Penthièvre pour un prince, non pas seulement sceptique, mais tirant vanité de principes étrangers à ceux qu’elle avait reçus, et d’une existence un peu plus que frivole ? Avait-elle, dans une naïve ardeur de prosélytisme, conçu l’espoir que sa tendresse redresserait l’œuvre d’une éducation viciée ? Cette tâche ne manquait pas d’attraits, d’autant mieux qu’elle se présentait aux yeux de la mystique enfant sous les espèces d’un homme jeune, aimable, séduisant, du plus beau cavalier du royaume, disait-on.

L’étrange frisson, le délire des idées qui agitaient alors la société et commençaient d’en ébranler les institutions, les mœurs, s’étaient arrêtés au seuil de la demeure du vieux Duc, Louise-Adélaïde avait grandi enveloppée dans les voiles de la tradition. On avait apporté peu de soin à étendre son savoir, mais celui qu’enseigne la race, l’arrière-petite-fille de Louis XIV le possédait bien. Elle entrait dans le mariage pénétrée du principe religieux qui en est l’essence : la soumission à l’époux.

C’est l’observation rigoureuse de ce précepte, à l’heure où l’on était impatient de tout joug, c’est sa dignité réservée, son effacement volontaire, c’est toute cette force enfin, prise pour de la faiblesse, qui durent à la Duchesse d’Orléans d’apparaître comme douée d’une nature froide, sans originalité, sans relief. Ses lettres apprendront la valeur de ce jugement.

Le jeune ménage fut d’abord heureux. La naissance du Duc de Valois, le futur Louis-Philippe[4], suivie, à deux années d’intervalle chacune, de celle du Duc de Montpensier, de deux jumelles, Mesdemoiselles d’Orléans et de Chartres, enfin celle du Comte de Beaujolais, semblent devoir affermir un bonheur qui permet à Louis-Philippe-Joseph de manifester la seule qualité qu’on ne lui dénia jamais : d’être un excellent père.

Peu s’en fallut même qu’il ne passât, par surcroit, pour un excellent époux.

C’est alors que Félicité du Crest, comtesse de Genlis, entre en scène, avec sa harpe, sa beauté, sa souple intelligence. Il faut y joindre cet art de converser qui fit dire plus tard : « Le mot aimable semble avoir été créé pour la conversation de Mme de Genlis. »

Ainsi armée, elle franchit la porte du Palais-Royal, par où passèrent en même temps les discussions, les querelles, la ruine de tout bonheur conjugal.

La réputation du savoir de Félicité du Crest, qui ne s’embarrassait pas de scrupules de modestie, commençait à s’établir. Elle était bien, quoiqu’elle s’en défendit plus tard, fille de l’Encyclopédie. Encyclopédique était son cerveau, certes robuste, mais à la manière d’une machine aux ressorts bien établis.

Sa singulière éducation, qu’elle dépeint dans ses Mémoires, n’avait d’abord développé que son imagination qui, prenant les ailes du costume grotesque dont, enfant, elle fut affublée On sait que Félicité du Crest fut, pendant une période de son enfance, habillée en amour. </ref>, la porte à toutes les connaissances sans qu’aucune ne la fixe d’abord. Ouvrière diligente et avisée, elle engrange ; la récolte se trouvera bientôt assez abondante pour qu’elle puisse faire ostensiblement état d’une science imposante en surface, mince en profondeur. Cette culture, mise au service de sa passion de dominer, fera naître la pédagogue. C’est surtout à ce titre que Mme de Genlis retiendra ici notre attention, car c’est à lui que la Duchesse d’Orléans doit tout son malheur, et que nous devons, nous, les lettres qui nous le dévoilent.

Quand, à force d’habileté et d’intrigues, Mme de Genlis pourra appliquer aux enfans de Philippe d’Orléans son système d’éducation, elle y accommodera Rousseau à ses idées personnelles, quelquefois justes, souvent ingénieuses, toujours intransigeantes.

Ce plan, elle le suivra avec une méthode, un esprit de suite qui ne laissent pas d’étonner chez une femme que sollicitaient encore d’autres soins moins sévères. S’instruire sans cesse sur toutes choses, cultiver ses talens, écrire, causer, élever des princes, intriguer, politiquer ; on demeure confondu d’un tel labeur. Nous savons, en outre, qu’elle y ajouta le temps d’aimer, car on ne peut méconnaître qu’il passe, au moins dans ses premières lettres à son amant, un souffle de sensibilité, puis le temps de s’aimer, le culte du moi ayant rarement été poussé à des limites aussi extrêmes.

Telle est la femme qui enleva à la jeune Duchesse d’Orléans, au lendemain même de son mariage, son époux, puis le cœur de ses enfans.

A l’heure où il se place, le conflit prend des proportions singulières. En le dégageant des circonstances pathétiques qui l’entourent, n’y peut-on voir l’image de la lutte suprême engagée par l’éducation telle qu’elle était entendue sous l’Ancien Régime avec celle que réclamaient des temps nouveaux ? Dans ce moment et sous cet aspect, Mme de Genlis apparaît comme la femme de demain ; la Duchesse d’Orléans comme la femme des temps accomplis.

Par quels moyens, servis par quels événemens, Mme de Genlis s’empara-t-elle sans restriction du droit que réclame uniquement, inlassablement la Duchesse : celui d’élever ses enfans ? Car une particularité ne manque pas de frapper dans ces lettres où se montre sous son vrai jour la rivalité des deux femmes : l’homme en disparait complètement, les enfans seuls deviennent l’enjeu. L’épouse trahie, délaissée, ne laisse entendre ni plaintes, ni récriminations ; elle fait plus : elle admet, elle consent... ; C’est la mère seule qui crie sa tendresse, sa douleur. On comprend alors de quel abîme de souffrances jaillissent ces lignes de la lettre citée plus haut, et la concession jugée si étrange de la part d’une femme aimante, d’une épouse chrétienne. Voici, en effet, comment elle en arrive à envisager le lien que son mari forme avec Mme de Buffon qui fut la seule et durable passion de Philippe :

... « Je vous avoue que, dans le principe de votre liaison avec elle, j’ai été au désespoir : accoutumée à vous voir des fantaisies, j’ai été effraiée et profondément affectée lorsque je vous ai vu former un lien qui pouvoit m’ôter votre amitié, votre confiance. La conduite de Mme de Buffon, depuis que vous tenez à elle, m’a fait revenir sur les préjugés que l’on m’avoit donnés contre elle : je lui ai reconnu un attachement si vrai pour vous, un désintéressement si grand, et je sais qu’elle est si parfaite pour moi, que je ne puis pas ne pas m’intéresser à elle. Il est impossible que quelqu’un qui vous aime véritablement n’ait des droits sur moi : aussi, en a-t-elle de véritables, et vous pouvez encore sur ce point être sans gêne avec moi[5]. »

Mais, en revanche, elle ajoute : « Vous me dites que Mme de Sillery[6] fait votre bonheur, qu’elle m’aime. Je vous avoue que quand vous me dites ces choses-là, elles me tuent... »

Ainsi, pour Marie-Adélaïde, le sacrifice est consommé. C’est elle-même qui va, maintenant, dans ses lettres, nous retracer chaque pas de sa voie douloureuse.

Nous y verrons également se préciser le plan de Mme de Genlis. Elle s’est, dans ses Mémoires, étendue assez complaisamment sur les circonstances de son entrée au Palais-Royal, sur l’ascendant qu’elle y prit, ses succès de toute nature, la vanité qu’elle tira du titre singulier de Gouverneur des princes, pour que nous n’insistions pas sur cette période qui va de 1770 à 1789. Ce dont nous ne pouvons douter, c’est que, comprenant qu’elle n’avait pas à compter sur la constance de son amant, elle pouvait, en revanche, tout attendre d’une faiblesse de caractère savamment exploitée. Son parti est tôt pris, le mot de maîtresse aura désormais pour elle le sens qui convient à sa vanité : elle gouvernera à son gré le prince et sa famille, exercera son empire sur les enfans qui l’appelleront un jour leur « véritable mère. » Sans défiance, la Duchesse voit croître cette affection qu’elle juge naturelle chez des élèves reconnaissans : elle-même ne cesse de marquer, par des bontés, sa gratitude pour une intelligente collaboratrice, qui sait à merveille tirer tout ce qu’on peut attendre des dons naturels des jeunes princes.

