La Druidesse, Winona et autres poésies/La Druidesse

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Carnac vient de parler ; et la Vénétie ose,
Contre l’odieux joug que Rome leur impose,
Convier tous ses fils à lever l’étendard.
Guerre ! a dit le druide ; oui, guerre sans retard.
C’est l’heure de la Gaule, et c’est une heure sainte !
La fille de Camma, l’âme triplement ceinte
De courage, de grâce et d’éloquent savoir,
A reçu mission, en secret, d’émouvoir
Chez les peuples amis l’élan patriotique.
Cœur de feu, langue d’or, sur cette terre antique,
Des rochers du Plogoff au fleuve armoricain
La Sène a fait vibrer la haine du Romain,
Et du tyran César, ébranlé la puissance.
Rapide est son voyage, active son absence ;
Et le jour dit l’amène aux bords de la forêt,
Sur la rive du Mor où son esquif est prêt.
De sa course, sur l’île, il faut cette nuit même
Qu’elle porte l’issue ; et c’est celui qu’elle aime.
Lez-Breiz, fils de Conan, qui doit l’y rencontrer.
Au soir parle sa voix, l’ombre va se montrer.


Salut, ondes aimées,
Belles et fières quand l’autan
Roule vos crêtes animées,
Mais pour ce soir, vagues calmées !
Salut ! ô Morbihan !

Et toi vers qui m’amène
Le divin culte des aïeux,
Vieil Irminsul, garde ces lieux
Où pend aux saints rameaux du chêne
L’airain guerrier que ton haleine
Peut rendre harmonieux !

Salut ! Dieu tutélaire !
Arbre sacré, ton front moussu
A bien des fois sur lui reçu
Le souffle, mystérieux père
Des soupirs !… tremblante... j’espère !...
Mon espoir est déçu !
..............................

Et maintenant à celle
Qui reconnaît toujours ma main !
D’hier, d’aujourd’hui, de demain,
O compagne sûre et fidèle !
Je te retrouve, ma nacelle,
Après un long chemin !

Emporte sur ces ondes,
Ainsi que sa mère jadis,
Vers les rives de Gavr-Ynys,
La druidesse aux tresses blondes !
Va, goëlette, tu secondes
L’ire du sombre Dis !


Ainsi chante la voix, et cette voix kimrique
A touché les échos de l’antique Armorique :
Le flot ému tressaille ; il reconnaît l’accent.
Est-ce ta voix céleste ? Est-ce ton cri puissant ?
Noble et belle Camma, revis-tu prophétesse ?
C’est ton cœur, ô Camma, ton âme, druidesse !
C’est la vierge de Sène ; et ta fille, c’est toi.
Parle, chêne sacré : sous ton ombre et ta loi
A-t-il donc reparu, le barde vénérable ?
Du grand Hu le divin, est-ce l’art inspiré ?
Oui, Vénètes, c’est lui, l’oracle vénéré :
C’est lui ! C’est son enfant, Bélisana la Belle !
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Qu’il lui sied bien au soir le nom dont on l’appelle !
N’est-elle pas sur l’onde un symbole vivant
De l’astre aux doux rayons sur la nuit se levant ?
Ce front d’une déesse où la beauté s’épanche,
Brille au-dessus des eaux comme une étoile blanche :
Un éclair en jaillit, celui de ses yeux bleus ;
Un riche réseau d’or, un flot de blonds cheveux
L’encadre, se répand, inonde un cou de cygne
Et sur l’épaule voile une merveille digne
D’un lis. Elle frissonne ! Est-ce donc un baiser ?
Oui ! la brise du soir se plaît à l’y poser
Sous le soyeux manteau qu’elle entr’ouvre et soulève.
Telle ainsi sur sa nef et fuyant comme un rêve,
Bélisana, debout, glisse vers l’horizon !

Héol a disparu. Déjà le jeune oison
Au rivage s’endort sous l’aile maternelle ;
Le courlis est muet ; et la plainte éternelle
S’exhale sur la plage et berce le vanneau.
Voici la sombre nuit qui s’abaisse sur l’eau ;

C’est l’heure des esprits ! Seule dans l’ombre épaisse,
Où se perdent soudain esquif et druidesse,
Où les flots du Gwenet et ceux de l’océan
Se mêlent sans se voir au sein du Morbihan,
L’onde murmure encore aux flancs de la nacelle.
O fille de Camma, que n’attendis-tu celle
Dont le flambeau céleste eût chassé l’affreux kor !
Sur la bruyère, au loin, d’Héol aux cheveux d’or
Bientôt va se lever l’amante radieuse :
Du ciel, Bélisana, la reine glorieuse
Eût déjà salué ton fortuné retour
Et répandu sur toi, comme un regard d’amour,
Sa lumière d’argent, ô prêtresse fidèle !

Mais qu’est-ce ? Écoute, ô nuit ! Une ombre se plaint-elle ?
Du fantôme éploré l’aile a-t-elle frémi ?
Sous la barque funèbre un flot a-t-il gémi ?
On dirait un soupir exhalé de l’abîme.
Écoute, écoute, ô nuit ; l’écho parle et s’anime.
C’est lui ! C’est le prélude ! Entends tu ses accords !
Une âme fait vibrer la corde des transports.
C’est ton âme divine, ô grand barde du chêne,
C’est ta cithare aux doigts de la vierge de Sène.
De Hu, la fille seule avec lui peut lutter.
Prête l’oreille, ô Mor, le barde va chanter.

Vogue au courant, chère nacelle,
Bras au repos, rames à bord !
Noire est la nuit ! qu’importe à celle
Qui ne craint rien que le Dieu fort !
Vers Gavr-Ynys, onde fidèle,
Coule toujours, coule pour elle :
Nous toucherons au même port !

Par ou la mer, vague éternelle,
De sa poitrine maternelle
Pousse le flot, le flot ressort !

Vogue pour moi, ma goélette,
Berce mon âme à cette horreur !
J’aime, la nuit, l’ombre muette
Où j’écoute battre mon cœur.
Esprits amis, calme ou tempête,
Venez flotter près de ma tête :
Je suis la Sène votre sœur !
Entends du Dieu la voix secrète,
Barde du Mer, et son poète,
Chante à la nuit, chante sans peur !

Et sous le doigt du barde, encor que frémissante,
Comme un léger soupir d’une âme gémissante,
La cithare un instant n’a plus qu’un faible écho ;
Sur le sable on dirait le murmure de l’eau.
Puis d’un nouvel accord l’harmonieuse étude
Fait vibrer tout à coup la note du prélude.
C’est le brûlant appel à l’inspiration ;
Et la voix de chanter pleine d’émotion !

O nuit, immense nuit, âme divine et mère,
Ton vaste embrassement du soir au lendemain,
Dans ses plis ténébreux enveloppe la terre
Pour y verser la vie à plein !
Quelle est ton hyménée, ô nuit, profond mystère ?
Le formidable dieu, ton époux, notre père,
D’un regard tout puissant créa le genre humain ;
Et c’est lui que j’invoque en ma juste colère.
Lève-toi, Teutatès ! Que ton bras tutélaire
Nous venge du Romain !


Roi de l’ombre et des morts, dieu des Cairns, écoute !
La nuit du jugement, que de barques, de voix,
Passent sous le Plogoff pour la funèbre route ;
Que d’âmes de vaillants Gaulois !
Ils sont tombés, tes fils, dans l’héroïque joute ;
Tombés pour tes autels, ô Dis, que l’on redoute,
Tombés pour ta patrie, et tombés pour tes lois.
Entends ; le cri du sang remplit la sombre voûte ;
Frappe l’intrus romain, montre ce qu’il en coûte
D’outrager tous nos droits !

O sublime Inconnu, Pouvoir saint et terrible,
Cause unique de tout, sans naissance et sans fin,
O dieu du chêne, Esus, vois le spectacle horrible :
Fut-il jamais plus noir dessein ?
Culte, forêt, druide, Esus, est-ce possible ?
Profanés et détruits ! N’es-tu plus l’invincible ?
Vers toi, vers ton séjour, où trouver le chemin ?
Peut-il donc, lé tyran, te rendre inaccessible ?
Qu’est le gui sans le chêne ? A nos maux sois sensible :
Écrase le Romain.

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Mais la voix et l’accord se taisent sur les ondes.
O barde, qui t’arrête ? En ces ombres profondes
As-tu vu l’Inconnu que ta bouche a nommé ;
Ou bien, dans sa douleur reste-t-il abîmé
Le cœur de la Gauloise et de la druidesse ?
Le silence et l’horreur couvrent-ils ta détresse ;
Et devant ton malheur, as-tu perdu la voix ?
Silence, ô nuit ! L’accord vibre encore une fois !

Pauvre Bélisana, triste vierge de Sène,
Pourquoi faucille d’or, et ceinture d’airain ?

Pourquoi rameau de chêne et branche de verveine ;
Pourquoi tunique blanche, au rein ?
Des bruits de la forêt, de l’onde sur l’arène,
De la brise, pourquoi science souveraine ?
Bientôt, malheur ! bientôt tout cela sera vain !
Prêtresse, il te faut être, ou l’ombre souterraine,
Ou bien dans ces beaux lieux où jadis tu fus reine,
L’esclave du Romain !

Fléau de mon pays, César, à toi ma haine !
Ne triomphe pas tant de triompher demain.
Tu verras ce que peut, sous le rameau du chêne,
D’une femme la faible main !
Va ! le Gaulois blessé, garde son âme saine,
Et le jour du combat, sous les coups qu’il assène
Arrête le tyran ou jonche le chemin.
Qui meurt pour sa patrie en en brisant la chaîne,
Mérite un plus grand nom que celui que promène
Ton glaive, vil Romain !

Le Scion d’Avank-Du sur la Gaule étouffée
Maintient le flot fatal et pèse sur son sein ;
De l’Uther-Pen-Dragon, allons, puissante fée,
Appelle à toi ton art divin !
Cueille le selago, bois la plante greffée,
Et que la Gaule entière, à ta voix réchauffée,
Soulève sa poitrine et libre soit enfin !
Arme les éléments, ondes, terre, nuée ;
Que tout se ligue et fasse un immense trophée
Des lambeaux du Romain !

