E. Dentu (p. 339-358).

XVI

À VILLERVILLE


Lorsque, quarante-huit heures après son départ de Verneuil, la duchesse lui écrivit qu’elle allait s’installer à Houlgate pour deux mois, Mme Frémerol sentit son cœur se serrer.

Jamais l’éloignement de sa fille ne lui avait été aussi douloureux ; il lui semblait qu’elle ne devait jamais la revoir.

Cependant elle continuait à s’applaudir de ne plus l’avoir auprès d’elle, car bien que le silence se fit autour de l’assassinat du boulevard de Courcelles, elle avait la conviction que ce n’était là qu’un temps d’arrêt et ses angoisses restaient les mêmes qu’au lendemain du tragique évènement.

Toutefois, grâce à Guerrard, qui venait la voir presque tous les jours et lui affirmait, à chacune de ses visites, que le parquet ne tarderait pas à abandonner l’affaire et que bientôt, par conséquent, il n’en serait plus question, Geneviève finit par se rassurer un peu, mais ce calme eut pour résultat de lui rendre son isolement plus pénible encore.

Elle s’était si bien habituée à être grand’mère qu’elle regrettait sa petite-fille autant que sa propre fille ; les nouvelles que lui en apportait fréquemment la poste ne lui suffisaient pas. Aussi fit-elle part au docteur un matin de son intention d’aller passer quelques jours à Trouville, où la duchesse pourrait aisément venir l’embrasser et lui amener la petite Thérèse.

— Vous n’y pensez pas, lui observa Paul. Trouville, en ce moment, est un véritable Paris. Cent personnes y connaissent Mme de Blangy-Portal, de vue tout au moins, et elle ne vous aura pas rendu deux visites que ce monde curieux et malveillant se demandera comment elle est liée aussi intimement avec Mme Frémerol.

— C’est vrai, fit douloureusement la pauvre mère, c’est vrai ! Et plus que jamais je dois paraître une étrangère pour Claude !

Elle ne se doutait guère que c’était surtout pour un autre motif que le docteur la dissuadait d’aller à Trouville.

D’abord il savait que la belle Léa y habitait un des chalets de la plage ensuite il avait appris chez son client de la rue Demours quel était le nouveau propriétaire de l’hôtel de la Marcelle, et cette acquisition, bien certainement payée par le duc, ne lui permettait pas de douter de l’empire que sa maîtresse avait sur lui.

Or Guerrard connaissait par expérience la vanité des filles entretenues et la faiblesse de Robert.

La Morton ne pouvait manquer d’exiger de son amant qu’il se fit voir avec elle ; il arriverait donc fatalement, si Mme Frémerol allait a Trouville, qu’elle se trouverait un beau jour sur la plage ou au casino, face à face avec son gendre, ayant au bras une autre femme que la sienne, femme dont le premier venu lui dirait le nom et les qualités.

C’est cela que le docteur voulait épargner à tout prix à la malheureuse que la fatalité frappait si cruellement.

Néanmoins, comme il comprenait à quel point la solitude était dangereuse pour elle et quel calme elle trouverait en se rapprochant de ses enfants, il lui conseilla d’aller à Villerville.

Là, dans cette petite station tranquille, Claude pourrait venir la voir sans risquer de rencontrer son mari ou quelqu’un de son monde.

Mme Frémerol accueillit avec empressement cette combinaison, elle en fit part le jour même par lettre à sa fille, qui lui répondit aussitôt que rien ne pourrait lui causer une plus grande joie, et moins de quatre jours plus tard, elle était installée dans une petite villa : Brimborion, qui précisément était libre et se trouvait sur la route de Trouville à Honfleur, c’est-à-dire presque en dehors du village, à l’abri de la curiosité publique.

Il était convenu que lorsque Mme de Blangy-Portal devrait venir, elle préviendrait sa mère par dépêche et qu’elle trouverait alors, à la gare de Trouville, un coupé qui l’amènerait directement à Villerville.

Exécutées de cette façon, ces petites excursions ne donneraient jamais lieu à nul commentaire.

La duchesse en fut tout à fait convaincue, lorsque, la première fois qu’elle s’absenta d’Houlgate, elle arriva à Brimborion sans avoir rencontré sur sa route un seul visage de connaissance.

Cette première réunion de Geneviève et de Claude leur causa à toutes deux un égal bonheur.