Leur heureux caractère, leur prime-sautière gaieté éclairent alors les dernières réunions familiales que connut le Palais-Royal avant les heures tragiques de la Révolution.

Une scène charmante semble faite pour indiquer ici le tour d’esprit, la fraîcheur de sentimens qui y présidait. Mme de Genlis, on le sait, avait imaginé d’enseigner, au moyen de la lanterne magique, l’Histoire et la Géographie à ses élèves. Ceux-ci, espiègles, y mêlent, non sans finesse d’observation, d’autres élémens moins austères, ainsi qu’en témoigne le scénario suivant écrit de la main de la jeune Mademoiselle d’Orléans. Ces petits tableaux peignent ingénument et sur le vif des traits caractéristiques de leur entourage. A ces titres, ils méritent d’être reproduits.


LA LANTERNE MAGIQUE AU PALAIS-ROYAL

1er tableau. Henri IV et la Belle Gabrielle. — Regardés bien, Messieurs, Mesdames, voilà le bon roi Henri IV. Regardés bien, un bon roi est si bon à voir, et puis c’est le grand papa de la Maison. Oh ! comme il est bien aise d’être ici, il en danse de joie et il dit en regardant ses petits enfans : Je les reconnois, car ils me ressemblent. Et allons donc, le voilà qui danse avec la belle Gabrielle, la la la la la ! — 2. Un carosse et des jocquets. — A présent, nous allons voir une course. Voyés vous dans ce carosse Madame la Duchesse de Chartres, elle a parié, devinés pour qui, Messieurs, Mesdames ? cela n’est pas bien difficile, et voilà les jocquets et voilà celui de Monseigneur le Duc de Chartres, etc. — 3. A présent, nous allons voir le fameux voyage d’Italie de Madame la Duchesse de Chartres. Vous allés voir le courage, l’intrépidité de cette grande princesse qui parcourt une corniche aussi facilement qu’un chat parcourt une gouttière. La voilà d’abord sur l’humide élément, je veux dire la mer. Voyés-vous les efforts que fait la princesse ? C’est qu’elle a le mal de mer. Admirés avec quelle dignité elle se soulage dans un pot de chambre ; mais c’est qu’il n’y a pas d’autre vase sur la felouque, et puis voilà la comtesse de Foissy et la comtesse de Genlis qui ont l’honneur d’imiter la princesse et qui vomissent à qui mieux mieux. — 4. Voyés-vous la princesse et ses dames en laitières, je veux dire en litières ? Voyés cet homme qui baise les mains de la princesse, c’est un consul. — Eh, Monsieur, finisses donc... — Cara principessa, cara principessa. — Les entendés-vous ? La princesse se désole, mais le consul tient bon ; n’ayez pas peur qu’il lâche prise ; mais voilà les porteurs qui marchent, les voilà partis. — 5. Mme de Genlis se débattant dans un lit avec une folle qui veut l’étrangler. — Voilà la comtesse de Genlis dans son lit prête à être étranglée, voyés-vous comme la folle lui serre la gorge, etc. La comtesse de Genlis écrira cette mémorable aventure sur son journal ; elle voudroit qu’il lui en arrivât tous les jours autant. Les folles sont communes, mais heureusement les étrangleuses sont rares. — 6. M. le Duc de Chartres piquant des points. — Voilà Monseigneur le Duc de Chartres s’exerçant pour le fameux pari des points. Il pique, pique, un, deux, trois, quatre, cinq, six, sept, huit : il faut qu’il aille jusqu’à cinq mille, admirés combien ce prince est aimable et surtout piquant, etc. — 7. Madame la Duchesse de Chartres avec Scipion sur ses genoux. — Voilà Madame la Duchesse de Chartres avec son nègre. Voyés comme le jeune enfant badine joliment et délicatement sur les genoux de la princesse, admirés la gentillesse de ce petit négrillon, comme il est doux, mignon, la finesse de sa taille, etc. — 8. M. l’évêque de Nancy ramassant un chapeau avec ses dents. — Voilà Mgr l’évêque de Nenni, je veux dire de Nancy, qui ramasse un chapeau avec ses dents. Il l’aura, il ne l’aura pas, ma foi l’y voilà, il le tient ; le voilà qui s’en va pour faire place à madame sa mère. — 9. Madame de Montauban mangeant un plaisir. — Voilà donc madame la comtesse de Montauban qui mange un plaisir, car cette vertueuse dame ne prend jamais que d’innocens plaisirs. Admirés sa sobriété, au lieu d’un foie gras, d’un dindon, d’un cochon de lait, elle ne mange qu’un simple croquet, voilà un bel exemple, Messieurs, Mesdames, admirés, admirés. — 10. Voilà M. d’Osmont éternuant au soleil. — Admirés son déshabillé galant. Il s’est levé un peu tard parce qu’il a passé la nuit à jouer au wist. — 11. Voilà la comtesse de Rochambault entre les deux petits princes. — Voilà de beaux enfans, et qui promettent bien. Mme de Rochambault leur distribue des faveurs, à l’un un joujou, à l’autre un bonbon. Aussi ils aiment maman Bo de tout leur petit cœur. — 12. Voilà le vénérable abbé de Maigrepin... de Magetin, je veux dire, chantant une petite chansonnette. — 13. Voilà Mme la marquise de Polignac parfilant. — Elle est à l’ouvrage depuis dix heures du matin. Si quelqu’un de la compagnie vouloit lui donner une bobine, elle trouveroit toutes mes plaisanteries excellentes. — 14. Voilà Mrs de Schomberg et de Thiars jouant aux échecs. — Admirés l’attention de ces deux personnages ; mais je vois bien que vous aimeriés mieux les entendre parler que de les voir jouer aux échecs, ainsi passons à un autre. — 15. Voilà M. le marquis de Roquefeuille. — Il a un râteau sous le bras, mais il croit que c’est son chapeau, cela revient au même. Il va peut-être mettre tout à l’heure son râteau sur sa tête, car voyés vous, Messieurs, Mesdames, c’est un homme qui est capable de tout.

Ainsi finit l’histoire.


Ces aimables récréations, qui se placent aux environs de 1785, vont bientôt prendre fin. Comme sur un écran tragique, de sombres tableaux vont se dérouler au Palais-Royal quand toute cette jeunesse et cette gaieté émigreront à Bellechasse où règne l’autorité souveraine de Mme de Genlis.


II

En 1789, Madame d’Orléans introduit quelque froideur dans ses relations avec la gouvernante. Cette attitude provient d’un seul motif, puisqu’on doit écarter celui qui en semblait l’explication naturelle : la jalousie. Marie-Adélaïde sent que deux périls la menacent en ses enfans qui grandissent et s’individualisent. Exploitant la tendresse instinctive et naïve, approuvée d’ailleurs par la Duchesse, qu’ils professent pour leur éducatrice, celle-ci accapare chaque jour davantage l’esprit et le cœur de ses élèves, reléguant à l’arrière-place la mère désolée. Influence redoutable dans les circonstances présentes, car Madame d’Orléans n’ignore rien des opinions de Mme de Genlis et pressent qu’elles engagent son mari et ses fils dans une voie qui lui apparaît funeste. Elle ne le dissimule pas à Philippe : «. Je suis plus malheureuse que vous dans ce moment-ci ; vous êtes consolé par l’opinion que ce que nous perdons contribuera au bonheur ; vous savez que je ne pense pas de même et je n’ai pour supporter mes peines que votre tendresse qui vous éclairera, mon cher ami, sur les moyens d’adoucir ma situation... »

Cette plainte douce reste sans effet, le mal est déjà trop profond et Philippe trop subjugué. Résolument alors, la Duchesse engage la lutte et demande tout net le congé de Mme de Genlis. Refus de Philippe qui redouble de prévenance, d’égards envers la gouvernante alarmée et froissée, et essaie de rétablir l’accord. Vains efforts, la Duchesse ne daigne même pas jeter les yeux sur la propre apologie de sa rivale qui n’y ménage pas ses protestations de désintéressement, de pure amitié, etc.

Un dernier incident met le feu aux poudres : le Duc de Chartres s’est fait recevoir au Club des Jacobins... La mesure est comble. C’est alors que la lettre fameuse dont nous avons dû citer quelques extraits ouvre la lutte qui va mettre en présence le père et la mère sur le terrain de leurs droits respectifs.

