E. Dentu (p. 173-193).

VIII

UN REVENANT


Pendant la semaine qui suivit la délivrance de la duchesse, le docteur Depaul vint trois ou quatre fois à Verneuil, puis, les choses prenant un cours régulier, nulle complication n’étant plus à craindre, l’habile praticien confia la jeune mère à son confrère Guerrard qui, quinze jours plus tard, l’autorisa à quitter le lit pour la chaise longue. Bientôt il lui permit même de faire quelques pas dans son appartement et de descendre dans le jardin.

Au bout d’un mois, la jolie accouchée était tout à fait remise et le bébé se portait à merveille. M. de Blangy-Portal, dont les visites avaient été fréquentes et les façons de faire affectueuses pour sa femme et convenables à l’égard de Mme  Frémerol, décida alors que le moment était venu pour Claude de rentrer chez elle, à Paris.

Bien que Geneviève et sa fille s’attendissent à cette terminaison fatale de leur vie en commun, elles ne se résignèrent pas sans une profonde douleur à une nouvelle séparation.

Robert le comprit si bien, ou il affecta du moins de si bien le comprendre, que le jour où il vint chercher sa femme, il lui dit, ainsi qu’à sa mère :

— Je suis désolé de vous causer autant de peine, mais, vous le savez, nous ne sommes pas maîtres d’une situation que nous avons acceptée tous les trois. Si la duchesse demeurait plus longtemps absente de Paris, on ne manquerait pas d’en demander les motifs, et comme je ne pourrais mettre en avant le mauvais état de sa santé, le champ serait immédiatement ouvert à tous les commentaires. Soumettons-nous donc à la nécessité, mais j’en prends bien volontiers l’engagement, Claude viendra ici tous les étés pendant plusieurs jours, même plusieurs semaines.

Un peu consolées par cette bonne promesse, Mmes  de Blangy-Portal et Frémerol se quittèrent, et la première rentra dans son hôtel avec son enfant et sa nourrice, car, bien qu’elle eût exprimé le désir d’allaiter sa fille et que ce projet eût souri à Robert, le docteur Depaul s’y était formellement opposé. Il ne la trouvait pas assez forte pour remplir aussi complètement ses devoirs maternels.

Il avait été convenu entre Claude et Geneviève que, dès que la belle saison serait venue, elles se rencontreraient toutes les après-midi au Bois, dans des allées peu fréquentées. En attendant, on recevrait rue de Prony, chaque jour autant que possible, des nouvelles de la rue de Lille.

Toutes choses ainsi arrêtées, la duchesse et sa mère reprirent, chacune de son côté, leurs habitudes, mais Mme  Frémerol parut décidée à recevoir moins encore qu’elle ne le faisait depuis le mariage de sa fille.

Les portes de son hôtel ne s’ouvrirent plus que pour des intimes, artistes ou littérateurs célèbres, ou pour quelques vieux financiers, anciens amis d’Adolphe Berquelier, tous gens tranquilles et discrets, qui ressentaient pour la maîtresse de la maison une sincère amitié et ne colportaient pas son nom dans les salons bruyants. De plus, bien qu’elle fût encore jeune et toujours belle, Geneviève semblait avoir dit un éternel adieu à la vie frivole, afin de ne vivre que pour Claude et sa petite-fille.

Elle tenait surtout à se faire oublier, et comme à Paris la mémoire est plus fugitive que partout ailleurs, elle y réussit a ce point que bientôt, sauf pour quelques anciens habitués du Bois, elle y passa tout à fait inaperçue, d’autant mieux qu’elle changea sa livrée et ne sortit plus qu’en coupé de couleur sombre, sans chiffre ni emblèmes sur les panneaux.

Néanmoins, tant que dura la mauvaise saison, Mme  Frémerol et sa fille durent se contenter de correspondre et d’échanger un sourire et un baiser du bout des doigts quand leurs voitures se croisaient, mais aussitôt que les premiers beaux jours arrivèrent, elles parvinrent à passer ensemble quelques instants.