Mme Frémorol parut si gaie et si heureuse que sa fille ne se douta pas un seul instant des angoisses qui la torturaient, et, le soir, lorsqu’elles se quittèrent à mi-chemin de Trouville, ce fut en s’embrassant avec tendresse et en se donnant rendez-vous pour un jour très prochain.

Le lendemain, quand son mari rentra à Houlgate, Mme de Blangy-Portal lui raconta qu’elle avait fait une longue promenade avec Thérèse dans les environs, pendant que son fils visitait Dives et Cabourg avec son précepteur, et cela sembla tout naturel à Robert, qui, pris entièrement par sa maîtresse, s’intéressait fort peu d’ailleurs aux faits et gestes de sa femme légitime.

Il l’encouragea même gracieusement à ne pas trop se cloîtrer, tout en la priant de ne pas aller à Trouville, où sa présence pourrait le forcer de lui présenter quelques-uns de ses amis de jadis, qu’il désirait ne pas recevoir rue de Lille.

Bien que le mensonge lui répugnât comme à tous les cœurs honnêtes, Claude se résigna à être moins franche que de coutume, en faisant à son mari cette réponse un peu jésuitique, mais bien excusable en raison du motif qui l’y poussait :

— Je n’ai nul désir de me faire voir à Trouville. Je ne comprends pas ces stations balnéaires où l’on est soumis aux mêmes exigences de toilette et de monde qu’à Paris.

Completement rassuré, le duc avait donc laissé à sa femme toute liberté, et comme il était arrivé ce qu’elle avait bien prévu, c’est-à-dire que Gontran se souciait peu de lui tenir compagnie, elle multiplia bientôt ses voyages à Villerville, à la grande joie de Geneviève qui commençait, non pas à oublier, mais à se rappeler avec moins d’épouvante la terrible nuit de la rue de Prony.

Un mois à peu près s’était ainsi écoulé, et Guerrard n’avait donné que de bonnes nouvelles à Mme Frémerol les deux fois qu’il était venu la voir, lorsque Claude arriva un jour à Brimborion vers deux heures, pour y passer tout le restant de la journée.

Son mari était parti la veille au soir, pour Paris, il le lui avait dit, et Gontran était en promenade du côté de Villers avec l’abbé Monnier.

Il y avait déjà une heure que la duchesse était auprès de sa mère, et elles s’étaient installées toutes deux sous une tente, dans le petit jardin qui entourait le chalet, quand leur attention fut détournée de la fillette jouant à leurs pieds par les éclats de voix d’une troupe de cavaliers, arrêtés précisément en face de la maison.

Du dehors on n’apercevait ni Claude ni Geneviève, que cachaient des plantes grimpantes dont était garnie la grille de la villa, mais il leur était facile, à elles, de distinguer ce qui se passait sur la route, et aux premiers mots qui frappèrent leurs oreilles, elles tressaillirent, puis s’avancèrent pour mieux voir à travers les interstices du feuillage.

Il y avait là, au milieu de la chaussée, une élégante amazone, hardiment campée sur sa selle et qui, pendant, que l’un des sportsmen, ayant mis pied à terre, serrait la sangle de sa monture, disait avec un accent ironique de reproche :

— Ce n’est pas vous, monsieur le duc, qui prendriez ainsi la peine de venir à mon secours ! Est-ce que tu aurais peur de ta femme ? Heureusement, mon cher Robert, que tes amis sont plus galants que toi et ne sont pas mariés !

— Tu es folle, Léa ! répondit celui à qui s’adressait la jeune femme, en se rapprochant d’elle pour la prendre par la taille.

Mais la Morton se dégagea de cette amoureuse étreinte, donna sa main à baiser au cavalier qui lui était venu en aide, fit faire une volte savante à son cheval et prit le galop en criant :

— Qui m’aime me suive !

La troupe joyeuse disparut à l’angle du chemin, dans la direction de Honfleur.

Mme Frémerol se retourna vers sa fille.

Celle-ci était horriblement pâle, mais sa physionomie exprimait encore plus de dégoût que de chagrin.

— Ma pauvre enfant ! lui dit Geneviève en la prenant entre ses bras. Ah ! le misérable ! Tu ne te doutais de rien ?

— Je ne croyais pas, du moins, que M. de Blangy-Portal eût le cynisme de se montrer publiquement en telle compagnie.

— Que vas-tu faire ?