Et ce cri dans la nuit, explosion d’une âme,
Et cet accord vibrant que lui jette une femme,
Accord et cri de haine, ébranle les échos,

Accord et cri d’espoir, fait tressaillir les flots !
Le Morbihan frissonne ; un souffle sur ses ondes
Passe comme un esprit ; un front aux tresses blondes,
Plein de fierté se dresse, et son œil en courroux,
O liberté divine, a ton regard jaloux !
C’est elle ! la voici, l’image de la Gaule
Soulevant son beau sein et sa puissante épaule,
Brisant l’horrible joug, et d’un suprême effort
Cherchant à t’écraser, ô monstre qui la mord !
L’ombre même en frémit. Debout, échevelée,
La vengeance apparaît, poitrine dévoilée,
Sur les ténèbres plane et respire le sang !
On sent l’âme d’un peuple, et du plus noble rang,
Flotter en sa colère au-dessus de l’abîme ;
Un vaste cœur bondir sous l’aiguillon du crime
Qui veut ravir aux fils, sol, dieux et liberté !
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Mais l’horizon blanchit : une douce clarté
Annonce dans le ciel, là-bas sur la bruyère,
De l’astre au front d’argent l’auréole première.
Bélisana s’avance, émerge, d’un regard
Illumine la nuit, et sans plus de retard
Inonde de ses feux la plaine ruisselante,
Où navigue l’esquif ; l’ombre légère et lente
Glisse tranquillement sous un rayon tremblant :
Tel, au courant livré, vogue le goéland.
Immobile à la poupe, est-ce donc un fantôme
Qui s’élève du Mor et domine un royaume ?
Ses longs cheveux épars ondoyant comme un flot.
Le regard impassible, altière, le front haut,
Sous la voûte des cieux, à la lumière pâle,
Debout, statue étrange et forme de vestale,
Seule, la druidesse est tout à son penser.

Son doigt caresse encore, mais sans plus la presser,
La corde qui frémit aux battements du cœur.
La cithare est muette, et muette, sa sœur,
La bouche harmonieuse aux accents pleins de flamme.
Dans un sombre courroux, comme un volcan, son âme
Gronde, bouillonne et pousse un long soupir haineux.
Sa ceinture d’airain ,aux reflets lumineux,
Retient les plis flottants de ? a tunique blanche ;
Et sa faucille d’or abaisse sur sa hanche,
D’un croissant effilé la courbe gracieuse.
Qu’elle est belle ! D’Héol l’amante radieuse
Lui verse tout l’éclat de sa douce splendeur,
Comme un être jaloux prodiguant son ardeur,
Argenté sur son front la branche de verveine,
Sur son cœur illumine un vert rameau de chêne.
Et semble par ses feux, pour la diviniser,
En astre aussi vouloir la métamorphoser !
Mais qui captive donc Bélisana la belle ?
Son œil à la lumière est-il ainsi rebelle ?
Reste-t il fasciné par un regard hautain ;
Ou poursuit-il un rêve au rivage lointain ?
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Tout à coup s’éveillant, la blonde druidesse
Secoue un front chargé d’une sourde tristesse ;
Elle voit sa nacelle et les flots éclairés,
Tressaille, puis, d’instinct, vers les cieux azurés
Reporte son regard sur leur brillante reine.
Jamais gloire ne fut si douce, si sereine !
Aussi, dans un élan, ne sachant que poser
Une main sur sa bouche, elle jette un baiser.
Dans ce baiser naïf toute une âme s’envole :
(Le baiser pour l’amour, fut toujours un symbole)

Et le doigt aussitôt d’errer sur l’instrument ;
Le prélude soupire, et la voix doucement :

D’Héol, auguste amante,
Tendre Bélisana,
A moins qu’âme ne mente,
Le feu qui me tourmente
Au ciel te domina !

De Dis l’ombre est chassée
Par ton regard vainqueur ;
Et ta Sène blessée
Peut t’ouvrir sa pensée,
Peut te livrer son cœur.

La vierge est une femme :
Les intimes accords
Résonnent dans son âme,
Et provoquent la flamme
Qui bravent les efforts.

J’ai vu la fraîche plante
S’incliner sur sa sœur ;
Et la feuille tremblante,
A la feuille en attente
Sourire avec douceur.

Que l’amoureuse plainte,
La plainte du ramier,
Parle à mon âme atteinte,
Et dans la forêt sainte
Et sous le blanc pommier !


Sur l’onde et le calice
J’ai vu le beau rayon
Poser avec délice,
Comme un baiser que glisse
Muette passion !

Mais toi-même en ta voûte,
Chère Bélisana,
Qui t’enchaînera sa route ?
L’amour ! ma sœur, écoute :
De même il m’entraîna !

S’il parle sur la terre,
Et parle noblement ;
Le cœur doit-il se taire ?
D’où vient le doux mystère,
Sinon du firmament.

J’aime et j’ose le dire
Sans honte sur mon front,
Sans qu’on puisse maudire,
Sans exciter ton ire
Et sans te faire affront !

L’enveloppe mortelle
Est le dépôt sacré
Pour la Sène fidèle.
Oh ! je la rendrai telle
Que ma foi l’a juré !

Il est digne qu’on l’aime,
Mon valeureux guerrier ;
Et sur son front, toi-même,
Avec un diadème,
Poserais un laurier !


Vrai fils de l’Armorique,
Vrai scion de Conan,
Au grand champ druidique
Qu’il fut patriotique,
Et son art entraînant !

Mais Lez Breiz, c’est ton âme,
Ta tendresse, ton cœur
Qui suscite ma flamme.
Va ! mon instinct de femme
Devine ton ardeur !

Et là sur ce rivage,
Il attend mon retour ;
Je lui dois un message.
Allons, mon cœur, courage !
Fais taire ton amour !

La voix se tait, l’accord expire, et le silence
Plane autour de l’esquif que la brise balance,
Comme un cygne endormi, par le flot emporté,
Nacelle et druidesse, une sous la clarté,
Glissent, glissent toujours, fantôme, ombre muette,
Piédestal et statue, étrange silhouette !
On dirait des esprits la barque qui s’enfuit ;
Et le pieux marin qui, morne, la conduit !
Mais quel est ce soupir, cette plainte profonde,
Qui semble s’échapper des entrailles de l’onde ? ‘
Des âmes on dirait les appels déchirants.
Le Mor a-t-il, ce soir, de funèbres courants
Comme ceux du Plogoff, les grands flots du passage ?
Et Dis a-t-il laissé le lugubre voyage
Aux soins plus caressants de l’amante d’Héol ?
N’est-ce point d’Albion le mystérieux sol

Qui s’élève sur l’eau, que gagne la nacelle,
Et qui là-bas gémit ? Le flot qui s’amoncelle,
De plus en plus sonore, et toujours plus puissant,
Se précipite, court, arrive frémissant ;
Le rocher de l’écueil îe fend et le divise !
Nocher, veille au brisant et que ta rame avise ;
Sinon, c’est le naufrage et ta barque en débris !
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« Salut, » dit une voix, « chers et pieux abris !
Salut, ô Gavr-Ynys ! » Et la Sène intrépide
Bondit, saisit sa rame, attaque l’eau rapide,
Évite les récifs, pare aux funestes coups ;
Avec adresse et force entre dans les remous,
Semble autour des rochers le jouet du caprice ;
Soudain double une pointe, et sur une onde lisse
Lance, d’un bras nerveux, vers le rivage ami,
L’esquif qui part et vole après avoir frémi :
Goëlette s’arrête au baiser de l’arène.
Puis, sur elle aussitôt une main souveraine
S’abaisse et se prépare à l’énergique effort.
La voyant saine et sauve à l’aise sur le bord,
La blanche druidesse y laisse sa nacelle.
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Sur le haut du Dolmen la lumière étincelle :
La reine de la nuit, dans le calme nageant,
Verse tous les rayons de sa lampe d’argent.
Bélisana, du ciel, sur l’île bien connue
Veut souhaiter ainsi la douce bienvenue
A la. terrestre sœur qui lui donne sa foi.
Elle, l’œil inquiet, la poitrine en émoi,
Monte, gravit le flanc de la sainte colline.
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Pourquoi ton cœur bat-il ? Crains-tu, jeune héroïne !

Ou ton cœur agité palpite-t-il encor
De ta dernière tâche au rivage du Mor ?
Ou n’est-ce que l’effet de ta course hâtée ?
Ton âme avoir peur ? non ! elle est trop réputée
Pour son courage mâle, et l’oubli du danger.
La fatigue est sur toi le souffle passager ;
Et ton robuste corps a l’haleine puissante.
Non, non, Bélisana, chevrette frémissante,
Ni fatigue ni peur ne soulèvent ton sein :
C’est l’amour qui l’agite, ainsi que le dessein
D’ensevelir le tien au fond de ton cœur même.
Oh ! oui, je te comprends ! Lorsque celui qu’on aime,
Dans l’ombre, à quelques pas, est là qui vous attend ;
Quand le zéphir des nuits murmure, et qu’on l’entend ;
Fût-on même prêtresse, on tremble et l’on frissonne ;
Et pour un peu le cœur sans réserve se donne !
Du tien contiens les bonds si tu les veux cacher !
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Elle arrive au Dolmen, et là, près d’un rocher
S’arrête, hésite : enfin rassemblant son courage,
Comme un aigle qui lutte et fait tête à l’orage :
« Au gui l’an neuf, » dit-elle, et trois coups espacés,
Par ses fébriles mains dans le calme lancés,
Achèvent le signal du rite druidique.
Elle écoute ; et soudain, comme un lieu fatidique,
La tombelle répond du fond de ses parois.
« Au gui l’an neuf » redit une sonore voix ;
Et deux puissantes mains ébranlent les échos :
Leur triple battement termine les signaux.
A trois pas du rocher, Bélisana s’avance ;
Devant elle aussitôt, à vingt pas de distance,
La tombelle vomit deux robustes guerriers.
Quels fronts pleins de noblesse et dignes des lauriers !

Salut, fils de Conan ! et toi, brave fidèle !
N’êtes-vous pas ici les dieux de la tombelle ?
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Lez-Breiz ! murmure un cœur tout palpitant d’amour.
Bélisana ! dit l’autre enflammé de retour !
Ardeur d’un même feu, combien tu les remues !
Et prêtresse et guerrier, comme deux fleurs émues
Frissonnantes de sève au baiser du zéphir,
Par celle qui blanchit la voûte du saphir
Restent là caressés, et rayonnent ensemble.
C’est l’oubli d’un instant ; puis la Sène rassemble
Ses esprits par l’amour vainement égarés,
D’un geste, d’un accent, d’un regard assurés,
Invite le héros et s’approche elle-même.
L’illustre fils du Brenn, près de celle qu’il aime
S’avance d’un pas ferme, et, broyé dans son cœur,
Son amour saigne à flots sous le talon vainqueur.
Tel, au haut du sillon de la sombre Armorique,
Immobile géant gardant ce sol antique,
Monarque du désert et roi majestueux
Sur la lande étendant tes membres vigoureux,
Tel, sous le pied d’Esus, ô chêne, son emblème,
Tu tiens un front sublime où pose un diadème ;
Tel, auprès de la Sène apparaît le guerrier !
La brise fait frémir l’aigle de son cimier ;
De son casque d’airain s’échappe un jet de flamme,
De son front, de ses yeux, l’éclair d’une grande âme ;
Et ses longs cheveux blonds sur sa puissante épaule,
Disent assez l’enfant de l’indomptable Gaule.
Salut ! sous ton armure, Héol aux cheveux d’or !
Aussi comme une amante épuisant son trésor,
La reine de l’azur semble, à force de gloire,
Tenter sur le héros d’assurer sa victoire ;

Et je comprends la sienne, ô fille de Camma,
Sur ton cœur généreux qui le vit et l’aima !
Comme toi brave et beau, c’est aussi l’homme sage ;
N’est-ce pas le guerrier choisi pour ton message ?
Parle ; Lez-Breiz écoute, et l’air sera discret :
L’esprit de Gavr-Ynys veille sur ton secret ;
Et la plaine du Mor, contre toute surprise
Retiendra les échos sous l’aile de sa brise !
...................................................................
Âme de la patrie et flamme de l’amour,
Faut-il que les destins aient marqué votre jour !
Voici ce noble couple, espérance et jeunesse,
Respirant à plein cœur dévoûment et tendresse ;
Et déjà sur sa tête un avide corbeau
Plane, épiant l’instant où piller un tombeau !
...................................................................
La Sène a dit ; Lez-Breiz a reçu le message.
Comme on voit sur les monts deux ramiers de passage,
Partageant le repos du roc hospitalier,
Délaisser tout à coup l’entretien familier,
S’agiter inquiets, sonder l’immense voûte,
Impatients tous deux de mesurer leur route ;
S’épier, hésiter de l’aile et du regard,
Ne pouvant se quitter, s’irritant du retard ;
Et, perplexes tous deux devant le temps qui presse,
Se jeter l’un à l’autre un appel de détresse ;
Jusqu’à ce que l’un deux, brisant le charme enfin,
Parte, et que chaque ramier reprenne son chemin.
Ainsi le couple ému, guerrier et druidesse !
Quand la voix impuissante à cacher sa tendresse,
Parle en tremblant et dit : « Noble fils de Conan,
Déjà l’astre des nuits s’éloigne en s’inclinant,
Le flot change son cours, et le devoir t’appelle.