Par un accord mutuel, il avait été décidé que la question serait traitée par écrit. Madame d’Orléans pensant que « quand on discute avec quelqu’un que l’on aime un objet intéressant, on est bien exposé à s’échauffer... » et elle ajoute : « Je sens que c’est ce qu’il faut éviter entre nous. »

Quels efforts cependant ne devra-t-elle pas faire pour que ce mode de communiquer restât tel qu’elle l’avait espéré ! car la situation, liée au cours des événemens politiques, va s’aggraver rapidement et la querelle s’envenimer.

La Duchesse qui répugnait à trouver Mme de Genlis en tiers avec ses enfans n’allait plus que rarement les voir à Bellechasse. Il avait été convenu que ceux-ci viendraient trois fois par semaine dîner au Palais-Royal. Au mois de mars 1790, le Duc de Chartres prévient sa mère qu’il n’y pourra plus venir que deux fois. Évidemment le jeune prince, entrant avec la fougue de son âge dans les idées nouvelles, préfère à la tendre intimité des repas maternels les réunions de Monceaux où il s’enthousiasme des propos de Pétion, Voidel, Barrère. Madame d’Orléans répond à ce cruel empiétement sur ces chères réunions en rompant définitivement avec Mme de Genlis et en exigeant cette fois son départ.

Père et enfans considèrent cette extrémité à l’égal d’une catastrophe. Après de longues discussions, on parvient cependant encore à faire accepter à la Duchesse une sorte de modus vivendi qu’elle résume ainsi :

« Ce que je désire est d’être consultée sur ce qui regarde l’éducation de mes enfans et je me flatte bien que nous serons souvent d’accord, mais quand cela ne sera pas, après vous avoir fait des représentations et vous avoir dit mes raisons, je me soumettrai et ce sera moi qui vous répondrai que votre volonté sera exécutée. Je désire en être l’instrument et je ferai avec grand plaisir tous les sacrifices de temps nécessaires pour remplir cet objet…

« Vous semblez craindre que je communique à mes enfans mes opinions. Vous vous trompez bien, je les aime trop pour cela et je sens que ce seroit faire leur malheur que de leur donner de l’humeur contre un état de choses qui s’établit et sous lequel ils sont destinés à vivre ; mais je ne les porterai jamais à l’exagération et je leur conseillerai d’avoir une opinion à eux. »

Comment Mme de Genlis se conforma-t-elle aux conventions nouvelles ? La Duchesse elle-même nous l’apprend :

« Il vient de m’arriver la chose la plus inconcevable, la plus imprévue, vous scavés que ma fille m’avoit dit que Mme de Sillery comptoit venir diner aujourd’huy, que je lui avois répondu suivant nos conventions, etc., quand je vous parlai de cette histoire, vous la traitâtes de radotages, etc., et en effet, j’avois bien cru aussi de même que c’en ëtoit un de la part de la petite, car nos conventions étoient si claires qu’il me paraissoit impossible que Mme de Sillery osât y manquer d’une manière si manifeste ; eh bien, malgré ce que vous me dites alors, cher ami, c’est cependant ce qui arriva ; mes fils viennent de me dire dans l’instant que, quand même j’irois chercher ma fille, elle viendroit de son côté, qu’ils étoient chargés de sa part de m’en prévenir ; j’oubliois de vous dire que ma fille me répéta encore hier qu’elle devoit (Mme de Sillery) diner chez moi et que je lui répondis de même, et qu’elle se trompoit sans doute, que je scavois que Mme de Sillery aimoit à avoir ce jour-là libre et que j’irois la chercher moi-même ainsi que ses frères, c’est de ma douceur et de mon honnêteté qu’elle a abusé au point de vouloir me forcer à la recevoir, mais cela ne sera pas. Je viens d’écrire un billet à ma fille dont voici la copie, je vous avoue que j’ai eu un mérite extrême, mon cher ami, à ne pas faire une sortie sur cette femme à mes enfans. Qu’est-ce que c’est que cette persécution, ce manque de foi, est-ce comme cela qu’elle prétend me faire revenir ? Comment, je consens à recevoir ses lettres, à causer avec elle de mes enfans, je la remercie, je l’embrasse, et voilà à quoi mes bons procédés m’ont conduite ; j’ai eu bien du mérite à me contenir, et c’est bien pour vous, cher ami, mais ce que je n’ai pas dit à Mme de Sillery par attachement pour vous, j’espère que vous le lui dirés, par égard pour moi, ceci ne peut se suporter, et vous voyés combien on peut compter sur une personne de cette espèce. Croyés que je la connois bien, et qu’il n’y a que votre femme qui pourroit se soumettre à tout ce qu’elle a éprouvé de sa part ; mais il ne faut pas qu’elle en soit toujours victime, je réclame simplement nos conventions, et je laisse à votre honnêteté, à votre justice à décider sur le reste.

« Je me faisois une fête d’avoir mes enfans, de les mener à une partie que j’avois arrangée pour eux ; voilà tout culbuté, et il faut renoncer à un plaisir que je me promettois depuis huit jours. Mme de Sillery méritoit bien que je lui écrivisse pour lui dire que sûrement mes enfans s’étoient trompés et qu’il n’étoit pas possible qu’elle oubliât si tôt les points dont elle étoit convenue avec moi ; mais elle abuse du pouvoir que vous avés sur moi ; de la tendresse qu’elle sçait que j’ai pour vous. Du moins, faites-lui sentir que vous ne prétendes pas qu’elle me traite ainsi, afin que cela n’arrive plus ; voilà assurément une singulière manière de me faire revenir sur son compte.

« Je suis bien aise que, du moins, elle m’ait fait annoncer ses intentions par mes enfans, car, sien arrivant à Bellechasse, elle me les avoit signifiées, je sens que malgré tout ce que je me suis promis à moi-même, je lui aurois fait une scène très vive, car j’ai eu bien de la peine à me contenir vis-à-vis de mon fils, mais heureusement j’ai pensé à vous, cher ami. Remarqués que je fais bien plus que de régler ma conduite sur la sienne, car assurément ce dernier trait-ci ne méritoit aucun ménagment. »


« Je l’ai même embrassée !… » Quel prodige de volonté et d’abnégation révèle cet aveu ! La marque de tendresse la plus proche, Marie-Adélaïde l’a donnée à celle qui lui a ravi le cœur de ses enfans, afin qu’elle ne le gardât pas tout entier, qu’elle lui en laissât une part… une très humble part… Est-il possible, après cela, de douter que toutes les formes de conciliation n’aient été tentées par elle ? Il semble, en ce moment, que les limites des concessions ne puissent être dépassées ; le froid orgueil de la gouvernante saura les reculer encore. À son instigation, Philippe exigera de sa femme qu’elle ait une explication avec celle qui a violé les conventions établies.

La Duchesse résiste, c’est au-dessus de ses forces ; mais cette fois, encore, elle cède et se rend à Bellechasse.

À l’issue de cette entrevue, que rapporte elle-même la Duchesse, Mme de Genlis donne enfin sa démission et son départ est fixé à un mois qui sera employé à préparer les enfans à cette séparation. On devine aisément, par la réponse qu’elle y fait, les reproches dont le Duc d’Orléans accable sa femme :

