La Douleur (Blanc de Saint-Bonnet)/Chapitre XVIII

Texte établi par Maison de la bonne presse,  (p. 145-154).
CHAPITRE XVIII




nos âmes suivront jusqu’au bout leur pasteur

Aucun de nous n’est négligé, et l’œil de l’Infini repose sur chacune de nos âmes. On entend souvent dire par celle qui se croit maltraitée : « Il ne m’arrive que des malheurs ; ma vie s’est passée à souffrir ! » Qu’y a-t-il là de surprenant ? cette vie n’est pas une vie, mais une opération rapide[1], où l’âme est pressée d’arriver, par la perfection, dans le lieu du bonheur.

Nous nous effrayons trop ; et ce serait bien autre chose, s’il nous était donné de voir le chemin qu’ordinairement nous devons encore parcourir. D’après le récit d’une sainte, voici l’explication qu’eut un jour avec elle l’adorable Sauveur :

« Le Sauveur me dit : Tout n’est pas fini ; vous avez encore bien du chemin à faire. Et, me montrant un chemin inégal et si étroit que les épines et les ronces entrelacées se touchaient d’un bord à l’autre : Voici votre chemin, me dit-il ; il faut marcher par là. Je répondis : Mais, Seigneur, je ne le puis ; il est impossible que je puisse aller là, si vous ne venez avec moi. Eh bien ! me dit Notre-Seigneur, je vais aller avec vous, et, aussitôt, il passe devant moi. (Il faut croire que l’on fait allusion ici à l’effet des grâces sensibles.) À l’extrémité de ce petit chemin, je vis des planches étroites, ayant comme un demi-pied de largeur, qui étaient suspendues sur une vaste étendue d’eau dont on n’apercevait pas les rives. Lorsque nous fûmes arrivés près de ces planches, Notre-Seigneur me dit qu’il fallait traverser. Je répondis : Seigneur, je n’ose pas y mettre le pied ! Notre-Seigneur me dit alors : Ne craignez point ; si vous avez la Foi et mon amour, vous passerez partout..... Je répondis : Seigneur, je vous en prie, donnez-moi votre main. Je ne me sentis presque pas marcher ; le Seigneur m’entraînait avec tant de légèreté et de vitesse, que j’éprouvais moins de peine que de plaisir. Notre Seigneur me dit : Il ne faut pas que je vous tienne toujours par la main, car vous n’auriez pas tant de mérite. Il faut que vous vous conduisiez par la Foi, et que vous marchiez seule sur toutes les planches que vous avez à traverser dans votre route ; d’autant que, en vous faisant parcourir ces divers chemins, je veux que vous serviez d’exemple aux pécheurs qui, par ma grâce, reviendront à la pénitence, et que cela vous serve à vous-même de pénitence pour vos propres fautes. Soyez sans crainte de ce que je vais vous quitter. Mais mon Esprit vous conduira partout où je veux que vous alliez. Je serai avec vous par ma grâce et par les sollicitudes de mon amour. Je répondis : Seigneur, au moins dans mon affliction, marchez deux ou trois pas devant moi, pour savoir si je pourrai marcher seule après vous. » Le Seigneur me l’accorda. Je me mis à marcher seule et m’enhardis. Notre-Seigneur me dit : Bon courage, mon enfant, vous voyez bien que vous marchez seule. (Il s’agit, à n’en plus douter, de l’absence du soutien sensible.) En même temps, il disparut ; et moi je me trouvai au milieu des eaux, de nuit, sur une terre étrangère, et sans assistance d’aucune personne. »

Sachons également ce que, dans ses avis et ses aveux, un saint prélat disait hier encore : Souffrons avec courage et même avec joie, pour assurer notre élection. Lorsque Dieu voit qu’il peut compter sur une âme, après qu’il l’a visitée par des grâces avant-coureurs des plus rudes épreuves, il se cache et l’abandonne à sa misère, aux désolations, aux mépris, aux calomnies..... Mais que cette âme sache se taire, car Dieu est là..... C’est en vain, néanmoins, qu’elle l’appelle : Dieu paraît sourd, et même il fuit. Mais un jour, comme l’enfant qui se cache pour se faire chercher, il lui ouvrira le Ciel en souriant, tout heureux de l’avoir contrainte à obtenir les mérites qu’elle aurait laissé perdre si on l’avait écoutée. Quand Dieu trouve une âme généreuse, il ne la perd plus de vue : il compte bien en faire une pierre choisie de son éternelle Cité. Aussi, malgré ses cris, sera-t-elle soumise à toutes les opérations du ciseau. Si elle lui reste fidèle encore, si elle se montre toujours généreuse, prête à tout accepter, comment lui épargnerait-il les peines plus vives et plus profitables réservées aux cœurs héroïques ? Ce Père la traitera comme il a traité son Fils, aimant trop cette enfant pour ne pas la combler de ce qu’il a de plus précieux pour elle ! Que devra faire alors cette âme désolée ? Elle devra se dire combien l’aime un Dieu qui se l’unit si étroitement et pour l’éternité.....[2]


L’âme ne s’étonnera plus de tout ce qu’on lui demande ; deux grandes ailes l’emportent dans le sein de Dieu : la confiance et le renoncement. Elle doit maintenant comprendre qu’il est urgent de se donner pour acquérir un point de ressemblance avec le Créateur, que notre moi doit être tout amour pour s’unir avec l’Infini. La sainteté, à mesure qu’elle avance, voit sa volonté propre se fondre de plus en plus avec la volonté de Dieu. Or, ce noble abandon ne se fait point sans la douleur.