Pars, Lez-Breiz, pars, adieu ! Voici sur la tombelle
Mon eubage qui veille, et ton brave t’attend !
Que le grand Teutatès, pour nos droits combattant,
Assure le succès de la sainte entreprise ! « 
Et la Sène à ces mots, craignant une surprise
De son sein par l’amour fortement agité,
Montre au guerrier la rive, et. d’un accent bâté :
« Je te quitte, Lez-Breiz, retourne vers ton père.
Va ! que le ciel t’accorde un voyage prospère
Et te ramène ici pour le soir solennel !
Tu sais notre serment : par Esus l’Éternel !
La Gaule sera libre, ou ses enfants victimes,
Avec sa liberté descendront aux abîmes ! »
Un signe de la main, puis un regard profond :
Et comme une chevrette elle s’enfuit d’un bond.
Le héros suit des yeux la captivante image,
Et, la main sur son cœur, regagne le rivage.
...................................................................
Bientôt sur la colline un long silence dort ;
Des flancs de Gavr-Ynys, seul, un murmure sort :
Le flot de l’océan rase en mordant l’enceinte,
Et, comme une âme en peine, exhale au loin sa plainte.
Voici Bélisana qui touche à l’horizon !
Allons, prêtresse, toi, rentre dans ta maison.
...................................................................
Au soir, ivre de lutte, aspirant la tourmente,
Comme au champ de bataille un guerrier sous sa tente,
L’aigle rentre son front sous son aile au repos,
Et du chêne étreignant la cime des rameaux,
Livre aux vents son sommeil, s’abandonne à l’orage,
Bercé par la tempête ou battu par sa rage !
De même, cette nuit, Bélisana, tu dors,
L’âme en un tourbillon, le cœur loin de ton corps ;

Ton repos est actif, autant, plus que ta veille !
« Esus ! Dis ! Teutatès ! Bélisana ! Merveille !
« Père ! Camma ! Plogoff ! O Sène ! ô Klaz-Merzin !
« Oma Gaule ! ô Lez-Breiz ! César ! haine ! Romain ! »
Qu’est-ce, ô Génie ? écoute ! une âme se lamente !
Qui trouble Gavr-Ynys ?... La Gauloise, l’amante !
La druidesse rêve, et sa bouche trahit
Ce qu’au fond de son cœur la vierge ensevelit.
La tombe parle, et l’âme échappe à ses entraves.
L’amour dort-il jamais ? C’est en vain que tu braves,
Sène, la passion ! Qui contient le torrent ?
Des flancs mêmes du roc il sort en délirant.
« —Est-ce le Ciel ? que vois je ? Au Klaz-Merzin, lui-même ?
« O bonheur ! réunis ! Viens, mon Lez-Breiz ; je t’aime ! »
— Tais-toi, cœur imprudent ! De ces aveux nouveaux
Sous ton aile, ô Génie, étouffe les échos !
Le cœur, vois-tu ? surtout le grand cœur de la femme,
C’est l’océan profond ; c’est la puissante lame
Qu’enfante l’ouragan, qui, même qu’il a fui,
Garde l’impulsion n’émanant que de lui,
Et sous un ciel tranquille ébranle les rivages.
Le cœur ! C’est l’air immense où courent les nuages,
Le souffle impétueux qui, tout échevelés,
Les emporte avec lui, dans les cieux rappelés,
Abandonnant la terre où régna la tempête
Et laissant aux zéphyrs l’incertaine conquête
Où l’oiseau méfiant ose à peine dormir !
... Mais, de Bélisana le corps vient de frémir !
La bouche parle encore ; elle poursuit son rêve » ;
Ce rêve, quel est-il ? sur quels flots, quelle grève ?
Parle, parle, ô Génie, ombre de Gavr-Ynys ;
Parle sans redouter l’ire du sombre Dis !
...................................................................

La druidesse dort ! Mais si le corps sommeille.
Dans ce corps endormi le cœur bat, l’âme veille.
« Pour elle Gavr-Ynys est un léger esquif
« Courant l’étrange mer du désir abusif.
« Sous le flot transparent, du haut de sa nacelle,
« La fille de Camma revoit son père et celle
« Qui lui donna la vie et plus encore, sa foi ;
« Et son être agité tremble d’un doux émoi !.
« Voici, voici partout, verdoyantes enceintes ;
« Sanctuaires connus et vastes forêts saintes ;
« Les druides en cœur ; le rite ‘glorieux ;
« Le chêne aimé du ciel ; le gui mystérieux ;
« La foule des Gaulois, une foule innombrable,
« Tous des Celtes vaillants, de Hu le vénérable
« Écoutant les accords, brûlant du même feu !
« Voici le sacrifice et l’oracle du Dieu !
« Voici, Gauloise, enfin la sanglante bataille :
« Les fils du noble sol, loin de toute muraille,
« Courant, frappant, tuant, dans leur géant essor
« Triomphant sous tes feux, Héol aux cheveux d’or !
« Qui les anime ainsi, les guide, les entraîne ?
« Le guerrier du Gwenet, le défenseur du chêne !
« Victoire, ô Gaule ! écrase et le tyran cruel,
« Et tous ses vils Romains ! donne le coup mortel
« Au dernier des bandits qui t’ont forgé des chaînes !
« Frappe, frappe toujours : tu leur dois tant de haines
« .... Voici les bords fameux où règnent tes vaisseaux,
« Reine de l’Océan ! Qui vient souiller tes flots ?
« Quoi ! C’est lui, toujours lui, l’ennemi de ta race !
« Allons, robustes nefs, volez sur la surface /
« Des eaux : broyez, coulez ces pillards de vos mers !
« Honneur à Teutatès ! Un cri remplit les airs !
«

C’est le cri du triomphe. A nous, Gaulois, victoire !
« Mais sur sa noble proue, éblouissant de gloire,
« Serait-ce donc un Dieu ? Quel est ce beau vainqueur ?
« C’est lui ! C’est mon Lez-Bretz ! Salut ! roi de mon cœur !...
« Où suis-je maintenant ? Quels ondes nouvelles !
« Quel rivage inconnu ! Qu’es-tu ? toi, qui m’appelles
« Sur cette plage étrange... Est-ce possible, Esus ?
« Ce front, oui, ce regard ! C’est le fils de Brennus !
« Ah ? Lez-Breiz, est-ce toi ? Quel est ce tendre geste ?
« Pourquoi m’invites-tu ? Ton sourire est céleste !
« Ai je touché les bords de l’heureux Klaz-Merzin ?
« Sommes-nous réunis, sans crainte du demain ?
« Tu m’entr’ouves tes bras ! Lez-Breiz, voici, j’arrive.
« Mais... Ah ! — Qu’est-ce, ô Génie ? Une joie aussi vive
« Devait-elle expirer, et ton aile frémir !
« Ne sais-tu que souvent on entendit gémir
« L’hirondelle, à son rêve en sursaut arrachée
« Par l’aile de sa sœur tout près d’elle couchée ?
« Tu l’as voulu ! C’est dit ! Adieu le brillant rêve ! »

Bélisana s’éveille, en soupirant achève
Le songe d’une nuit : au clair rayon du jour
En semble demander le consolant retour ;
Se lève en secouant ses longues tresses blondes,
Au rivage descend les baigner dans les ondes,
Remonte à sa cabane, en ressort à l’instant ;
Comme l’aube au matin, s’avance en souriant,
Murmure à son eubage un souhait sympathique,
Et gagne sans retard le tertre druidique.
La voici se levant, blanche divinité,
Sur le sommet, heureux d’en être visité.
Dans l’azur du matin, quelle est cette immortelle ?

Est-ce sur Gavr-Ynys, Bélisana la belle,
Ou l’amante d’Héol sur l’antique sillon ?
...................................................................
La Sène, avec délice, au chant de l’oisillon
Ouvre son âme émue, ainsi que son oreille ?
Livre ses longs cheveux, deux tresses sans pareille,
Aux baisers caressants des humides zéphirs ;
Et mêle bien des vœux à leurs tendres soupirs.
O fille de Camma, goûte cette nature :
Ton cœur y sent un cœur, et, bien que sans culture,
Cet îlot te prodigue une moisson de fleurs.
C’est l’ami qui comprend ta joie et tes douleurs.
Tourné vers l’océan, dont sa claire prunelle
Semble une goutte bleue en qui l’âme étincelle,
Son œil scrute un instant les horizons lointains.
Rien sur la vaste plaine aux contours incertains !
La flotte de César est encore invisible ;
Et les Gaulois, ce soir, sur cet îlot paisible,
Comme des goëlands la troupe qui s’abat,
Pourront venir régler le suprême combat !,
Dans la passe du Mor les ondes endormies
Laissent seules glisser deux ou trois nefs amies.
Bélisana les suit de son regard distrait ;
Puis du nord au midi, tout à coup, comme un trait,
Ce regard part et vole à la côte fameuse
Où. jusques aux confins de la ligne brumeuse,
Des druides il voit les granits éloquents ;
Et la haine du barde éclate en ces accents :

Terre antique et sacrée,
Verrais-tu donc cette race exécrée !
Quoi ! Ma Gaule adorée,
La plage, vierge encore, où toujours peut dormir,

Dans ce champ de mémoire,
A Pabri de tes dieux, à l’ombre de ta gloire,
L’âme de la patrie, oh ! je ne le puis croire !
Cette plage pourrait sous l’insulte gémir !
Ah ! de haine je sens tout mon être frémir !
Qu’il soit, qu’il soit maudit par toi, Dis, ce barbare,
Ce monstre qui prépare
La profanation
De notre rive sainte !
Maudit soit le bourreau, dont la sanglante étreinte,
De notre nation
Veut étouffer la vie !
Dieu des Gaules, debout ? ou ta fille est ravie !
Debout, Brennus glorieux !
Debout, vaillants aïeux,
Grande ombre de ces lieux,
Siècles passés, debout ! Sauvez votre héritage !
Refaites le voyage
Des bords du Klaz Merzin !
Debout, amis, debout ! car, dès demain,
Sur ce noble rivage
Doit venir le Romain !

