La Dragonne/Omne viro soli


Vers et Prosetome 5, mars-avril-mai 1906 (p. 66-76).

LA DRAGONNE

OMNE VIRO SOLI

C’est du latin, madame, et la première règle de Jean Despautère.

Sur la place en terre battue d’une petite ville de Savoie, au grand soleil faisant plus dur le contraste du cirque de pics de neige au fond duquel le pays semblait englouti par une mâchoire restée béante — dans toute la grandiose acception du mot banal : un trou, — des détonations retentissaient. Les boules des joueurs, celles non des « pointeurs », mais des « tireurs » poursuivaient leur élan jusqu’à la lourde planche, posée de champ, limite du jeu, et au son martial de cette canonnade, le cheval du brigadier de gendarmerie caracola.

Le feu de la partie cessé, une clochette tinta comme pour une cérémonie liturgique qui devait fervemment attirer les fidèles, car du pourtour de la place et des rues environnantes, voire, plus incroyable miracle, hors des cabarets, les habitants s’empressèrent.

La « Fanny » ! la « Fanny » !

Au centre du boulodrome on venait d’apporter une sorte de petit autel, peinturluré de façon criarde et rehaussé de dorures, lequel ne ressemblait pas mal à un guignol ou mieux à ces armoires à deux battants qui s’ouvrent, aux tirs forains, quand l’arbalète a mis dans le noir.

La clochette surmontait la légère charpente, à l’instar de celles qui pendent au dôme ajouré couronnant la fontaine des marchands de coco. Et au moyen d’une ficelle un sonneur improvisé et hilare l’agitait infatigablement. C’était le glas burlesque de l’honneur de la « quadrette » battue des joueurs de boules, annonçant qu’elle devait, comme amende honorable, venir faire hommage à la « Fanny ».

Or ces perdants, de même que leurs adversaires et plus encore qu’eux, si possible, s’avéraient d’imposants notables de l’endroit : le maire, le juge de paix, le notaire, le greffier, le médecin, le pharmacien, l’huissier-audiencier, et d’autres.

Foulant aux pieds de tels prestiges, ils se conformèrent avec gravité à l’imprescriptible rite. Ils se découvrirent, révélant parmi eux, surcroît de dignité, trois têtes chauves : celles du maire, du pharmacien et du greffier ; le juge de paix, qui ne passait guère la trentaine, exhiba un chef d’un blond si pâle qu’il ne dépara point l’auguste cortège. Et ils s’avancèrent à la file, entre deux haies de curieux amusés et recueillis, vers le petit autel dont les volets livrant enfin leur secret, offraient aux lèvres contrites et honteuses des pénitents l’effigie réaliste, en relief et couleur chair, de l’envers d’une femme retroussée.

Le juge de paix, M. Martin Parangeoux-Sabrenas, s’était mis le dernier. Il se plia à la falote démonstration avec quelque furtive récalcitrance.

Sitôt qu’il y eut satisfait, il s’esquiva et disparut dans l’ombre, éblouissante à force de paraître profonde au sortir de ce soleil, du Grand Café de la petite ville.

Plusieurs, déjà, l’y avaient précédé, car on entendit une voix signaler, du fond des ténèbres :

— Enfin, monsieur Parangeoux !

— Parangeoux… feu ! clama, en salve, le chœur des habitués.

M. Parangeoux-Sabrenas, encore qu’il dût ne point s’ébahir depuis tantôt cinq ans qu’était saluée sa venue de ce déplorable et tonitruant calembour, sursauta, réflexe dont il n’avait pu se défaire depuis le même temps, chaque fois que se reproduisaient les mêmes circonstances ; puis il sourit, flatté, car, ainsi que beaucoup de débiles que leur complexion a éloignés du métier des armes, et qui par suite en deviennent les amateurs, il ne rêvait que de persuader lui-même et autrui de ses velléités militaires.

Étant, selon la formule consacrée, « d’une famille très honorable » et possédant « une belle fortune », il fut d’abord avocat, mais sa timidité lui eût donné, même ministère public, des attitudes de prévenu. Actuellement encore, à l’audience, sa robe noire dissimulait mal des frissons de chat apeuré, quand un solide montagnard, dont le poing frappant la barre faisait du vent — s’exclamait :

— Je veux mon drouet, monsieur le juge, je veux mon drouet !

Alors il sententiait au hasard, mais avec une férocité sûre, aux dépens du plaignant au gros poing. Juge de paix ! Et, ironie du sort, un sien grand-père avait été commissaire des guerres.