– Que veux-tu que je fasse ?

— C’est vrai ! le duc te répondrait peut-être par quelque allusion blessante à ta situation. Ah ! pardonne-moi !

— Que je te pardonne, mère chérie ! Et quoi donc ? D’avoir voulu pour moi un rang élevé, le bonheur, et de t’être trompée ? Mais tu souffres déjà plus que moi de ton erreur. Non, je ne crains aucun mot outrageant de la part du duc ; cependant je ne lui dirai rien de ce que je viens de voir et d’entendre. Peut-être ne s’agit-il là que d’un égarement passager, peut-être me reviendra-t-il ? Or tu me l’as recommandé toi-même : une femme intelligente doit avoir de l’indulgence, et il est toujours dangereux de prouver à un mari qu’il a tort.

— Oui, tu as raison, mais moi j’ai le devoir de me renseigner, et je veux le faire. Je vais écrire à Guerrard. Il est impossible qu’il ignore la conduite de son ami. Comment a-t-il gardé le silence ?

— Dans la crainte seule de nous faire de la peine sans doute ; à moins qu’il ne sache rien lui-même.

— C’est impossible !

Claude ne répondit pas, car en se rappelant tout à coup les conseils du docteur, relativement aux demandes d’argent que pourrait lui faire Robert, elle avait la conviction qu’il était plus au courant de tout qu’il ne voulait le paraître.

Elle se souvenait aussi que, moins d’un mois auparavant, elle avait donné sa signature au duc pour un demi-million et en pensant que c’était avec cet argent qu’il subvenait aux dépenses d’une maîtresse, elle éprouvait une telle humiliation qu’elle avait peur de se laisser entraîner à avouer l’imprudence qu’elle avait commise.

Interprétant donc dans tout autre sens le silence de sa fille, Geneviève n’osa insister, mais on comprend dans quelle tristesse la journée se termina pour ces deux cœurs meurtris.

Lorsque le moment de partir fut venu pour Claude, sa mère s’efforça cependant de paraître croire, comme elle, qu’il ne s’agissait de la part de son mari que d’une fantaisie qui n’aurait pas de durée ; mais quand elle se retrouva seule, elle se laissa aller à un véritable désespoir.

Cette déception que lui causait la conduite de M. de Blangy-Portal la surprenait dans un état d’esprit qui la disposait à envisager encore plus gravement les choses.

À la pensée que si le drame de la rue de Prony était un jour découvert, sa fille serait à la merci de cet homme qui, après moins de deux ans de mariage, la trompait sans se rappeler qu’il lui devait d’avoir échappé à la ruine, aux humiliations des poursuites de créanciers impitoyables, à une véritable misère enfin, elle éprouvait une horrible douleur.

— Claude ne sera pas même défendue, pensait la pauvre mère, par cette affection conjugale et ce respect qui, à défaut d’amour, commandent au mari de protéger sa femme.

Que deviendra-t-elle alors ? Quelles tortures morales le duc ne lui infligerait-il pas pour se venger de la honte qui rejaillira sur elle, et par conséquent sur lui, quand on saura que la duchesse de Blangy-Portal est la fille de la Frémorol, l’ancienne maîtresse d’Adolphe Berquelier, la femme de Jean Mourel le forçat, de Jean Mourel, qu’elle a tué !

Frappée au cœur par l’avenir qui menaçait son enfant et convaincue que les malheurs vont en troupe, Geneviève ne voulait plus espérer que la justice ne l’atteindrait pas un jour, et cette idée l’obséda bientôt à ce point que, ne sachant plus que devenir, elle télégraphia à Guerrard pour le prier de se rendre tout de suite à Villerville.

Pendant que sa mère désespérait ainsi, Claude retournait à Houlgate, décidée à ne faire à son mari aucune allusion à ce qu’elle avait vu, mais pleine de mépris pour l’homme qui avait abusé de sa confiance et résolue à ne plus être aussi facile à l’avenir dans les questions d’argent, maintenant qu’elle ne pouvait plus douter de l’emploi qu’il faisait de celui qu’elle avait laissé prendre si généreusement sur sa fortune.

Il résulta tout naturellement de ce nouvel état d’esprit que la duchesse cessa, en quelque sorte instantanément, de faire de nouvelles tentatives pour gagner l’affection de Gontran.