Quand le temps le permettait, Geneviève faisait arrêter son coupé dans le haut de l’allée des Acacias, à feutrée de l’un des petits chemins qui s’en vont sous bois rejoindre ! a route de Madrid. Là, elle mettait pied à terre et s’enfonçait sous la voûte de verdure, où bientôt elle retrouvait Claude. À l’autre extrémité du sentier, la jeune femme avait exécuté la même manœuvre que sa mère, soit seule, soit en compagnie de la nourrice, qui, la première fois, s’imagina, en voyant Mme Frémerol embrasser l’enfant, que c’était tout simplement une étrangère attirée par la beauté de son nourrisson et ne s’étonna plus, dans la suite, de la revoir souvent.

Ces rencontres avaient lieu trois ou quatre fois par semaine, dans des endroits différents : au Jardin d’Acclimatation, au Pré Catelan, ou d’un côté tout opposé, aux alentours de la mare d’Auteuil, et elles étaient, pour la mère et la fille, les meilleurs moments de la journée.

Elles ne se quittaient qu’en se donnant tendrement rendez-vous pour le lendemain, et près de trois mois s’écoulèrent ainsi, pendant lesquels Geneviève et Claude ne restèrent jamais plus de quarante-huit heures sans se voir.

Puis l’été arriva, et ce fut M. de Blangy-Portal qui rappela le premier à sa femme la promesse qu’il lui avait faite de la laisser aller de temps en temps à Verneuil dès que sa mère y serait réinstallée pour la saison.

Il avait l’intention, lui, de voyager dans les Pyrénées. Elle était donc libre de partir aussitôt qu’elle le voudrait et de rester à la villa tout le temps que durerait son absence.

C’était là, de la part de Robert, une étrange concession, qui aurait dû donner à réfléchir à la duchesse et à Mme de Frémerol. Elles n’y virent, au contraire, qu’une preuve d’affection ; mais il n’en fut pas de même de Guerrard, lorsqu’il apprit la conduite de son ami.

Paul soupçonna que le duc désirait surtout jouir d’une liberté complète et bientôt il en eut la certitude. Il lui suffit, de dîner au Cercle Impérial, un jour que M. de Blangy-Portal n’y était pas, pour savoir, avant la fin de la soirée, qu’il entretenait une certaine Léa Morton, fille très connue dans le monde où l’on se ruine, et que, de plus, il jouait gros jeu, sans être moins malheureux qu’autrefois.

Ces deux nouvelles, la seconde principalement, causèrent au docteur une émotion profonde.

Que le duc eût une liaison galante, c’était sans doute doublement fâcheux, puisqu’il s’agissait d’une maîtresse qui, peut-être, lui coûtait cher, le compromettait même ; mais, somme toute, cette aventure pouvait aussi n’être qu’un accident passager, sans conséquences pour l’avenir, tandis que le retour de Robert au tapis vert était chose bien autrement grave, étant donné son complet affolement dès qu’il perdait.

Il s’expliqua donc aisément l’autorisation que M. de Blangy-Portal avait donnée à sa femme, si spontanément, de quitter Paris pour Verneuil.

En effet, à peine Claude était-elle partie pour la campagne et Gontran pour la Bretagne, chez sa tante, Mme  de Lancrey, que le duc, sans prévenir personne, pas même Paul, prit la route de Luchon, où Léa l’avait précédé.

Le docteur eut tout d’abord l’idée de courir après Robert ou tout au moins de lui écrire ; mais il réfléchit que ce serait là une démarche inutile, de nature à envenimer encore les choses, car il savait combien son ami était prêt à s’irriter, surtout quand il avait tort. Il remit donc jusqu’à son retour toute tentative du genre de celle qu’il voulait faire.

L’intéressant, pour le moment, était que la duchesse ne se doutât de rien.

Pour s’assurer qu’il en était ainsi et pour être toujours prêt à parer quelque coup fâcheux porté au repos de la jeune mère, il se fit son commensal fréquent. Deux ou trois fois par semaine, il allait à Verneuil, où Mme  Frémerol et sa fille vivaient dans une quiétude absolue, dans un bonheur complet, aucun écho des stations thermales des Pyrénées ne leur arrivant jamais.

Elles n’avaient de M. de Blangy-Portal que les nouvelles qu’il leur donnait lui-même.