Faiblesse, d’ailleurs, ne signifiait point infirmité chez ce blond à la poitrine étroite, aux épaules tombantes, mais de taille suffisamment bien prise, à la moustache rare et qu’il réduisait encore, involontairement et pour son désespoir, à vouloir en relever les pointes au fer. Au barreau non plus, il n’avait jamais adopté les lèvres rases et le collier de barbe professionnels.

Il se plaisait, dans la vie courante, à porter des vestons coupés comme des dolmans, ou, souvent, des casaques de cuir, et il partait pour ses « visites de lieux », tandis que son greffier usait du pacifique chemin de fer — monté sur un mulet réformé de batterie de montagne, non point que les routes savoyardes, meilleures que celles de beaucoup de pays de plaine grâce au Touring et à l’Automobile-Club, lui en fissent une nécessité, mais parce que l’équitation — que rien ne l’empêchait de métamorphoser en excellent footing quand quelque tournant avait mis son écran entre sa monture et les regards profanes — lui était un prétexte à ne jamais sortir que botté, bruyamment éperonné, la cravache à la main, coiffé l’hiver d’une casquette plate et l’été d’un casque colonial.

On comprendra dès lors que, sitôt au Café, après s’être assis, de la façon qu’il estima la plus décisive et péremptoire, sur une chaise tiède encore du récent séant d’un précédent consommateur, il commanda — quoiqu’il fût sobre par goût et par force, le vin même lui donnait la « brûle », et chez lui il ne buvait que du café très étendu — il commanda, le plus ferme qu’il put, à l’hôtesse qui le servait avant même qu’il eût parlé :

— Une carabinée, sans sucre !

Liqueur smaragdine, tapis printanier des cartes, drap prasin du billard, vivre de six à sept dans la couleur triplement présente, M. Parangeoux appelait cela « se mettre au vert ». La quatrième teinte du prisme évoquait pour lui, dans cette ville sans garnison, des visions d’officiers à des terrasses, et, par un effet de complémentaires, il cligna, ce qui lui était devenu un tic quotidien à pareille heure, sur son pantalon noir, là où il se perdait dans les bottes, et dont le drap — à part deux larges bandes laissées par son imagination sur les coutures extérieures — lui en paraissait plus garance.

M. Parangeoux avait rêvé de faire en quelque sorte par truchement pour la gloire militaire de la France ce qu’il n’avait su accomplir de sa personne. Avoir un fils ! ce serait encore son sang qui serait versé sur la frontière, ou ailleurs, ou pas du tout, mais serait, sous ses yeux, du moins en puissance de l’être. Il s’était marié jeune. Il avait épousé une demoiselle Sabrenas, apparentée à plusieurs familles de petite, mais authentique noblesse de Savoie, et dont les membres, hélas ! préféraient vivre de leurs rentes, pratiquer des sports à leur choix et chasser sur leurs propres terres, à s’exiler en des garnisons capricieuses. Camille Sabrenas avait séduit tout de suite Martin Parangeoux par l’admiration qu’elle professait aussi pour ce qui s’appela, sous Louvois, l’ « habit d’une parure ». Obscurément, en outre, lui qui eût donné beaucoup pour se prénommer Martial au lieu de Martin, le conquit le prestige d’un nom d’apparence guerrière, qui devait influer, pensait-il, sur la destinée de son héritier futur. Aussi, moins par vanité que par superstition, prit-il l’habitude de signer de leurs deux patronymes conjugués.

Après trois ans de mariage, rien n’avait annoncé la réalisation du songe de gloire. Dans l’attente toujours d’un fils, M. Parangeoux-Sabrenas menait assidûment sa femme « voir passer le régiment », quand la Providence leur en envoyait un traverser la petite ville, laquelle ne possédait de son cru d’autres uniformes que celui du gardien du square, roi et coq entre les bonnes d’enfants, croquemitaine de ceux-ci, et qu’on appelait pompeusement le garde-promenades.

Et tous deux, rentrant chez eux à pas lents sitôt le dernier regard jeté au dernier rang disparu au delà du passage à niveau qui limitait à un bout la Grande-Rue, tous deux, la nuit qui suivait cette fête de leurs yeux, se sentaient émus du même espoir.