… « Au risque même de vous mettre en fureur, je ne puis pas ne pas vous rappeler que je vous ai dit dans mon bain qu’il étoit impossible que j’eusse une explication satisfaisante avec Mme de Sillery ; je vous l’avois déjà dit le jour que vous m’en parlâtes pour la première fois ; je vous l’avois dit à votre retour d’Angleterre au moment où nous étions convenus que, jusqu’à ce que ma fille fût réglée, j’aurois une conduite que vous-même avez approuvée, et dont je ne me suis point écartée un seul instant. Je n’ai jamais cessé de vous répéter la même chose, et si vous ne l’avez pas entendu, ce n’est pas de ma faute, car je vous l’ai dit à différentes reprises et de toutes les manières possibles, le papier que j’ai lu à Mme de Sillery étoit même plus modéré que ce que je vous avois dit ; ce qui prouve ma bonne foi, c’est de l’avoir écrit, car j’aurois pu forcer Mme de Sillery à ce qui est arrivé avec des formes différentes, mais j’ai mieux aimé, me méfiant de ma vivacité, et voulant vous raporter ce que je lui avois dit, le mettre par écrit (la réflexion m’avoit d’ailleurs fait ajouter des choses mieux pour elle, et que la manière dont j’ai été reçue, tout en entrant dans sa chambre, m’auroit dispensée d’avoir, si je n’y étois pas décidée pour vous). J’étois de si bonne foi, je vous le répète, que je vous l’aurois montré avant d’aller à Bellechasse, si vous aviez été à Paris ; je trouvois et je trouve encore que, dans la position où vous m’aviez mise forcément, je ne pouvois pas parler mieux à Mme de Sillery ; ce que j’éprouvois ne me laissoit concevoir de repos qu’en m’en séparant. Si Mme de Sillery avoit été honneste, elle m’auroit répondu qu’elle ne vouloit pas estre un sujet de désunion et de malheurs pour moi, qu’elle me rendoit mes enfans, qu’elle prendroit tous les moyens pour que ma fille ne se doutât pas de cette séparation, pour qu’elle ne vous donnât pas d’humeur, qu’au moment de nous quitter, elle me demandoit de l’entendre, elle m’auroit dit et lu tout ce que vous m’aviez dit qu’elle avoit préparé, et si, par impossible, elle avoit détruit des faits, si elle m’avoit ramenée, tout auroit été dit et j’aurois été à ses pieds. J’avois commencé par lui dire que j’entendrois tout ce qu’elle pouvoit avoir à me dire. Au lieu de cela, elle s’est mise en fureur, a prétendu qu’elle savoit de vous que je disois que je n’avois jamais eu d’amitié pour elle. Son ton est devenu moqueur et a fini par estre extrêmement malhoneste. Mme de Sillery m’a forcée, par une conduite différente, à revenir sur l’opinion que j’avois d’elle à certains égards, elle pouvoit se montrer généreuse et me prouver ce qu’elle avoit dit souvent que mon sort l’intéressoit, mais elle s’est livrée à une conduite bien différente et s’écartant absolument des principes qu’elle s’est toujours piquée d’avoir. Rappelez-vous, ami, que lorsque je vous ai dit que j’aimois mieux n’avoir pas d’explications, souffrir en silence et attendre tout du temps, vous me répondîtes que cela ne se pouvoit plus, que vous aimiez mieux tout à présent, qu’il n’étoit pas dans votre caractère d’estre pour moi comme vous l’estiez, que c’étoit contre votre sentiment, mais que vous y étiez forcé, que vous ne pouviez plus supporter d’estre accusé de faiblesse, de fausseté (ces dernières paroles me firent un grand effet). Enfin à tout ce que je vous dis pour vous engager à renoncer à votre projet, à laisser les choses comme elles étoient, vous me dites toujours que cela ne se pouvoit plus, que tout valoit mieux et qu’il falloit en finir, parce qu’au moment de vous en aller, vous vouliez du moins tout arranger avant votre départ.

« Comment après tout ce que je vous rappelle, et une infinité d’autres choses que je ne vous rappelle pas, comment, dis-je, pouvois-je croire que vous n’aviez pas entendu ce que je vous avois dit et répété cent fois. Mais vous m’avez dit, au moment même de mon retour de Bellechasse, en me témoignant du mécontentement, qu’il étoit inutile de récriminer, puisque c’étoit une chose faite. Je me flattois alors, d’après la connoissance que je croyois avoir de votre caractère, que nous pourrions, après que vous seriez un peu calmé, causer des objets qui nous intéressent également ; vous me l’aviez même dit vous-même, mais votre lettre renverse toutes mes idées. Si je ne reconnaissois votre écriture, je ne pourrois pas la croire de vous. Vous allez voir combien peu mon intention étoit de changer le plan de leur éducation, et les écarter de vos principes par le plan que je comptois vous proposer. C’étoit d’abord de conserver toutes les personnes qui sont auprès d’eux, de faire continuer le journal de M. Le Brun, de vous faire apporter tous les matins celui de la veille, afin que nous en fissions la lecture ensemble si vous vouliez. Je comptois ainsi vous dire que vous me donneriez ce que vous trouveriez convenable pour leur table, et qu’en conséquence, je me chargerois de tout ce détail qui deviendroit bien moins cher. Je voulois aussi changer ma manière de vivre, ne plus donner à dîner et dîner moi seule de ma personne avec mes enfans, hors un jour ou deux par semaine où ils auroient pu dîner chez moi, comme cela a toujours été, avec du monde. Je croyois que la certitude de ne jamais trouver que mes enfans et moi à dîner, vous engageroit à venir souvent vous réunir à nous ; vous auriez pu aussi, comme de raison, amener les personnes qui vous auroient convenues, ce que je m’étois interdit à moi-même dans la crainte toujours que l’on ne vous persuade que je voulois les écarter de vos principes ; mes enfans ne dévoient pas voir ma société plus qu’ils ne la voient à présent. Je m’étois flattée un moment d’une idée bien douce que cet arrangement rapportant tout aux enfans... nous rapprocheroit encore, que nous nous verrions beaucoup plus, que nous apprendrions ensemble à connoître nos enfans, à nous en faire aimer, que les idées qu’ils pouvoient avoir disparaîtroient absolument, que nous voyant toujours ensemble, ils ne pourroient pas croire que nous étions mal ensemble, ils auroient vu d’ailleurs par eux-mêmes que nous étions d’accord sur tous les points. C’étoit celui-là que vous trouviez l’essentiel ; je pensois de même, mais si je dois en croire votre lettre, toutes ces considérations ne sont plus rien. Je pensois, et je m’attendris en vous le disant, qu’en suivant le plan que je viens d’ébaucher je pourrois, en me réunissant à mes enfans, vous procurer dès à présent des jouissances et des momens bien doux qui se seroient multipliés tous les jours. Si vous n’écoutez pas la voix de l’amitié, celle de la nature, vous renoncerez à votre bonheur et j’y renoncerois pour moi-même. Pensez-y, réfléchissez et ne vous hâtez pas de décider du sort de toute votre vie. »


III

La manœuvre de Mme de Genlis a échoué, elle n’a pas obtenu la « réparation » exigée, mais elle ne se considère pas encore vaincue ; il lui reste un mois, qu’elle va employer à attiser le mécontentement du père, à exaspérer la sensibilité des enfans, qui prennent nettement position contre leur mère. L’extrême nervosité de Mademoiselle d’Orléans est le prétexte choisi, et la Duchesse se trouve menacée de la responsabilité des suites que peut avoir sur la santé de sa fille cette « affreuse séparation. »

Pendant ce temps, les scènes se succèdent au Palais-Royal, où le Duc de Chartres cesse de venir. La Duchesse reste inébranlable, Mme de Genlis partira. Il faut, dès à présent, régler ce qui concerne les enfans, et la mère demande instamment d’être fixée sur ce point :

... » J’attends avec impatience que vous me fassiez connoître vos intentions pour l’éducation de mes enfans. Je n’ai pas eu la prétention d’influer sur elle, ce qui auroit pu estre assez naturel, j’ai demandé seulement que vous me laissiez ce que toute mère ne peut pas ne pas avoir... »

Il n’est pas téméraire d’avancer que c’est de concert avec Mme de Genlis que fut rédigé l’exposé du plan que le Duc d’Orléans signifie à sa femme :


Avril 1791.

« Ma fille n’aura point de gouvernante, mais une femme avec le titre d’institutrice qui mangera avec elle et qui aura toute autorité sur elle et sur les autres personnes attachées à son éducation. Je connois cette femme depuis longtemps, elle a soixante ans, une bonne santé, des opinions qui me conviennent parfaitement, elle a enseigné pendant quinze ans l’Histoire et la Géographie, elle a fait un ouvrage sur l’histoire romaine, ma fille la connoit depuis son enfance et a de l’amitié pour elle, elle s’appelle Mme Topin.

