La Douleur (Blanc de Saint-Bonnet)/Chapitre XX

Texte établi par Maison de la bonne presse,  (p. 163-168).
CHAPITRE XX




trois objections

Pour peu que notre foi languisse, nous laissons échapper nos plaintes. Le cœur, alors moins éclairé, voudrait demander compte, à la fois, de l’incertitude où nous sommes de notre rôle ici-bas, des afflictions du juste en face des prospérités du méchant, enfin, des maux qui vont atteindre l’innocent jusque dans le berceau.

Celui qui se croit arrêté dans ses voies, qui envie celles de son frère, qui trouve sa destinée pénible, qui se livre au découragement ou même à l’affliction, oublie sans doute que Dieu travaille à un chef-d’œuvre que nous ne soupçonnons pas. Au-dessus des choses visibles, par delà les beautés du firmament, l’architecte divin construit une merveille, un édifice spirituel, qui doit un jour nous transporter d’allégresse et d’admiration. Or, notre âme et ses œuvres, ses vertus, ses soupirs, ses efforts, ses sacrifices, ses aspirations, ses pensées, comme les diverses situations et les désirs qui la caractérisent, en forment les matériaux. Dieu veut ici faire un tableau qui ne lui représente rien moins que la merveille de l’Infini : et là, chaque âme apporte une forme, un trait, une couleur, une nuance. Chacun de nous est une pierre particulière pour un tel édifice, une couleur spéciale pour ce tableau : édifice idéal construit en pierres lumineuses, tableau dont les couleurs ne paraîtront qu’au Ciel.....

Comprends-tu, maintenant, ô mon âme ! vois-tu quel est ton rôle ici-bas, toi qui peux dire que Dieu a besoin de toi, qu’il t’attend, te prépare et te veux telle que tu es, telle du moins qu’il te forme, et telle que tu lui viens du point que tu occupes dans le temps ? C’est de toi-même, non d’une autre âme, qu’il entend ici se servir : tu peux seule occuper ta place..... Le peintre amoureux de la merveille qui va resplendir dans le Ciel te tire de sa palette incomparable. S’il lui faut telle nuance ou telle ombre pour faire ressortir tel ou tel point dans ce tableau, et si tu es cette nuance ou cette ombre, ô mon âme, veux-tu te plaindre d’un tel emploi ?

L’herbe se plaindra-t-elle de voir la fleur émailler sa verdure, ou cette fleur gémira-t-elle de ne pas posséder les formes de la rose ? Pour décorer la terre, le brin d’herbe est-il moins utile que la lumière ? et d’où celle-ci tirerait-elle son éclat, si elle ne pouvait éclairer la nature ! Et toi, mon âme, qu’on a dérobée au néant, te plaindras-tu d’avoir passé d’un aimable désir de l’Infini dans l’éblouissement de l’existence, et d’y prendre la forme qui doit aider à y tracer pour toujours la merveilleuse image ? songes-tu que Dieu recueille en ce moment, hors de Lui et en Lui, les variétés sans fin de la beauté, qu’il les rapproche dans l’union ineffable, où ta joie s’accroîtra de celle de toutes les âmes, elles-mêmes remplies des ravissements de l’Infini !

Eh bien ! voudrais-tu encore aspirer aux voies qui te semblent au-dessus de la tienne ? Ta mission est toujours la plus haute, puisque aucune autre ne saurait la remplir ; et la plus désirable, puisque l’amour te l’a choisie dans son plan divin. Dis-toi bien que Dieu veut se servir de sa pauvre petite créature, toute vide qu’elle est, mais d’autant mieux pénétrée de sa grâce. Sinon, tu manques à son chef-d’œuvre. De quel courage, de quel respect pour toi-même tu dois te sentir agitée ! Le Dieu jaloux veut nous ravir à tous notre admiration. Admiration si grande, s’écrie Bossuet, qu’il nous faudra une éternité pour en revenir, et qu’on n’en reviendra jamais.

Dis-toi aussi qu’à côté du méchant qui prospère, le juste souffre pour agrandir son âme, et contenir toute la récompense que la puissance éternelle prépare à un héroïsme qui a pu se former et grandir ici-bas. Dis-toi que la béatitude pénètre l’âme en proportion des sacrifices qui transforment son moi grossier. Et d’ailleurs, faudrait-il retirer à ce juste le temps de désirer son Dieu ? Le Père veut que toute créature gémisse dans l’attente de Celui qui, mettant tout au comble, va faire pleuvoir les éternelles joies.

Enfin, sache, ô mon âme, que la Providence, dont on a violé les lois, n’est point cause des afflictions qui vont atteindre l’innocent au berceau. Mais vois-tu bien que, par la patience et la résignation inspirées à tant d’innocents, Dieu se prépare en eux des fleurs incomparables pour le jour des manifestations éternelles ? Cette mère, par exemple, se tient penchée depuis longtemps sur un berceau pour épier la première syllabe qui doit la réjouir, lorsqu’un jour elle comprend que ce berceau est muet, que nulle parole ne sortira des lèvres qui lui sourient. Devant ce fils, Rachel ne veut pas être consolée, parce qu’elle ne l’entendra point. Pauvre mère, quand le Seigneur a guéri l’aveugle-né, penses-tu que sa mère regretta les années que son fils venait de passer sans y voir ? Un jour, aussi, tu tressailliras, lorsque, délivrée de ce monde, tu recevras des mains de Dieu ton enfant plus joyeux et plus beau pour l’Éternité ! Ton âme débordera, parce qu’il aura été préparé en ce fils une telle manifestation de la gloire.

Et même, lorsque l’homme, après avoir brisé ses lois, disparaît sous ses propres décombres, imprimant à ses fils les marques de la dégradation, ne semble-t-il pas que la Providence veuille, à l’image de la nature, couvrir de telles ruines de lierres et de fleurs ? Comme pour lui rendre un aspect qui ne puisse attrister, n’y amène-t-elle pas les soins et la tendresse que l’Église prodigue de ses mains les plus délicates ? N’est-ce point par elle que l’enfant abandonné trouve une mère ? Et ne fait-elle pas descendre l’étincelle de la lumière dans l’intelligence que le silence laisse endormie ? ne va-t-elle pas jusqu’à cette âme au point de la faire tressaillir ?

Quelle gloire devra l’Église à ces innocents, qui ont procuré à l’humanité l’honneur de reproduire un attribut de Dieu ! Aucune créature ne pouvait offrir une idée des puissances de l’Infini, et ici une de ces puissances, un de ces attributs est tombé à la portée de l’homme, l’attribut de la Providence ! Dieu, à coup sûr, par ces infortunés, a voulu voir un jour ce divin attribut reluire sur ses âmes[1].....

  1. Réflexions sublimes sorties des lèvres des abbés Lémann, déclarant à leur tour que ni larmes, ni labeur, ni souffrances ne les détourneront du rôle qui leur est donné, de travailler au salut de leur peuple.