Et son œil indigné, foudre qui se décharge,
Du plus sombre défi lance l’éclair au large.
On dirait, de la Gaule arrêtant l’ouragan
Sous le puissant sourcil qui dompte l’océan,
L’étincelant regard, la flamme pénétrante !
A tes fers, ô Romains, toute récalcitrante,
Combien cette poitrine exècre ton dessein !
Pour elle point de fers, point de fange à son sein !
Ou mort, ou liberté ! c’est sa devise fière.
Puis, ce même regard, doux comme une prière,

Et comme elle implorant le secours attendu,
Dans le ciel matinal s’arrête suspendu,
Quêtant un signe heureux sur le champ mémorable.
Pauvre Bélisana ! Le sort inexorable
N’entend point ta prière ? Il se rit des sanglots ;
Lui, roule, va, revient, cours de l’astre et des flots ;
En vain succombons-nous à la mortelle angoisse ;
En vain le doute affreux nous étreint et nous froisse
Tout humides d’espoir, comme de faibles fleurs ;
Le sort laisse tomber et sourires et pleurs.
L’âme, champ de bataille, est sans fin labourée.
L’espérance y défend la chose désirée,
Et la crainte l’attaque avec ses noirs soucis.
Assez, Bélisana ! Donne, donne un sursis
A ces sombres pensers qui dévorent ton âme.
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Mais quel est cet écho ?... C’est la sonore lame
Que l’océan soulève, en soulevant son flanc ;
Qu’il roule, impétueux, sur le sable du banc ;
Qu’il jette avec fracas contre l’îlot rebelle,
Et dont la voix surprend Bélisana la Belle.
L’onde du vaste empire entre à bouillons pressés ;
Mais, par l’étroite passe et l’îlot repoussés,
Les flots pleins de colère en leur course s’entassent,
Grondent avec fureur, comme une flèche passent,
Et par un double assaut refoulent ceux du Mor.
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La Sène se retourne ; Héol aux cheveux d’or
Sur la bruyère au loin, dans sa gloire première
Monte majestueux ; sa divine lumière
Éclaire, anime tout : île, Mor, terre, ciel !
Il semble que le dieu veuille verser le miel
Sur le cœur ulcéré de sa chère prêtresse,

L’arracher par l’espoir à l’amère détresse,
Illuminer son front du rayon de l’amour,
L’inviter au triomphe en la baignant de jour,
Et tout dorer pour elle au glorieux rivage.
Voici, dormant à l’ancre, au fond, près de la plage,
La flotte des Gaulois : deux cents nobles vaisseaux,
Invincible phalange et reine de ces eaux !
Plus loin c’est le Gwenet et sa puissante ville,
Où ne respire pas une seule âme vile ;
Où ce matin, sans doute, un illustre héros
Aux braves alliés dit d’héroïques mots,
Souffle sur tous les cœurs la flamme du courage,
Dans les sages conseils se montre le plus sage,
Et pour la Gaule entière est le fils de Conan ;
Où sans doute Lez-Breiz, d’un côteau dominant,
Jette sur Gavr-Ynys un regard de tendresse !
A ce touchant penser, la druidesse adresse,
Pour qu’un zéphir ami l’emporte à son vainqueur,
Un baiser de sa bouche enfermant tout son cœur !
Et le barde aussitôt accordant son prélude,
Au dieu qui brille au ciel, plein de sollicitude
Pour l’antique Armorique et pour ses défenseurs,
Chante un hymne brûlant des plus saintes ardeurs.

Gloire du firmament, source de la lumière,
Dieu du jour, notre Dieu, quelle race première
De ce vieux sol, salua ton essor ?
Majestueux Belen, n’es-tu pas notre père ;
Et ton front, au Gaulois ne dit-il pas espère,
Guerrier aux cheveux d’or ?

Que ton rayon de flamme allume les courages ;
Que ton grand cœur de feu souffle les saintes rages,

Bouillant Héol, à tes vaillants enfants !
Regarde, et comme au ciel, la nuit et les orages,
Chasse le vil Romain de ces libres parages ;
Rends tes fils triomphants !

O lève-toi demain sur un jour de victoire,
Bel astre de la Gaule, et couvre de ta gloire
Ton peuple aimé, Lez-Breiz et ses vaisseaux !
O toi qui vois le crime et qui ne le peut croire,
Défends ton héritage et venge ta mémoire
Sur la terre et les flots !

La Sène dit : son doigt erre sur la cithare ;
Pour un thème plus doux le barde se prépare ;
Puis, toute palpitante et le front tout vermeil,
D’une voix plus timide, elle chante au soleil :

Dans ta course éternelle,
Amant toujours fidèle,
Un lien t’enchaîna ;
Roi, de ton étincelle,
Tu fais ta reine, celle
Que l’amour entraîna !

Oui, comme toi, comme elle,
A la flamme immortelle
Mon cœur s’abandonna ;
A toi je le révèle,
Puisque ma sœur s’appelle,
Héol, Bélisana !

Et la prêtresse, droite au sein du vaste temple,
Implore du regard le dieu qui la contemple ;
Silencieuse, passe et repasse en son cœur
Ses craintes, ses espoirs, l’amour, d’elle vainqueur,

Et Gauloise toujours fière, passionnée,
Recompte avec orgueil sur la mer étonnée
Tous ces nobles vaisseaux respirant le combat,
Et dont chacun paraît un aigle avant l’ébat
Le Mor, près du Gwenet, un instant la fascine.
Sur une poupe altière un guerrier se dessine :
L’œil dilaté le voit. C’est lui ! Lez-Breiz est là !
Lez-Breiz qui la regarde ! Amour, amour, voilà
L’effet de ta puissance ! A ton regard, le rêve
Fait la réalité sur la distante grève.
Tout à coup s’arrachant au mirage enchanteur,
La prêtresse, à regret, descend de la hauteur.
Ah ! c’est bien, bel Héol, Bélisana la belle
Que tes feux du matin, jusque sous la tombelle,
Suivent avec amour dans un sillon doré !
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Quel est ce lieu funèbre, étrangement muré,
Où, les pieds dans le sol, et la tête affermie,
Chaque pierre pour elle est une page amie,
Tablette gigantesque aux rudes traits gravés,.
Gardant les souvenirs pour son âme avivés ?
O fille de Camma, c’est la tombelle sainte,
Le dolmen enserrant en son intime enceinte
Les restes de ta mère et de Hu le divin.
Non, non, ce cher penser jamais ne parle en vain
A la .fille du barde et de la druidesse ;
Et, Sène, de ce lieu ta mère est la déesse !
Bélisana s’avance au solennel endroit ;
Dix pas ont mesuré le long passage étroit,
Et la voici, dans l’ombre, à la salle carrée
Qui forme du dolmen la retraite sacrée.
Vers sa lampe d’argile elle marche avec soin,
La retrouve sans peine en son fidèle coin,

Bien que les voiles soient profondément funèbres ;
Soudain la fait luire, éclaire les ténèbres,
Vient avec révérence aux objets précieux
Que la prêtresse y tient pour les rites pieux,
Et jette à ces trésors, à tout le sanctuaire,
Le regard de la fille enfin près de sa mère,
Du marin balotté touchant enfin le port.
L’émotion la gagne et dans un saint transport :

O Gavr-Ynys, dit-elle, à toi, salut ! mon île !
Salut, tombe tranquille,
Salut, auguste asile,
Qu’habite près de moi Pâme qui tant m’aima !
Salut, trois fois salut ! ô ma mère, Camma !
Hu le divin, mon noble père,
Barde puissant à la voix chère,
Écoute ma vive prière !
Que ton âme soit mienne et mienne aussi ta voix !
Tendres ombres, parlez, puisque je ne vous vois.
Parle, parle, ma druidesse ;
Parle à ta Sène qui t’en presse,
Qui toujours croit à ta tendresse,
Et dont le triste cœur, sevré des doux espoirs,
Succombe en ce moment aux pensers les plus noirs.
O Gauloise vaillante,
Ta fille défaillante,
D’une voix suppliante,
T’implore avec des pleurs : glisse, glisse en mon sein
Le courage que veut la grandeur du dessein !

Bélisana, vierge de Sène,
Au dieu terrible de la haine ;
A l’Éternel, dont le doigt mène

A travers les sentiers d’immuables chemins
Les astres et les flots non moins que les humains ;
Au triomphe de la patrie ;
A sa Gaule triste et meurtrie ;
A son Armorique chérie ;
Au héros de son cœur
Malheureux ou vainqueur ;
A leur amour sans tache ;
Au lien qui rattache
Les fidèles amants du glorieux demain
Sur les célestes bords du brillant Klatz-Merzin ;
O Camma, sur ta tombe, où mentir c’est un crime,
Ta fille offre sa vie et se donne en victime !
Je jure par le Gui ! Mère, dis ton plaisir
Dans un soupir.

Un murmure répond, l’écho de la tombelle ;
Et la Sène abusée entend comme un bruit d’aile ;
Et son front que l’émoi fait encore pâlir,
Comme un baiser sur lui, sent passer un zéphyr.
Haletante à ce souffle, elle écoute éperdue,
L’oreille dans l’attente et l’âme suspendue,
Tout murmure incertain que lui jette l’écho ;
C’est pour elle, venant du funèbre caveau,
La voix et les soupirs de l’ombre de sa mère.
De son illusion aussi douce qu’amère
Brisant enfin le charme, elle songe au devoir.
Gardienne du dolmen, n’a-t-elle pas à voir
Que tout s’y trouve prêt pour les grands sacrifices,
Qui, ce soir, aux Gaulois devront rendre propices
Et le terrible Esus, l’inconnu des forêts,
Et l’effroyable Dis aux funèbres arrêts,
Et le grand Teutatès, leur protecteur et père.

Bélisana se hâte, et dans le sanctuaire
Marche, arrange, prépare avec un soin pieux ;
Ainsi faisait sa mère autrefois dans ces lieux.
...................................................................

Sur mon front brille la verveine,
A mon sein le rameau de chêne ;
J’offre le pain ;
J’offre le vin ;
Je suis prêtresse, je suis Sène ;
Et, Druidesse de la haine
Ne porte pas en vain
La ceinture d’airain.

Mes pieds sont nus, ma robe est blanche ;
Et la faucille sur ma hanche,
Au gui riant,
Est d’or brillant !
D’Esus, ma main touche la branche ;
Vers Bel-Héol mon front se penche
Et tient vers l’Orient
Mon regard suppliant.

Que ma tunique soit nuage !
O droite, arrache la selage,
Mais en secret,
Du pli discret !
Vite, ô ma gauche, au divin gage !
Que l’herbe d’or soit ton partage !
Et son pouvoir soustrait
Souveraine me fait !