Il écrivait tous les huit jours à peu près, brièvement, racontant qu’il suivait un traitement que son médecin lui avait ordonné, et terminant chacune de ses lettres par une caresse à sa fille, un mot affectueux pour sa femme et un souvenir amical aux personnes qui l’entouraient.

Les choses ne paraissaient donc pas prendre une tournure bien alarmante et Guerrard s’applaudissait déjà de ne s’être mêlé de rien, quand Claude lui annonça un soir, après le dîner, qu’elle irait le lendemain à Paris. Son notaire, Me  Andral, lui avait manifesté le désir de lui faire une communication d’une certaine importance.

— Avez-vous parlé de cela à Mme  Frémerol ? lui demanda Paul, en dissimulant l’impression que lui causait cette confidence.

— Non ; le duc, dans sa dernière lettre, m’a laissé pressentir le mot de Me  Andral, et il ajoutait qu’il me serait fort obligé de n’en rien dire à ma mère. Il s’agit sans doute de quelque affaire qui ne regarde que lui. J’aurais mieux fait de garder le silence. Promettez-moi tout au moins le secret.

— Quel secret ? puisque je ne sais rien ! Et cependant, peut être ferez-vous mieux, lorsque vous aurez vu votre notaire, de m’apprendre ce dont il est question.

— Pourquoi ?

— Tout simplement parce que Robert est, en affaires, le type du grand seigneur inexpérimenté, plein de confiance, et qu’il se pourrait qu’on l’entraînât dans quelque opération douteuse.

— C’est vrai, vous avez raison. Alors je vous dirai tout. Est-ce que, à l’imitation de ma mère qui vous aime tant, je n’ai pas, moi aussi, pleine et entière confiance en vous !

À ces mets, lancés avec un affectueux sourire, le docteur ne put s’empêcher de rougir un peu, mais il se hâta de mettre la conversation sur un autre terrain, afin de ne point trahir une inquiétude que la jeune femme n’aurait pas manqué de partager.

Le lendemain, après le déjeuner, la duchesse le trouva prêt à l’accompagner.

Claude avait dit à sa mère qu’elle allait à Paris pour jeter un coup d’œil sur sa maison et donner quelques ordres à Germain, que M. de Blangy-Portal s’était bien gardé d’emmener avec lui dans les Pyrénées.

Ne supposant pas un instant qu’il y eût autre chose, Mme  Frémerol conduisit sa fille et Guerrard à Mantes.

Il était convenu que la duchesse reviendrait le jour même par le train de six heures trente et trouverait un coupé à la gare.

Une heure plus tard, à Paris, en laissant la jeune mère à la porte de Me  Andral, rue Royale, Paul lui donna rendez-vous rue de Lille, où il ne manqua pas de se rendre dès qu’il eut terminé les quelques visites qu’il avait à faire chez ses malades.

— Eh bien ! demanda-t-il à Mme  de Blangy-Portal, lorsque Germain l’eut introduit dans le salon où elle l’attendait, que voulait votre notaire, si tant est toutefois que vous pensiez pouvoir me le confier ?

— Oh ! oui, certes, répondit Claude en riant, car ce n’est pas bien grave, et je ne comprends rien aux circonlocutions dont Me  Andral s’est servi pour me dire une chose aussi peu importante. Il avait tout simplement besoin de ma signature pour vendre ou engager je ne sais quels titres, afin de se procurer deux cent mille francs que Robert désire mettre dans une opération de terrains à Luchon.

— Vous lui avez donné cette signature ?

— Séance tenante.

— Sans rien savoir de l’affaire ?

— Est-ce que j’y aurais compris un seul mot ! Vous avez l’air de me désapprouver ?

— Je ne saurais me permettre de le faire.

— Mais vous pensez que j’ai eu tort.

— Je vous l’ai dit : le duc n’a jamais eu conscience de la valeur de l’argent, et comme je sais qu’il y a dix-huit mois à peine, il a eu à sa disposition un demi-million ; que, de plus il a touché près de trois cent mille francs, revenus de votre dot, somme que votre existence, si luxueuse qu’elle soit, n’a pas coûtée, j’ai peur qu’il ne se lance de nouveau dans quelques opérations dangereuses pour sa bourse… surtout pour la vôtre.