Enfin, cette quatrième année, à « marquer d’une pierre blanche », méditait M. Parangeoux, qui se plaisait aux souvenirs classiques et s’était fort occupé de lettres avant et pendant ses études de droit, — et il tripotait machinalement un morceau de sucre sur sa soucoupe, l’hôtesse, malgré ses dénégations, s’obstinant à lui en servir de même qu’à ne point « carabiner » son breuvage ; — cette quatrième année, donc, il y avait plus de neuf mois révolus que durait l’état, indiscutable, de Mme Parangeoux-Sabrenas, ce qui inquiétait à la fois et gonflait d’orgueil son mari. N’avait-il pas fallu onze mois pour forger Hercule ? Mais depuis quelque temps il n’osait plus entretenir ses intimes du Café de celui que dans la conjugale intimité il nommait déjà le Général.

Cependant, autour de lui, le trantran ordinaire se poursuivait. Inconsciemment, M. Parangeoux avait serré des mains habituelles, et la table ovale près de laquelle il était assis se garnissait à son pourtour des assidus, quotidiens, au provincial jeu du « cinq-cents ».

— Tournez les rois ! avait dit M. Némorin, le docteur.

— Le père Francisque n’est pas là, objecta quelqu’un.

M. Francisque Marvel, l’huissier, homme court et jovial, rentrait, se rajustant.

— J’étais sorti, messieurs, dit-il, pour cinq minutes de « répit…pi. »

À M. Parangeoux échut le roi de cœur, au père Francisque le roi de carreau. Ils étaient « ensemble ».

L’huissier s’assit de l’autre côté de la table, diagonalement à son partenaire — ce qu’on appelle jouer en « croisée » — et posa sa pipe sur la table. Le merisier, au contact du marbre, claqua, et demeura debout, sur sa base bifide, comme un oiseau de bois.

— Pleuvra demain, pleuvra demain, ma pipe ne tire pas.

Le notaire, M. Gourgillon, eut l’un des rois noirs ; M. Séveral, directeur de l’octroi, déclina l’autre. Joueur raffiné, il préférait observer à être actif, et ne donnait jamais de conseils, sinon après coup. Il céda sa place à M. Némorin.

Les autres, éliminés, reculèrent leurs sièges en un cercle elliptique.

Puis ce fut la litanie des phrases coutumières, berçant sans l’interrompre la méditation de M. Parangeoux :

— Dix de petits ! (Le sept d’atout.)

— On a quinze jours pour annoncer le dix d’en bas.

— Quarante de binage et vingt de misère. (La dame de pique et les quatre valets).

— Mettez vos cartes ensemble.

— Je me défausse.

— Je démarque.

— Soixante-six, septante. Septante et trente, cent.

— Un battant !

Le jeton rectangulaire suggérait cette métaphore empruntée aux « soyeux » lyonnais.

M. Parangeoux, distrait, commit l’une de ces fautes que ne pardonnent point les joueurs dont la vie est d’attendre le matin la partie et d’en rêver la nuit suivante. Heureusement il était « avec » le père Francisque, qui se contenta de dire familièrement, les gros mots, « Fanny » verbale, étant tolérés au Café et là seulement, sans souci des hiérarchies reprises sitôt dans la Grande-Rue, et l’énorme vocatif s’atténuant par son énormité même :

— Bougre d’âne !

Le juge de paix ne sourcillait jamais à ce renouveau des Saturnales. À plus forte raison en fût-il ainsi en cette particulière conjoncture.

Quant à Gourgillon, l’adversaire, en face de M. Parangeoux (lequel avait Némorin à sa gauche), Gourgillon souleva son chapeau melon, de façon à bien découvrir son front vaste et dénudé, et, fixant M. Parangeoux et affectant à son égard une commisération comique, il se frappa, avec componction et par trois fois, le crâne de ses doigts étendus et unis.

Et tel était le pouvoir de l’habitude, que, l’esprit pourtant ailleurs, M. Parangeoux répliqua, ainsi qu’il le faisait quasi chaque jour, par une identique et automatique riposte :

— C’est ça, monsieur Gourgillon, fessez-vous la tête.

Avec la prononciation locale, on entendait : « Gourgil-lon » et « f’ssez ».

M. Séveral, l’arbitre incontesté, vers qui tous tournèrent les yeux, comme pour demander : « Voyons, qu’auriez-vous fait, vous, monsieur Séveral ? » — se pencha sur l’épaule de M. Parangeoux, et après avoir mûri et pesé sa réponse, d’une voix calme, pondérée, pénétrée et confidentielle, mais non point si basse que tous ne pussent faire leur profit de l’oracle, conclut :

— À votre place, cher et vénéré ami, j’aurais agi autrement.