Qui jette ces accords à l’écho du rivage ?
Qui chante, ô Gavr-Ynys, en cueillant ta selage ?

De ta retraite sainte est-ce l’oiseau sacré ?...
Ou la voix d’un génie aurait-elle vibré ?...
C’est ta Sène, ta fée ! Admire son allure ;
Contemple la soyeuse et riche chevelure,
A la brise, au soleil, livrant des flots dorés ;
Vois son pied effleurant tes gazons révérés ;
Et dis, ô Gavr-Ynys, si la jeune cavale,
Tête et crinière au vent, l’œil en feu, sans rivale,
Aspire à plus longs traits l’air et la liberté,
Et plus montre en son corps de grâce et de fierté ?
...................................................................
La vierge avec respect sous sa blanche tunique,
Dépose l’herbe d’or, pour elle gage unique,
Hésite, puis repart et vient droit au bosquet,
Dont le chêne d’Esus offre le vert bouquet
A l’horizon lointain de la plaine infinie.
Là, d’un vieux tronc moussu la branche dégarnie
Se courbe sous le poids d’un multiple fardeau ;
C’est du brillant passé le funèbre cadeau.
L’arbre des souvenirs les balance à la brise
Jusqu’au jour où le temps ou l’orage les brise.
O fille de Camma, de Hu le souverain,
De ta mère voici la ceinture d’airain ;
Voici la serpe d’or et voici la cithare !
(L’arbre des souvenirs, bien loin qu’il les sépare,
Les tient sur même tige unis pieusement)
De ton père voici le divin instrument ;
Le temps, ou le vent seul le touche de son aile ;
Et muette est sa voix autrefois solennelle ;
Sur le grand bouclier dont le Gaulois s’arma !
Il dort près de celui, que fit parler Camma,
De ces objets sacrés qu’est-ce que tu réclames ?...
Un signe, tendre enfant, de ces deux grandes âmes.

Ici, comme aux dolmens, comme autour des menhirs,
S’exhalent dans les airs, les plaintes, les soupirs.
Dans leur amours pour toi, ces âmes fatidiques
Feront-elles parler des brises prophétiques ?
Bélisana, ton front est chargé de soucis ;
Et sur toi, noir, pesant, le chagrin s’est assis.
En vain, du moindre bruit ton oreille est en quête.
Rien ! tout se tait, tout dort ! Soudain levant la tête,
La prêtresse, à son cou, d’une fébrile main,
Arrache la cithare et le souple lien.
Que lui forme toujours une tige de lierre ;
Puis s’élevant d’un bond sur une haute pierre,
Les suspend à la branche auprès des souvenirs ;
Et sa voix suppliante appelle les zéphyrs !

Ames de mes ancêtres,
Esprits toujours vivants.
Parlez-moi, tendres êtres ;
Soupirez sous les vents !

Brises mystérieuses,
Murmurez des douceurs ;
Rendez harmonieuses
Ces trois cithares sœurs !

Parle, parle, ô ma mère !
C’est moi ; c’est ton enfant !
Ton cœur ne peut se taire ;
L’amour le lui défend !

Toi, père, ô divin barde,
N’as-tu pas un accent
Que ta cithare garde
Et que ta fille attend ?


A peine a-t-elle dit qu’une discrète haleine,
Comme une âme sensible aux doux vœux de la Sène,
De feuille en feuille accourt, bruit dans le bosquet,
Et d’un coup de son aile, ainsi que d’un archet,
Fait frissonner la corde et gémir les cithares.
O plainte harmonieuse, échos faibles et rares,
Vous faites tressaillir celle qui vous entend ;
Pour elle vos soupirs sont le gage touchant
Que deux fidèles cœurs accordent à leur fille ;
Et l’oreille vous suit, alors que le front brille.
Vibrez, vibrez encore ! Elle vous aime tant !
Hélas, Bélisana, ne sais-tu que souvent
La colombe est au ciel près de l’oiseau de proie,
Et que l’effroi souvent est voisin de la joie ?
Mais quoi ! Ce front si pâle, et ces yeux agrandis !
Qu’est-ce, ô prêtresse ?... « Horreur ? le sombre cliquetis
« Jette sa note aux vents : la faucille et l’épée
« Ont sonné sur l’airain de l’armure frappée ! [pleurs ;
« Ah ! qu’entends-je ? partons ! Ces plaintes sont des
« Et l’âme de mon père annonce des malheurs !
« Viens, ma chère cithare ! « Et d’un doigt sympathique,
Elle reprend soudain à l’arbre fatidique
La cithare qui pend auprès des souvenirs ;
S’éloigne ; et dans son cœur sonde les avenirs !
...................................................................
Dans l’azur, fatigué de promener sa gloire,
Comme au champ du triomphe un guerrier, sa victoire,
Bel-Héol a quitté l’immensité des cieux :
Dans le vaste océan dort l’astre radieux ;
Et les pâles lueurs expirent sur l’abîme !
Déjà le sombre Dis, à la céleste cime
Plane, et, d’un bras jaloux, jette son noir manteau
Dont la profonde horreur couvre la terre et l’eau.

C’est l’heure des esprits, le règne des ténèbres.
Leur roi semble doubler tous ses voiles funèbres
Pour éteindre, s’il peut, le glorieux regard,
Le sourire d’amant qu’Héol, tôt ou tard,
Dans un divin baiser au front de son amante,
S’apprête à lui jeter sous l’éternelle tente.
Et nuages et vents, (contre Bélisana
La jalousie, hélas, toujours se déchaîna)
Dans la nuit soulevés, préparent leurs tempêtes.
Le Mor a tressailli ; sur ses mouvantes crêtes
Loin du souffle en délire et du gouffre irrité,
Fuyant la grande mer, bravant l’obscurité,
Le prudent goëland vient chercher un asile,
Là-bas, près du rivage, ici derrière l’île.
Partout reflets blafards autour de Gavr-Ynys !
L’obscur îlot se dresse, ainsi que du dieu Dis
Le trône inébranlable, assis sur les abîmes,
Entre les flots du Mor et les vagues sublimes
Que roule, en écumant, l’océan courroucé.
Son flanc battu gémit, et le flot repoussé
Jette à la nuit l’écho d’une fière impuissance.
En vain le vent mugit ; de l’ombre la plus dense
En vain le dieu des Cairns redouble encor le pli,
Voici Bélisana, qui, le temps accompli,
Sur l’horizon lointain pose son front de reine,
Y reçoit aussitôt la splendeur souveraine
Du souriant amant, de l’astre radieux ;
De son front de déesse, en gravissant les cieux,
Lève le vaste pan du manteau des ténèbres,
Chasse par son regard tous les voiles funèbres.
Et devant son éclat ne laisse plus passer
Que le nuage errant qui ne peut le blesser.
...................................................................

Sous les fouets rageurs de l’affreuse tourmente
Le Morbihan n’est plus qu’une masse écumante.
Bélisana l’éclaire ; et sa douce clarté
Guide le mâle effort de l’intrépidité.
Quels bras audacieux bravent ainsi ces ondes ?
Quelles sont dans la nuit ces barques vagabondes
‘Qui luttent sans terreur, domptent les éléments ?
Pourquoi ce cours unique et ces empressements ?
Toutes, vers Gavr-Ynys, vers la rive abritée,
Tendent avec adresse : et la vague irritée
Bientôt fait place aux flots qui les portent en paix.
Douze barques sont là qui se suivent de près.
La première a touché le sable du rivage ;
Douze nobles guerriers s’élancent sur la plage,
Y tirent leur carène, et gravissant le bord,
Droit au dolmen sacré vont d’un commun accord.
A peine les premiers ont disparu dans l’ombre,
Que la seconde barque amène un même nombre ;
Une troisième suit ; ainsi rapidement,
Toutes, l’une après l’autre, apportent constamment
Douze braves pressés de gagner la tombelle.
Puis de douze autres nefs une file nouvelle
Paraît au même endroit qui reçut les premiers ;
Chacune porte aussi douze vaillants guerriers.
Une dernière enfin, plus imposante barque,
Sous la main de Lez-Breiz atterrit et débarque
Vingt robustes Gaulois, Vénètes valeureux,
Gardant un prisonnier qu’ils poussent devant eux.
Le héros du Gwenet les suit avec son brave,
D’un pas ferme et pressé, mais d’une allure grave,
Morne comme la nuit, un fardeau sur le cœur,
Se jurant que quand même il restera vainqueur
De l’amour dont l’objet doit activer la flamme.

Que sa Bélisana désespère son âme ;
Qu’il souffre les tourments des intimes ardeurs ;
Son cœur saura cacher jusqu’en ses profondeurs
La chère passion qui domine son être.
Cette nuit druidique, il n’en doit rien paraître.
...................................................................
Autour de la tombelle on n’entend que rugir
Le vent de la tourmente, ou que le flot gémir ;
Gavr-Ynys est désert ; pas une humaine forme ;
Il semble que l’îlot soit une âme qui dorme.
Que sont donc devenus tous ces nombreux guerriers ?
Tous ont gagné ces lieux, et premiers et derniers !
Est-ce pour admirer l’océan dans sa rage ;
Pour écouter la voix du vent et de l’orage,
Qu’ils ont bravé, ce soir, le Mor dans sa furie ?
Et toi, Bélisana, druidesse chérie,
Qu’aime ce sanctuaire, et qu’en vain il attend,
L’as-tu quitté ce soir ? Dans ses bras t’emportant
Alors que son horreur descendait sur ta tête,
Dis t’aurait-il remise aux bras de la tempête ?
...................................................................
Silence, ô Gavr-Ynys ! sur le pieux sommet,
Regarde, la voilà dans’ un brillant reflet.
Le chêne sur son front et la sombre tunique
Disent éloquemment quel rite druidique
Doit sur l’autel fatal ensanglanter la nuit.
Immobile, au milieu de l’orage et du bruit,
Ses longs cheveux tordus par l’haleine puissante,
Elle semble un génie aspirant la tourmente,
Et, sous les plis flottants de sa robe de deuil,
La Gaule des Brennus debout sur un cercueil !
Qu’attends-tu, druidesse, et quel penser t’absorbe ?
Ton âme nage-t-elle avec le brillant orbe

Que ta sœur roule au ciel ? Ou bien déjà sens-tu
De quelque sombre dieu la secrète vertu ?
Dis, ô Bélisana, dans ta lourde poitrine
Allume-t-il le feu de l’esprit de ruine ?
Rêves-tu sacrifice ; apprêtes-tu ta main ?
Fais-tu couler le sang et mourir un humain ?
Ou bien, de l’avenir, cette nuit, cet orage,
Pour la Gaule et ton cœur te semblent ils l’image ?
Pressens-tu la défaite et l’ombre de la mort ?
...................................................................
Soudain, telle qu’un cygne endormi sur le bord,
Que le flot et le vent, et la pâle lumière
Réveillent en sursaut sur son humide pierre,
Qui relève son front et le promène autour ;
Écoute si des bruits sortent du demi-jour ;
De son flexible cou roule les vives ondes ;
Et gonflant sa poitrine, aux retraites profondes
Jette, comme un appel, son chant harmonieux,
La Sène lance un cri, le cri mystérieux :
« Au gui, l’an neuf ! » L’écho domine la tempête ;
Et les trois coups d’usage à peine sur la crête
Ont retenti dans l’air, que de tous les côtés
Le même cri répond, les coups sont répétés.
Aussitôt, du dolmen une torche allumée
Surgit, s’abat, se tord, chevelure enflammée,
Monte sur la tombelle et tourbillonne au vent.
La Sène la reçoit du fidèle servant,
Trois fois baisse et relève au-dessus de sa tête
Le flambeau tourmenté qui serpente et s’arrête :
C’est le signal. Partout flambeaux après flambeaux
Illuminent rochers, arbres, rivage et flots !
La fée a-t-elle donc, par d’occultes instances,
De la terre et de l’onde évoqué les puissances ?