— J’espère qu’il n’en sera rien. En tout cas, ce qui est fait est fait, et deux cent mille francs, c’est peu de chose.

— Peu de chose ! Me  Andral n’est pas de cet avis, j’en suis certain.

— Enfin, pour vous rassurer, je vous promets, dans le cas où Robert reviendrait à la charge, de lui demander quelques explications.

– Et vous ne parlerez pas de cela à votre mère ?

— Non, puisque mon mari m’a priée de me taire.

— Vous êtes la meilleure des épouses, comme vous avez été la plus charmante des jeunes filles et la plus adorable des enfants.

Et, cédant à un mouvement irrésistible, Guerrard saisit et baisa les deux mains de Claude, qui le laissa faire en souriant.

Deux heures après, la duchesse était de retour à Verneuil, et Paul, qui était allé dîner rue Boissy-d’Anglas, y apprenait d’un membre du club, arrivé de Luchon la veille, que M. de Blangy-Portal promenait presque publiquement sa maîtresse, Léa Morton, et qu’en trois ou quatre séances au grand cercle de cette station balnéaire, il avait perdu une somme énorme, plus de 400, 000 francs, disait-on, grâce au crédit en quelque sorte illimité que lui avaient ouvert les prêteurs de l’endroit.

Bien qu’il voulût la croire exagérée, comme le sont d’ordinaire tous les racontars de ce genre-là, cette nouvelle n’en causa pas moins au docteur une profonde et douloureuse peine, et lorsque, rentré chez lui, il se retrouva seul avec ses pensées, il ressentit un indicible effroi.

Qu’il regrettât le parjure de Robert, qu’il déplorât sa conduite, qu’il craignît pour l’avenir de la duchesse, cela était tout naturel, car il était impossible qu’il ne s’y intéressât point.

Mais pourquoi ne lui suffisait-il pas d’être mécontent ? Pourquoi ne cherchait-il pas avec plus de calme quel remède il pouvait apporter au mal ? Pourquoi cet époux d’une femme si digne d’être adorée lui semblait-il encore plus sot que misérable ? Au lieu de ne songer qu’aux qualités morales de Claude, comment se faisait-il qu’il pensait surtout à sa beauté et au bonheur que donnerait sa tendresse ?

Ses colères contre le mari se transformaient à chaque instant en de troublantes pitiés pour la femme, et quand il en arriva à étudier quel phénomène psychologique se passait en lui, détournant ainsi ses réflexions du cours qu’il voulait leur imprimer, il fut bien forcé de s’avouer qu’un amour fatal, terrible, puisqu’il était sans issue, menaçait de s’emparer de tout son être.

Qu’allait-il devenir dans sa lutte contre cette passion ? Pourrait-il s’en rendre maître ? Devait-il fuir au contraire, disparaître à jamais ?

Mais fuir, ce serait laisser Claude sans défenseur ! Ce serait manquer au serment qu’il lui avait fait, qu’il s’était fait à lui-même. Que penserait-elle de lui ? Qu’en penserait également Mme  Frémerol ?

Pour ces deux femmes, qui avaient si complètement le droit de compter sur son dévouement, il ne serait plus qu’un lâche et plus peut-être encore : le complice de celui auquel il les avait livrées toutes les deux.

Non, cela ne pouvait être ! Le devoir, l’honneur, ses sentiments les plus intimes eux-mêmes, tout lui ordonnait de ne pas déserter son poste de combat. Il resterait, lutterait, serait le plus fort et, s’il finissait par succomber à la peine, il aurait du moins rempli sa tâche jusqu’au bout !

Et d’ailleurs, est-ce que l’homme digne de ce nom ne sait pas se vaincre ! Eh bien ! soit, il aimerait la duchesse, il l’aimait ; mais elle l’ignorerait toujours, et c’est dans cet amour même qu’il puiserait des forces pour la protéger !

Après avoir fait ainsi, sans pitié, cruellement, l’autopsie de son cœur, Guerrard se sentit plus calme, et lorsque, quelques jours plus tard, il se rendit à Verneuil, il avait si bien fait provision de courage avant d’y arriver, qu’il sut ne pas trembler quand la jeune femme l’accueillit avec son plus affectueux regard et que le soir, en la quittant à la gare de Mantes, où elle avait voulu le conduire avec sa mère, à pied, tant la nuit était belle, il lui baisa la main, sans trahir par un frisson le bonheur qu’il emportait.