Le père Francisque, malgré le vocable quelque peu irrévérencieux qu’il venait de se permettre, avait trop besoin déménager le juge de paix pour souligner davantage la maladresse de celui-ci. Il l’excusa d’une façon qui donna satisfaction à tout le monde, en adressant à M. Séveral cet aphorisme philosophique :

— On n’est pas des mouches, pour ch… au plafond.

Les coups suivants furent moins désastreux pour M. Parangeoux et son allié le père Francisque. M. Parangeoux était d’ailleurs bon joueur, et en temps normal élaborait de sagaces combinaisons. Non que le juge de paix fût intéressé — on gagnait ou perdait les consommations et rien de plus — mais le jeu n’est-il pas une manière de conquête ? Il se fit l’effet, assisté de l’huissier, d’un héros suivi de son écuyer. Et de fait, la maigreur de l’un, la rondeur de l’autre… La chance tourna en faveur de ces modernes Don Quichotte et Sancho. Il fut manifeste qu’ils avaient en main, à eux deux, la plupart des atouts. M. Parangeoux se vit « maître ». Il en était passé six.

M. Némorin, sûr de son effet, tenait sa dernière carte, narquoisement, renversée. Il la retourna et l’abattit à tour de bras, en coup de massue, et la phrase qu’il prononça se prolongea en « hein » de geindre qui a fini sa tâche.

— Et la femme, elle va bien ?

C’était la dame d’atout.

Le docteur Némorin savait beaucoup d’ « histoires », toutefois, quel qu’en fût le nombre, comme il n’était pas indéfini, elles se répétaient tant soit peu ; mais on les écoutait avec un contentement non moins répété. Le docteur était un gros et grand homme, tout en corps, muscles du reste et non point graisse, presque pas de tête et cette tête toute en bajoues, car c’était un rude masticateur qui arrivait tout juste à ne pas grogner de liesse lors de l’assaut d’un plat congrûment cuisiné. Si peu de crâne que ce n’était pas la peine d’en parler… Le tout secoué, à l’audition de ses propres récits, par un rire aussi titanique qu’il le fallait pour agiter une telle masse.

— Eh oui ! dit-il affectant l’accent méridional dont la nature, au préalable, l’avait pourvu avec une libéralité suffisante ; — c’est le Marseillais — il articulait, marsel-lais — qui demande des nouvelles à un ami : « Et la femme, elle va bien ? »

M. Némorin, de ses paumes palpatrices de médecin, soupesait des appas imaginaires.

— Et le petit garçon, il est toujours au collège ?

Le geste adéquat impliquait bien peu d’illusions sur la moralité et les passe-temps des jeunes lycéens livrés à eux-mêmes.

— Et la petite fille ? On la marie bientôt ?

Ici le gargantuesque docteur exécuta la mimique que décrit Rabelais dans son chapitre : Comment Panurge fit quinault l’Anglois qui arguoit par signes. M. Némorin « de la main gauche joignit l’ongle du doigt indice à l’ongle du poulce, faisant au milieu de la distance comme une boucle, et de la main dextre serroit tous les doigts au poing, excepté le doigt indice, lequel il mettoit et tiroit souvent par entre les deux aultres susdicts de la main gauche ».

Ce jour-là, M. Parangeoux tressaillit : l’histoire prenait pour lui une signification étrangement neuve :

Elle va bien, la femme, ?

En vain, M. Némorin n’ayant point encore fini d’applaudir à son « dernier pli » décisif, reprenait cette variante à sa question pour se faire à lui-même sa réponse favorite :

— Elle jouit d’une bonne santé.

Pour justifier les pressentiments du juge de paix, peu de minutes après, la bonne des Parangeoux vint prévenir son maître que madame se trouvait plus mal… Il n’eut pas le courage de rentrer dîner, à part, chez lui. Il y avait une sage-femme. Et puis…

— Un service d’ami… Allez-y donc, docteur.

Et pour se sentir moins seul, il offrit, alléguant qu’il avait perdu et fait perdre son partenaire, un souper à toute l’assistance, une soupe au fromage et à l’oignon, monstre — pour lui-même, glissa-t-il à l’hôtesse « sans oignon et sans fromage ».