Ces feux accourent-ils des flancs de l’ouragan,
Flocons jaillis du Mor, vomis par l’océan ?
Est-ce l’essaim volant des familiers génies,
Par son éclat bravant les teintes rembrunies
Qui viennent de voiler l’auguste front d’argent !
Ou, fille du Plogoff, cette nuit, partageant
Le rite formidable et lugubre et terrible,
Que l’île de Sein garde à son écueil horrible,
Gavr-Ynys, vois-tu donc sur tes saintes hauteurs
Des Sènes tournoyer les flambeaux et les chœurs ?
Non, non, île du Mor, retraite encore libre,
A l’appel de ta Sène une grande âme vibre :
De la Gaule voici, sous le joug frémissants,
Les fils qui vont briser des fers avilissants.
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Tous les guerriers groupés autour de la tombelle
Contemplent un instant Bélisana la Belle,
Qui cherche, elle, un visage au milieu de ces fronts.
Les regards de l’amour sont regards sûrs et prompts :
Aussi les yeux du corps conduits par ceux de l’âme
Se rencontrent-ils vite, et du choc une flamme
Jaillit, pour eux couvrant tout l’éclat de ces feux.
Bélisana, Lez-Breiz, quels éloquents aveux !
Mais, amants, comprimez le feu qui vous dévore.
Le héros du Gwenet, vers celle qu’il adore
S’avance d’un pas lent, sa torche d’une main,
L’autre main sur son glaive, un glaive plus qu’humain,
Et livre à la tempête, en sa puissante allure,
Ainsi que son flambeau, sa blonde chevelure.
Deux braves l’ont suivi traînant le prisonnier.
La fille de Camma contemple le guerrier,
A grand’peine contient les bonds de sa poitrine ;
Et, quand le fier Lez-Breiz devant elle s’incline,

L’amante par deux fois sentant l’amour vainqueur,
Pose et presse sa main sur le rebelle cœur.
Tous les Gaulois, charmés, avec orgueil admirent
Ces deux fronts que jamais les Romains ne soumirent,
Ce couple qui pour eux, de la divinité,
De la chère patrie et de la liberté,
Cette nuit, est le gage ainsi que le symbole.
Mais le fils de Conan prend enfin la parole :
« O fille de Camma, prêtresse de ces lieux,
Noble Bélisana que chérissent les dieux,
Puissante druidesse et Sène vénérée,
Nous voici devant toi. Par ta voix implorée,
Que la forte sagesse assiste à nos conseils,
Et provoque en nos cœurs de sublimes réveils !
Ordonne, et conduis-nous à la sainte retraite
Où, des chefs avec toi, conseillère discrète,
L’auguste tribunal décide sans retard. »
Lez-Breiz dit et s’incline. En vain telle qu’un dard
La sourde passion plonge et plonge acérée
Dans l’âme du héros, qui saigne déchirée.
Tous entrent avec calme, amants comme guerriers,
Dans le passage étroit où marchent les premiers,
Les deux braves traînant le Romain dans les chaînes ;
Où brillent les flambeaux, où suivent bien des haines.
Au fond du sanctuaire, en face du couloir,
Deux anneaux en granit découpent le roc noir.
Le prisonnier debout, les mains dans ces entraves,
Mais sans pâlir, attend, seul, entre les deux braves.
Ce Romain, jeune encore, n’implore point merci,
Et son regard hautain garde un sombre défi.
Sitôt que le conseil, de l’imminente guerre
A discuté le plan, réglé la grande affaire,
La Sène, sans retard, fait boire l’eau du Gui,

Et craignant que déjà tous n’aient que trop langui,
Les Gaulois au dehors, au dedans la victime.
« Viens, dit-elle, opprimé ; ta haine est légitime.
Viens, fils de Teutatès, Gaulois, noble scion,
Viens, sur notre tyran, viens, sur son espion,
Du dieu Dis appeler, pour le grand sacrifice,
La haine et le courroux ! Viens, que ta voix maudisse !
Et des chefs aussitôt, douze après douze fois,
Tombe sur le Romain l’imprécatoire voix :
« Maudit sois-tu, Romain ! Ton peuple aux noirs abîmes !
Sur ta tête que Dis amoncelle vos crimes ! « 
Lez-Breiz s’avance alors, le front haut, l’œil en feu,
Lève sa main puissante et jette ainsi son vœu :
« Par ton sein tout sanglant, ô ma Gaule adorée,
Mère, par ta douleur, ta grande âme éplorée,
Par votre souvenir, ô mes vaillants aïeux,
Par toi, vieille Armorique, et par vous, ô saints lieux,
Je voue au sombre Dis, de l’oppresseur inique
L’espion que mon bras prit au champ druidique !
Sur ta tête, Romain, mon imprécation ! »
« Sur ta tête, brigand, ma malédiction ! »
Reprend Bélisana. « Par le grand dieu du Chêne,
Sur toi, Romain ; sur toi notre plus sombre haine ! »
Et les chefs de crier : « Notre haine sur toi ! »
Et ces cris, au dehors de propager l’émoi,
Et l’immense clameur, dominant la tempête,
De porter jusqu’au ciel une ardente requête :
« Sur toi, Romain, sur toi, la haine du Gaulois ! »
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Bien étranges pourtant, ô Sène, sont les lois
Qui guident les humains, qui gouvernent le monde !
Amante, quel mystère, oui, quelle mer profonde
Que l’âme et que le cœur devant l’humanité !

Les peuples sont ils fils de la fatalité ?
Pourquoi la haine est-elle où l’amour pourrait être ?
Car enfin, ce Romain n’est point un si vil être.
Vois ! ce jeune espion, sur le front, dans les yeux,
Bravant l’arrêt du sort et croyant à ses dieux,
Porte un noble rayon d’audace et de fierté !
Qui sait si le maudit, au lieu qu’il a quitté,
Ne laisse point un cœur qu’il chérit et qui l’aime ?
Mais, quoi ! Bélisana, n’est-ce point un blasphème
Que ton âme murmure en suivant ce penser ?
Que de sang sur la Gaule ! et n’en vois-tu chasser
Les autels de tes dieux, et la liberté sainte ?
Non, non ! point de pitié ! vite quittons l’enceinte ;
Sur le granit vengeur immolons la victime !
Terrible, du Dolmen elle gagne la cime !
Braves, Romain, héros, chefs avides de sang,
Sortent de la tombelle et vont, d’un premier rang,
Entourer la prêtresse à la fatale pierre ;
Puis, des autres guerriers le cercle de lumière
Agite ses flambeaux et resserre ses feux ;
Bélisana se tait. Flamme, robe, cheveux,
Tournoyant en délire au souffle de l’orage,
De la tempête en font la déesse et l’image.
Au ciel brisé se tord le funèbre rideau ;
Sur l’astre pâle court un lugubre bandeau ;
L’air tourbillonne et fuit, trompette rugissante ;
Le flot roule en fureur sa vague mugissante ;
Le flanc de Gavr-Ynys en frémit et se plaint ;
Dans les cœurs bout la haine, et sur les fronts se peint
Des fils de Teutatès la sauvage énergie :
De vengeance et d’espoir c’est une vaste orgie !
La druidesse, enfin, sur ces vaillants guerriers,
Qu’elle voudrait parer de glorieux lauriers,

Qui s’apprêtent demain, dans la lutte suprême,
A mourir en Gaulois pour ce qu’un Gaulois aime,
Pour la Gaule et ses dieux, et pour sa liberté ;
Qu’elle voit attentifs, l’œil sur elle arrêté,
Jette un regard ému, plein de mélancolie.
Hélas ! est-elle éteinte ; est-elle ensevelie,
La gloire des Mallus dans l’immense forêt ?
Des yeux des plus âgés, compagnes du regret,
Tombent, sur le vieux sol, des larmes éloquentes.
Pour tes grands champs de Mars maintenant tu fréquentes,
O Race des Brennus, et l’îlot et recueil.
Prends, veuve des beaux jours, prends ta robe de deuil !
La Sène, à ce penser, du cœur aux pieds frissonne ;
Par dessus l’ouragan sa voix ainsi résonne :
« O fils de Teutatès, fiers enfants de la nuit,
« Frères aimés, Gaulois ! devais-je voir réduit,
« Le peuple de géants qui fit trembler la terre,
« Qui brave de Tarann l’éclair et le tonnerre,
« Qui ne craint qu’Esus seul, sur ce pauvre rocher,
« Pour l’auguste Mallus, à se venir cacher ?
« Là-bas, déserte, en deuil, gît notre île de Sène !
« O mes sœurs, au départ notre douleur fut vaine !
« Ton granit, ô Plogoff, fut sensible à nos pleurs ;
« Mais tu fus impuissant à couvrir nos malheurs !
« Le tyran fut de fer, sa haine fut cruelle !
« Et, seule devant vous, Bélisana la Belle,
« Des neuf sœurs reste encor pour crier le forfait !
« O Gaule ! ô mon pays, mon peuple, qu’as-tu fait
« Pour te voir abreuver d’une telle amertume ?
« Amis, buvons la haine et qu’elle nous consume !
« Là-bas sont les forêts qu’habite l’Inconnu ;
« Mais son druide saint, lui, qu’est-il devenu ?
« Qu’est devenu l’accent de Hu, son divin barde ;
« La

mémoire des temps qui sous le chêne garde
« Pour la postérité le grand nom de Camma ?
« Adorateurs d’Esus, race qui tant aima
« Les bois de l’Invisible et ses horreurs sacrées,
« Vous n’avez d’un écueil que les crêtes murées !
« De vos pères là-bas sont les grands champs de Mars,
« Et cette nuit, le flot étreint de toutes parts
« La modeste retraite où sont quelques guerriers !
« Là-bas tout près du Mor, ces vils aventuriers
« Nous ont ravi, Gaulois, notre champ druidique ;
« Et demain, près de nous, sur cette côte antique,
« Le Romain veut encor poser son pied maudit !
« Que nous restera-t-il, si l’inique bandit,
« Après forêts et champs, prend enfin nos rivages ?
« Le goëland, du moins, pour de lointains parages,
« Sur le vaste océan, sans qu’il soit arrêté,
« Peut prendre son essor, sauver sa liberté ;
« Mais nous, guerriers, mais nous, des familières ondes
« Il faut chasser l’intrus, ou nos nefs vagabondes
« Devoûront, sans espoir, au gouffre ou bien aux fers
« Nos fronts humiliés, nos êtres les plus chers !
« Rappelle-toi, Gaulois, Armoricain, Vénète,
« Que sur les flots, jamais, non jamais la défaite
« N’a terni ton drapeau, réjoui le Romain.
« L’océan vous connaît, pour vous sera demain ;
« Et vos nobles vaisseaux, unis pour la victoire,
« Ramèneront des cœurs fiers de la même gloire.
« Vaillants amis, guerriers, la tempête rugit :
« Que votre haine gronde ! Oui, le Gaulois rougit
« Rien qu’à l’odieux rêve où l’infâme esclavage
« Ose effleurer son front du dégradant bandage !
« Qui torture la Gaule ! Hélas, lui, le bourreau,
« Dont l’âme est sans pitié, le glaive sans fourreau.
«