« Mlle de Sercey[7] restera auprès de ma fille seulement quelques mois afin de lui adoucir la solitude où elle va se trouver. Les personnes attachées à son éducation et à son service seront : un répétiteur de musique, M. Lepeintre, pour le dessin, Mlle Rime, femme de chambre, une femme de garde-robe, Horain, son valet de chambre, deux valets de pied. J’enverrai ma fille avec les personnes ci-dessus nommées à l’abbaye de (lacune) aussitôt qu’elle pourra partir sans me donner d’inquiétudes sur sa santé. J’enverrai avec elle à ce couvent, pour les premiers mois, M. Couad (chirurgien). Ma fille ne recevra l’été et l’automne que Mme d’Orléans, ses frères et moi ; Mme d’Orléans, lorsqu’elle ira la voir, ne lui mènera qui que ce soit sans exception, et sous aucun prétexte ne la fera sortir de son couvent. Ma fille ne viendra habiter Bellechasse qu’à la fin de l’automne, elle n’en sortira que pour aller se promener et toujours suivie de Mme Topin, ce qui en hiver n’arrivera qu’à peu près tous les quinze jours. Elle n’ira au Palais-Royal que dans le cas où Mme d’Orléans seroit malade, et alors toujours suivie de Mme Topin. Du reste, elle n’y dînera jamais, elle ne fera de visite à personne, excepté au jour de l’an, à son grand-père. Elle ne recevra à diner à Bellechasse que Mme d’Orléans, ses frères et M. de Penthièvre, en visites que ma sœur[8], Mme de Lamballe, Mme de Valence, MM. de Sillery et de Valence, et Mlle de Coigni qu’elle aime. Si elle le désire, je lui permettrai de donner dans le cours de l’hiver quatre ou cinq comédies et autant de bals, et je ferai la liste des personnes qui y seront invitées. Elle pourra aussi donner quelques déjeuners, et de même je ferai avec elle la liste des personnes. Quant à ses études, Mme de Sillery en laisse le plan très détaillé que fera suivre Mme Topin. Mme de Sillery partira quand ma fille aura fait ses Pâques, le 25 ou le 26 de ce mois. D’ici là, elle prendra toutes les précautions possibles pour que ma fille n’en ait aucun soupçon, car ma fille ne supporteroit pas des adieux et il seroit absurde de lui dire que Mme de Sillery, qui n’est point malade, la quitte pour aller aux eaux. D’ailleurs elle sait bien que si Mme de Sillery en avoit un besoin réel, je trouverois très bon qu’elle fit ce voyage avec elle, il seroit tout aussi peu vraisemblable de lui dire que Mme de Sillery la quitte pour un voyage d’agrément, quoique nous répétions toujours qu’elle a bien été en Angleterre, mais ma fille alors avait sept ans ; d’ailleurs elle ne pouvoit avoir les craintes qu’elle éprouve aujourd’hui, ainsi cela ne peut se comparer.

« Le 25 ou le 26 au matin, on viendra dire à Mme de Sillery que M. de Sillery est malade et la demande, elle partira ; quand elle sera partie, je calmerai de mon mieux sa douleur, puis je lui annoncerai son malheur, c’est-à-dire que je lui dirai l’exacte vérité qui est que Mme de Sillery, ne pouvant plus supporter la manière dont vous la traitiés, m’a prié de vous demander d’avoir une explication avec elle, que je vous avois vainement demandé de sa part, six mois auparavant, que je vous l’ai redemandée, que vous m’avés promis de vous expliquer avec elle, et qu’au lieu de cela, vous lui avés lu à mon insçu un papier que vous ne m’avés montré qu’après, par lequel vous exigiés d’elle sa démission. Voilà très certainement ce que je dirai, parce que le taire seroit calomnier Mme de Sillery et perdre à jamais la confiance de ma fille. Après cet entretien, je vous enverrai chercher et vous viendrés la voir, je vous attendrai chés elle. J’ai cherché ce que vous pourriés lui dire avec quelque vraisemblance pour adoucir sa douleur et nous justifier de lui avoir enlevé avec cette violence une personne à laquelle vous n’avés pas un seul reproche fondé à faire relativement à l’éducation de vos enfans, une personne enfin que je désirois vivement qui terminât son éducation, et je n’ai pas pu trouver un mot qui eût l’apparence de la raison ; comme vous n’ignorés pas, puisque je vous l’ai dit, il y a sept à huit mois et mille fois depuis, ce que mon fils vient de vous confirmer, que cette séparation violente, avec toutes les circonstances qui l’ont précédée, mettra votre fille au désespoir, et peut avoir les suites les plus funestes pour elle, apparemment que vous avés bien pensé à ce que vous lui dirés quand elle vous en demandera les raisons. Il est nécessaire que je sois prévenu d’avance de ce que vous comptés lui dire, ainsi vous prie de me l’écrire clairement et positivement, je vous donne vingt-quatre heures pour faire cette réponse et je vous préviens que je garde copie de cette lettre qui contient tous mes arrangemens pour l’éducation de ma fille et qu’il n’y a rien dans l’univers qui puisse m’y faire changer la moindre des choses jusqu’à ce que son éducation soit finie.

« Comme le départ de Mme de Sillery change tous mes plans pour mes enfans, je vous préviens que j’envoie le second dans quelques semaines voyager en France sur les côtes jusqu’à ce que je l’emmène avec moi, je lui donne pour le suivre M. Myris. Pour le dernier, je le retire aussi du Palais-Royal et je l’envoie à un port de mer finir son éducation, parce que je le destine à la Marine. Je lui donne pour instituteurs MM. Lebrun, Lecouppey et Alyon, un valet de chambre et deux valets de pied. Voilà tous mes arrangemens et soyés bien sûre qu’ils sont irrévocables. Pendant quinze ans je n’ai rien fait pour mes enfans sans vous consulter et sans agir de concert avec vous, mais vous leur montrés que vous n’avés aucun égard pour mon repos et à ma volonté sur eux, et par là c’est vous seule qui me forcés à vous ôter sans retour toute espèce d’influence sur leur éducation. »

La Duchesse, atterrée de la brutalité de cette signification, contient sa douleur et ne proteste que pour rétablir la réalité des faits :

... » Vous me mandés que vous m’avés toujours consultée pour ce qui regarde mes enfans, tandis que vous scavés fort bien que je n’ai jamais été consultée pour rien et que toutes les autres fois que vous m’avés annoncé quelque chose qui avoit rapport à eux, c’étoit toujours une chose décidée à laquelle il falloit me soumettre. Vous scavés tout aussi bien que toutes les personnes qui les entourent ont été choisies par Mme de Sillery, que j’apprenois tout quand la chose étoit faite, comme cela est encore arrivé dernièrement pour cette Eveline qui est une fille publique... Vous scavés au contraire que je ne me suis pas permis la plus légère démarche à leur égard sans vous consulter, sans avoir votre approbation... Plus on a souffert avec douceur, et plus on se sent aigrie lorsqu’on éprouve le comble des humiliations et des malheurs. »


Enfin, le Duc de Chartres, qui avait oublié le chemin du Palais-Royal, y revient pour essayer une suprême tentative. Ce fut certainement le plus rude assaut qu’eut à subir la volonté de la Duchesse, si désarmée devant ceux qu’elle chérit. Son fils essaie de la fléchir par le motif qu’il sait le plus propre à trouver son cœur, c’est à-dire la crainte de compromettre la santé, peut-être même la vie de sa fille. Mais il ne parvient pas à dissimuler ses vrais sentimens et, par quelques paroles échappées au cours de l’entrevue. Madame d’Orléans acquiert la triste certitude qu’elle voulait toujours repousser : elle ne compte plus pour ses enfans...

Avec une tendresse navrée, elle laisse entendre à son fils qu’elle a trop bien senti à quelle influence il avait obéi en la venant trouver :

« La scène attendrissante que nous avons eue ensemble, mon cher ami, m’a fait bien du mal, ma santé est dans un état de foiblesse, et mon cœur est si déchiré que des émotions dans le genre de celles que tu m’as fait éprouver me sont mortelles. Redis-toi bien que, de mes enfans, dépend à présent mon bonheur ou mon malheur, s’ils sont pour moi comme j’ai droit de l’attendre. S’ils répondent à mon extrême tendresse pour eux, je serai heureuse ; si, au contraire, je suis forcée de reconnoître que leur attachement pour moi n’est que secondaire (tu penses bien que ce n’est assurément pas de ton père dont je pourrois vouloir parler, je ne serai jamais jalouse des préférences que mes enfans lui donneroient sur moi), ils me mettront le poignard dans le cœur, et je pleurerai toute ma vie la foiblesse que j’aurai eu de compter trop sur la voix de la nature, et de m’estre persuadée que personne ne pourroit prendre ma place dans leur cœur. Après que tu as été parti, et que j’ai été un peu remise, je me suis encore rapellé avec étonnement plusieurs choses que tu m’as dites, que tu n’as certainement pas réfléchies, que tu ne penses même pas, mais qui ont été l’effet de ton trouble. Tu sçais que j’ai été forcée à ce qui arrive, la chose étant faite, tu me dis que je veux tuer ta sœur, tandis que, comme je te l’ai dit, je prends pour ce qui me regarde toutes les précautions propres à tromper sa sensibilité. Tu as ajouté que tu étois décidé ainsi que ton père à instruire ta sœur, et à lui apprendre l’état des choses, ce seroit donc toi, dans ce cas-là comme je te l’ai dit aussi, qui voudrois la tuer, car quant à ton père, il est si loin de vouloir causer une révolution à ta sœur, qu’il m’a priée de ne la pas faire sortir dans la crainte qu’elle entendit quelque chose qui pût lui donner des soupçons, cela ne seroit sûrement pas arrivé, mais comme je suis fort d’avis qu’il faut prendre des précautions, même inutiles, je n’ai pas fait la moindre difficulté et j’ai consenti à me priver du plus grand plaisir. Ton père d’ailleurs m’a dit qu’il t’avoit mis au fait de ce qui existoit, parce qu’il avoit confiance en toi et, comptant sur ta discrétion, c’est donc sous le secret qu’il t’a dit ce que tu sçais.