Pour la première fois de sa vie, M. Parangeoux se grisa. Il ne sut jamais si c’était de bonheur, d’ahurissement, d’inquiétude ou du souper. Le souper fut copieux et correctement arrosé « à la hauteur » de la montagne, ainsi qu’il sied en ces pays perdus où la moitié masculine de la population n’a qu’un dieu, le ventre, à qui elle sacrifie dévotement et avec un art qui fait cette goinfrerie belle comme une force de la nature. M. Parangeoux l’admirait, cette force, d’autant plus qu’il en résidait moins en lui. Donc il fit peu de brèches aux victuailles et son verre fut peu de fois rempli. Il est constant d’ailleurs que la presque totalité du festin fut engloutie par le père Francisque et surtout le docteur, lequel n’avait point perdu le mot, jeté lors de sa sortie : « Soupe à l’oignon », impliquant bien d’autres gastronomies subséquentes. Il revint hâtivement de chez Mme Parangeoux, annonçant que « tout allait bien », et que « ce serait pour cette nuit, tard ». On pouvait aisément sous-entendre : après souper.

La soirée s’acheva donc, ou plutôt se prolongea, au premier étage du café, pompeusement dénommé « le Cercle », dans une partie de billard aux quilles. On prononce là-bas : « la qui-le », comme « tranquille » et « Gourgil-lon ». M. Parangeoux, la langue un peu sédentaire, mais, quant à ses jambes, marchant droit parce qu’il se tenait aux bandes de billard, perdit obstinément, ce dont il se consolait en se répétant à lui-même :

— Malheureux au jeu, heureux en… paternité !

M. Gourgillon lui fit, sans qu’il s’en aperçût, la plaisanterie délicate de lui glisser dans la poche de son veston — d’où jamais on ne pensa depuis à l’extraire, et y eût-on pensé, que ce n’eût plus été nécessaire — la tête d’une des « b’casses » dégustées au souper, et qu’il avait cueilli du fil de fer où elle demeurait depuis que s’en était détaché naturellement son cou mûr.

Le père Francisque constatait :

— Il est rrond… comme un pilon !

Faisant sonner l’r et ajoutant une rime pour sa jubilation personnelle.

Puis il lançait sa bille et selon le résultat proclamait :

— Deux !

Et rappelant les bribes de ses études chez les Frères :

— L’épée de Jéroboam avait deux tranchants. Combien de tranchants avait l’épée de Jéroboam ?

Et le chœur de répondre :

— Deux, t’ ch’ (très cher) Frère !

— Treize !

Et le chœur de reprendre :

— Thérèse, qui rit quand on l’embrasse !

… Un événement rendit quelque lucidité à M. Parangeoux et à tous, et mit fin à cette soirée mémorable.

Un remue-ménage se fit entendre au rez-de-chaussée, et M. Parangeoux, qui crut d’abord être seul à le percevoir, s’imagina vaguement que l’hôtesse appelait au secours. Il descendit et la vit entre deux hommes, l’un bref de taille, malingre et chafouin, l’autre, de qui il ne distingua pas les traits, grand, et qui brandissait une chaise à bras tendu.

Il remonta vivement trois marches, réclamant main-forte, et avec un courage et une vigueur qu’il ne se connaissait point… Était-ce ivresse ? Ou un père est-il vraiment quelque chose de plus ? Amour paternel ! même quand il ne s’exerce point pour défendre une progéniture ! Avant que ses collègues du billard l’eussent rejoint, il avait étendu d’une poussée l’un des « malandrins » sur le sol. L’autre reposa sa chaise. Derrière M. Parangeoux dégringolaient à grand vacarme, joyeux et incrédules, les joueurs armés de leurs queues de billard en guise de lances. Le père Francisque, chancelant un peu, bredouillait, au mépris des théories de la science moderne, qui font, comme on sait, de la terre une pyramide triangulaire dont la base est au pôle sud :

— La terre est rronde,… comme un pilon.

Voyant l’homme à terre, de par la poigne de monsieur le Juge, il se disposait à lui faire avec le talon de son arme, un « massé » sur la mâchoire. Le juge de paix le prévint et surexcité par l’arrivée de la galerie, saisit l’ivrogne abattu à bras-le-corps et le porta dans la rue. L’autre gémissait, balbutiait quelques mots avec un accent allemand. Il sembla à M. Parangeoux qu’il tenait à lui tout seul l’Ennemi à la gorge, et le secouait jusqu’à restitution des provinces ravies. Belliqueusement — vraiment, comme « l’épée de Jéroboam », il se sentait à double tranchant, — il se tourna vers le second malfaiteur, et… reconnut, assez piteux, à son crâne poli sorti maintenant de l’ombre, M. Gourgrillon en propre personne, lequel, ayant déserté le « Cercle » pour se remettre de ses absorptions, s’était trouvé à point avant M. Parangeoux pour protéger l’hôtesse — qui l’aurait su faire elle-même — et paraissait plus gêné encore que le juge de paix de l’algarade.