Quant à Mme  Frémerol et à sa fille, qui ne se doutaient ni l’une ni l’autre de l’existence scandaleuse de M. de Blangy-Portal, — Claude n’avait pas dit un mot à sa mère de la signature qu’elle avait donnée chez Me  Andral, — elles vivaient dans un bonheur complet, tout à l’enfant qui commençait à les connaître et à leur sourire. Elles ne craignaient que le retour du duc, qui mettrait fin à leur réunion ; elles n’allaient presque jamais à Paris et ne recevaient personne, sauf le docteur, la supérieure du couvent et le curé de Verneuil.

Elles ne sortaient guère de la villa que pour faire de longues promenades dans les superbes avenues de platanes et de marronniers qui descendaient jusqu’à la Seine.

Le bras de la duchesse sous le sien, heureuse de sortir avec elle, sans se cacher, comme elle était forcée de le faire à Paris, au Bois ; toute fière de répondre aux saluts que leur adressaient les gens du pays, qui la connaissaient et l’aimaient pour sa grâce et sa charité, surveillant d’un regard chargé de tendresse et d’orgueil le bébé que portait la nourrice, Geneviève oubliait le passé.

Elle ne voulait plus savoir ce qu’elle avait été jadis ; elle ne se rappelait ni les fêtes brillantes dont son hôtel de la rue de Prony avait été le théâtre, ni cette cour d’adorateurs pour lesquels sa disparition soudaine demeurait un mystère, ni même qu’elle avait été belle et qu’elle l’était encore.

Elle n’était plus que mère et grand’mère dans toute l’acception du mot et Claude sentait croître encore son affection filiale, de même que Guerrard admirait cette transformation de l’ancienne maîtresse d’Adolphe Berquelier en femme tout entière au devoir et à l’amour maternel.

Ni Mme  Frémerol, ni sa fille n’avaient jamais remarqué deux individus, étrangers à la commune, qui souvent les attendaient à l’entrée de l’une des avenues, se dissimulaient derrière les arbres pendant qu’elles passaient et hâtaient ensuite le pas, afin de retrouver l’occasion, en s’arrêtant plus loin, de les croiser de nouveau.

Les choses étaient ainsi et duraient depuis déjà près de deux mois, sans que le duc eût annoncé l’époque de son retour, et Geneviève n’avait pas même fait un seul voyage à Paris lorsqu’un soir, après le dîner, elle sortit seule, Claude étant un peu fatiguée, pour aller prendre des nouvelles de l’abbé Marion qui, la veille, s’était excusé par un mot de ne pouvoir se rendre à la villa pour dîner, ainsi qu’il en avait été prié.

Mais le vénérable curé de Verneuil n’était que légèrement souffrant, et quand il eut rassuré lui-même Mme  Frémerol, celle-ci reprit le chemin de sa maison.

Le soleil venait à peine de disparaître et il faisait encore grand jour. Geneviève n’hésita donc pas à descendre jusqu’à la Seine, pour remonter dans Verneuil par l’une des avenues qu’elle avait coutume de parcourir avec sa fille.

Cette route était plus longue, mais la soirée était charmante et invitait à la promenade.

Bientôt elle eut atteint la rivière, dont la berge était couverte de monde, et, dix minutes après, elle tourna à gauche pour s’enfoncer sous la voûte ombreuse et presque déserte des marronniers.

Elle allait ainsi, rêveuse, le cœur plein de joie, bercée par le murmure de la brise dans les feuillages, ne levant pas même les yeux, entièrement à ses pensées, lorsqu’un individu, qui la suivait depuis le presbytère, mais qu’elle n’avait pas vu, hâta le pas pour la devancer, l’attendit et s’arrêta brusquement devant elle, comme pour lui barrer le passage.

C’était un homme d’une cinquantaine d’années, d’une taille élevée, convenablement mis, presque élégant, portant toute sa barbe, noire et touffue.