Pour bien montrer en quoi consiste l’insigne ressemblance, l’Infini, s’incarnant, est venu souffrir près de nous. Eh quoi ! l’Infini descend sur la terre pour trouver une croix..... Là, par son expiation, expiation inexprimable, il put en même temps nous enseigner cette similitude, et satisfaire aux grandes lois de l’Infini.

Il faut bien avouer aussi que le Sauveur quitta le ciel pour préparer, par la douleur, un paradis à son humanité sublime..... Il s’immola pour faire connaître à son amour les délices du sacrifice, pour savoir jusqu’où s’étendait cet amour, et, sur la terre, il mourut, puisqu’on ne peut mourir au ciel.....

La loi de l’Incarnation, dit un pieux docteur moderne, est une loi de souffrance. Le Sauveur fut l’homme des douleurs : c’est par elles qu’il a racheté le monde. Sa Passion ne fut que le dénouement de tout l’ensemble de sa vie. Or, cette même loi de souffrance, qui est la sienne, atteint tous ceux qui l’approchent ou qui désirent l’approcher. Les saints innocents n’étaient pour le Sauveur que des contemporains, et cette ressemblance suffit pour les plonger dans la souffrance et les faire expirer si jeunes dans les bras de leur mères éplorées : magnifique fortune si promptement et si merveilleusement acquise ! La même loi sera une croix pour Pierre, un glaive pour Paul, des pierres pour Etienne et pour Jacques, un couteau pour Barthélémy, et, pour Jean, l’huile bouillante. Cette loi enveloppa les saints et les martyrs de tous les âges. Une grâce extraordinaire nous vient toujours sous la forme d’une épreuve extraordinaire. Ces grandes grâces sont comme des chaînes de montagnes formées par les soulèvements souterrains de la douleur. Il en a été ainsi pour tous les élus, chacun dans sa mesure.

Mais qu’en sera-t-il, ajoute cet écrivain, de Celle que des saints ont nommée la Corédemptrice du monde ? L’étendue de ses souffrances mesurera la magnificence de l’amour que lui porte son Fils ; et saint Bernardin de Sienne dira que la douleur de la Vierge a été si grande, que, si elle était divisée entre toutes les âmes, celles-ci en périraient immédiatement. C’est pourquoi son amour nous est représenté comme un feu que les eaux les plus abondantes ne pourraient éteindre, et sa gloire près de Dieu, comme dépassant les gloires répandues sur tous les êtres créés. Reine du ciel, elle devait être traitée ici comme une reine ! Exempte de péché, revêtue du soleil, on la dirait soumise à la même loi vivifiante de l’expiation qui a pu obtenir le salut du monde. Elle, qui aurait voulu mourir avec son Fils, fut obligé de prolonger sa vie pendant quinze mortelles années d’un martyre remontant aux sources mêmes de la souffrance[3]. Dieu creusait-il des abîmes en cette âme choisie pour y répandre l’océan de la Félicité ?

Pour nous, si chancelants et si débiles, cherchons notre refuge dans le cœur qui de tous a le plus souffert. Nous sommes si loin des grandes saintetés, qu’elles restent comme incompréhensibles. Et même une douleur proportionnée à nos forces et à nos grâces, mesurée avec indulgence, peut encore nous causer tant d’alarmes, qu’on frémit en songeant à ce que Dieu, dans sa munificence, pourrait demander à notre âme.

Nous tous qui perdons si aisément la paix, et qui ne saurions aller jusqu’au haut des desseins bienfaisants de Dieu, sachons du moins nous abriter, en pleine humilité, dans la pitié qu’il a pour de faibles enfants..... Faisons-le, cependant, sans perdre de vue cette fermeté paternelle d’un Dieu pris de la soif de posséder ses créatures dans leur sublimité : Dieu cruel à force d’aimer. Dieu à la fois jaloux de sa gloire et brûlant de nous y plonger.....

Au cœur du Sauveur est l’abîme d’expiation et au cœur de la Mère, l’abîme de compassion, où ne peut cesser de puiser l’humanité imparfaite et débile.....


Revenons sur ces quelques pas hasardés dans la vie intérieure, c’est-à-dire dans la vie positive : ou bientôt nous serions semblable à celui qui, du bord de la mer, en voudrait sonder les abîmes. Revenons vers le monde extérieur ; examinons encore l’aspect sous lequel la douleur pourra nous apparaître, au point de vue du temps, et les questions qu’elle doit soulever dans les esprits timides ou ombrageux des hommes.



fin de la seconde partie
  1. Celui qui vit et meurt dans la prospérité n’est-il pas comme un tronc vermoulu dont Dieu n’a su que faire ? Ainsi le médecin qui désespère de son malade permet de satisfaire toutes ses fantaisies. L’antiquité elle-même considérait une trop grande prospérité comme un présage de grands malheurs.
  2. Conseils de Mgr Peyramale, d’après M. Henri Lasserre.
  3. Voir le R. P. Faber, Sources des douleurs de la Sainte Vierge.