« Quant à apprendre à ta sœur comment Mme de Sillery a donné sa démission, je crois trop à ton amitié pour elle, à ta tendresse pour moi, pour imaginer que tu fis cette démarche si tu croyois, comme tu me l’as dit, qu’elle dût tuer ta sœur, qu’elle dût avoir les conséquences que tu m’as dit ; si tu le croyois, je te le répète, tu es trop attaché à ta mère et à tes devoirs pour te laisser aller à un procédé aussi condamnable.

« Je suis si convaincue qu’il dépend absolument de Mme de Sillery d’épargner à ma fille des épreuves trop fortes pour sa sensibilité en prétextant une raison quelconque, pour faire un voyage, comme elle en a déjà fait un, que je suis tranquille à cet égard, car sûrement elle aime trop ta sœur, et l’honesteté seule suffiroit pour cela, elle m’a trop souvent répété qu’il étoit extrêmement coupable aux personnes qui élevoient des enfans d’exciter en eux des mouvemens de sensibilité violens, qu’il dépendoit toujours d’elles de les leur épargner, pour que je puisse partager les inquiétudes que tu as voulu me donner. D’ailleurs tu m’as dit que, dans six ans, ce seroit la même chose, ainsi c’est un mal sans remède, car il falloit toujours en venir là. Tu as ajouté cependant que si Mme de Sillery et moi nous étions bien quittés : alors c’eût été différent ; comme je ne demande pas mieux assurément, il ne tient qu’à elle que cela soit. Mme de Sillery a voulu donner sa démission à ton père il y a un mois, il l’a refusé, je le tiens d’elle-même et ton père me l’a encore confirmé : tu vois donc qu’elle peut se prêter à ce que je désire. Elle m’a d’ailleurs répondu de manière à ne me laisser aucun doute à cet égard. Ma conduite ne pourra donner aucun soupçon à ta sœur ; avec la même discrétion de la part de Mme de Sillery et de la tienne, nous éviterons les malheurs que tu veux me faire redouter, qui, s’ils étoient possibles, me tueroient bien certainement, mais que je ne me reprocherois jamais, car je ne les aurois certainement pas causés.

« Voilà, mon cher enfant, ce que je pense, je suis bien malheureuse, bien tourmentée, et ta peine ajoute essentiellement à tout ce que j’éprouve, mais il falloit bien toujours te la faire puisque tout naturellement l’époque où devoit finir l’éducation de ta sœur étoit peu éloignée.»


Dans le mois qui suivit l’orageuse explication, la Duchesse résiste à toutes les pressions ; on ne manque pas d’attribuer cette énergie inattendue à l’influence de Mme de Chastellux qui, présentée par Mme de Genlis au Palais-Royal, y avait pris la place qu’elle-même occupait jadis dans l’affection de Madame d’Orléans.

Il va de soi que la nouvelle amie ne fut pas épargnée dans les représailles de son ancienne bienfaitrice devenue son ennemie. En un mot, c’est l’enfer au Palais-Royal, au point que la santé de la Duchesse s’en ressent si gravement qu’elle implore, près de son mari, quelque trêve dans cette lutte sans merci.

... « Je vous écris, parce que, pour le moment, je suis absolument hors d’état d’éprouver une scène et, comme j’imagine que votre intention n’est pas précisément de me tuer, nous n’aurons pas de conversation aujourd’huy sur des objets que vous traitez de manière à m’achever. Tout est réuni pour me mettre au désespoir ; vous estes indifférent pour ce qui me regarde et d’une dureté sans exemple. Vous sçavez que j’ai une perte, vous voyez que je suis dans un état affreux, vous ne m’en dites seulement pas un mot, vous ne me demandez seulement pas de mes nouvelles et vous m’écrivez la lettre la plus révoltante pour une femme et pour une mère. Ce n’est donc pas à votre cœur que je m’adresse, mais je ne cesserai de m’adresser à votre justice, parce que je vous ai toujours vu en avoir et que vous reviendrez à votre état naturel. »


Voici donc la constatation bien établie que le Duc d’Orléans n’était plus, aux yeux de sa femme, dans son « état naturel. »

Léger, inconstant, frivole, soit ; mais tenace, dur et injuste, c’était un aspect nouveau du caractère de Philippe. Cette transformation a une cause qui, en ce moment, réside tout naturellement à Bellechasse. Là doivent s’élaborer ces réponses qui tuaient la Duchesse :

« Je suis juste, comme vous le dites fort bien, et le serai toujours. D’après cela, je vous dirai que, puisque au lieu d’une explication que vous m’aviez promis d’avoir, vous avez fait lecture d’un écrit qui étoit plutôt fait pour la rendre impossible que pour la ramener, et que par là vous m’avez privé de la personne en qui j’avois mis ma confiance pour l’éducation de mes enfans, je prendrai moi-même toutes les précautions nécessaires pour achever leur éducation dans mes principes et non dans les vôtres et, pour qu’ils n’en soient dérangés par personne, je me chargerai de faire exécuter tout ; vous ne serez l’instrument de rien, vous n’aurez aucune peine à prendre ni aucun sacrifice à faire.

« Quant au devoir et au besoin de faire tout ce qui peut me plaire dont vous me parlez dans votre lettre, vous ne vous flattez pas aujourd’huy que j’y croie d’après ce qui s’est passé hier. Je vous verrai demain entre midi et une heure. »


De Bellechasse, également, partent les traits qui visent Mme de Chastellux. Un d’entre eux vaut d’être rapporté, autant pour la mesquinerie de l’attaque, que pour la dignité et l’esprit de la riposte :

« Depuis que vous êtes établie dans ma maison. Madame, et que Madame d’Orléans a placé en vous toute sa confiance, j’ai eu lieu d’être infiniment mécontent de ses procédés relativement à mes enfans et dernièrement encore plus que jamais. Je ne puis attribuer qu’à votre société et à votre influence sur son esprit, son changement à cet égard. Vous ne voudrés sûrement pas, d’après ce que je viens d’avoir à vous dire, continuer d’habiter dans ma maison, ni même y faire des visites à Madame d’Orléans. Ainsi, je vous prie, Madame, de vouloir bien faire remettre à M. Lebrun, inspecteur du Palais-Royal, les clefs de l’appartement que vous y occupés, à la fin de ce mois ou au commencement de l’autre.

(Brouillon de l’écriture du Duc de Chartres.)

« J’avois prié Mme d’O.de vous remettre une lettre pareille, mais comme elle m’écrit qu’elle ne vous l’avoit pas adressée, j’ai l’honneur de vous adresser celle-ci directement.

(Post-scriptum de la main du Duc d’Orléans.)


Mme de Chastellux au Duc d’Orléans.

« Je reçois dans l’instant, Monsieur, la lettre que vous me faites l’honneur de m’écrire. Empressée de remplir votre désir le plus promptement possible, j’envoie ordre à mes gens de remettre à M. Le Brun les clefs de mon appartement au Palais-Royal. Je ne pouvois le tenir que de l’amitié et des bontés de Madame d’Orléans, et, par circonstance, il perd pour moi tout son agrément, toute son utilité. Ainsi, Monsieur, je ne puis même pas avoir vis-à-vis de vous le mérite de l’empressement que je mets à me conformer à vos intentions.