Mme  Frémerol n’eut pas même un mouvement de surprise. Supposant que cet inconnu se trompait et allait lui-même reconnaître son erreur, elle se contenta d’appuyer un peu de côté et poursuivit son chemin, mais l’étranger se rapprocha vivement d’elle et, soulevant son chapeeu, lui dit d’un ton ironique :

— Madame Mourel veut-elle me permettre de lui présenter mes devoirs ?

Mme  Mourel, Mme  Mourel ! balbutia Geneviève, en fixant son interlocuteur d’un regard stupéfait.

Puis aussitôt, pâle comme une morte, se soutenant à peine et faisant un bond en arrière, comme si un animal immonde s’était tout à coup dressé sous ses pas :

— Jean ! vous ! s’écria-t-elle.

Elle avait reconnu son mari.

— Moi-même, Rose, moi-même, répondit le personnage avec un horrible sourire. Allons, je vois que malgré les vingt ans qui se sont écoulés depuis notre séparation, tu ne m’as pas tout à fait oublié. Tu me pensais disparu à jamais ! Il n’en est rien. Me voilà au contraire, vivant et bien vivant ! Mais pourquoi cette terreur ? Calme-toi ! S’il passait quelqu’un, on pourrait s’étonner de ton visage bouleversé. Je te parle poliment, en homme du monde qui retrouve une ancienne amie ; voilà tout !

Mme  Frémerol avait dû s’appuyer contre un arbre, et elle ne pouvait que répéter avec égarement :

— Lui ! Lui !

Mais en voyant face à face celui qu’elle croyait mort au bagne, là-bas, si loin, sur les bords du Maroni, le sentiment du danger la ranima tout à coup et, redressant brusquement la tête, elle répondit d’une voix ferme :

— Votre apparition bien inattendue ne m’a causé que de la surprise, mais aucun effroi. En effet, je me croyais veuve depuis longtemps. Je me trompais. Que me voûlez-vous ? Si vous m’avez guettée, c’est bien certainement que vous avez formé quelque projet. Parlez ; je suis parfaitement calme.

Mourel ne s’attendait pas sans doute à une telle énergie de la part de celle que nous continuerons d’appeler Mme  Frémerol, car il ne put dissimuler combien il en était interdit.

Cependant, après une seconde d’hésitation, il reprit :

— Je t’aime mieux ainsi, il sera plus facile de nous entendre. Veux-tu que nous marchions côte à côte, comme deux promeneurs qui se sont rencontrés par hasard ? Nous n’éveillerons de la sorte aucun soupçon chez les personnes que nous pourrons croiser. Oh ! ne crains rien, je ne t’accompagnerai pas jusqu’à la villa Claude ; j’irai seulement jusqu’au bout de l’avenue.

— Soit ! Mais vous feriez mieux de me dire : vous. Si on vous entendait…

— Je ne pourrais plus passer pour un étranger, ce que je redeviendrai bientôt pour vous… — vous voyez, j’obéis, — si vous êtes raisonnable.

— Eh bien ! allons, et faites-moi part de vos intentions.

Geneviève reprit le milieu de l’allée.

— D’abord, dit Jean, en marchant auprès d’elle, il y a deux choses dont je dois vous instruire : la première c’est que je n’ai rien à craindre de la police française. J’ai fait mon temps j’ai payé ma dette, selon l’expression des gens de loi ; de plus, j’ai changé de nationalité ; je suis devenu citoyen américain. Par conséquent, si vous tentiez de me jouer quelque mauvais tour, grâce aux puissantes relations que vous devez avoir, vous perdriez votre peine et m’autoriseriez à me montrer fort exigeant. La seconde, c’est que je n’ignore rien de votre passé, ni de votre situation sociale actuelle.

Si menaçantes, si terribles que fussent ces paroles de l’ancien forçat, la mère de Claude sut rester maitresse de sa terreur. Son mari, qui ne la quittait pas du regard, ne surprit aucun tressaillement sur son visage.

Alors il poursuivit :

— Oui, je sais tout ce que vous avez fait depuis vingt ans. Oh ! je ne songe pas à vous reprocher la vie joyeuse que vous avez menée pendant que je luttais contre les supplices du bagne et le climat meurtrier de Cayenne. Votre époux, si vite et si complètement oublié, ne vous demande aucun compte. Vous étiez jeune, jolie et, bien que votre jeunesse et votre beauté m’appartinssent, vous en avez usé à votre profit. Vous avez bien fait ! Ne craignez donc rien d’une jalousie rétrospective qui ne serait que ridicule.