La trahison du père la détachait brusquement du fils. Elle comprenait que les deux seuls êtres qui dussent désormais se partager sa tendresse étaient sa file et sa mère.

Le lendemain surtout, lorsque M. de Blangy-Portal parut à la villa et mentit en disant qu’il venait de Paris, elle éprouva pour lui un inexprimable mouvement de répulsion, à ce point que, quand il lui prit la main pour la porter à ses lèvres, ainsi qu’il affectait de ne jamais oublier de le faire, elle échappa, par un mouvement qu’elle ne put réprimer, à cette marque hypocrite d’affection.

— Qu’avez vous donc ? fit Robert tout surpris.

Et la jeune femme, pâle et tremblante, ne répondant pas, il ajouta, en souriant d’un air fat :

— Vous m’en voulez d’être resté quarante-huit heures sans vous donner de mes nouvelles ! De la jalousie, ma chère Claude !

À cette plaisanterie de vaniteux, la duchesse faillit ne pas rester maîtresse de son indignation peu s’en fallut qu’elle n’éclatât, mais, faisant sur elle-même un effort surhumain, elle parvint cependant à dire avec un sourire ironique :

— Je sais que la jalousie est un sentiment trop bourgeois pour qu’il me soit permis de le ressentir ou tout au moins de l’avouer. Je suis nerveuse, souffrante, voilà tout ! Excusez-moi.

Et saluant son mari de la main, elle s’esquiva.

— Qu’est-ce que cela signifie ? se demanda le duc dès qu’il fut seul. Eh bien ! il ne me manquerait plus que d’avoir une femme jalouse ! Cela me ferait une jolie existence, si elle apprenait un jour ma liaison avec Léa. Peste ! voilà un mal qu’il faut couper dans sa racine !

Le sot était absolument convaincu que Claude l’adorait, et il trouvait cette adoration toute naturelle.

N’était-il pas encore jeune, beau cavalier, titré ? N’avait-il pas élevé jusqu’à lui cette petite déclassée, sans état-civil avouable, qui devait être trop heureuse d’avoir échangé ses millions contre une situation brillante, un nom remontant aux croisades, une famille alliée à tout le noble faubourg ?

Que voulait-elle donc de plus ? Vraiment elle était trop exigeante !

Que lui manquait-il ? Il ne s’opposait pas à ce qu’elle vit sa mère et elle était mère elle-même. S’était-elle donc imaginé qu’un de Blangy-Portal serait un de ces époux niais dont les femmes sont maîtresses au logis ? Allons donc ! Il entendait être libre, dût-il briser les vitres, pour affirmer sa volonté de jouir de cette liberté.

Et le triste sire, se montant ainsi la tête, se promit de se gêner moins encore désormais qu’il ne l’avait fait jusque-là.

Au même instant à peu près, Guerrard arrivait à Villerville, fort inquiet des termes pressants de la dépêche que lui avait adressée Mme Frémerol.

Celle-ci le mit rapidement au courant de ce qui s’était passé l’avant-veille.

Il est certain que cela est fâcheux, répondit le docteur, mais il ne faudrait pas cependant y attacher trop d’importance. Il n’y a peut-être là qu’un hasard malheureux, un fait isolé. Je connais Robert depuis dix ans ; jamais les femmes ne lui ont fait faire de grosses sottises. Il ne s’agit que d’une liaison passagère, si même cette liaison existe réellement. Il n’est pas possible qu’un homme tel que lui s’attache sérieusement à une fille comme cette Léa Morton.

— Vous la connaissez ?

— Comme tout Paris la connaît.

— Et M. de Blangy-Portal n’hésite pas à s’afficher avec elle ! Eh bien ! moi, je crois les choses plus graves que vous ne le pensez ou que vous ne voulez me l’avouer, et ce nouveau coup m’accable ! S’il m’arrivait un malheur, que deviendrait ma pauvre enfant ?

– Quel malheur pourrait-il vous arriver ? Vous êtes jeune, bien portante, et vraiment…

— Quel malheur ? Mais pensez-vous donc que j’oublie cette épouvantable nuit ?

– C’est bien là cependant ce que vous devriez faire, afin de faire comme tout le monde. Il y a longtemps que Paris entier n’y songe plus.

— Et le parquet ?

— Le parquet ? Dans un mois, il aura classé l’affaire, selon l’expression consacrée, c’est-à-dire qu’il l’aura enterrée.