« J’ignore, Monsieur, quels sont les sujets de mécontentement que Madame d’Orléans peut vous avoir donnés relativement à Messieurs vos enfans ; je l’ai toujours vue le modèle des mères, comme celui des épouses, et je sens que je ne pourrai jamais changer d’opinion à cet égard. Au reste. Monsieur, ces détails me sont très étrangers. Je ne puis cependant me refuser la satisfaction de vous dire que ces soupçons m’honorent infiniment, je ne puis qu’être flattée de vous voir persuadé que j’ai influé sur la conduite de Madame d’Orléans, puisqu’elle a toujours mérité entièrement l’approbation de sa famille, et celle de tout le public. Je ne me justifierois donc pas si cela existoit, mais quant à rendre à Madame d’Orléans tout ce que la vénération, le respect, la reconnoissance, et j’ose dire l’amitié, inspirent, vous voudrez bien trouver bon que ma vie entière y soit consacrée. Il seroit trop contrastant avec vos principes si connus d’exiger rien à cet égard, et il n’y a que Madame d’Orléans qui puisse me défendre de lui marquer dans toutes les occasions à quel point je lui suis tendrement et respectueusement attachée.

« J’ai l’honneur d’être, Monsieur, votre très humble servante.

PLUNKETT CHASTELLUX.

A la ville d’Eu, le 16 avril 1791.

« Madame d’Orléans ne m’ayant pas remis la lettre que vous m’avez fait l’honneur de m’écrire, je ne pouvois pas, Monsieur, connoître plutôt vos intentions, que je me hâte de remplir. »


Le départ de Mme de Genlis avait été fixé pour le 24 avril, aussitôt après les fêtes pascales. A mesure que le terme approchait, la lutte se faisait plus cruelle pour la Duchesse. Enfin, à bout de forces, désespérant de voir son mari redevenir « lui-même, » elle quitte la place. C’est près de son père qu’elle ira chercher un refuge, une protection. Toutefois, la lettre par laquelle elle annonce sa résolution à Philippe dément formellement l’acte de brutalité qui lui fut prêté. On racontait, en effet, qu’à la suite d’une scène où il s’était livré aux dernières violences, la Duchesse, demi-vêtue, s’était sauvée du Palais-Royal.

«... Vous avez achevé de me mettre le poignard dans le cœur, j’en mourrai, peut-être, mais je veux, avant de partir pour aller chercher auprès de mon père les seules consolations sur lesquelles je puisse compter à présent, vous conjurer de réfléchir encore au parti auquel vous voulez me forcer. La personne qui, depuis que mes enfans sont entre ses mains, n’a cessé d’être une cause de désunion entre nous, va donc nous séparer pour jamais. C’est elle qui vous a engagé à me tendre un piège, car tout étoit calculé par elle ; mais je suis bien sûre que tout l’étoit à votre insu. Satisfait pendant plusieurs mois de la manière dont j’avois été pour elle, vous n’auriez pas exigé ce que vous avez voulu, si vous n’y aviez pas été poussé. Songez que je suis la mère de vos enfans, que je suis votre femme, que depuis vingt ans, je n’ai été occupée que de mes devoirs et de tout sacrifier pour vous rendre heureux. Songez que je ne pouvois supporter l’humiliation à laquelle vous vouliez me condamner, et encore moins celle que vous me prépariez, puisque votre projet étoit de m’ôter plus que jamais mes enfans... Réfléchissez encore, je vous en supplie, je vous le demande au nom de nos enfans, au nom de la tendresse que vous eûtes pour moi, ne consommez pas cet horrible sacrifice. Mme de Sillery n’est-elle pas un monstre si elle y consent ? Enfin je ne veux pas avoir à me reprocher de ne pas avoir fait une dernière tentative. Mon cœur et mon devoir m’en font la loi également ; redevenez vous-même, soyez juste...

« Je n’ai pas remis votre lettre à Mme de Châtelus, vous avez trouvé une manière de me la rendre infiniment chère en la choisissant pour victime ; vous devez sentir que par là même vous m’avez attachée à elle pour la vie… »


IV

Ce fut le 5 avril 1791 que la Duchesse partit pour Eu, non précipitamment, comme on le crut, mais sous l’effet d’une décision réfléchie. Elle avait perdu sa dernière espérance en la justice et la bonté naturelle de Philippe. Ne lui signifiait-il pas « qu’il ne pouvoit plus être avec elle comme par le passé…, » ce passé heureux où ils regardaient l’avenir penchés sur des berceaux. Une femme, ou plutôt un froid et inexorable calcul s’était interposé, et le rêve s’évanouit.

Marie-Adélaïde déçue, meurtrie, rentre dans la demeure paternelle assombrie, elle aussi, par de tristes visions.

En recevant sa fille, le Duc de Penthièvre qui, jusqu’alors, n’était pas intervenu dans ses démêlés conjugaux, crut devoir écrire à son gendre :

« … Vous scavés que je n’ai jamais voulu me mesler des détails de vostre famille, ces objets ne me regardant point, mais vous n’avés pas pu douter que je ne fusse peiné de la forme de l’éducation de Messieurs vos enfans, je crains beaucoup que celle projettée dans le moment actuel n’ait des inconvéniens nouveaux ; il seroit bien naturel et bien dans l’ordre, qu’une fille fût confiée à sa mère. Madame d’Orléans a toujours eu pour vous, Monsieur, l’attachement le plus tendre, le plus grand empressement de vous plaire, et n’a vécu que pour vous et ses enfans. Combien seroit-il affreux que vostre union réciproque éprouvast altération ! J’ose me flatter d’estre à l’abri d’une telle catastrophe ; si malheureusement elle venoit à intervenir contre toute vraisemblance, vous me blâmeriés de ne pas offrir à ma fille les ressources et les consolations qu’elle doist attendre de la part de son père. Je vous demande, Monsieur, de ne me pas refuser la justice d’estre persuadé du véritable et sincère attachement que j’aurai toute ma vie pour vous.

« L.-J.-M. DE BOURBON. »

À la ville d’Eu, le 9 avril 1791.

Les tendres consolations paternelles ne pouvaient cependant pas être un rempart contre les chagrins que, pour la Duchesse d’Orléans, chaque occasion faisait naître.

L’approche des fêtes pascales lui en ménageait un qui lui permit de mesurer la profondeur du fossé creusé entre elle et son fils aîné, sur un point qui lui tenait particulièrement au cœur.

Le Duc de Penthièvre avait envoyé à sa fille cette instruction :


A la ville d’Eu, le 9 avril 1791.

« Ma tendresse pour vous, ma chère enfant, et ma qualité de père, demandent de moi de vous avertir à l’approche de Pâques qu’il ne faut pas vous confesser à un prêtre sermentaire, ni fréquenter les églises sorties de l’orthodoxie ; ma santé est toujours infiniment souffrante. J’embrasse ma chère enfant de tout mon cœur[9]. »

La Duchesse d’Orléans était trop en communauté de sentimens avec son père pour ne pas transmettre ce billet au Duc de Chartres :

« Je t’envoie, mon cher ami, une lettre que je viens de recevoir de ton grand-père, à Rouen. C’est une réponse à des questions que je lui ai faites relativement à mes Pâques : ayant toute ma vie été guidée par lui, je désirois l’être sur le point le plus essentiel. Voilà ce qu’il me répond. Ma tendresse pour mes chers enfans et mon devoir me font une loi de leur communiquer cette lettre ; et comme je ne serai pas à Paris au moment de Pâques, c’est toi, mon cher ami, que je charge de la lire à tes frères et à ta sœur. Je leur écrirai à tous sur cet objet : mais comme je ne le puis pas encore, je te prie d’y suppléer en leur montrant cette lettre de mon père, que tu me renverras sur le champ après. Je viens d’arriver entièrement souffrante et fatiguée ; mais les consolations que je suis sûre de trouver auprès du meilleur des pères me ranimeront. Je désire pour ton bonheur et pour le mien que tu m’aimes comme je te chéris.

« J’embrasse tous mes chers enfans. »


Le Duc de Chartres à sa mère.

« Aussitôt que j’ai reçu votre lettre, ma chère maman, et celle de mon grand-père, je les ai portées à mon père, parce qu’il m’étoit impossible de les faire voir à ma sœur et à mes frères avant de les lui avoir communiquées. Il n’a pas voulu me les rendre et m’a dit qu’il se chargeroit de tout envers vous. Je ne puis donc parler à maman que de mon opinion personnelle et, quel que soit le prix que j’attache à celle de mon grand-père, non seulement je n’ai aucun scrupule d’aller à une nouvelle paroisse, mais je regarde cette démarche comme un devoir indispensable, parce que je crois fermement que les décrets n’ont porté aucune atteinte aux dogmes de la religion pour lesquels j’aurai toute ma vie le respect le plus inviolable ; que je regarde toutes les opérations de l’Assemblée comme purement temporelles et que, dans cette matière, je ne reconnois et ne reconnoîtrai jamais d’autre autorité que celle de la Nation. Votre éloignement pour ces principes m’afflige d’autant plus que je crains qu’il ne vous éloigne encore de nous. Mais je ne doute pas qu’enfin ma chère maman ne s’en rapproche et qu’alors elle ne rende au tendre et respectueux attachement de ses enfans la justice qu’il mérite et en particulier à son tendre fils. »

Paris, ce 14 avril 1791.