Heureusement que la voûte de feuillage plongeait l’avenue dans une demi-obscurité, car à ces mots qui lui rappelaient les pages honteuses de son existence parisienne, Geneviève n’avait pu s’empêcher de rougir, Cependant, faisant un effort surhumain, elle dit à Jean, d’une voix sèche et impérative :

— Enfin, que voulez-vous ?

Je pourrais simplement vous inviter à réintégrer le domicile conjugal, puisque nous sommes toujours unis légalement. On ne pense pas à tout ; vous n’avez pas songé, il y a vingt ans, à demander aux tribunaux votre séparation de corps, qui vous eût été immédiatement accordée, car j’avais été frappé d’une condamnation infamante. Nous sommes donc époux légitimes, aussi bien qu’avant mon départ, et comme nous nous sommes mariés sous le régime de la communauté, la moitié de votre fortune, de votre grande fortune m’appartient, ou plutôt elle m’appartient tout entière, le mari étant le chef de la communauté. Cependant je n’ai pas l’intention d’user de mes droits. Je suis prêt, au contraire, à vous laisser votre liberté.

— Ah ! vraiment !

— Oui, votre liberté complète, et même à ne pas revendiquer l’honneur insigne d’être le beau-père de M. le duc de Blangy-Portal.

Le coup était rude, mais Mme  Frémerol l’attendait. Aussi ne broncha-t-elle point, mais se contenta de hausser les épaules, en disant :

— Est-ce que la personne dont vous parlez est ma fille ?

La malheureuse avait l’héroïque courage de renier son enfant.

— Je sais que selon le registre de la mairie, où sa naissance a été déclarée, elle est fille de Rose Lasseguet ; mais comme au moment où Rose Lasseguet est devenue mère, elle s’appelait Mme  Mourel, Claude-Alexandrine est tout simplement l’enfant légitime des époux Mourel, puisque l’époux trompé n’a introduit aucune action en désaveu de paternité. Pour remettre les choses complètement en état, il suffirait d’une demande en rectification d’état civil. La mère qui a fait une fausse déclaration, — car elle est faussaire aussi bien que l’a été jadis son mari, — ne serait pas même poursuivie, la prescription lui étant acquise ; mais Mme  la duchesse de Blangy-Portal reprendrait son véritable nom, et comme elle s’est mariée sans l’autorisation de son père, son mariage serait déclaré nul. C’est la loi. Ah ! je connais la loi. Je l’ai apprise à mes dépens.

C’étaient là de si incontestables vérités que Geneviève ne pouvait tenter de les repousser.

L’évadé de Cayenne avait certainement entre les mains la preuve de tout ce qu’il avançait. Son plan était bien arrêté. S’il avait attendu aussi longtemps avant de le mettre à exécution, ce n’était évidemment que parce qu’il avait voulu entrer en campagne armé de toutes pièces et invulnérable. L’issue de la lutte était aisée à prévoir. Aussi la malheureuse femme, malgré toute son énergie, commençait-elle à trembler.

Elle voyait sa fille mêlée à cette horrible aventure elle voyait s’écrouler dans la honte tout cet édifice d’orgueil et de bonheur que son amour maternel avait élevé, et cette épouvantable perspective la disposait à tous les sacrifices.

Oui, ce qu’exigerait cet homme, elle le ferait. Sans doute il ne voulait que de l’argent ! Elle lui en donnerait autant qu’il en demanderait : un million, davantage même, s’il s’engageait à disparaître.

Elle avait ralenti le pas et, tout à coup, s’arrêta, pour dire à Mourel :

— Je ne veux pas essayer de vous prouver qu’il ne vous serait pas déjà si facile d’atteindre votre but. Évidemment vous pouvez faire un scandale qui retombera sur ma fille et sur moi. Mme  de Blangy-Portal y perdra peut être la considération qui l’entoure, l’affection et le respect de son mari mais, vous, que gagnerez-vous à tout ce bruit ? La loi dont vous parlez tant ne vous donnera pas tout ce que vous espérez. Pour obtenir une séparation que je n’ai pas songé à demander jadis, j’invoquerai votre longue absence, votre condamnation, votre mort civile, et les tribunaux décideront en ma faveur. Vous en serez pour votre tentative odieuse. On comprendra qu’il n’y a dans vos revendications qu’une question d’argent. Eh bien ! cette question-là, pourquoi ne pas la traiter entre nous ? Combien voulez-vous ?