— Ah ! Dieu vous entende ! Mais autre chose. Avec quel argent M. de Blangy-Portal entretient-il cette Léa ? Il n’a pas de fortune personnelle, nous le savons vous et moi, et les revenus de la dot de Claude doivent à peine suffire à son train de maison. Soyez certain que, de nouveau, il s’endette… à moins que ma fille… Il faudra que je lui demande…

— Ne lui demandez rien. Vous lui causeriez un grand chagrin.

— Pourquoi ?

— Je sais que Mme de Blangy-Portal a autorisé l’an dernier son notaire à avancer à M. de Blangy-Portal une somme de deux cent mille francs.

— L’an dernier ! Comment a-t-il motivé cette avance ?

— Il voulait, je crois, s’intéresser dans une affaire de terrains du côté de Nice.

— Ou plutôt il avait perdu à Monte-Carlo deux cent mille francs. C’est peu, mais si Claude est entrée dans cette voie, elle ne s’arrêtera pas, d’abord parce qu’elle ignore absolument la valeur de l’argent, et ensuite par amour-propre et pour que les embarras financiers de son mari me restent ignorés. Je ne veux pas questionner ma fille à ce sujet, mais elle a confiance en vous, interrogez-la. Le voulez-vous ? Je vous en prie.

— Vous savez bien que je suis tout à vous.

— Oh ! merci ! merci ! C’est que si ce que je redoute arrive un jour, la malheureuse enfant n’aura plus que vous pour soutien. Quelle erreur nous avons commise tous les deux ! Dieu me punit bien cruellement de mon orgueil ! Claude ! ma chère Claude !

En prononçant ces mots, Geneviève s’était voilé le visage de ses deux mains et sanglotait. Elle ne se calma que lorsque Guerrard lui eut promis de se rendre le lendemain à la villa des Roses pour voir par lui-même ce qui se passait.

Le jour suivant, en effet, il partit pour Houlgate.

La première personne qu’il y aperçut, en descendant du wagon, fut M. de Blangy-Portal. Il était là, sur le quai, attendant le passage du train de Cabourg à Trouville.

— Toi ! fit le duc en reconnaissant son ami, quel bon vent t’amène ?

— Dame ! répondit le docteur sur le même ton, puisque tu ne me donnes plus de tes nouvelles, je viens en prendre moi-même. Tu pars ?

— Oui, j’ai un rendez-vous à Trouville, mais la maison ne t’est pas moins toute grande ouverte. La duchesse sera enchantée de t’offrir l’hospitalité.

— Tu ne reviendras pas aujourd’hui ?

— Peut être !

— Si Léa Morton te le permet.

— Ah ! tu sais ?

— Qu’elle est installée à Trouville ! Comment pourrais-je l’ignorer ? On ne parle que de ta liaison avec ce chignon d’or. Prends garde à toi. Je t’ai prévenu. Elle te fera marcher comme un tonton…

— Tu es fou !

— Pas d’elle certainement, tandis que toi ! Oh ! tu fais ducalement les choses. Combien te coûte l’hôtel de la petite Marcelle ?

— Qu’est-ce que c’est que cet hôtel-là ?

— Celui que tu as acheté tout meublé pour Mlle Morton.

— Ah ! tu es décidément de la police.

— Alors tu t’imagines que ces folies-là restent secrètes seulement vingt-quatre heures ? Mais, mon pauvre ami, les femmes comme Léa éprouvent un aussi grand plaisir à dire qu’elles ont un hôtel qu’à le posséder. Du reste, tu as joliment choisi le quartier. Tu es ainsi le voisin de Mme Frémerol. Des fenêtres de ta maîtresse, tu peux te promener du regard dans le parc de ta belle-mère !

— Sapristi ! c’est vrai, je n’avais pas songé à cela !

On se souvient que le duc n’y avait songé, en effet, que le jour où, à propos de l’assassinat du boulevard de Courcelles, Léa Morton avait prononcé le nom de celle qu’elle ne pouvait croire la belle-mère de son amant.

— Eh ! on ne pense pas à tout ! En attendant, te voilà avec un bon petit demi-million de dettes sur les bras.

— Tu te trompes, je ne dois rien du tout.