Cependant l’hôtesse, à son tour, inquiète d’une mare, sur son plancher, qui eût pu être du sang, mais qu’on distinguait mal aux lumières, prit son parti d’y tremper un doigt dégoûté, et, après examen, ne sut que murmurer, célébrant la victoire — d’un peu moins d’envergure qu’il n’eût souhaité — de M. Parangeoux :

— C’est du « rendu ».

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Il était onze heures — le couvre-feu, au moins pour le rez-de-chaussée du Café, lequel n’était pas le Cercle — M. Parangeoux, tout bouillant encore, regagna en deux bonds son domicile peu distant.

La mère et l’enfant, enfin né, depuis une heure à peine, « jouissaient d’une bonne santé ». Telle fut la première et joyeuse nouvelle dont la sage-femme accueillit la rentrée nocturne de M. Parangeoux-Sabrenas, et elle allait continuer en lui révélant le sexe de sa progéniture, quand le père, triomphant et voulant enfin savourer et faire savourer à autrui son triomphe, annonça qu’il allait lui-même vérifier ledit sexe par un procédé tout à la fois merveilleux, mythologique — voire renouvelé des Grecs —, et plus que tout autre efficace.

— Oui, madame, dit-il, quel fut le seul moyen de découvrir le sexe d’Achille parmi les filles de Lycomède ? et c’était un grand garçon de quinze ans ! Vous l’allez voir. Que l’on m’apporte mon sabre de cavalerie.

La matrone, en la sagesse dont elle faisait profession, point rassurée par cet exorde annonçant, selon elle, l’intention d’un jugement tranchant du genre de celui de Salomon (qu’eût-elle dit, si elle eût su quel glaive hantait naguère la cervelle de M. Parangeoux ?), persuadée en tous casque, de joie, le nouveau père avait perdu la raison, marmotta quelques paroles désobligeantes à l’adresse, quel qu’il fût, de ce monsieur Nicodème, cependant que la bonne, confiante en l’innocuité parfaite des démonstrations guerrières de son maître, décrochait d’une panoplie l’arme qu’il avait acquise, en compagnie d’une foule d’autres, chez un fourbisseur antiquaire dont il était le meilleur client.

M. Parangeoux-Sabrenas parvint à extraire la lame, à demi, avec des précautions qui rassurèrent pleinement la sage-femme — elle n’en prenait pas tant, certes, dans l’exercice de fonctions quasi-analogues, — et, la tenant par le fourreau, il en présenta la poignée au nouveau-né emmailloté jusqu’au-dessous des bras.

La dragonne, cet ornement de la garde qui en même temps assure l’arme en mains, balançait ses deux glands au-dessus de la petite-tête duvetée et rouge.

— Mon fils, comme Achille, son modèle, reconnaîtra, vous l’allez voir, en un âge si tendre, l’instrument de sa carrière future.

La petite frimousse se haussa, pour ainsi dire, clignant sa bouche, et les deux menottes se crispèrent. On n’ignore pas qu’un enfant nouveau-né, pendant les premières heures qui suivent sa naissance, par une faculté qui s’atténue puis disparaît à la fin du premier mois, suspend aisément tout son corps obèse et mou, à la force des poignets, un temps qui varie de seize secondes à deux minutes quarante-deux, — ontogénie continuée extra uterum, disent certains, et reviviscence phylogénique d’atavismes grimpeurs. L’enfant, donc, tira sur la double tresse de soie, comme un jeune singe se fût cramponné à la fourrure de sa mère, et la lame sortit assez pour que M. Parangeoux-Sabrenas se reculât d’un saut, craignant que la pointe n’en chût contre son ventre.

— Il fera honneur à son père ! s’exclama-t-il une fois à respectueuse distance. Il tirera comme saint Georges !

— Et dansera comme saint Guy, s’il tient tant que ça de son père, répartit la bonne, qui ramassait le sabre, tandis que la sage-femme pouffait, tout en prouvant, d’un vif démaillotage, son dire :

— C’est une fille !

ALFRED JARRY