— Cela dépend ; je ne suis pas encore fixé, répondit cyniquement le misérable. De plus, vous vous trompez peut-être ; vous êtes toujours fort belle, je vous ai beaucoup aimée… et vous êtes ma femme.

Mme  Frémerol ne retint pas un geste de dégoût.

Jean ne parut pas s’en être aperçu et poursuivit :

— Enfin, je puis avoir l’ambition de devenir quelqu’un, de me créer une situation. Or j’ai dans mon noble gendre un protecteur naturel et tout-puissant.

— Vous êtes fou ! Ce ne sont là que des moyens pour faire payer plus cher votre éloignement et votre silence ! Voulez-vous, oui ou non, que cet horrible passé meure entre nous ? J’y mettrai le prix nécessaire, mais vos menaces ne m’effraient pas. Je ne puis rester plus longtemps avec vous. Réfléchissez, faites-moi connaître vos conditions, ou sinon j’irai moi-même au-devant de l’éclat que vous voulez provoquer.

Geneviève avait prononcé ces derniers mots avec une telle fermeté que Mourel en fronça le sourcil puis, après un instant de silence, il répondit :

— Soit mais j’ai hâte d’en finir ; quand et où vous retrouverai-je pour en terminer ?

— Oh ! quand vous voudrez, le plus tôt possible, mais pas ici !

— Je vous compromettrais ?

— D’abord ! De plus, vous ne pouvez venir chez moi, à Verneuil, vous le pensez bien.

— Pourquoi ? Je serais ravi de voir de près madame la duchesse Claude, votre fille, ma fille. Je ne l’ai aperçue que de loin et…

— Assez, ou je vous quitte, vous laissant absolument libre d’agir à votre guise ! Ma fille, vous m’entendez bien, ma fille vous est et doit vous rester étrangère.

— Alors où pourrai-je vous voir ?

— À Paris.

— Dans votre hôtel, 7, rue de Prony.

— Ah ! vous savez ?

— Je sais tout ce qu’il m’intéressait de connaître.

— Oui, rue de Prony, le soir. Dites-moi quel jour vous viendrez.

— Demain, à dix heures, si cela vous convient.

— Oui, demain, à dix heures. La porte du jardin, au n° 16 du boulevard extérieur, sera ouverte. Je vous attendrai dans le kiosque que vous trouverez de suite à votre droite, en entrant. Si vous le voulez, nous nous entendrons aisément.

— Je l’espère. C’est convenu, demain à dix heures, 16, boulevard de Courcelles.

– À demain !

Et laissant là Jean Mourel, qui l’avait ironiquement saluée, Geneviève remonta rapidement l’avenue pour rentrer à la villa Claude.

Quant au faussaire, il redescendit vers la berge de la Seine où il rencontra bientôt son ami Durest, auquel il dit, en se frottant les mains :

— Rose se rebiffe, mais les choses n’en marcheront pas moins comme je le veux, et tu peux compter sur une jolie commission, qui te permettra de vivre de tes rentes. En attendant, allons dîner ! Cette reconnaissance conjugale m’a singulièrement creusé l’estomac.

Vingt minutes plus tard, les deux complices se mettaient gaiement à table, au buffet de Mantes.

Au même instant, après avoir embrassé convulsivement Claude et sa fille, Geneviève rentrait dans son appartement où, se laissant tomber dans un fauteuil, elle s’écriait les yeux p ! eins de larmes et la voix entrecoupée par des sanglots :

— Qu’allons-nous devenir ? Ma fille, mon enfant adorée ! Ah ! cet homme ! On m’avait bien affirmé cependant qu’il était mort depuis plus de dix ans ! Par quelle fatalité le bagne l’a-t-il donc rendu ?

C’est ce que nous allons raconter.