L’astuce d’Avank-Du dans lui s’est incarnée,
« Et sur notre pays avec rage acharnée.
« Ma malédiction sur toi, César, tyran !
« Des Gaulois tu savais l’irrésistible élan,
« Et de leur union la puissance invincible !
« Que n’avez-vous gardé toujours inaccessible,
« Descendants de Brennus, sous le joug abusés,
14 L’amour de la Patrie en vos cœurs avisés !
« La Gaule serait libre et dominerait Rome :
« La moitié dû pays, au profit de cet homme,
« N’aurait point follement vaincu l’autre moitié,
« Et César, aujourd’hui, serait homme oublié !
« La discorde a tout fait. Dans cette lutte encore
« C’est elle qui combat ; elle que je déplore.
« Ah ! mon cœur de Gauloise en saigne de douleur !
« Raisons et sentiments ont été sans valeur ;
« En vain ai-je plaidé pour la sainte Patrie ;
<4 César a triomphé par sa vile industrie !
« Des Gaulois m’ont dit, non ; suivez seuls votre sort !
« Que dis-je ? des Gaulois amènent du renfort
« A l’ennemi juré de notre noble race !... »
— « Traîtres ! » rugit Lez-Breiz. « Qu’ainsi Teutatès fasse ! »
Et l’éclair dans les yeux, il jette son flambeau :
‘‘‘‘Son’’‘‘ pied voudrait pouvoir lui creuser un tombeau.
« Qu’ainsi périsse, ô dieux ! leur misérable vie ! « 
Et l’imprécation, de cent autres suivie,
Fait bondir les guerriers non moins que le héros.
Mais elle, triste, dit : « Ainsi grondent nos flots !
« Digne fils de Conan, je reconnais ton âme,
« Et pour notre Patrie en approuve la flamme.
« Pour elle, donc, Lez-Breiz, relève et donne-moi
« Ce flambeau mutilé qui gît là devant toi.
« Ne sais-tu qu’immortelle est l’âme de la Gaule ?
«

Qu’en vain pèsent les fers sur sa puissante épaule ;
« Que notre mère veut, à son fidèle amour,
« Avant tout regagner les ingrats de ce jour ;
« Qu’à ses fils aveuglés elle tend sa mamelle,
« Gardant pour le retour la source maternelle ?
« Non, non, pour les Gaulois ; Lez-Breiz, sage guerrier,
« Point d’imprécations ! Ainsi qu’à ce brasier
« Je rallume ta torche et te la rends brillante,
« Puisse la noble ardeur de notre âme vaillante,
« Aux cœurs des égarés de notre nation,
« Pour Elle rallumer la sainte passion !
« Triomphez, et bientôt l’éloquente victoire
« Bien haut fera parler les attraits de la gloire !
« Réservons au Romain nos malédictions !
« Esus, Dis, Teutatès, grands dieux, nous supplions
« Votre éternelle haine et vos sombres colères,
« Par \os fils, nos aïeux, ô pères tutélaires, ,
« Par notre foi, nos maux, écrasez l’oppresseur !
« De son âme, en vengeance, égalez la noirceur !
« Et maintenant : à moi, chaos, ciel, terre, abîme !
« Sur le granit sacré couchez-moi la victime !
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Et l’horreur se répand sur l’astre de la nuit :
Et la rage du vent grossit encore son bruit ;
Et des serpents de feu couvrent l’horrible fête.
Un cri part, le sang coule, et la noire tempête
L’emporte dans les airs, le jette aux eaux du Mor.
« Qu’ainsi, demain, Gaulois, Héol aux cheveux d’or,
« Jette le sang romain aux ondes de la Gaule ! »
La druidesse a dit ; et l’effroyable rôle
La laisse libre enfin de regagner en paix
L’asile où déposer ses lugubres apprêts.
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Déjà pour le retour, Lez-Breiz monte sa barque ;
Lorsqu’un cri le retient et que son œil remarque
Sur la rive, tout près, à la pâle lueur,
L’eubage qui l’invite à gagner la hauteur :
« Quoi ! de Bélisana, par Esus, c’est l’eubage ! »
Le héros saute à terre et gravit le rivage.
« Noble fils de Conan, la fille de Camma,
« Au héros que son cœur de tout temps estima,
« ci, veut cette nuit parler en confidence ! »
Lez-Breiz s’incline et dit : soit ! son cœur en silence
Dévore les ardeurs de l’amour en suspens,
Robe de Déjanire enserrant dans ses pans
Notre Hercule Gaulois dont l’angoisse est mortelle.
Que veut Bélisana ? Pourquoi retarde t-elle,
Un retour si pressant la veille du combat ?
Pourquoi ?... Mais la voici ! Lez-Breiz, que ton cœur bat !
Tu l’aimes plus encor que ne le croit ton âme !
L’eubage se retire : et l’amante, la femme,
Seule près du héros, se sent évanouir !
Ah ! l’amour te regarde, et ne peut qu’éblouir,
Tendre Bélisana, l’âme qu’il a ravie !
Lez-Breiz est ton soleil : son amour est ta vie !
La blanche druidesse un instant doit plier :
Son corps frissonne au vent comme un beau peuplier !
Mais la Sène bientôt retrouve son courage ;
Sa voix redevient ferme et son âme, plus sage.
« Pardonne, noble ami, je parle sans détour,
« Si je retarde tant ton important retour.
« Digne fils de Conan, tu connais mon estime :
« La Gaule espère en toi. Prends donc ce gage intime,
« Que les dieux, par ma main, offrent à ta valeur ;
« Prends cette écharpe blanche et la mets sur ton cœur.
« Crois, fidèle Gaulois, à ce rameau de chêne ;
«

Une fée a béni la branche de verveine ;
« La fille de Camma, triste, sur son tombeau,
De son doigt, t’a tissé le précieux cadeau.
« Va ! Lez-Breiz ; qu’il protège et ta tête et tes armes !
« Mais avant de partir, accorde à mes alarmes
« La promesse sacrée. (Un serment l’est pour toi ;
« Dès l’enfance, l’honneur fut ta suprême loi,)
« Soit de venir toi-même en quittant la bataille ;
« Soit d’envoyer ton brave. Où tu lui dis qu’il aille,
« Ce fidèle guerrier sait affronter la mort !
« La druidesse attend pour apprendre ton sort
« Le retour de ce gage où sa lèvre se pose. »
Elle dit, et sa main à l’autre main qui n’ose,
Tend le don révéré. Lez-Breiz prend et frémit ;
Et d’une voix émue, (on dirait qu’il gémit)
« Noble Bélisana, ton cœur a ma promesse ! »
Le héros veut parler ; mais la Sène s’empresse :
« Qu’est-ce ? Écoute ! Ton nom, là, vient de retentir ;
« Sur les flots tes guerriers te pressent de partir. »
L’amant hésite. (Amour, combien tu le tourmentes ! )
Soudain, portant le gage à ses lèvres brûlantes,
Le guerrier la contemple, et, fou, d’un bond s’enfuit.
Bélisana longtemps reste là dans la nuit
Bravant sans y penser les fureurs de l’orage.
Enfin, quand elle voit glisser loin du rivage
La précieuse barque emportant ses amours,
La passion soudain se donne un libre cours.

Oui, je l’aime, ô tempête !
Nuage, firmament,
Vent hurlant sur ma tête ;
Rocher, flot écumant !


Oui ! je l’aime sans honte,
Ombres de mes aïeux,
Dont la grande voix monte
De ces antiques lieux !

Oui, je l’aime, ô ma Gaule !
Qui sait mieux te chérir ?
Pour toi, c’est sa parole,
Pour toi vivre et mourir !

Lez-Breiz, à toi mon âme,
Comme à moi ton amour !
Mais je crains, pauvre femme :
Quel sera ton retour !

Déjà sur la bruyère une lueur qui passe,
Qui de l’horizon monte envahissant l’espace,
Force Dis à plier les pans de son manteau ;
Héol, c’est le reflet de ton brillant bandeau :
Tu ramènes le jour, le jour de la bataille !
Ta ville du Gwenet, du haut de sa muraille,
Admire, à ton lever, ses vaisseaux sur le Mor.
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La flotte des Gaulois part, glisse, prend l’essor.
Voici de Gavr-Ynys la pieuse tombelle,
Et sur elle, debout, Bélisana la Belle.
La dernière des nefs rase de près l’écueil,
Comme un cygne y cherchant un sympathique accueil ;
Et, sur la poupe altière, un guerrier immobile
En dirige le cours comme un pilote habile.
Le souffle est favorable et le flot bien connu ;
La nef vogue rapide. Une fois parvenu
En face du dolmen et devant la prêtresse,
Comme le dieu du Mor, le guerrier se redresse ;
Au-dessus de sa tête il élève bien haut

Une écharpe de lin, que la brise bientôt
Fait flotter dans les airs aux regards de la Sène.
« Lez-Breiz, murmure-t-elle ! Et le rameau de chêne,
Agité par sa main, porte à l’amant heureux,
De sa Bélisana la tendresse et les vœux !
« Grands dieux, protecteurs de la Gaule,
« Esus, Dis, Teutatès, Héol aux cheveux d’or,
« Oh ! veillez sur Lez-Breiz ; sur elle plus encor !
« A vous ma vie ainsi que ma parole !
« Le mien finit ; remplissez votre rôle :
« Écoutez la Gauloise et la Sène du Mor ! « 
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A qui met tout son cœur à chérir sa patrie,
Que la crainte d’en voir, et la gloire meurtrie,
Et le beau front souillé, comme l’est un vaincu,
Et l’esclavage immonde, où ce qu’elle a vécu,
Avili, profané, devient une pâture,
Aux heures de l’angoisse inflige de torture !
La Sène, du dolmen, implorant les échos,
Interroge sans cesse et la terre et les eaux.
Que l’amour, inquiet, de tous côtés tourmente
Le cœur triste, gonflé, de la craintive amante !
« Quel est ton lot, Lez-Breiz ? ou fortune, ou malheur ?
« La victoire est bien due à ta rare valeur ;
« Mais le cruel destin peut forcer ta défaite,
« Et le sombre corbeau s’abattre sur ta tête.
« Hélas ! hélas ! pourquoi ces noirs pressentiments ?
« Calme, cœur agité, calme tes battements ! »
Et le regard fiévreux recommence sa veille ;
Et l’âme écoute autant, plus même que l’oreille.
« Que le jour est donc long ! Vienne, vienne le soir !
« Dois-je suivre la crainte, où bien croire à l’espoir ? »