— Comment tu ne dois rien ! Écoute, Robert, cela ne me regarde pas, tu as parfaitement le droit de m’envoyer promener, mais moi j’ai le devoir, que je remplirai jusqu’au bout, jusqu’au jour où tu me fermeras ta porte, de m’inquiéter du bonheur de celle qui, grâce à moi, est devenue ta femme. Je dois tout faire pour qu’un beau matin Mme Frémerol ne m’accuse pas de l’avoir trompée, d’avoir sacrifié sa fille à mon amitié pour toi, d’avoir fait même — qui sait jusqu’où pourront aller ses suppositions ? — quelque trafic ignoble, de complicité avec toi.

— Peste ! cher ami, tu deviens vraiment trop susceptible, et surtout tu n’es pas gai. Mais pardon, voici le train. J’espère que tu ne vas pas me trahir auprès de la duchesse ?

— Tu sais bien le contraire ! Mais comme c’est toi que je voulais voir, nous allons faire route ensemble.

— C’est ça, pour que Claude, si elle apprend que tu es venu ici, m’accuse de t’avoir empêché de lui rendre visite et suppose un tas de choses. Fais-moi le plaisir d’aller lui demander à dîner ; ça lui fera grand plaisir et…

— Et tu te débarrasseras de moi !

— J’y songe si peu que si tu veux me retrouver ce soir à Trouville, chez Léa, je te promets d’écouter la péroraison de ta mercuriale.

Et comme un coup de sifflet donnait le signal du départ, M. de Blangy-Portal, plantant là son ami, sauta dans un wagon.

— Allons, se dit le docteur en suivant un instant le train des yeux, le sort en jeté ! Robert est incorrigible, l’existence de sa femme ne sera qu’un long martyre, et si Mme Frémerol ne prend pas des dispositions en conséquence, toute la fortune de ce brave Berquelier fondra dans les mains des filles et sur le tapis vert. Et c’est moi qui aurai fait ces malheurs-là !

Tout en se livrant à ces réflexions, Guerrard se dirigeait vers la villa des Roses.

Un quart d’heure plus tard, il se faisait annoncer à Mme de Blangy-Portal.

Celle-ci le reçut aussitôt, pour l’accueillir avec son sourire accoutumé. Néanmoins, quelques efforts qu’elle fît pour paraître calme, Paul n’eut pas de peine à lire sur sa physionomie tous les chagrins nouveaux qui l’accablaient.

— Par quelle bonne fortune êtes-vous à Houlgate ? lui demanda-t-elle, en lui offrant du geste un siège auprès d’elle. Le duc part à l’instant ; il regrettera beaucoup.

— Je l’ai rencontré à la gare, interrompit le docteur, mais c’est vous surtout que je désirais voir. Aussi l’ai-je laissé monter seul dans le train après lui avoir dit que je venais ici.

— Comme vous avez bien fait ! Vous nous abandonnez un peu, ma mère et moi. Vous savez qu’elle est à Villerville.

— J’en arrive. Mme Frémerol m’avait appelé par dépêche.

— Par dépêche ! Alors vous savez…

— Je sais ce qui s’est passé là-bas avant-hier et je viens vous supplier, au nom de l’affection que je vous ai vouée à toutes les deux, à votre mère et à vous, de ne me rien cacher de ce qui se passe ici, d’avoir confiance en moi. Votre mari vous délaisse et vous ruine ?

La duchesse baissa la tête et, quand après un instant de silence, elle la releva, ses yeux étaient pleins de larmes.

— Oh ! je vous en conjure, reprit alors vivement Paul, ne désespérez pas, si vous ne voulez pas que je désespère moi-même. Votre malheur est mon œuvre, œuvre maudite dont je m’accuse ainsi que d’un crime, œuvre que je trouve chaque jour plus horrible, puisque, chaque jour, je comprends mieux quel ange de honte j’ai livré à un époux si complètement indigne. Me pardonnerez-vous jamais ?

Mme de Blangy-Portal fixait le docteur avec plus de surprise encore que de reconnaissance. Jamais sa voix n’avait été aussi chaude, aussi tendre.

À ses accents qui trahissaient une émotion profonde, un véritable désespoir, elle se sentait tressaillir et se demandait, inconsciemment peut-être, si c’était là le langage d’un homme que le remords seul torturait.

Guerrard avait pris une de ses mains, et ses regards humides ajoutaient encore à l’éloquence de ses paroles.