Le Duc d’Orléans tenait enfin un prétexte pour marquer à sa femme comment il avait accueilli les observations, pourtant si dignes et si mesurées, du Duc de Penthièvre :


Paris, ce 14 avril 1791.

« Vous venez de faire une nouvelle démarche auprès de mes enfans qui met le comble à tous vos procédés pour moi. Mon fils m’en a instruit comme il le devoit et m’a remis la lettre de M. de Penthièvre qu’il est inconcevable que vous ayez pris sur vous d’envoyer à mes enfans sans ma permission et sans l’authorisation de M. de Penthièvre qui, certainement, l’auroit refusée ; ainsi, par cette démarche, vous compromettez M. de Penthièvre, vous faites une chose à la fois inutile, dangereuse et ridicule, et avés manqué à tout ce que vous me devez. Mes deux fils aînés sont en état de se décider d’après leurs propres principes. Quant au dernier et à ma fille, j’ai deffendu à mon fils aîné de leur en dire un mot.

« En obligeant, malgré ma volonté, Mme de Sillery à se retirer, vous m’aviez déjà forcé à prendre le party de vous ôter toute influence sur l’éducation de mes enfans. Vous agravez encore vos torts à cet égard, et votre dernière démarche m’auroit fait prendre sans retour cette résolution si je ne l’avois déjà prise avant. J’espère toujours que vous finirez par ouvrir les yeux sur l’absurdité des conseils que l’on vous donne et que vous en reviendrez à sentir qu’une mère ne peut avoir de l’influence sur l’éducation de ses enfans que d’accord avec son mari, et que, lorsqu’elle s’oppose ouvertement à ses volontés, elle s’ôte à elle-même toute authorité et toute considération publique sur ce point.

« J’attends toujours la réponse à la dernière lettre que je vous avois portée moi-même et que je vous avois demandée dans l’espace de vingt-quatre heures. Vous êtes partie le lendemain sans me voir. J’espère que mon courrier me la rapportera...

« Je remettrai à qui vous voudrez la lettre de M. de Penthièvre que j’ai gardée, il me paroit qu’il ne faut la remettre qu’en des mains très sûres. »


Ce fut seulement par son silence que la Duchesse fit comprendre à son fils combien cette sorte de trahison lui avait été sensible. La justification qu’il essaya n’était pas propre à en atténuer l’effet :

« J’ai été douloureusement affecté, ma chère maman, en voyant que je suis le seul de vos enfans qui n’ait pas reçu de réponse sur cette dernière circonstance ; cependant, mon frère Montpensier vous a manifesté la même opinion, c’est en vain que je cherche la cause d’une différence aussi affligeante pour moi, je ne trouve rien dans ma conduite qui puisse y avoir donné lieu. Je n’ai jamais rien fait qui ait pu vous faire douter des sentimens que je vous dois à tant de titres, je suis sûr, ma chère maman, que vous dissiperés mes craintes et que vous rendrés à mes sentimens la justice qui leur est due et qui fera le bonheur de votre tendre fils.

« CHARTRES. »

Ce 22 avril 1791.

Fermement, cette fois, la Duchesse parle à son fils, non comme à un enfant, mais comme à un homme qui a gravement manqué au devoir de l’affection, du respect, presque à celui de l’honneur :


20 avril 1791.

u Je reçois ta lettre dans l’instant ;. je ne t’avois pas répondu, mon cher enfant, parce qu’il m’en coûte toujours de te marquer du mécontentement et que je ne puis te cacher que ta conduite en dernier lieu m’a causé la peine la plus vive et la plus sensible. Comment, puisque tu avois une opinion arrêtée sur un objet absolument distinct de la Constitution qui établit formellement la liberté des opinions religieuses, ne me renvoyas-tu pas, comme je te l’avois demandé, le papier qui y étoit joint ?

« Dans toute autre circonstance, il eût été fort simple que tu fus trouver ton père ; cette démarche l’eût été de la part de Montpensier qui n’étoit au fait de rien de ce qui s’est passé ; mais toi qui sçavois tout, qui m’avois vu mourante, et partant au désespoir, tu te permets une démarche que tu devois croire, connaissant l’opinion de ton père à cet égard, bien propre à nous éloigner encore l’un de l’autre ! Ah ! mon cher enfant, tu m’as fait bien du mal, et tu pleureras peut-être toute ta vie sur cet oubli de principes qui ne sera pas jugé par les autres avec la même indulgence que par ta mère... »


Nous ne nous arrêterons pas à la véritable comédie, d’ailleurs racontée tout au long par Mme de Genlis dans ses Mémoires, qui accompagna son départ ; non plus sur la ridicule emphase de ses lettres qui, de dix heures en dix heures, devaient être remises à Mademoiselle pour régler les consolations et les exhortations sur un état de désespoir visiblement escompté. Ce qui doit être dit ici, c’est que, sincèrement ou non, le Duc de Chartres s’y associa, doublant ainsi sans ménagement les angoisses de la mère absente :


« Mon père vous a déjà prévenue, ma chère maman, qu’il alloit écrire à mon amie pour la conjurer de revenir à Bellechasse. Elle est arrivée hier au soir, ma sœur a eu une attaque assés forte en la revoyant. Elle en avoit eu encore une en apprenant son retour, elle n’a presque pas dormi de la nuit, cependant elle est déjà beaucoup mieux, ce n’est pas en aussi peu de temps que sa santé peut être remise de tout ce qu’elle a souffert. Elle est d’une maigreur excessive et d’un changement affreux, mais actuellement qu’elle a retrouvé celle dont la perte lui avoit causé une douleur aussi vive et l’avoit mise dans un état aussi cruel, nous ne doutons pas que sa santé ne se rétablisse et ne devienne aussi bonne qu’elle étoit...

« CHARTRES. »

Ce 12 mai 1791.


On le voit, la Duchesse, tout en souffrant de n’être pas auprès de sa fille, n’est pas dupe de la comédie si bien machinée, et dont les nerfs d’une fillette traversant une époque critique, font les frais. Elle ne le dissimule pas à son fils :


« Vous me tués, mon cher enfant, vous me tués et cela ne sera pas long. Je vois qu’au lieu de distraire votre sœur, votre attendrissement continuel, celui de vos frères qui se renouvelle sans cesse, contribue essentiellement à la mettre dans ces états que vous me dites si effrayans, mais ce qui me rassure parfaitement pour la vie de cette malheureuse enfant, c’est que son père est auprès d’elle, il prendra très certainement toutes les précautions pour assurer son existence ; si j’avois eu le droit d’exiger qu’elle me fût remise, je serois auprès d’elle occupée uniquement du soin de la consoler et de la distraire. Je pleure ici mes malheurs, et un bien déchirant est celui de voir qu’une étrangère a pris dans le cœur de mes enfans la place que devoit occuper leur mère. »


G. DU BOSGQ DE BEAUMONT ET M. BERNOS.

  1. Des lettres ayant la même origine que celles qu’a recueillies Fiévée furent publiées en 1800 sous le titre de Correspondance de L. P. J. d’Orléans.
  2. Leçons d’une gouvernante.
  3. Maugras, L’Idylle d’un gouverneur.
  4. On lui donna le titre de Duc de Chartres quand son père devint Duc d’Orléans.
  5. Correspondance de L. P. J. d’Orléans.
  6. M. de Genlis, ayant hérité de son père, avait pris le titre de marquis de Sillery, nom sous lequel Mme de Genlis fut, jusqu’à la fin de l’Ancien Régime, connue dans le monde.
  7. Nièce de Mme de Genlis.
  8. La Duchesse de Bourbon.
  9. Cette lettre et la suivante ont été publiées dans la Correspondance de L. P..J. d’Orléans ; nous avons cru devoir, néanmoins, les reproduire ici pour l’intelligence de ce qui va suivre.