Héol a disparu. Voici déjà sur l’onde
Le gris avant-coureur de l’ombre plus profonde ;
Et nulle part encore un trait révélateur !
Pauvre Bélisana, qu’il marche avec lenteur
Le porteur attendu du suprême message !
« Le bras manquerait-il pour rapporter le gage ?
« Hélas, ô Gavr-Ynys, seul, bien seul est ton îlot !
« Allons, ma goëlette, interroger le flot ! »
La fille de Camma dit, gagne le rivage,
Pousse à l’eau son esquif et vogue vers la plage...
Mais à peine la rame active son effort,
Qu’un regard vigilant, sur la nappe qui dort,
Découvre à l’horizon l’ombre d’une nacelle.
O prêtresse d’Esus, serait-ce là-bas celle
Que la Gauloise cherche et que l’amante attend ?
La druidesse, pâle, hésite : est-ce l’instant,
L’instant où le malheur va confirmer sa crainte ?
Ou l’instant du triomphe ? Elle se sent atteinte
Jusqu’au fond de son âme, en proie à la terreur ;
Mais voici l’autre esquif ! Son sang s’arrête au cœur.
Oh ! quel est ce guerrier ! le héros ou son brave ?
Lentement, comme un bras, que retient une entrave,
Le bras du nautonier pousse à peine l’esquif.
Bélisana bondit, d’un geste convulsif
Laisse tomber sa rame, et, droite sur les ondes :
« Guerrier, guerrier, dis-moi ; que vite tu répondes ;
« Tu viens de la bataille ? Apportes-tu le gage ?
« Avons-nous triomphé ? Oh ! quel est ton message ?
« ... Suis-je donc abusée ? Oh ! Lez-Breiz, est-ce toi ? »
Et chevrette tremblante, image de la foi,
Qu’admire la forêt, et que d’un œil humide,
Regarde, en expirant sous le trait homicide,
L’élu, le cher amour, le cerf au noble bois,

La fille de Camma contemple le Gaulois.
Esus ! quelle douleur et quel poignant spectacle !
Péniblement, étreint par un mortel obstacle,
Le guerrier chancelant se lève et se raidit.
Est-ce là le héros que chante le bardit ?
Front, épaule, cheveux, sont couverts de souillures ;
La saie ensanglantée ouvre ses déchirures
Et montre sur le flanc l’écharpe de fin lin,
Sur lequel, épuisé, Lez-Breiz pose sa main.
Une goutte de sang hésite dans sa chute ;
Une larme brûlante, à la paupière, lutte ;
La poitrine se plaint et la bouche gémit.
De passion, d’horreur, la prêtresse frémit ;
Et de nouveau sa voix, son âme lui répète :
« O Lez-Breiz, est-ce toi, héros de la défaite ? »
« —... Tendre Bélisana, vois ce que peut l’amour !
« Pour ma Gaule et pour toi, j’ai forcé tout un jour
« L’impitoyable mort à me garder la vie !
« Je sens le doigt glacé ; le trépas me convie !
« Tiens ! prends le gage saint que mon sang rend vermeil ;
« Je lui dois un baiser avant le grand sommeil ! »
Et la main défaillante arrache à sa blessure
Le lin rouge qu’il baise avec un doux murmure.
Puis le héros s’affaisse, un bras toujours tendu,
Comme un chêne s’abat, par la foudre fendu.
D’un bond la druidesse est dans l’autre nacelle,
Mais la Gauloise pleure et l’amante chancelle,
Quand l’écharpe et la main touchent sa propre main ;
Que le sang rafraîchit la fièvre de son sein ;
Que la bouche entr’ouverte, à son oreille encore,
Dans un dernier soupir, murmure : « Je t’adore,
« O ma Bélisana ! ô Gaule, ô mon pays ! ! »
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Posant un long baiser sur ces sacrés débris,
La Sène se redresse et saisit sa faucille ;
« César, à toi ma haine ! Esus, entends ta fille !
« Par ton héros tombé ; par les larmes de sang
« Que tant verse la Gaule, et par son divin flanc,
« Où l’odieux Romain plonge et garde son glaive ;
« Par le jour qui finit et la nuit qui se lève ;
« Par le nom de Camma, de Hu, ta bouche d’or ;
« Par les ombres en pleurs, errantes sur le Mor,
« Par la terre et les cieux, Esus, père, vengeance !
« Ta froide main, Lez-Breiz ! mon cœur vers toi s’élance ! »
Et la serpe du Gui, sous l’énergique main,
Déchire la poitrine, entre dans le beau sein ;
Et la fière Gauloise, et l’amante fidèle,
Près du Gaulois sanglant tombe dans la nacelle !
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Le Mor silencieux, au courant de son eau
Emporte tristement le funèbre fardeau ;
Sur ces restes sacrés la nuit jette son voile ;
De la voûte des cieux, le regard d’une étoile
Tombe sur cet amour, victime du malheur ;
L’air y pose un soupir et la rosée, un pleur !
O flots libres encor, jusqu’aux rives voisines
Conduisez sûrement, comme deux orphelines,
Errant à l’aventure, en danger de l’écueil,
Ces deux nacelles sœurs, dont l’une est un cercueil !
Va, pauvre goëlette ! un arrêt inflexible
Te ravit ta prêtresse et ton onde paisible ;
La gloire des beaux jours s’éteint sur un tombeau !
Au ciel, Bélisana, que devient ton flambeau ?
N’as-tu pas pour ta fée un rayon qui la couvre,
Pour les deux cœurs unis, que même plaie entr’ouvre,

N’as-tu pas un regard ? A quoi servit leur foi ?
Cette nuit, sans rival, le sombre Dis est roi :
Comme un vaste linceul enveloppant les ondes,
Son manteau couvre tout de ténèbres profondes !
O Gaule, noble terre ! ainsi, tes deux enfants
Héros et druidesse, au lieu de triomphants
Voguent inanimés, seuls, au gré de la brise,
Leur esquif redoutant qu’un rocher ne le brise.
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Sous le pli ténébreux, par le flux emportés,
Roulent de l’océan les flots ensanglantés :
La masse frémissante, ondes armoricaines,
Se mêle aux eaux du Mor jusqu’aux rives lointaines
Qu’elle fait résonner d’un lugubre sanglot.
De la presqu’île sainte au rocher de l’îlot,
Du Dolmen au Gwenet, partout la plaine humide
Se couvre en frissonnant d’une teinte livide.
Le Mor entier tressaille : un long gémissement,
De l’abîme échappé, remonte au firmament
O, d’une race fière, infortuné génie,
Sur ton aile prends-tu le soupir d’agonie
Qu’exhale dans la nuit le noble sein blessé,
De la Gaule pleurant ses fils et son passé ?
Hélas ! ces longs soupirs, cette plainte profonde,
Ce râle s’élevant des entrailles de l’onde.
Ce bruit d’ailes dans l’air, c’est l’appel déchirant :
Le Mor a cette nuit son funèbre courant,
Ainsi que le Plogoff son grand flot du passage.
Mais si c’est le concert du lugubre voyage,
Des esprits où sont donc les barques dans la nuit ?
Où, le pieux marin qui, morne, les conduit ?
Errantes sur les eaux, seules ombres muettes,
Les deux nacelles sœurs, ainsi que deux mouettes,

Côte à côte s’en vont vers le rivage ami,
Où de ces flots déjà le premier a gémi.
Funèbre avant-coureur de la triste nouvelle,
De tout un peuple il rend l’angoisse plus cruelle !
Sur les bords du Gwenet l’Armorique en suspens
Presse le sombre Dis de relever les pans
Du manteau qui recouvre et le Mor et ses plages.
Oh ! vienne Bel-Héol éclairer ces rivages !
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Quelle est cette clameur qui traverse les airs,
S’envolant sur le Mor jusqu’aux lointaines mers ?
C’est un cri de douleur, un long cri de détresse ;
C’est l’immense sanglot d’une immense tristesse ;
C’est le cri déchirant d’une mère aux abois !
Malheureuse Armorique, hélas ! combien de fois
Ton flanc va-t-il saigner de mortelles blessures ?
Pourtant, hier encore, elles semblaient si sûres
Les promesses pour toi du triomphe final ;
Et ton âme aujourd’hui reçoit le coup fatal !
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Au vieux sol du Gwenet, infortuné rivage,
Sentant déjà le joug d’un sanglant esclavage,
Sur deux enfants tombés pleure une nation !
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De tant de rois vaillants, et l’illustre scion,
De tant de bardes saints, et la noble héritière,
Chacun dans sa nacelle ayant même litière,
Un lit de verts rameaux, lierre au chêne enroulé,
Retraversent le Mor ; et le flot, désolé,
Semble s’associer au lugubre cortège !
Conan, le vieux Conan, qu’un jour encor protège,
Morne, pieux marin de la barque des morts,
De son sénile bras dirige les efforts

Qui traînent Goëlette et sa triste compagne.
Après un lent trajet, le long cortège gagne
Le rivage connu, l’îlot de Gavr-Ynys.
Bel-Héol en ce jour semble être un sombre Dis ;
Il veut ainsi pleurer sa blonde druidesse.
Le ciel en deuil étend son voile de tristesse ;
Bélisana, Lez-Breiz, près de Hu, de Camma,
Par Conan sont conduits (tous grands cœurs qu’anima
La même passion, l’amour de la patrie) ;
Des deux nobles amants la dépouille chérie,
Pieusement posée en l’antique tombeau ;
Les deux nacelles sœurs, au pied du saint coteau
Remises pour toujours sur la paroi murée,
Et la cithare veuve, à la branche, arborée ;
Soudain, ouvrant son sein, sur toutes ces douleurs
Le ciel paraît verser un déluge de pleurs.
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Ah ! demain, pauvre peuple, oui, demain sur ces tombes
Tant d’autres vont s’ouvrir ! car, demain, tu succombes !
Altéré de vengeance et réclamant du sang,
Le glaive du Romain va déchirer ton flanc.
O César, entends-tu les cris de tes victimes ?
Ils maudissent ton nom en tombant aux abîmes !
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Dans ces jours le Plogoff tressaillit et pleura !
Mais, à Rome, César sous le fer expira !
Et les deux âmes sœurs, insultant à sa rage,
Viennent mêler leur voix à celle de l’orage.
L’antique Gavr-Ynys et la plaine du Mor
Entendent des génies,
Souvent encor,
Accompagner la voix et la cithare d’or
Dans ces célestes harmonies !

Et l’écho répété
Dit : Gaule, France,
Gloire ou souffrance,
Garde ta liberté !


S. C. CONSTANT
Le 26 avril, 1884.