La duchesse hésita un instant, les yeux à demi fermés, comme pour s’isoler et se rendre mieux compte de ce qui se passait en elle, puis fiévreusement, elle serra la main de son visiteur, le repoussa doucement et lui dit, avec un abandon plein de dignité :

— Oui, mon ami, le bonheur que, du reste, je n’avais qu’entrevu a fui pour toujours. La scène honteuse à laquelle j’ai assisté à Villerville ne s’effacera jamais de ma mémoire, non seulement parce qu’elle a été pour moi un odieux outrage, mais encore parce qu’elle a causé à ma mère la plus irréparable douleur. Pauvre chérie elle s’accuse, ainsi que vous le faites vous-même, du sort qui m’est réservé, tandis que c’est à la fatalité seule que nous devons nous en prendre. Que voulez-vous ? je n’étais pas née pour être heureuse. Il ne s’agit plus maintenant que de s’armer de courage, car, je le sens bien, je n’en suis qu’au début de mes épreuves. Restez-moi dévoué, unissons-nous tous trois, et peut-être pourrons-nous en partie réparer le mal.

— Qu’allez-vous faire ? demanda Paul émerveillé du courage de la jeune femme.

— Je ne sais encore.

— Voyons, ne me cachez rien. M. de Blangy-Portal ne pourrait suffire à ses besoins personnels et aux exigences de… de…

— De cette Léa Morton, dites-le ; il l’a nommée lui-même devant moi.

— Eh bien oui, aux exigences de cette fille avec ses seules ressources. Il a dû avoir recours à vous.

— C’est vrai. Il y a moins d’un mois, il m’a demandé ma signature, et je la lui ai donnée pour une somme considérable.

— Quelle somme ?

— Un demi-million. Mais j’y songe, dans la procuration que le duc m’a fait signer, aucun chiffre n’était stipulé.

— Ah ! le malheureux ! Vous n’avez qu’une chose à faire : vous renseigner auprès de votre notaire et annuler cette procuration.

— Quelle explication donnerai-je à M. de Blangy-Portal, s’il me demande pourquoi j’ai fait cela sans le prévenir ?

— Préférez-vous qu’il vous ruine pour une maîtresse ? Vous lui direz que vous avez craint les reproches de votre mère.

— Alors il ne me permettra plus de la voir. Que deviendrai-je dans ce grand hôtel, seule, sans amis, car nous ne recevons plus personne, et condamnée à vivre auprès de Gontran qui me haït ?

— Bon sang ne saurait mentir ! J’ai peur que le fils ne vaille pas mieux que le père !

— Je vous en prie !

— Ah ! c’est que je connais bien Robert et c’est ce qui rend ma faute moins excusable encore. J’avais espéré qu’il se corrigerait ! Fou que j’étais ! Tenez, je ne suis qu’un misérable. Je vous en conjure, pardonnez-moi.

Guerrard s’était agenouillé devant Claude comme devant une sainte.

Effrayée de cet hommage, si respectueux qu’il fût, la duchesse quitta vivement son siège et, tendant les mains au docteur pour le forcer à se relever, elle lui dit avec un doux accent de tristesse :

— Je n’ai pas à vous pardonner, puisque je ne vous rends responsable de rien de ce qui se passe. Je suivrai votre conseil, j’irai chez mon notaire, je m’entendrai avec lui pour que le mal ne puisse s’aggraver encore. Le duc prendra ma démarche comme bon lui semblera. Vous, allez rassurer ma pauvre mère, que je verrai demain dans la matinée, en passant par Villerville, et restez-nous fidèle, n’est-ce pas ? Qui sait combien un jour votre dévouement me sera nécessaire ? Adieu, ou plutôt, au revoir !

Guerrard comprit que ces mots étaient, de la part de la jeune femme, une prière de la laisser seule. Alors il effleura de ses lèvres la main qu’elle lui tendait et se retira sans ajouter une parole.

À peine était-il parti que la fille de Geneviève s’affaissa dans un fauteuil, pale, tremblante et murmurant :

— Il m’aime de tout le remords qu’il éprouve d’être la cause de mon infortune. Mon Dieu ! faites que cet amour ne me condamne pas à me séparer du seul défenseur que vous m’ayez donné !

Pendant ce temps-là, Paul retournait à la station, soucieux, presque désespéré, car il ne se dissimulait plus la passion qui l’entraînait vers celle dont il avait fait le malheur, et pour laquelle il était prêt à donner sa vie.